Groupe de recherche au sein de l’équipe Multilinguisme, traduction, création (coordination : Olga Anokhina)

Genèses de l’altérité : écritures ethnographiques et imaginaires du traduire

Resp. Antonio LAVIERI  (Université de Palerme, Italie)
Début des activités : Novembre 2017

Mots clés : traductologie, critique génétique, anthropologie, ethnographie, sens, traduction, multilinguisme, altérité.

1. Contexte

La question de la traduction et de la comparaison des cultures a occupé, jusqu’à une époque récente, un espace réflexif important dans la littérature anthropologique, au détriment d’une analyse détaillée des modalités spécifiques par lesquelles les pratiques interlinguistiques de l’écriture ethnographique interviennent sur la production et l’interprétation des données et des théories, arrivant à souligner ainsi la nature discursive de l’authenticité culturelle. Contrairement aux traditions anthropologiques américaines et britanniques, il faut aussi rappeler que la pratique de la revisite des terrains exotiques est restée quasiment inédite dans l’anthropologie de langue française (LAFERTÉ : 2006), à l’exception de quelques cas (HOUSEMAN et SEVERI :1994). Souvent reléguée à une question de méthode, ou assimilée aux techniques relevant du protocole d’interview dans le travail sur le terrain (SIMON : 1988), la traduction n’a, de ce fait, que très rarement joué un rôle central dans la réflexion sur les pratiques discursives des anthropologues (TEDLOCK : 1983 ; HANKS et SEVERI : 2014).

2. Description

A partir d’une approche génétique aux pratiques interlinguistiques du sens, ce nouveau groupe de recherche se propose d’interroger la dimension interdisciplinaire – méthodologique et épistémologique – que la traductologie partage avec l’écriture ethnographique et l’anthropologie des savoirs et, plus en général, avec les imaginaires du traduire. La réflexivité propre à la traductologie, comme à l’anthropologie, est une activité critique qui invite à une théorisation des expériences incitant à l’intégration de différentes perspectives théoriques. Ella a donc à voir avec l’action (les pratiques), la production de connaissances (les théories) et la production personnelle et collective du sens, c’est-à-dire la production et l’interprétation du sens comme pratiques discursives [LAVIERI 2016] ; de l’autre, les opérations traductives ne se limitent jamais à des transferts uniquement linguistiques – ce qui impliquerait une notion de sens pragmatiquement limité au contexte d’énonciation – , mais elles constituent toujours des pratiques cognitives, culturelles et sociales qui orientent et transforment la relation, dialogique et dialectique, entre description et interprétation, traditions et savoirs, croyances et connaissances :

a) Que font-ils l’anthropologue et l’ethnologue lorsqu’ils traduisent ?
b) Qu’est-ce qu’ils choisissent de traduire : un énoncé ? un concept ? un texte ?
c) Comment les modalités de transcription de l’oral s’intègrent-elles aux pratiques traduisantes sur le terrain ? d) Quel est le rôle joué par les informateurs/interprètes?
e) Comment les différentes traductions et des traductions différentes agissent-elles sur la construction heuristique d’une altérité, sur la production et la réception des connaissances anthropologiques ?

L’analyse traductologique des journaux ethnographiques et des carnets de terrain est en mesure de nous renseigner non pas seulement sur l’observation et la collecte de données, mais aussi sur la manière particulière qu’ont les activités traduisantes d’agir sur les représentations et les interprétations des cultures indigènes. Par ailleurs, les archives ethnographiques deviennent de plus en plus accessibles, et une approche critique et génétique des « manuscrits de terrain » est maintenant possible : les chercheurs peuvent désormais jouir d’un accès privilégié aux phénomènes de surdétermination linguistique – hétéroglossie, multilinguisme, lexique emprunté aux langues vernaculaires… – des expériences ethnographiques, sur les traces des processus sous-jacents à l’invention de l’Autre.

3. Méthodologie et objectifs de recherche

La connaissance de l’objet complexe qu’est la traduction impose la convergence de la diversité des approches – traductologie, critique génétique, anthropologie des savoirs, histoire des idées, sciences du langage et littérature comparée – sans que celles-ci ne bradent les dispositifs épistémologiques qui fondent leur questionnement. Le programme est exigeant, mais il est à la mesure de l’objet qu’il convient d’étudier, ce dispositif complexe où se croisent les logiques des catégorisations anthropologiques, l’enchevêtrement des pratiques sociales et celui des systèmes de représentations. La question de l’invention ethnographique de l’Autre – point épineux de la recherche en anthropologie culturelle – peut trouver, par une approche génétique aux pratiques interlinguistiques des manuscrits de terrain, une modalité d’analyse des formes d’appropriation et d’usage des productions symboliques. L’étude génétique des pratiques traduisantes constitue ainsi un espace de renouvellement prometteur pour la mise en oeuvre de travaux empiriques qui puissent légitimement convaincre de la pertinence et de la valeur heuristique – en traductologie comme en anthropologie – d’études en termes de contenus et d’imaginaire social sans, pour autant, négliger les conditions et les contraintes matérielles qui pèsent sur la production et la réception des idées ou l’usage disciplinaire et/ou social des traductions.

Dans le cadre de ce groupe, nous centrerons notre attention sur quatre espaces de réflexion qui nous paraissent essentiels :

a) la relation, méthodologique et épistémologique, entre savoir traductologique et savoir anthropologique ;
b) les pratiques interlinguistiques de l’écriture ethnographique et la complexité du sens dans la construction anthropologique de l’altérité ;
c) l’analyse du discours anthropologique et le rôle des informateurs/interprètes ;
d) l’analyse traductologique et génétique des journaux ethnographiques et des carnets de terrain.

Responsable du groupe
Antonio LAVIERI, traductologue et comparatiste, Université de Palerme, Italie Contact : antonio.lavieri@unipa.it

Ancien élève de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, docteur en Traductologie (Paris-Nanterre) et en Littérature comparée (Naples « L’Orientale »), Antonio Lavieri est Maître de Conférences autorisé à diriger des recherches à l’université de Palerme (Italie) et président de la Société italienne de Traductologie. Il dirige la collection de Traductologie «STRUMENTI : Teoria, storia e pratiche della traduzione» auprès de l’éditeur Mucchi (Modène). Linguiste et comparatiste, coordinateur du groupe de recherche « Traductologie et anthropologie des savoirs» (DORIF Università) et membre de l’équipe «Multilinguisme, Traduction, Création» de l’ITEM-CNRS, il travaille principalement sur les implications théoriques, historiques et épistémologiques entre traductologie savante et imaginaires du traduire. Il a traduit, du français à l’italien, des textes de P. Valéry, A. Malraux, S. Beckett, H. Meschonnic, J.-L. Ladmiral, B. Pinchard et N. Brossard.

Parmi ses publications : La traduction entre philosophie et littérature (sous la dir. de), L’Harmattan, Turin-Paris 2004 ; Esthétique et poétiques du traduire, Mucchi, Modène 2005. Son essai Translatio in fabula. La letteratura come pratica teorica del tradurre (publié en 2007 et réimprimé en 2016) s’est imposé comme une œuvre de référence dans la littérature traductologique internationale.

Membres du groupe

Silvana BORUTTI, philosophe, Université de Pavia, Italie [Épistémologie des sciences humaines et sociales]
Stefano BORY, sociologue, Université de Naples, Italie
[Traduction et genèse des idées en sciences sociales]
Simone GHIARONI, anthropologue, Université de Modène, Italie [Théories et pratiques du sens dans le discours anthropologique]
Maria Teresa GIAVERI, comparatiste et généticienne, Université de Turin, Italie [Problèmes, méthodes et outils de la critique génétique]
Michèle Leclerc-Olive. sociologue, EHESS, Paris
[Traduction et genèse des idées en sciences sociales]
Danielle LONDEI, linguiste, Université de Bologne, Italie [Plurilinguisme et diversité culturelle]
Louis WATIER, comparatiste, Université Paris Sorbonne [Littératures, traduction et discours anthropologique]

Bibliographie restreinte

ADAM, J. M., BOREL, M.-J, CALAME, C., KILANI, M., Le discours anthropologique : description, narration, savoir, Lausanne : Payot, 1995.
AFFERGAN, F. (sous la dir. de), Construire le savoir anthropologique, Paris : PUF, 1999.
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BORUTTI, S:, HEIDMANN, U., La Babele in cui viviamo. Traduzioni, riscritture, culture, Torino, Bollati Boringhieri, 2012.
BOURDIEU, P., Le sens pratique, Paris : Les Editions de Minuit, 1980.
CALAME-GRIAULE, G., « Ethnologie et sciences du langage », in B. Pottier (1992), Les sciences du langage en France au XXe siècle, Paris : SELAF, pp. 626-671.

CLIFFORD, J., The Predicament of Culture: Twentieth-Century Ethnography, Literature, and Art, Harvard : Harvard U. P., 1988.
CLIFFORD, J., Routes: Travel and Translation in the Late Twentieth Century, Harvard : Harvard U. P., 1997.
GEERTZ, C., The Interpretation of Cultures, New York : Basic Books, 1973.

CORDONNIER, J.-L., Traduction et culture, Paris : Didier, 1995.
CRAPANZANO, V., Imaginative Horizons: An Essay in Literary-Philosophical Anthropology, Chicago: University of Chicago Press, 2004.
DURANTI, A. (sous la dir. de), Culture e discorso. Un lessico per le scienze umane, Roma : Meltemi, 2002.
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GREENSTEIN, R. (sous la dir. de), Langues et cultures: une histoire d’interface, Paris : Publications de la Sorbonne, 2006.
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HOUSEMAN M. et SEVERI, C., Naven ou le donner à voir, Paris : CNRS/MSH, 1994.
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LAVIERI, A., « Quand traduire c’est faire. Sens, croyance, iconographie », communication orale présentée à la journée d’études Sémantique(s) et traductologie, Université d’Artois, 9 décembre 2016 (sous presse).
LEIRIS, M., L’Afrique fantôme, Paris : Gallimard, 1934.
LONDEI, D., CALLARI GALLI, M. (sous la dir. de), Traduire les savoirs, Berne : Peter Lang, 2011.
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TEDLOCK, D., The Spoken Word and the Work of Interpretation, University of Pennsylvania Press, 1983.