Autour du tome 6 de la Correspondance d’Alfred de Vigny (Garnier, 2015, sous la direction de Madeleine Ambrière, éd. Thierry Bodin et Sophie Vanden Abeele-Marchal,)

Inaugurée par un premier volume de documents biographiques intitulé Alfred de Vigny et les siens (PUF, 1989), l’édition de la Correspondance générale, suivant les principes établis à l’origine par Madeleine Ambrière et Loïc Chotard, atteint aujourd’hui, dans le tome 6, les années 1846-1848 de la vie du poète.

Vigny a cinquante ans et ces trois années marquent une étape essentielle dont les lettres aident à saisir les jalons. Élu en 1845 à l’Académie française, il entre dans la vie académique par une réception qui « force au scandale l’homme le plus ennemi du bruit public qui soit au monde », selon l’expression qu’il emploie alors dans ses Mémoires. Tenté par la vie politique, il se présente aux élections à la Constituante de 1848 et échoue au terme d’une campagne en Charente qu’il ne fait que par lettres, se tenant éloigné des électeurs. Enfin, avec cette expansion des activités publiques, s’amorce un renouvellement profond de l’écriture, au cœur duquel le dispositif de la « conversation », sur le modèle épistolaire, fournit une matrice. Non seulement celui qui se définit par le « silence », comme « l’écrivain le moins fécond de son époque », compose les premiers poèmes qui entreront dans le recueil des Destinées (Wanda et La Bouteille à la mer), mais il multiplie projets et ébauches et surtout entreprend l’écriture des Mémoires[1]. Insérant, citant et commentant les lettres qu’il archive au fur et à mesure qu’il les reçoit et les écrit, il instaure un jeu de miroirs entre le discours autobiographique en tant que tel d’une part et la correspondance, les notes éparses des fragments qui sont publiées dans le tome 6 avec les lettres, d’autre part. L’écriture de la lettre en tant que telle, ainsi mise en abyme, en perspective et en question, évolue nettement dans ces années : Vigny, toujours très conscient des enjeux de la pratique épistolaire qui constituent un topos de ses lettres, y inaugure ce qu’il appelle des « lettres journal ». Elles manifestent la réflexion qu’il mène autour d’une écriture de soi et sur soi toujours conçue dans l’espace et le temps, à la fois fortement socialisés, ritualisés et variables selon les correspondants, de l’intimité et de la confidence, ou définie par le récit partial de l’histoire publique et collective. Et il semble alors ne pas séparer ce discours de l’intime et ce discours public en leur assignant l’objectif commun, « exemplaire », de dire et d’inscrire des représentations du temps, toujours subjectives, fragmentaires et complémentaires, « dans le présent, pour l’avenir ». C’est à cette époque en effet qu’il entreprend de reformuler dans ses notes un projet, mûri depuis Cinq-Mars, sur l’histoire et les historiens : dans une typologie brièvement esquissée, « les correspondances » y prennent alors leur place dans ce qu’il appelle « l’histoire involontaire », aux côtés des mémoires

Sophie Vanden Abeele-Marchal est maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne. Spécialiste du premier xixe siècle, elle a procuré une édition de Cinq-Mars (LGF, coll. Livre de Poche, 2006) et en prépare une de Stello.

[1] Mémoires inédits, éd. Jean Sangnier, Gallimard, 1958