Autobiographie et Correspondance (ABC) / 2018-2019

24/11/2018 - 24/11/2018, ENS

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Séminaire Autobiographie et Correspondances

Séance du 24 novembre 2018 (10h00-13h00)

ENS, 45 rue d’Ulm, Salle des Actes.

Matinée « Journal de Joanne & Simone de Beauvoir »

La séance du 24 novembre sera consacrée au journal inédit d’une étudiante américaine, Joanne. Née en 1930, elle a tenu un journal depuis l’âge de 13 ans. En 1958, la jeune femme a confié les 8000 pages de ce texte à Simone de Beauvoir, un épisode mentionné dans La Force des choses.  Simone de Beauvoir a également conservé quelques lettres de Joanne datées de l’été 1958.

En octobre 2015, Sylvie Le Bon de Beauvoir prend contact avec Philippe Lejeune afin de déposer à l’Association pour l’Autobiographie ce volumineux journal. Mais qu’est devenue Joanne qui a quitté la France en septembre 1958 ? Philippe Lejeune enquête auprès de l’université de Yale où elle a été étudiante et découvre que Joanne vit à Providence, dans le Rhode Island. Quatre membres du groupe de lecture Paris I de l’APA se lancent dans la lecture du journal et des lettres, et écrivent à Joanne. Elle répond, et s’instaure alors un passionnant dialogue à distance. Joanne n’est jamais revenue en France depuis 1958, mais a gardé son amour et sa maîtrise de la langue française. Sa vie n’a pas été un long fleuve tranquille. Pendant dix ans, elle a tenu la promesse faite à Simone de Beauvoir de renoncer à son journal et puis a « rechuté » ; encore aujourd’hui elle passe une grande partie de ses nuits à écrire sur des feuilles volantes.

Ce journal témoigne de l’enthousiasme intellectuel soulevé par l’existentialisme et par le couple mythique qui l’incarne. Cependant son intérêt dépasse largement cette dimension historique. Joanne a une personnalité exceptionnelle, elle est brillante dans bien des domaines, mais ses ambitions, ses exigences l’ont exposée à de douloureux échecs. Dans son journal, tous les sujets sont abordés : relations familiales, amicales, amoureuses, culture, engagement. Et Joanne explore de façon quasi obsessionnelle les liaisons complexes et parfois dangereuses entre journal, vie et littérature. Elle souffre d’une véritable dépendance à l’égard de son journal, elle lutte en vain contre cette « compulsion », partagée entre conscience et déni, où le lecteur perçoit plutôt une authentique vocation.

L’APA a présenté une sélection des extraits de ce journal dans le dernier numéro de La Faute à Rousseau, paru en octobre 2018, auquel nous renvoyons pour le découvrir. Les lecteurs intéressés pourront aussi consulter, sur le site de l’APA, une présentation du journal et l’intégralité des échos de lecture. Quelques extraits sont ici proposés à la suite de l’annonce du programme de la journée.  

 

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Programme de la journée

(10h-13h00)

Entretien

10h00. Avec Sylvie Le Bon de Beauvoir et Jean-Louis Jeannelle (Université de Rouen ; éditeur de Simone de Beauvoir dans la Pléiade), animé par Françoise Simonet-Tenant.

Sylvie Le Bon de Beauvoir et Jean-Louis Jeannelle reviendront sur leur collaboration au cours des cinq années consacrées à l’édition des deux tomes des Mémoires de Beauvoir dans la collection de la Pléiade, une édition préparée sous la direction conjointe de Jean-Louis Jeannelle et d’Éliane Lecarme-Tabone. Tous deux décriront les archives de Simone de Beauvoir et présenteront quelques-uns des textes révélés à l’occasion de cette édition Pléiade. Seront également évoqués les quelques passages consacrés dans le Journal de 1958 à Blossom que la mémorialiste ne retint pas dans La Force des choses

  Le journal de Joanne

10h50- 11h15 : Présentation générale du journal / Ce que Joanne dit de la pratique diaristique, par Claudine Krishnan (Association pour l’Autobiographie)

Lire l’intervention intégrale de Claudine Krishnan

11h15-11h30 : Premiers volumes du journal par Élisabeth Cépède (Association pour l’Autobiographie)

Lire l’intervention intégrale d’Elisabeth Cépède

  Les lettres de Joanne

11h45 – 12h10 : Philippe Lejeune (Association pour l’Autobiographie) – Lettres écrites en 1958 à Beauvoir comme substitut au journal

Lire l’intervention intégrale de Philippe Lejeune

12h10- 12h35 : Marine Rouch (Universités de Lille & Toulouse) : Lettres américaines de Blossom

Lire l’intervention intégrale de Marine Rouch

En plus de son volumineux journal, dans lequel elle laisse libre cours à ce qu’elle appelle son « amour-idolâtrie » pour Simone de Beauvoir, Joanne a également écrit une cinquantaine de lettres adressées à Simone de Beauvoir. Elles aussi témoignent d’une admiration inconditionnelle pour celle qui était considérée par Joanne comme sa libératrice. Les thèmes abordés sont multiples et témoignent de l’extraordinaire vivacité intellectuelle de Joanne : politique, psychologie, analyse de ses rêves, de ses lectures et des films visionnés au cinéma, mais aussi vie privée et familiale… Après avoir cerné le genre de la lettre à l’écrivain.e, cette communication s’intéressera donc plus particulièrement aux fondements et à l’évolution de la relation épistolaire entre Simone de Beauvoir et Joanne entre 1958 et 1980.

  Discussion

Questions aux intervenants

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Extraits du journal

Le journal ou la vie ?

Joanne débat et se débat en permanence dans son journal, ne cesse de s’interroger sur les limites et les dangers d’un journal qui la maintient en marge du réel. Elle a conscience de lui consacrer trop de temps et d’énergie au détriment d’autres projets, d’une autre vie, d’autres formes d’écriture, mais elle ne peut y renoncer.

17 février 1950

C’est peut-être le bon moment pour réfléchir à mon journal, à ce qui doit et peut être écrit dans mon journal, et à comment cela peut et doit être écrit. La question est d’autant plus pertinente que pendant tout un semestre la lecture des romans au programme ne me laissera presque plus de temps libre.

Le premier point qui me vient à l’esprit est que, quoi que je veuille rapporter ici, je ne pourrai jamais rapporter toutes mes expériences. D’abord, il y aura toujours des expériences de nature telle que je serai incapable de les clarifier suffisamment dans mon esprit pour en rendre compte. Parfois les sentiments les plus intenses sont les plus difficiles à exprimer avec précision. (La difficulté est sans doute plus grande pour moi que pour de bons auteurs, mais je crois qu’ils sont eux aussi confrontés à cette difficulté.) Personne ne peut tout restituer ni être sûr qu’il le fait bien […] . Évidemment nous ne pouvons pas écrire et vivre en même temps. Et pourtant ce que garde notre mémoire n’est souvent qu’une pitoyable trace de ce qui nous est vraiment arrivé, juste quelques points saillants. (Encore une difficulté qui n’est pas aussi grande pour les bons écrivains dotés de riches mémoires.) Je dois donc commencer par comprendre que je ne pourrai jamais tout écrire : d’un côté c’est décourageant, et d’un autre c’est rassurant (parce que si je l’accepte, je ne me sentirai pas aussi impuissante chaque fois que je découvre à nouveau que je ne peux pas tout dire).

(Volume IV)

Joanne et Simone de Beauvoir 

Lors de son séjour à Paris, en 1958 (elle a obtenu une bourse pour étudier pendant un an à la Sorbonne), Joanne apprend que Simone de Beauvoir doit donner une conférence à la Sorbonne, le 25 février. Cette perspective de rencontre met Joanne dans un grand émoi, elle s’interroge sur l’accueil qui va lui être fait, prévoit de mettre sa belle robe bleue et d’arriver en avance pour choisir une place où elle verra bien. Le récit qui suit est totalement rédigé en français.

Rien n’était comme je l’avais imaginé et pourtant tout l’était. Elle est belle, belle comme dans ses plus belles photos, absolument inidentifiable aux mauvaises, sauf dans cette franchise qui apparaît dans toutes. Sa voix comme sa figure comme toutes ses manières sont pleines de cette franchise. Elle a fait une brillante conférence, pleine d’idées, pleine de cette intensité qui anime ces idées que vraiment on vit – rien d’inattendu à cela d’une personne qui écrit avec une telle lucidité intense, il n’est pas étonnant qu’elle parle de même quand elle fait une conférence. Elle a parlé très vite, avec beaucoup de belle nervosité.

Je lui ai parlé et je ne lui ai pas parlé. Elle ne me connaissait pas, je n’étais qu’une jeune femme de l’auditoire. J’ai contesté son emploi du terme « mauvaise foi » pour la tricherie obligatoire du romancier, j’ai dit qu’à mon avis le terme « mauvaise foi » s’appliquerait plutôt au cas du romancier qui fait semblant d’arracher son lecteur à sa condition alors qu’en réalité il ne fait que de le remettre dans sa peau, le rassurant ainsi au lieu de lui faire tout mettre en question, ou au romancier qui en réalité n’écrit que pour justifier son propre passé ou livrer son cœur. Elle m’a répondu que la mauvaise foi dont je parlais était dans le projet fondamental du romancier alors que l’autre était nécessaire à son art. Pas un sourire, son visage est resté complètement fermé, et elle a passé à un autre.

[…]  Il a été dur de m’arracher à la Sorbonne. Peut-être que jamais plus je ne la verrai. Je l’avais vue, je la voyais encore qui était en train de signer des livres – je n’étais pas moins loin d’elle qu’avant…

Je me demande si jamais je la reverrai. Pour le reste, je n’ose plus me poser de questions, quoique je sache fort bien que si je n’espérais pas d’elle autre chose qu’une petite heure gentiment accordée et à laquelle il faudrait que moi-même je mette fin gentiment, avec tact, me constituant mon propre bourreau, je n’hésiterais pas à lui écrire. Heureux ceux qui n’ont voulu d’elle qu’une signature dans un bouquin – c’est tellement facile à donner une signature !

Paris, 2 juin 1958

Quelle belle journée ! Aujourd’hui, ça a été parfait. On a parlé comme deux camarades. Pour la première fois on s’est disputé ‒ au sujet de de Gaulle, naturellement ! Elle a été d’accord que de Gaulle en tout cas, maintenant que l’armée a paralysé les autres, va peut-être pouvoir finir la guerre plus vite qu’un autre, mais elle n’a pas du tout été d’accord que la gauche doit soutenir de Gaulle, au contraire, il faudrait que la gauche lutte contre et organise le Front Populaire (bien sûr, si de Gaulle faisait une bonne politique en Algérie, la gauche le soutiendrait pour cela ‒ mais c’est tout). Ça, je comprends ‒ au fond, c’est tout ce que je voulais (ou est-ce vraiment tout ce que je voulais ?), dans mon enthousiasme fiévreux. Elle m’a traitée d’idéaliste, de complexée, elle m’a dit que j’avais le goût du martyre (à propos de mon offre d’être cobaye pour une expérience atomique) ‒ j’ai eu un peu honte, ça m’a un peu irritée, mais en même temps, ça m’a fait du plaisir ‒ on avait dépassé le stade d’être toujours d’accord, sur tout. 

Extraits choisis par Simone Aymard, Elisabeth Cépède, Claudine Krishnan, Philippe Lejeune.

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Présentation des intervenants

Jean-Louis Jeannelle est Professeur de littérature du XXe siècle à l’Université de Rouen. Il a publié dernièrement Cinémalraux : essai sur l’œuvre d’André Malraux au cinéma (Hermann, 2015) et Films sans images : une histoire des scénarios non réalisés de « La Condition humaine » (Seuil, coll. « Poétique », 2015), ainsi que Résistance du roman : genèse de « Non » d’André Malraux (CNRS Éditions, 2013). Spécialiste des Mémoires, il a co-édité avec Eliane Lecarme-Tabone le « Cahier de l’Herne » Simone de Beauvoir (2012) ainsi que ses Mémoires en Pléiade (2018) et vient de faire paraître un collectif consacré aux Mémoires d’une jeune fille rangée au programme de l’agrégation aux éditions des Presses universitaires de Rennes.

Élisabeth Cépède est membre de l’APA.

Claudine Krishnan est professeur de lettres et membre de l’APA.

Fille adoptive de Simone de Beauvoir, Sylvie Le Bon de Beauvoir a publié plusieurs écrits de l’écrivain notamment Journal de guerre (septembre 1939-janvier 1941) et la correspondance avec Jean-Paul Sartre, Jacques-Laurent Bost et Nelson Algren. Elle est, par ailleurs, la présidente d’honneur du « Prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes » aux côtés de Julia Kristeva et l’auteur de l’album de la Pléiade 2018 consacré à Simone de Beauvoir.

Philippe Lejeune Philippe Lejeune a enseigné la littérature française à l’université Paris-Nord jusqu’en 2004. Ses travaux portent sur l’autobiographie (Le Pacte autobiographique, 1975 ; Signes de vie, 2005), la critique génétique (Les Brouillons de soi, 1998 ; Autogenèses, 2013) et le journal personnel (Le moi des demoiselles, 1993 ; Un journal à soi, avec Catherine Bogaert, 2003). Il est cofondateur et président de l’Association pour l’Autobiographie (APA) et co-fondateur, avec Catherine Viollet, de l’équipe « Genèse et Autobiographie », devenue en 2014 « Autobiographie et Correspondances » (ITEM).

Marine Rouch est doctorante en histoire contemporaine aux universités de Toulouse et de Lille. Sa thèse porte sur la réception et l’appropriation des œuvres de Simone de Beauvoir par son lectorat. Elle travaille à partir des milliers de lettres inédites que l’écrivaine a reçues de la part de ses lecteurs et lectrices depuis la fin des années 1940 jusqu’à sa mort en 1986. Un carnet de recherches accompagne sa thèse : www.lirecrire.hypotheses.org

Marine Rouch, « “Vous êtes descendue d’un piédestal”. Une appropriation collective des Mémoires de Simone de Beauvoir par les femmes (1958-1964) », Littérature, n°191, sept. 2018, p. 68-82.Marine Rouch, « “Vous ne me connaissez pas mais ne jetez pas tout de suite ma lettre”. Le courrier des lecteurs et lectrices de Simone de Beauvoir », dans Françoise Blum (dir.), Genre de l’archive. Constitution et transmission des mémoires militantes, Paris, Codhos, 2017, p. 93-108.