Anonyme, Musée du Louvre, Département des Objets d’art du Moyen Age, de la Renaissance et des temps modernes, MNC 7175 1 – https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010437630 – https://collections.louvre.fr/CGU

Organisatrices : Juliette Azoulai et Florence Pellegrini

 

La critique littéraire n’a cessé de dépeindre Flaubert en détailliste acharné et d’interpréter son projet esthétique à la lumière de cette obstination qui faisait dire à l’écrivain : « je sais voir comme voient les myopes, jusque dans les pores des choses ». Le séminaire Flaubert 2024-2025 entend réexaminer ce cliché, afin d’en interroger l’histoire, la pertinence et les fondements.


Pour ce faire, la réflexion pourra s’orienter dans plusieurs directions :

– Politique du détail 

Lorsque Barbey d’Aurevilly ironisait vis-à-vis d’une écriture qui « bombe l’atome et pointille l’éléphant », c’était pour vitupérer l’avènement de la démocratie en littérature et sa célébration de la magnitudo parvi. Jacques Rancière reprendra ces analyses, ainsi que celles d’Émile Hennequin sur « l’art fragmentaire » de Flaubert, afin de définir ce qu’il appelle « la politique de la littérature » et de mettre en lumière le « nouveau partage du sensible » que propose l’écrivain dans son œuvre.
Que penser aujourd’hui de l’horizon politique dans lequel s’inscrit le maniement du détail flaubertien ? Peut-on y voir une manière de rendre visible les invisibles, de donner une place à ce qui est marginalisé, d’exhiber des rapports de domination, comme dans ce détail relevé par Marie-Hélène Laffon dans Un cœur simple de « recueillir du doigt sur la table les miettes de pain », dans lequel se lit selon elle « l’ancillaire place des écrasés » ?

– Métaphysique du détail 

Pour expliquer l’art flaubertien de l’observation, Maupassant dévoilait dans la préface de Pierre et Jean son soubassement philosophique :

Ayant […] posé cette vérité qu’il n’y a pas, de par le monde entier, deux grains de sable, deux mouches, deux mains ou deux nez absolument pareils, il me forçait à exprimer, en quelques phrases, un être ou un objet de manière à le particulariser nettement, à le distinguer de tous les autres êtres ou de tous les autres objets de même race ou de même espèce.

Le détail flaubertien aurait-il donc pour fonction d’exprimer cette vision d’un monde où chaque chose est incomparable et singulière, et ne saurait être superposée à aucune autre ? Comment dans ce cas comprendre qu’un tel respect du réel dans sa diversité aille de pair chez l’écrivain avec un goût de la « grande synthèse », de l’appréhension des ensembles et des totalités dans lesquels les particularités se fondent ? Et que faire de l’auto-injonction de l’écrivain à vivre « dans l’Idée », qui semble indiquer une exigence d’abstraction vis-à-vis des détails contingents, mais qui relève en même temps d’un effort de visualisation extrêmement précise de « l’objectif » ?

– Psychologie du détail 

Dans ses échanges avec Taine, Flaubert expliquait que « l’hallucination artistique » impliquait pour lui de voir ses personnages dans leurs moindres détails, y compris de discerner des caractéristiques qui ne sont pas destinées à être décrites (les traces de petite vérole sur le visage d’Homais). Reste-t-il une trace de ces détails non dits, qui n’ont existé que dans la tête de l’écrivain et est-il possible de la révéler, en utilisant à l’occasion les manuscrits ?
Peut-on imaginer qu’ils puissent exercer une influence sur l’esprit du lecteur lui-même, d’esprit halluciné à esprit halluciné ? Et ne faudrait-il pas considérer que dans cette communication télépathique, c’est chaque lecteur, avec sa subjectivité particulière, qui fait surgir des détails inaperçus dans l’œuvre et qui ordonne un monde romanesque à partir d’eux ?
Le fétichisme flaubertien, qui aime tant à détailler le corps en parties (œil, doigts, ongles, langue, pied, chevelure, lobe d’oreille, etc.) et à faire d’un élément de parure ou d’un accessoire un agent érotique de premier plan (gant, sandale, bottine, châle, voile, porte-cigare, etc.), mériterait de nouvelles analyses, à une époque où le regard sensuel sur les corps et les êtres est interprété en termes de male ou female gaze et où notre rapport sentimental aux objets apparaît comme le signe d’une emprise du capitalisme sur le monde affectif, qui nous enjoint de consommer des « marchandises émotionnelles » (Eva Illouz).

– Esthétique du détail 

Si l’on a coutume de rattacher la prédilection pour le détail à un impératif esthétique de réalisme, il faut reconnaître que la critique flaubertienne a souvent interprété le détail de manière paradoxale comme un outil de mise à distance du réel. Selon Sartre, le goût de Flaubert pour les détails est une manière de « se débarrasser des hommes et des choses » : « Toute réalité, une fois décrite est rayée de l’inventaire : on passe à la suivante. » Pour Roland Barthes, le détail n’est là que pour « signifier » le réel, tout en se gardant de chercher à l’atteindre ou à le représenter : c’est ce qu’il appelle « l’effet de réel ».
Mais le détail signifie-t-il quelque chose ? Est-il même parlant ? Et si oui, quel discours porte-t-il ? Philippe Dufour interprète certains détails dans les scènes historiques de 1848 comme « un excès de réel », qui contribue à dépolitiquer la narration flaubertienne. Anne Herschberg y voit un refus de l’épopée et la tentative de restituer « le point de vue des témoins qui vivent l’histoire contemporaine sans en comprendre la portée ». D’après Gérard Genette, la précision de certains détails semble destinée à instaurer un silence dans la tyrannie incessante des discours, à « suspendre la parole même du roman et [à] l’absorbe[r], pour un temps, dans une sorte d’interrogation sans voix ». Didier Philippot a montré que l’écriture flaubertienne avait pour particularité de rendre le détail réfractaire à tout processus de symbolisation.

– Stylistique du détail

« Le détail est atroce, surtout lorsqu’on aime le détail comme moi. Les perles composent le collier. – mais c’est le fil qui fait le collier. », écrivait Flaubert à Louise Colet, affirmant la nécessité de maintenir une double exigence dans l’écriture : richesse des détails et unité de la conception.
Analyser le style de Flaubert suppose donc d’être attentif à ces deux aspects : d’un côté la saillance, le grain, la perle ; de l’autre, les effets d’unification, d’enchaînement et de fondu, qui constituent la continuité du fil. Mais qu’est-ce que la perle ? Qu’est-ce qui constitue un détail dans un récit ? Dans les Essais de psychologie contemporaine, Paul Bourget affirmait que l’œuvre littéraire décadente était celle où règne une telle force de décomposition, que le livre s’y détaille en pages, la page en phrases et la phrase en mots. Cette échelle des unités du récit est-elle opératoire pour éclairer les textes flaubertiens ? La ponctuation, le paragraphe, le chapitre, le volume ou la partie peuvent-ils aussi être considérés comme des détails dans la composition d’ensemble ? Doit-on les envisager comme des moments, des étapes dans la construction savante et maîtrisée d’une totalité, ce que Daniel Arasse appelle le particolare (« petite partie d’une figure »). Ou faut-il plutôt envisager le détail comme dettaglio, c’est-à-dire comme ce qui, en arrêtant le regard, fait courir un « risque » de dislocation au « tout ensemble », tout en constituant « un moment privilégié où le plaisir du tableau tend à devenir jouissance de la peinture » (Arasse) ?

Ce séminaire abordera la question du « détail » tant comme élément de composition narrative que comme élément descriptif et s’appuiera sur l’analyse de l’écriture flaubertienne ainsi que sur l’étude d’autres auteurs, qui lui serviront de contrepoint (Zola, Goncourt ou encore Huysmans).


Orientations bibliographiques

Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, « Champs arts », 1992.
Jules Barbey d’Aurevilly, « Bouvard et Pécuchet, par Gustave Flaubert », Le Constitutionnel, 10 mai 1881, Gustave Flaubert, textes réunis et présentés par Didier Philippot, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, « Mémoire de la critique », 2006, p. 525-531.
Roland Barthes, « L’Effet de réel », Communications, n°11, 1968, p. 84-89.
Raphaël Baroni, La Tension narrative, Paris, Seuil, « Poétique », 2007.
Raphaël Baroni, Les Rouages de l’intrigue, Genève, Slatkine, 2017.
Michel Charles, Composition, Paris, Seuil, « Poétique », 2018.
Ugo Dionne, La voie aux chapitres. Poétique de la disposition romanesque, Paris, Seuil, « Poétique », 2008.
Gérard Genette, « Silences de Flaubert », Figures I, Paris, Seuil, « Points », 1966.
Anne Herschberg Pierrot, « Le cavalier en habit noir : genèse d’une image », Flaubert : revue critique et génétique [En ligne], n°15, 2016.
Émile Hennequin, « Gustave Flaubert. Étude analytique », La Revue contemporaine, octobre 1885, Gustave Flaubert, textes réunis et présentés par Didier Philippot, op. cit., p. 593-624.
Éric Le Calvez, Genèses flaubertiennes, Amsterdam, New York, Rodopi, 2009.
Philippe Dufour, Le roman est un songe, Paris, Seuil, 2010.
Georges Mathieu, « Pour une théorie du chapitre 2. Étudier la division d’un roman en chapitres : quelques réflexions méthodologiques », Diviser, deviser. Pratiques du découpage et poétiques du chapitre de l’Antiquité à nos jours, Sylvie Triaire et Patricia Victorin (dir.), Montpellier, PULM, 2011.
Didier Philippot, Vérité des choses, mensonge de l’homme dans Madame Bovary de Flaubert. De la Nature au Narcisse, Paris, Champion, 1997.
Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007.
Claude Reichler, « ‘Pars pro toto’ : Flaubert et le fétichisme », Studi Francesi, 29, 1985, p. 77-83.
Michel Sandras, « Le blanc, l’alinéa », Communications, n° 19, 1972.
Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Paris, Gallimard, « Folio », 1999.
Naomi Schor, Reading in Detail : Aesthetics and the Feminine, New York, Routledge, 1987.
Arnaud Welfringer, « Le sens du détail factuel », Poétique, n° 193, 2023/1.