23/05/2017 - 15/09/2017, Reims

Dates du colloque : 28 mai -1er juin 2018


CIRLEP – CRIMEL

Dans les dernières décennies du vingtième siècle, la problématique de la lecture s’est imposée comme centrale pour un renouvellement des études littéraires. Les interventions de Barthes dans un dialogue irrévérencieux avec l’Université (dont l’emblématique article sur « La Mort de l’Auteur », 1968), l’esthétique de la Réception, développée dans les années 1970 par l’Ecole de Constance (Jauss, Iser…), la divulgation des travaux de Bakhtine ou de son Cercle constituent quelques-uns des jalons bien connus vers une théorie de la lecture littéraire. Le jugement esthétique avait été reconnu deux siècles plus tôt par Kant, comme un jugement synthétique mettant en relation un rapport sensible et un rapport intellectuel au monde. Il fallait un modèle dialectique pour tenter de penser cette complexité. Il revient à Michel Picard d’avoir innové en ce sens dans La Lecture comme jeu (1986), livre fondateur qui sera suivi d’autres essais (Lire le temps, 1989, en particulier). Les trois instances proposées par Picard – lu, liseur, lectant – permettent d’appréhender les dédoublements dont relève une lecture débarrassée de la soumission à l’auteur tout puissant. Si le lu englobe toutes formes d’adhésion passive à la fiction, jusqu’aux investissements fantasmatiques, le lectant signale que dans un monde de plus en plus éduqué, le lecteur est aussi capable d’appréhender ce qu’il lit en maniant  différents codes. Le liseur, dont l’assise est le corps, interfère avec les deux autres instances pour les faire jouer dans l’acte de lecture, un acte pensé au sein d’une relation : la littérature. Le modèle de Vincent Jouve (L’effet-personnage dans le roman, 1992), largement connu et cité en référence, propose une triade quelque peu remaniée – lu, lisant, lectant. Les variations dans la modélisation montrent, si besoin était, la complexité des processus de lecture, pourtant appréhendés à travers des corpus restreints à la production romanesque.

La notion de lecture littéraire a suscité d’autres travaux qu’on ne saurait tous citer. Mentionnons seulement ceux de Bertrand Gervais (À l’écoute de la lecture, 1993, 2006), qui a montré la diversité des lectures effectivement produites, et ceux de Jean-Louis Dufays (Stéréotype et lecture, 1994, 2010), à partir desquels la lecture littéraire est devenue un pré-requis théorique des recherches en didactique du français et de la littérature. Des ambiguïtés demeurent néanmoins autour de cette expression : « lecture littéraire ». Pour certains, elle continue à désigner, selon un retour implicite à une longue tradition, la lecture de textes dotés d’une littérarité intrinsèque, ce qui minore ou annule l’implication du lecteur dans le processus de création littéraire. Le colloque « Le Texte du lecteur[1] » (U. Toulouse,  2008) s’est  attaché notamment à repenser le rapport entre lecteur et texte, oscillant entre artefact auctorial et reconstruction. L’élargissement de l’horizon de recherche aux études culturelles a simultanément montré la nécessité de penser la relation entre texte et image sous différentes formes intégrant notamment le vaste corpus cinématographique.

La   dernière décennie de recherche au sein du séminaire A2IL nous a conduits à interroger le modèle de la lecture littéraire en prenant en compte un rapport spécifique à la langue, rapport quelque peu occulté puisqu’aussi bien les plus convaincants travaux dans ce domaine constituent eux-mêmes, sans se regarder comme tels, des objets linguistiques. La notion d’intertextualité, introduite, comme on le sait, par Julia Kristeva à partir de sa lecture de Bakhtine, en dépit de sa fécondité pour l’analyse littéraire, nous est apparue insuffisante pour penser la profusion de la relation esthétique et appréhender correctement le rapport à l’image. La notion d’arrière-texte, oubliée, puis revisitée en 2009-2010, a été travaillée au cours de deux sessions internationales d’où a résulté le volume L’Arrière-texte, pour repenser le littéraire (Peter Lang, 2013). Proche par certains aspects de la structure d’horizon proposée par Michel Collot dans une perspective phénoménologique, l’arrière-texte désigne le double nœud de complexité propre à la sphère lectorale et à une sphère auctoriale pensée non comme restauration de l’Autorité de l’auteur mais comme processus d’autoengendrement par l’écriture. L’horizon ainsi redessiné s’est prêté à différentes explorations concernant le rapport au référent notamment spatial (« Les référents du littéraire », AIL7), l’implication dans l’écriture-lecture du corps et des affects (« Le corps à l’œuvre », AIL8), l’intrication des affects et de l’idéologique (« Articuler le fantasme et l’Histoire », AIL9),  l’écho humain donné par le lecteur à un objet textuel fabriqué par autrui (« La résonance lectorale », AIL10). Dans une perspective transculturelle élargie à d’autres littératures, notamment latino-américaines, l’arrière-texte nous a permis de décrire la part d’irréductible qui se loge dans chaque idiome et qui résiste à la traduction, une part qu’ont poétiquement perçue des romanciers aussi différents que José María Arguedas (Los Rios Profundos, Les Fleuves profonds, 1956) ou Luis Cardoso (Cronica de uma travessia, Au loin une île, 1997), l’un évoquant les langues amérindiennes occultées par l’espagnol du Pérou, l’autre les dialectes autochtones du Timor oriental, inaccessibles à la langue du colonisateur portugais.

Les deux dernières années nous ont ainsi ramenés vers l’objet langue, en tant qu’outil commun à tous mais redessiné par certains et toujours travaillé de jeux complexes. Peut-on envisager, face à la langue du texte, une « langue du lecteur » distincte ? Il n’est pas évident pour tous les chercheurs  que le lecteur soit appelé à élaborer sa propre langue dès lors qu’il aurait à vivre celle du texte. La question qui a suscité d’intéressantes contributions nous est toutefois apparue trop abstraite. Les travaux de l’année suivante (2016-2017) se sont réorientés vers l’idée de « paroles de lecteurs » à interroger comme éventuelles performances, y compris dans leurs dimensions didactiques au cœur même des processus d’enseignement. Ce qui revient à se demander si la relation littéraire peut effectivement être pensée selon le schéma bipolaire d’un dédoublement des paroles – paroles d’auteurs, paroles de lecteurs. Une des réponses les plus stimulantes nous a été apportée par Franc Schuerewegen (Introduction à la méthode postextuelle, Garnier, 2012) pour qui, en raison de l’absence de l’auteur, garant de sa parole, la seule parole qui tienne est celle du lecteur reconfigurant dans son propre texte Proust, Chateaubriand ou Balzac. Convoquant en renfort Stanley Fish et Michel Charles, F. Schuerewegen apporte ainsi une réponse radicale et en quelque sorte a posteriori à la question du « texte du lecteur » en donnant à ce dernier le primat absolu sur une production auctoriale considérée comme illusion métaphysique. Déniée par certains – la liseuse dans Chérie d’Edmond de Goncourt ne parle pas de ses lectures, elle rêvasse à leur sujet, comme Emma Bovary dont elle est l’avatar fin de siècle –, l’idée d’une parole de lecteurs oscille ainsi entre les extrêmes de l’annulation et de l’omnipotence. Elle pourrait néanmoins être pensée avec Jean-Jacques Lecercle (Interpretation as Pragmatics, 1999) et dans le sillage de Louis Althusser, sous la forme d’une contre-interpellation ménageant la reconnaissance de deux pôles agissants au sein de la relation littéraire.

Complexe et féconde, la notion de « paroles de lecteurs » nous paraît pouvoir être approfondie en 2017-2018 en faisant place notamment aux « Paroles de lecteurs de poèmes ».Ainsi serait pris en compte un corpus absent des livres canoniques sur la lecture littéraire mais néanmoins capital. Face à la parole du Poète, que reste-t-il de parole autonome pour le lecteur qu’une tradition et un discours critique récurrent invitent à se contenter d’une sorte de communion avec le texte ? Autrement dit, comment parler de la poésie ? Ce qui ne veut pas dire tout à fait la même chose que  « comment lire la poésie ? », sujet abondamment traité. Car on n’oubliera pas que la parole se joue toujours sur les deux plans de l’énonciation dans un écrit et de la profération dans un contexte.

Par ailleurs, la parole renvoie au rapport complexe d’un sujet présent au monde et s’exprimant à partir de situations diverses. Le « dire » excède donc le schéma de la communication. Il est celui de l’écrivain, relisant et écoutant son texte, avec ou sans « gueuloir », du professeur parlant à un public d’élèves ou d’adultes, échangeant à propos de ce texte, de ce livre qui retiennent l’attention, celui de l’acteur ou du metteur en scène, adressé à des spectateurs, celui de la critique, savante ou impromptue, que met en mouvement la chose lue. Autant de paroles / performances adossées à une histoire, une culture, une époque, un ou des corps traversé(s) d’émotions et de sensations. « Dire » dit plus que ce qu’il semble dire. Dans le cadre d’une relation littéraire, il peut ainsi se concevoir comme performance (écrite ou orale),  de la salle de classe à la scène de théâtre.

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En point d’orgue de cette année spéciale, nous proposons de décliner en mai 2018, à l’occasion des« Rencontres de Reims », les problèmes de la lecture littéraire, envisagée « dans tous ses états », selon trois axes :

1/ Lecture littéraire et développements théoriques : du jeu à la parole.

Le jeu et la parole sont des concepts-notions propres à la pensée complexe, sans doute nécessaires pour appréhender la relation esthétique. Le jeu synthétise des attitudes divergentes : présence au monde, détachement imaginaire jusqu’au fantasme et à l’hallucination, pratique du langage et de la symbolisation. La parole, complémentaire du jeu, mais non-superposable – on peut jouer sans produire un texte –, est elle-même une notion ambivalente. Soumise aux déterminismes qui la forgent à notre insu, jusqu’au cliché, elle peut se faire parole inventive, la visée auctoriale coïncidant avec l’émission d’une « parole singulière » (Laurent Jenny), et rien n’interdit que sur le versant d’une lecture littéraire assumée retentisse encore dans une contre-parole de lecteur  « l’incompréhensible pluralité des individus dans l’espèce » (Francis Ponge).  Articuler dans la lecture littéraire une pensée du jeu et une pensée de la parole est peut-être l’occasion de revoir sous un jour nouveau la classique partition entre roman et poésie.

2/ Lecture littéraire et plurilinguisme :littérature et traduction, lecture d’écrivains translinguistiques.

Il est reconnu depuis longtemps que la traduction et l’écriture-lecture littéraire sont de proches parentes. L’arrière-texte offre un cadre peut-être renouvelé pour penser les affinités et les décalages entre texte source et traduction. Véritable texte de lecture littéraire, la traduction joue avec  le texte à traduire en mettant en correspondance les deux faces de l’arrière-texte, auctoriale et lectorale, deux univers linguistiques et culturels partagés entre coïncidence et divergence. L’affaire se complique pour la difficulté et le plaisir de tous lorsqu’un même écrivain écrit et pense lui-même en plusieurs langues. C’est pourquoi des écrivains en langue étrangère se joindront à cette réflexion (Harry Belevan, Esteban Bedoya, Félix Terrones…).

3/ La lecture littéraire comme performance : de la salle de classe à la scène de théâtre.

Il est connu là encore que l’efficacité des enseignants de français et de littérature, tous niveaux, tient au fait qu’ils sont eux-mêmes des amateurs de littérature. La lecture littéraire, qui a conquis une place importante et justifiée dans le discours didactique, désigne cet espace de compréhension-reproduction-création commun à tous les locuteurs. Si l’on appelle performance, l’acte de langage, écrit ou oral, par lequel l’élève ou l’étudiant s’approprie l’œuvre d’autrui, selon une dynamique comprenant des remodelages délibérés, plus ou moins marqués, il n’y a plus de complète solution de continuité de la salle de classe à la scène à laquelle elle s’apparente parfois. Les métiers du théâtre, en ce sens, principalement ceux de metteur en scène et d’acteur auxquels il faudrait ajouter le rôle potentiellement actif du spectateur, ont encore à voir avec la lecture littéraire comme performance. Parfois niée ou contestée au sein de la relation littéraire classique au nom de l’écrasante parole d’auteur, la parole littéraire, dans la salle de cours ou au théâtre, partage cette propriété plus sensible  de s’inscrire dans un système d’échos entre sujets au pluriel.

Propositions de communication à présenter dans un abstract de 10 à 15 lignes, accompagnées d’une courte présentation de soi (quelques lignes).

–       Date limite de réception : 15 septembre 2017
–       Réponse : 1re quinzaine d’octobre 2017.
–       Les propositions sont à envoyer à :

Christine Chollier : christine.chollier@univ-reims.fr
Marie-Madeleine Gladieu : marie-madeleine.gladieu@univ-reims.fr
Jean-Michel Pottier : jean-michel.pottier@univ-reims.fr
Alain Trouvé : alain.trouve@univ-reims.fr

 

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Comité scientifique

Aniko Adam (LEA !, UCPP, Budapest), Michel Arrivé † (U. Paris X), Françoise Aubès (U. Paris X), Esteban Bedoya, (Diplomate, Paraguay), Harry Belevan (Instituto Raúl Porras, Ambassadeur du Pérou), Rachel Bouvet (UQAM), Maria Jesus Cabral (LEA !, U. de Lisbonne), Jean-Louis Dufays (U. Louvain), Bertrand Gervais (UQAM),  Sébastien Hubier (U. Reims),Vincent Jouve (LEA !, U. Reims),Karen Haddad (LEA !, U. Paris X), Laurent Jenny (U. de Genève), Greta Komur-Thilloy (U. de Haute-Alsace),  Jean-Jacques Lecercle (U. Paris X),  Bertrand Marchal (U. Paris IV), Dominique Massonnaud (U. de Haute-Alsace), Catherine Mazauric (U. Aix-Marseille), Jean-Charles Monferran (U. Strasbourg), Stefano Montes (U. de Palerme), Misako Nemoto (U. Meiji de Tokyo), Thomas Pavel (U. Chicago), Michel Pierssens (U. Montréal), François Rastier (CNRS, Paris),  Nathalie Roelens (LEA !, U. du Luxembourg), Françoise Roger (U. Reims), Ricardo Silva(Instituto Riva Agüero, Président de l’Académie Péruvienne de la Langue, Pérou), Franc Schuerewegen (LEA !, U. d’Anvers), François Soulages (U. Paris VIII), Isabelle Turcan (U. de Lorraine), Frank Wagner (U. Rennes), Marta Waldegaray (U. Reims)

NB : LEA ! : Groupe Lire en Europe Aujourd’hui !

[1] Le Texte du lecteur, Actes du colloque de Toulouse, C. Mazauric, M.-J. Fourtanier et G. Langlade, (dir.),  Bruxelles, Peter Lang, 2011.