20/10/2022, ENS, 29 rue d’Ulm 75005 Paris. Salle U209

Journée d’étude internationale organisée par Nadia Podzemskaia et Helen Glanville

Dans une lettre, Poussin écrit que tout l’art de la peinture réside dans l’emploi savant des moyens propres à l’artiste pour qu’ils soient en accord avec le sujet et l’émotion à exprimer. Il cite l’exemple de Virgile qui « semble qu’il mette devant les yeus avec le son des paroles les choses desquelles il traicte ». Or la couleur et le pinceau sont les moyens d’expression propres au peintre, tout comme le sont les mots pour le poète. Dans cette même lettre Poussin met en relation la peinture et les ‘Modes’ de la musique de la Grèce antique« quand touttes les choses qui entroint au composé étoint mises ensemble proportionnément d’ou procédoit une puissanse de induire l’âme des regardans à diverses passions ». Les proportions de la musique ‘divine’ se reflètent dans les proportions de l’œuvre – que ce soit dans son architecture profonde ou dans la couleur. C’était l’un des sujets de discussion qui enthousiasmaient les savants et les artistes de l’entourage de Poussin à Rome, quel que soit leur champ d’étude et de création.

Aujourd’hui, on souhaiterait récréer l’esprit de ces discussions qui concernaient tous les domaines. Il s’agit donc de réfléchir sur les moyens d’expression propres au peintre Poussin, en considérant que la ‘couleur’ renvoie à des données et à des arts très divers : matière, science, harmonie, architecture, musique, perception, philosophie… La couleur parvient à exprimer ce ‘concert harmonique’, cette ‘musique qui parle à nos âmes’ et à susciter nos émotions ; chez Poussin elle n’est pas une matière ‘brute’ mais qu’elle est modulée, inspirée par le souffle créatif de l’artiste.

en effet mes ouvrage on eu cette bonne fortune d’estre tenues chaires de ceus qui les scavent gouster comme il faut

 Poussin à Chantelou, le 20 décembre 1655

PROGRAMME (télécharcher le PDF)

14h30-17h

Présentation de la Journée d’étude par Nadia Podzemskaia (chargée de recherche CNRS en histoire de l’art, responsable de l’équipe « Génétique et histoire des arts » de l’ITEM)

“Tout l’artifice de la peinture”

Séance modérée par Alain Mérot (professeur émérite d’histoire de l’art moderne à Sorbonne Université) et Philippe Walter (chimiste, spécialiste l’histoire des pratiques artistiques, directeur de recherche CNRS, directeur du LAMS)

Helen Glanville (spécialiste des questions de conservation et de restauration des biens culturels, chercheuse associée au LAMS, lauréate du Prix de l’Académie française pour le Rayonnement de la langue et de la littérature françaises)
“Grande Théorie et pratique jointes ensemble”. La couleur chez Nicolas Poussin : matière, perception, concert

À travers quelques peintures de Nicolas Poussin, on tentera de montrer le rôle essentiel de la couleur dans la mise en œuvre de la pensée de l’artiste ; un rôle indispensable à élucider pour une meilleure compréhension du sujet du tableau. Ce pouvoir de la couleur a été reconnu par les membres de son cercle, des humanistes qui partageaient non seulement sa passion pour les œuvres de l’Antiquité mais aussi pour les écrits des philosophes et des poètes qui l’inspiraient.

L’analyse de quelques exemples montre en quoi la nature même des matériaux choisis dans l’exécution du tableau contribue à donner corps à la pensée de l’artiste : la pratique de Poussin prouve la solidité de ses connaissances en philosophie, sur la théorie de la nature de la lumière, sur la couleur et sur la perception (Léonard, Zaccolini). Poussin met ces connaissances en pratique pour donner une expression plastique à sa pensée, dans le moindre détail, comme le font les poètes et les musiciens.

Nicolas Milovanovic (conservateur en chef du Patrimoine, Département des Peintures, musée du Louvre) & Mickaël Szanto (maître de conférences, Sorbonne Université)
Poussin et l’amour au musée des Beaux-Arts de Lyon

Considéré dès le XVIIe siècle comme le fondateur de l’école française de peinture, Poussin est célèbre aujourd’hui pour ses tableaux austères, où la rigueur des lignes le dispute à la profondeur des sujets. Mais beaucoup ignorent que Poussin fut à son arrivée à Rome en 1624, et même dès avant, un peintre-poète conteur de la toute-puissance de l’amour, du bonheur qu’il inspire et des souffrances qu’il inflige. Rarement peintre n’a traduit avec une touche aussi libre et sensuelle dans des compositions aussi audacieuses l’érotisme des corps, les plaisirs de l’ivresse et l’intensité des désirs. Rarement peintre aussi n’a fait du thème de l’amour le fil rouge de son œuvre : depuis La Mort de Chioné de Lyon, son premier tableau connu, peint vers 1622, jusqu’à sa dernière peinture, l’Apollon amoureux de Daphné du Louvre, ultime méditation sur l’amour à l’heure de la mort. C’est à ce Poussin méconnu, voire interdit, que l’exposition rend hommage. Au gré de plus d’une cinquantaine d’œuvres venues des grands musées d’Europe et des Etats-Unis, l’exposition présentée au musée des Beaux-Arts de Lyon à partir du 26 février prochain, est une invitation à la pure délectation de l’œil.

Bruno Haas (maître de conférences HDR en philosophie de l’art à Paris I Panthéon Sorbonne),
Couleur et historia dans l’œuvre de Nicolas Poussin. Le Jugement de Salomon

Nicolas Poussin est un maître de la couleur. Dans le sillon des travaux de l’école de Rudolf Kuhn et de son analyse syntaxique des compositions de Poussin, nous tenterons de démontrer l’usage très savant des couleurs dans l’élaboration d’une historia chez Poussin. Pour ce faire, il faudra d’abord poser un certain nombre de concepts fondamentaux concernant l’usage des couleurs au XVIIe siècle : le fond et l’accord du fond, la tache et l’accord principal, l’armature chromatique, les lois des carnations. Ensuite, nous montrerons comment l’agencement de l’accord principal et des accords dépendants permet de raconter une histoire en nous penchant sur le Jugement de Salomon, dont on sait l’importance que lui attachait Poussin lui-même. Cela nous permettra d’accéder avec une précision accrue à l’interprétation que Poussin entendait donner à cette histoire. Quel intérêt cet épisode biblique effrayant a-t-il bien pu représenter pour les hommes du XVIIe siècle ? Question d’anthropologie historique autant que d’histoire de l’art.

17h30-20h

La Couleur et les ‘Modes’ musicaux dans l’œuvre de Nicolas Poussin

Séance modérée par Helen Glanville et Bruno Haas

Sylvain Perrot (chargé de recherche CNRS en philologie, histoire et archéologie de la musique grecque antique, ArcHIMedE (Archéologie et histoire ancienne : Méditerranée-Europe), directeur adjoint de la Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme – Alsace
Les modes grecs de Nicolas Poussin : sources et interprétation

La présente intervention vise à éclaircir le passage consacré aux modes musicaux grecs dans la lettre de Nicolas Poussin. On mettra en lumière les sources connues de Poussin, aussi bien celles qu’il cite nommément (Platon, Aristote) que celles qui se trouvent en arrière-plan (Plutarque, Cassiodore, Apulée), afin de voir ensuite dans quelle mesure le peintre s’inspire de la théorie éthique des modes qui remonte à Damon d’Oa, maître de Périclès. Le dernier temps de l’exposé sera consacré à la compréhension que l’on avait des échelles grecques au XVIIe siècle, par le prisme de la tradition médiévale. On reviendra rapidement sur ce que Jacques Chailley a appelé « l’imbroglio des modes », en montrant en quoi les « modes grecs » de la tradition occidentale ne correspondent pas en réalité aux échelles employées dans l’antiquité.

Sheila McTighe (chercheuse indépendante, Honorary Research Fellow, Courtauld Institute, University of London),
Les deux versions de Achille parmi les filles de Lycomède : Poussin, les “Modes musicaux” et l’anagnorisis à l’opéra en 1640-1656

Les deux versions de Achille sur Skiros, datées d’environ 1651 et 1656 (Boston, Museum of Fine Arts, et Richmond, Virginia Museum of Fine Arts), offrent un exemple de la façon dont les peintures narratives de la maturité de Poussin étaient censées émouvoir ses spectateurs. Les deux images racontent la même histoire : Achille, habillé en femme, révèle malgré lui son identité à Ulysse, venu exiger qu’il participe à la Guerre de Troie. Mais les passions de l’âme utilisées dans la narration visuelle diffèrent dans les deux tableaux : le moment dramatique change légèrement, tout comme le traitement de la lumière et des couleurs. Comme l’a noté Pierre Rosenberg, la seconde des deux versions de Achille, « œuvre sérieuse et étrange, répond à l’anecdote souriante du tableau de Boston ». À plusieurs reprises, dans la suite de sa carrière, Poussin a peint deux versions d’un même sujet, parfois à seulement quelques années d’écart. Dans au moins un cas, nous savons qu’il souhaitait que les deux tableaux soient vus, sinon côte à côte, du moins par des spectateurs qui connaissent les deux œuvres et puissent les comparer. Il s’agit de deux autoportraits de 1649 et 1650 envoyés à Paris à ses deux mécènes français les plus enthousiastes, Chantelou et Jean Pointel. Les lettres de Poussin montrent qu’il considérait les variations entre les deux images comme une preuve de son habileté à réinventer un sujet, sans jamais se contenter de copier une invention antérieure. Il est, comme il le dit à Chantelou, un artiste qui ne « chante pas toujours sur une seule note » et sait varier son travail et ainsi attirer l’attention sur sa capacité à émouvoir les spectateurs.

Ce principe de variation et de réinvention est également mobilisé dans une lettre de 1647, dans sa description des « modes de la musique », un amalgame d’idées tirées de textes sur le renouveau de la pratique musicale antique. Depuis l’hypothèse formulée par Charles Sterling en 1960, les autoportraits sont considérés comme le lieu où Poussin expérimente les ‘modes’ pour la première fois : l’autoportrait de 1649, avec son visage souriant, a été considéré comme un mode « phrygien » ou joyeux, et l’autoportrait de 1650 pour Chantelou, comme un mode « dorique », grave et austère. Cette communication explorera l’idée que les deux versions de Achille sur Skiros sont également composées selon deux modes différents, comme en témoignent les variations de couleurs et le traitement de l’ombre et de la lumière.

Poussin a pu connaître l’histoire d’Achille habillé en femme par le biais de Stace, un auteur latin mineur, mais cette histoire était souvent utilisée dans le théâtre populaire du XVIIe siècle, et en particulier dans les opéras. Poussin a peut-être perçu l’impact émotionnel et la force morale de cette histoire au travers de sa représentation dans l’opéra de Strozzi, La Finta Pazza, lors du carnaval de Venise en 1641, puis à Paris en 1645. Elle était également représentée dans d’autres drames musicaux lors du carnaval. Les spectateurs masqués étaient souvent des hommes déguisés en femmes et des femmes déguisées en hommes, qui pouvaient ainsi faire l’expérience de la transformation morale et physique d’Achille. Comme l’indique la préface du livret d’un de ces drames musicaux : « Eccoti, O Lettore, un Achille in maschera », le drame démasquant à la fois Achille et ses spectateurs. Les effets musicaux et le spectacle visuel se combinaient pour produire cet instant d’auto-reconnaissance tragique – l’anagnorisis – que l’opéra, tout comme la tragédie, cherche à susciter chez son public. Poussin a donc pu se référer non seulement aux textes anciens pour créer ses scènes dramatiques, mais aussi au théâtre musical contemporain.

Vasco Zara (maître de conférences HDR en musicologie, ARTEHIS 6298, CESR Tours),
Modes musicaux et ordres d’architecture : Nicolas Poussin et la possibilité d’une interprétation picturale

Le 24 novembre 1647, Nicolas Poussin écrit à son mécène Fréart de Chantelou en lui expliquant que sa source d’inspiration pour établir le caractère du sujet représenté sur la toile repose sur les modes musicaux. Le parallèle avec la théorie musicale, d’ordre pédagogique, a été pris en compte dans l’interprétation des tableaux de Poussin tant par ses contemporains que par les historiens modernes et la critique actuelle. L’œuvre de Poussin laisse toutefois entrevoir une autre possibilité, celle d’une triangulation sémantique permettant de révéler l’analogie grâce à la représentation des ordres d’architecture. Aux fonctions rhétoriques et archéologiques du décor architectural chez Poussin, s’ajoute alors une troisième d’ordre sémantique. En effet, au-delà de la correspondance mécanique, modes musicaux et ordres architecturaux partagent la même nature et la même fonction, celle de représenter un caractère, une manière, une passion. La perspective analogique dépasse alors le cas de Poussin et trouve une possible confirmation dans le contexte historique, celui des Académies et de l’institutionnalisation des règles de l’art et de la critique.