All. Linguistik ; Angl. Linguistics ;
• La linguistique moderne a pour objet la langue, définie comme système de signes qui entretiennent entre eux des rapports formels. Appliqué aux brouillons, ce modèle structural a permis de décrire objectivement et exhaustivement les changements lexicaux et syntaxiques observables dans la genèse.
• La linguistique de l’énonciation conçoit le langage comme production d’un sujet et permet, à l’intérieur du système formel de la langue, d’identifier des traces de ce sujet énonciateur. Elle fournit aux généticiens des outils privilégiés pour analyser l’inscription sans cesse changeante du scripteur dans les processus d’écriture.
En définissant le brouillon comme matériau langagier et comme mémoire d’un processus scriptural analysable en opérations d’écriture et de réécriture, la linguistique apporte à la critique génétique une partie de ses fondements méthodoloques et théoriques
Hist. Au début des années 1970, des linguistes, encouragés par le courant « Linguistique et littérature », ont puisé dans le structuralisme des outils pour analyser les réécritures des manuscrits. Ils ont ainsi doté la génétique naissante de la notion de substitution orientée (Grésillon et Lebrave 2008). Cela a permis d’isoler au sein du magma des brouillons les quatre changements scripturaux de base (remplacer, ajouter, supprimer, déplacer) et de créer des outils pour l’analyse microgénétique. Cette méthode a notamment prouvé son pouvoir explicatif dans le domaine lexical. Un exemple : le dictionnaire de substitutions pour le dossier génétique d’une œuvre de Heine (Lebrave 1984). Mais ce type d’analyses reste pour l’essentiel cantonné dans les limites de la phrase et ne peut ni appréhender des changements plus complexes, ni relier les changements à l’activité  d’un scripteur. Ces insuffisances sont en partie corrigées par la linguistique de l’énonciation, qui ancre les activités de réécriture dans l’instance qui en est le sujet et l’origine. Ainsi, par exemple, quand Proust essaie à seize reprises d’écrire la scène du réveil matinal, ces tâtonnements sont corrélés à une instabilité énonciative ; c’est seulement quand le « je » singulatif et le « on » générique se sont textuellement stabilisés en renvoyant à un même référent que l’équilibre narratif est trouvé (Grésillon, Lebrave, Viollet 1990).
D’autres écoles linguistiques ne se sont pas jusqu’à présent avérées pareillement fécondes pour l’analyse génétique. Quant à la grammaire chomskyenne, l’adjectif « génératif » et la notion de transformation ont pu faire croire à sa pertinence pour la génétique, voire donner lieu à des emprunts métaphoriques fructueux (Mitterand 1994), mais elle exclut explicitement de son champ tout ce qui relève de la performance, donc du langage réellement produit. Les travaux de la pragmatique, bien que fondés précisément sur le langage comme acte, portaient pour l’essentiel sur la production orale, et le cadre général de leurs divers protocoles ne pouvait guère rendre compte des subtilités énonciatives des écrivains au travail. Toutefois, certaines notions de la pragmatique linguistique (« polyphonie », le couple « locuteur-énonciateur ») peuvent s’appliquer à la réalité des brouillons. Plus récemment, dans le cadre d’analyses de discours élargies, l’approche génétique a sollicité l’intérêt des disciplines traitant des données textuelles (Adam 2009) et d’études sur le style (Herschberg Pierrot 2005, Philippe 2000, Boucheron-Pétillon 2002). Par ailleurs, une fois décantés par la linguistique, les rapports entre la génétique et la philologie font apparaître des convergences et des complémentarités, par exemple entre la variation médiévale et l’instabilité du work in progress(Cerquiglini 1989). Enfin, la sémiotique linguistique a permis de commencer à débroussailler le foisonnement de la substance graphique des brouillons (Anis 1983, Hay 1989, Hay 1996, Rey 1996, Lebrave 1999). – Ainsi la critique génétique est-elle à plus d’un titre redevable à la pensée et aux multiples savoir-faire de la linguistique.
Théor. L’enjeu théorique du recours à la linguistique est double. Pour l’étude des manuscrits littéraires d’abord : dans un champ traditionnellement réservé à la philologie éditoriale et à la critique littéraire, la linguistique a démontré sa pertinence comme mode d’appréhension critique des manuscrits. Cet apport se manifeste à travers la double exigence de systématicité et d’exhaustivité qui préside à la construction d’objets scientifiques stabilisés à partir des données brutes du manuscrit (par exemple des paradigmes paraphrastiques à partir des reformulations du brouillon) (Fuchs 1982). De même, à partir de la prolifération des figures de l’auteur, toujours différentes et toujours renouvelées, l’outillage conceptuel et méthodologique de la théorie de l’énonciation permet de construire l’instance du scripteur, considérée comme univoque pour chaque moment scriptural (Grésillon, Lebrave, Viollet 1990) et de rendre compte des phénomènes d’alternance entre écriture et lecture (la double locution) dans le processus créateur (Lebrave 1987). On citera également la clarification majeure apportée par J. Anis dans le foisonnement génétique des phénomènes relevant du méta-langage (méta-rédactionnel, méta-scriptural, méta-textuel, méta-discursif) (Anis 1991).
Le deuxième enjeu théorique du recours des généticiens à la linguistique concerne la linguistique elle-même. Linguistique de la production écrite d’abord. Linguistique de corpus ensuite (Culioli 1982). Sur un autre plan, la génétique a eu un impact considérable dans le champ de la didactique en montrant la pertinence pour les brouillons d’écoliers des outils linguistiques développés pour l’analyse des brouillons littéraires (Fabre 1990, Doquet-Lacoste 2003). Enfin, l’élargissement des corpus étudiés par la génétique aux manuscrits de linguistes ouvre un champ nouveau à l’histoire des théories linguistiques (Fenoglio 2009).
Quest.
• Si la linguistique du xxe s. n’a pratiquement pas abordé la question de la production des énoncés, celle-ci paraît bien être sous-jacente à la définition souvent citée de l’énonciation comme « mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (Benveniste 1970) ; mais la mort n’a pas permis à Benveniste de développer cet ambitieux programme. C’est dire qu’au moins dans l’état actuel de son développement, la linguistique ne peut prendre le processus de production lui-même directement pour objet. En ce sens, la notion d’énonciation n’est pas applicable directement à l’analyse de la production (Ferrer 2001). Faut-il dès lors faire appel à des disciplines relevant de la linguistique au sens large, comme la psycholinguistique ? L’étude des processus fait explicitement partie du programme de la psychologie cognitive, et les premiers modèles psycholinguistiques de la production verbale écrite apparaissent d’ailleurs en même temps que la critique génétique (Hayes-Flower 1980). Pendant longtemps, les phénomènes observables pour la psychologie cognitive étaient trop élémentaires pour pouvoir être exportés de manière fructueuse en génétique. Les développements récents sont en revanche beaucoup plus prometteurs (Alamargot-Lebrave 2009). Les interactions entre la génétique et la psychologie cognitive, et, plus généralement, les sciences de la cognition constituent une question ouverte qui donnera certainement lieu à des développements fructueux dans l’avenir.
• Quelle serait la contribution de la linguistique informatique au développement de la critique génétique ? En tout cas, le développement de procédures automatisées de comparaison d’états textuels différents permet d’envisager une systématisation de la « génétique sans brouillons » (logiciel MEDITE, J.-G. Ganascia et J. Bourdaillet).

→ AUTEUR, COGNITION, DOSSIER GÉNÉTIQUE, ÉCRITURE, ENONCIATION, EXHAUSTIVITÉ, LECTURE, METALANGAGE, MICROGÉNÉTIQUE, PHILOLOGIE, PROCESSUS, PSYCHOLINGUISTIQUE, SCRIPTEUR, SÉMIOTIQUE, STRUCTURALISME, STYLE

Auteurs :

Almuth Grésillon

Jean-Louis Lebrave