22/07/2022

Voir également « Pléiade » palinodie

 

Genèse d’un best-seller

Quelques hypothèses sur un prétendu ‘roman inédit’ de Louis-Ferdinand Céline[1]

par Giulia Mela et Pierluigi Pellini

 

 

1. Les raisons de la philologie ne font pas toujours bon ménage avec celles des maisons d’édition, des ayants droit, bref du commerce. Il était impératif de transformer en série de best-sellers les manuscrits céliniens, confisqués en 1944 dans l’appartement de l’écrivain à Montmartre, longtemps disparus et finalement conservés pendant quinze ans par Jean-Pierre Thibaudat, qui en a révélé l’existence en août 2021. L’ébauche d’un épisode du Voyage – même surprenante, et par endroits magnifique – ne faisait pas l’affaire ; il fallait bien un roman autonome et inédit (ou, mieux encore, plusieurs romans autonomes et inédits), afin que Gallimard puisse en épuiser en peu de jours les 80.000 exemplaires du premier tirage, et en écouler en deux mois près de 150.000 volumes.

C’est fait, désormais, avec Guerre[2] : François Gibault, qui signe l’Avant-propos, et Pascal Fouché, qui a édité assez hâtivement le texte (sans tenir compte des variantes, sans établir d’apparat critique, et sans même se servir de la transcription de Jean-Pierre Thibaudat)[3], n’hésitent pas à trancher : Guerre est un roman inédit et autonome, dont la rédaction se situe entre la publication de Voyage au bout de la nuit (1932) et celle de Mort à crédit (1936), plus précisément en 1934. Or, il est évident que la question du titre, celle de la datation et celle du statut même du texte (œuvre autonome, ou brouillon écarté du Voyage ?) ont partie liée avec la stratégie de son exploitation commerciale ; il est également évident que celle-ci pose de nombreuses questions d’ordre aussi bien éthique (et politique) que littéraire – des questions que nous n’aborderons pas ici[4].

C’est pourquoi il nous semble qu’une philologie du best-seller est urgente[5]. Malheureusement, très peu de personnes ont eu accès à l’ensemble des manuscrits retrouvés, ce qui rend toute conclusion quelque peu hasardeuse. Nous prenons le risque d’affirmer que l’hypothèse la plus vraisemblable, en l’état actuel des connaissances, est la suivante : les six séquences composant Guerre appartiennent à l’avant-texte de Voyage au bout de la nuit ; elles ont été écrites avant juillet 1931, probablement entre le printemps 1930 et le début de 1931, et sont restées à l’état de brouillon, de premier jet, car l’écrivain les a retranchées du plan définitif de son roman, sans doute à cause de leur nature scandaleuse (la pornographie y donne la main à une critique très violente de tout héroïsme militaire, de toute bienséance petite-bourgeoise). Selon les méthodes de la philologie et de l’édition scientifique « à l’allemande » (ou « à l’italienne »), ces pages trouveraient donc leur place, en annexe, dans une nouvelle édition du Voyage ; selon les méthodes de la critique génétique, elles seraient considérées comme une étape dans l’écriture du texte et trouveraient leur place dans l’édition complète du dossier génétique du Voyage. En aucun cas, elles ne pourraient faire l’objet d’une édition autonome.

Les indices appuyant cette hypothèse nous semblent solides ; nous ne saurions pourtant exclure que parmi les manuscrits encore inédits, auxquels nous n’avons pas accès, on puisse trouver de nouveaux documents contredisant nos conclusions. Si néanmoins nous prenons le risque de présenter notre hypothèse, c’est pour dénoncer le fait que les manuscrits d’un des plus grands écrivains du XXe siècle sont exploités à des fins purement commerciales avant l’établissement d’une édition critique ou génétique rigoureuse[6], et sans que la communauté des chercheurs puisse en prendre connaissance.


 

2. Guerre est un livre au statut fort douteux – et ce dès le titre, qui est absent du manuscrit. D’ailleurs, ce titre convient fort mal au récit, puisque les affrontements militaires n’y apparaissent pas. Céline raconte la convalescence de Ferdinand, le héros du Voyage, depuis son réveil sur le champ de bataille jusqu’à son départ pour Londres. En fait, Guerre met en scène la vie à l’arrière du front, dans la petite ville de Peurdu-sur-la-Lys (qui s’appelle Noirceur-sur-la-Lys dans Voyage au bout de la nuit et correspond, dans la réalité, à Hazebrouck).

Sur la chemise contenant un autre groupe de séquences inédites, se déroulant dans un cadre anglais, on lit bien Londres, écrit de la main de Céline (Gallimard en annonce une publication imminente, à l’automne 2022, et plus précisément le 13 octobre prochain) ; en revanche, les 250 feuillets que F. Gibault et P. Fouché ont intitulés Guerre n’ont pas de titre. Anépigraphe, le manuscrit est également acéphale : la première séquence commence in medias res, avec un « Pas tout à fait » que P. Fouché ne transcrit pas. Ce choix désinvolte, inutile de le préciser, est assez étonnant, quoique assumé[7]. On lit par ailleurs un chiffre cerclé, en haut du premier feuillet, à gauche : ‘10’. Céline a bien l’habitude d’écrire les numéros de page de ses manuscrits sur la marge supérieure du feuillet, mais à droite, tandis qu’il réserve le centre de la page – dans celui, notamment, de Voyage au bout de la nuit – pour les numéros des séquences. Ici, il nous semble de fait assez probable que ce ‘10’ indique une séquence : il serait donc injustifié de laisser neuf pages blanches au début du livre – une idée d’Anne Simonin, exposée dans une interview sur France Inter[8]. Il est pourtant tout aussi injustifié de considérer ce feuillet comme l’incipit d’un roman autonome[9].

Tout aussi abusif, le choix de Guerre comme titre du volume édité par Gallimard. Absent du manuscrit, ce titre n’est attesté que dans deux lettres de Céline, écrites de Chicago à la mi-juillet 1934. Le 16, il annonce à son éditeur, Robert Denoël : « j’ai résolu d’éditer Mort à Crédit Ier livre, l’année prochaine Enfance, Guerre, Londres, mais aux conditions que je vous ai données 12 % dès le début toutes traductions et adaptations pour cézigue. Sinon des clous »[10]. Le texte n’est pas très clair (ce qui, venant de Céline, n’est pas pour nous étonner) : est-ce que l’auteur pense à quatre livres différents, comme semblent le croire F. Gibault et P. Fouché, ou serait-ce plutôt qu’à ce stade du projet le premier livre de Mort à crédit aurait dû être composé de trois parties, portant respectivement sur l’enfance du héros, son expérience militaire et son séjour à Londres ? Deux jours plus tôt, une lettre à Eugène Dabit, par ailleurs très belle (« Je n’ai pas besoin mon vieux de fignoler mon Destin pour le rendre littéraire, la vie me sert au-delà de toute prévision »), est moins ambiguë : « je vais faire paraître un premier livre dans un an c’est décidé – / Enfance – La guerre – Londres – / Autrement j’en ai pour 10 ans »[11]. On remarquera au passage que le titre du deuxième volet est ici La guerre, avec un article défini ; surtout, il est évident que Céline pense à un premier livre (de Mort à crédit) en trois parties, à publier en 1935[12]. En fait, dans le texte de Mort à crédit publié en 1936, le récit de la vie de Ferdinand s’arrêtera avant 1914, le projet sur l’Enfance étant devenu autonome.

Le pronostic de l’écrivain n’était pas faux : « j’en ai pour 10 ans ». Les aventures destinées à Guerre / La guerre donneront matière au projet narratif qui occupera Céline après la publication de Mort à crédit : celui de Casse-pipe, dont le titre est justement un synonyme argotique de ‘guerre’, ou plus précisément de ‘la ligne du feu’, où la mort est certaine (dans Guerre, Ferdinand s’adresse ainsi aux camarades : « Vous y retournerez tous au casse-pipe »[13]). C’est d’ailleurs ce que les céliniens ont toujours pensé : Guerre (ou La guerre) et Casse-pipe sont un seul et même roman. Un spécialiste éminent, Henri Godard, en établissant le texte du fragment de 1937 dans la « Pléiade », en était bien convaincu : « Casse-pipe est le second volet d’un triptyque conçu en 1934 »[14]. Quant à Londres, il renvoie au projet narratif qui deviendra Guignol’s band.

Il est donc bien étonnant que F. Gibault puisse affirmer, dans son Avant-propos de Guerre, que ces « deux cent cinquante feuillets ont été évoqués sous le titre de Guerre par Céline lui-même dans une lettre à son éditeur, Robert Denoël, datée du 16 juillet 1934 »[15]. Il y a là une sorte de cercle vicieux, qui contredit les règles les plus élémentaires de la philologie et ne tient pas compte des processus de la genèse littéraire : puisque les éditeurs pensent que ces pages ont été écrites en 1934, ils leur donnent un titre (abusif et inadéquat) tiré d’une lettre de 1934 ; et puisque le livre s’appelle désormais Guerre, il doit bien évidemment avoir été écrit en 1934, la lettre à Denoël faisant office de preuve… Si l’on ajoute que Céline, dans sa correspondance, parle très souvent de ses projets littéraires, en exposant plusieurs détails à maints correspondants, en revenant à plusieurs reprises sur ses travaux en cours, il est légitime de conclure qu’un titre cité deux fois seulement, en l’espace de deux jours, et ensuite disparu de ses lettres, ne désigne pas un travail important et réalisé (deux cent cinquante feuillets, même ébauchés à la diable, ne s’écrivent pas en peu de jours), certainement pas un roman autonome.

Il est pourtant encore plus étonnant que P. Fouché émette l’hypothèse – formulée, on le lui accorde, en des termes assez dubitatifs – que « Guerre viendrait à la suite [des chapitres connus du roman militaire inachevé] et pourrait être la toute fin de Casse-pipe »[16]. On sait que le terrain du style est parfois glissant, quand on s’y installe pour résoudre un problème de datation ; et pourtant, en l’occurrence, ce n’est certainement pas le cas. Le style du prétendu Guerre n’est pas toujours cohérent, puisqu’il s’agit d’un premier jet à peine retravaillé ; dans son ensemble, il est néanmoins bien reconnaissable : c’est le style du Voyage. Très novateur, par endroits même expressionniste, il garde cependant un lien très fort avec la tradition du roman français du XIXe siècle[17]. Aucun des stylèmes caractérisant Casse-pipe (et les romans suivants) ne s’y trouve. Toute démonstration nous semble superflue : il est impensable que les feuillets abusivement publiés sous le titre de Guerre aient été écrits après Mort à crédit.


 

3. Reste à savoir si ces feuillets ont été écrits avant, ou peu après, la publication du Voyage : cela change (presque) tout, du point de vue de l’histoire littéraire ainsi que de celui de leur exploitation commerciale. Quatre hypothèses différentes ont été avancées (la cinquième étant celle qu’on vient d’écarter : 1937). Dans une interview, et sans donner d’arguments circonstanciés, Henri Godard a suggéré la date de 1933[18]. François Gibault et Pascal Fouché, on vient de le voir, penchent plutôt pour 1934 (ou peut-être, dans le cas de P. Fouché, pour 1937). Un autre spécialiste de Céline, Émile Brami, suppose au contraire qu’il s’agit de séquences de Voyage au bout de la nuit, coupées à la demande de Robert Denoël, car le roman était très long et les moyens financiers de l’éditeur assez limités[19].

Or, la première supposition d’É. Brami est à notre avis raisonnable, mais faiblement étayée : l’article de « L’Obs » ne cite à l’appui qu’un feuillet déplacé, publié par P. Fouché à la fin de la première séquence de Guerre. Dans ce feuillet, il est question de « l’hôpital de la Parfaite-Miséricorde » situé « à Noirceur-sur-la-Lys », tandis qu’ailleurs dans le manuscrit la convalescence de Ferdinand se déroule à Peurdu-sur-la-Lys. Les deux toponymes semblent faire allusion à la même ville réelle, celle d’Hazebrouck[20] ; et dans Voyage au bout de la nuit, où Peurdu n’est pas mentionné, nous trouvons bien Noirceur. Le raisonnement de Brami est juste : il est peu probable que Céline ait changé un toponyme (assez reconnaissable) du roman dans un texte postérieur ; il est beaucoup plus vraisemblable qu’on trouve une oscillation entre deux noms différents dans les avant-textes, tandis que le choix définitif se cristallise dans le texte du roman. Ce serait là une preuve décisive, si le statut du feuillet en question n’était pas assez énigmatique – il pourrait même être étranger à l’ensemble du manuscrit que F. Gibault et P. Fouché ont appelé Guerre.

La deuxième supposition d’É. Brami est en revanche à nos yeux erronée. En premier lieu, le manuscrit du prétendu Guerre est un brouillon, un premier jet, que Céline n’aurait pu soumettre en l’état à son éditeur ; deuxièmement, le seul manuscrit du Voyage dont on a connaissance (et dont la version est encore loin d’être définitive) ne présente pas de cicatrices textuelles causées par cette coupure présumée, à la hauteur où se situent les faits racontés dans Guerre[21]. Bref, si ces séquences ont été écrites avant la publication de Voyage au bout de la nuit (comme le pense É. Brami, et comme nous le pensons nous-mêmes), elles doivent également être antérieures au seul manuscrit du roman conservé : la composition de celui-ci en est le terminus ad quem ; elles appartiendraient donc à une phase très précoce du travail sur le roman, voire à une sorte d’Ur-Voyage.

Voilà donc les quatre hypothèses de datation qu’il faudrait mettre à l’épreuve des documents : 1934 (F. Gibault, P. Fouché) ; 1933 (H. Godard) ; 1932 (É. Brami) ; 1930-1931 (la nôtre). Cinquième hypothèse, assez peu crédible, son auteur lui-même ne l’avançant que très prudemment : 1937 (P. Fouché).

Néanmoins, presque tous les comptes rendus parus en France ont accepté sans discussion la datation proposée par l’éditeur, en en tirant même des conséquences directes, aussi lourdes qu’hasardeuses, sur le plan herméneutique. Nous n’évoquerons que deux exemples : selon Anne Simonin, Guerre est « le chaînon manquant » (du point de vue idéologique, évidemment) entre le Voyage et les pamphlets antisémites[22] ; selon Pierre Benetti et Tiphaine Samoyault, Guerre – texte dont on peut sans entorse faire une lecture pacifiste – est « un laboratoire de la haine », qui ne date pas par hasard « du moment précis où, en Allemagne et en France, les nazis et les ligues d’extrême droite renouent avec le bellicisme et revendiquent l’héritage des soldats de la Première Guerre mondiale »[23]. Une datation proposée, pour des raisons essentiellement commerciales, par les ayants droit de Céline, offre paradoxalement des arguments à des critiques que les céliniens de stricte observance n’hésiteraient pas à considérer comme ‘célinophobes’. La philologie et la génétique, c’est notoire, sont parfois des disciplines quelque peu ironiques.


 

4. Il est probable qu’une analyse autoptique du manuscrit, conduite par une équipe interdisciplinaire (historiens, critiques littéraires, philologues, généticiens, codicologues), découvrirait des indices importants pour la datation du texte : il faudrait évidemment étudier, feuillet par feuillet, le papier utilisé, l’encre dont Céline s’est servi – bref, se livrer à une étude sérieuse. Pour l’instant, on est forcé de s’en tenir à une reproduction réalisée, par les Éditions des Saints Pères, encore une fois à des fins commerciales (prix de vente : 160 euros), plutôt que scientifiques : elle n’offre même pas une description matérielle rigoureuse du manuscrit.

Puisque Gallimard n’a pas souhaité lester son best-seller de 2022 d’un apparat critique, il est néanmoins nécessaire de jeter un coup d’œil à ce facsimilé. Il en résulte que la transcription de P. Fouché, certes diligente dans la plupart des cas, est par endroits discutable, voire erronée. Nous ne proposerons ici qu’un seul exemple, qui pourra déjà donner l’idée de la complexité d’une édition qui aurait demandé une équipe de spécialistes et plusieurs années de travail – ce qui était évidemment inconcevable aux yeux des ayants droit et de l’éditeur, bien contrariés de voir s’approcher 2031, l’année qui permettra aux œuvres publiées par Céline d’entrer enfin dans le domaine public.

On est dans la dernière séquence, à la fin d’un des épisodes les plus saisissants (et les plus pornographiques) du texte. Ferdinand est enfermé dans un placard ; il observe, en voyeur excité, les ébats d’un vigoureux militaire écossais avec la prostituée Angèle – on assiste, à la fois, à un peep-show euphorique et au déchaînement d’une violence aveugle (l’ambiguïté du sexe, entre vitalité s’opposant au charnier de la guerre, et violence évoquant un instinct de mort, est – disons-le au passage – l’un des traits les plus remarquables du prétendu Guerre ; cette ambiguïté, nous semble-t-il, rend peu pertinente toute lecture trop directement inspirée par les gender studies, puisque tous les personnages, hommes et femmes, sont également des victimes de la violence du pouvoir, dans les textes céliniens écrits avant 1936 : « l’ennemi, le vrai de vrai », n’étant jamais que le général sadique – et le petit-bourgeois hypocrite, son complice)[24].

Voici la transcription de P. Fouché : « Il lui en foutait encore un temps de galop. Elle essayait de le dégager d’elle pour crier. Il l’étouffait bien avec sa bouche. Enfin il a joui encore un grand coup brutal à cause des pleurs en crispant les jambes loin comme si on l’avait planté d’un coup en plein dans le trou du cul »[25]. La fin de la dernière phrase (« comme si… ») est difficile à lire : n’ayant pas de conjecture plus convaincante, nous passons (cette similitude, dans le manuscrit, en remplace une autre, plus banale : « comme une grenouille » a été barré par Céline). Ce qui précède, en revanche, n’est pas seulement assez peu logique (« il a joui encore un grand coup brutal à cause des pleurs » : une telle surenchère de sadisme étant quelque peu étonnante même chez l’auteur de Mort à crédit) ; il est aussi probable que ce n’est pas ce que Céline aurait voulu écrire. En fait, « à cause des pleurs » est un ajout dans la marge gauche de la feuille ; dans le texte, un tout petit peu plus haut, on lit deux mots biffés : « il s’est arrêté »[26]. Céline a imaginé d’interrompre le deuxième ‘coup’ de l’Écossais, en écrivant : « Enfin il s’est arrêté à cause des pleurs » ; finalement, il a décidé de mener jusqu’au bout l’orgasme du soldat (l’outrance étant souvent le mobile des variantes), en oubliant toutefois de barrer « à cause des pleurs ». Dans le texte publié on aurait dû lire : « Enfin il a joui encore un grand coup brutal en crispant les jambes etc. ».

Par ailleurs, une analyse systématique des variantes n’éclaircirait pas seulement les mécanismes de la création chez Céline ; elle ne se cantonnerait pas exclusivement à l’enclos de la critique génétique : elle pourrait donner d’autres indices intéressants à la fois au niveau philologique et au niveau herméneutique. Que l’on prenne un exemple très simple, dans un des passages les plus mémorables du texte publié par Gallimard (Ferdinand vient d’être décoré, même s’il ne le mérite pas ; il décide d’en profiter sans scrupules) : « Dors ou dors pas, titube, trombone, chancelle, dégueule, écume, pustule, fébrile, écrase, trahis, ne te gêne guère, c’est une question de vent qui souffle, tu ne seras jamais aussi atroce et déconneur que le monde entier »[27]. Dans le manuscrit, dégueule remplace vomis ; trahis remplace trompe[28]. On pourrait multiplier les exemples. En fait, on assiste très souvent à un processus d’intensification : du moins argotique au plus argotique ; du moins violent au plus violent ; du moins provocateur au plus provocateur. L’auteur de ces brouillons est sans doute un apprenti qui cherche son style ; il est assez difficile d’admettre qu’il soit l’écrivain affirmé qui vient de publier Voyage au bout de la nuit[29].

Un lecteur non dépourvu de finesse ne saurait s’y tromper. Pierre Assouline le remarque en effet avec justesse : « Premier jet daté de 1934, rageur, hésitant, tâtonnant, inégal, peu ponctué, il nous parvient dans un style flottant, incertain, entre deux eaux comme d’un auteur qui doute et se cherche. Ce serait compréhensible d’un débutant mais cela intrigue chez celui qui, un an avant, a publié Voyage au bout de la nuit »[30]. Le critique renonce à développer cette remarque perspicace ; finalement, il fait confiance aux éditeurs : « Qu’il s’agisse d’un chapitre retranché du Voyage au bout de la nuit (prix Renaudot 1932), d’un avant-goût de Mort à crédit (1936) ou plus vraisemblablement du premier jet d’un roman complet à venir mais jamais advenu […] ». P. Assouline aurait dû suivre son intuition, car un philologue rigoureux est censé avoir d’abord bonne oreille – le style n’est pas toujours une preuve fiable ; néanmoins, il met très souvent sur la bonne voie.

Par ailleurs, il est curieux de remarquer qu’Henri Godard, dans l’interview déjà évoquée, n’avait pas dit autre chose, un mois avant Pierre Assouline : Guerre « a été écrit en 1933, alors que Céline, sans lui donner de titre, tâtonne à la recherche de ce qu’il va pouvoir écrire après le Voyage. […] On pourrait dire qu’il fait du Céline ‘en herbe’ ». Bref, selon H. Godard, en 1933 – après avoir publié son premier chef-d’œuvre – Céline « est encore loin d’avoir trouvé son style » : c’est la phrase, assez déconcertante, qui donne le titre à l’interview du « Figaro » que nous venons de citer[31]. Or, cette conclusion peut s’expliquer par un parti pris critique qui considère D’un château l’autre, Nord et Rigodon comme les véritables chefs-d’œuvre de Céline, ceux où il a enfin, justement, trouvé son style. En ce qui nous concerne, pour peu que cela puisse importer, nous n’hésitons pas à nous ranger du côté du lecteur commun, en estimant que le Céline le plus grand, celui qui mérite une place éminente dans la littérature du XXe siècle, est bien celui du Voyage et de Mort à crédit (pour des raisons ayant trait à l’esthétique, à la poétique, à la stylistique et à l’histoire littéraire, non moins qu’à la politique et à l’idéologie). Quoi qu’il en soit, nous remarquons deux choses : d’abord, H. Godard admet que les feuillets publiés par Gallimard en mai 2022 n’ont pas de titre ; deuxièmement, en deçà de toute querelle sur la hiérarchie esthétique entre le premier et le dernier Céline, il nous semble évident qu’en 1932 l’auteur du Voyage avait bien trouvé son style, ou du moins un de ses styles, son premier style pleinement maîtrisé. Il est donc assez invraisemblable que l’année suivante il recommence à zéro, en tâtonnant pour en trouver un autre, comme s’il était un écrivain « en herbe », selon l’expression d’H. Godard. Ces tâtonnements parfois maladroits (mais combien intéressants, et non seulement pour un spécialiste de critique génétique !) remontent bien plus probablement à une époque antérieure : ils doivent s’inscrire dans la genèse lointaine de Voyage au bout de la nuit.

Dans une interview plus récente, le même Henri Godard vient de nuancer son point de vue, sans pour autant revenir sur le problème de la datation[32]. Tous les manuscrits retrouvés seraient, selon lui, « à considérer comme des documents de genèse », l’œuvre proprement dite étant constituée « des romans que Céline a publiés lui-même » : ce qui nous semble à la fois très exact et peu généreux pour le prétendu Guerre, qui contient à notre avis des pages dignes du meilleur Céline. Quoi qu’il en soit, deux questions surgissent : d’abord, pourquoi H. Godard collabore-t-il à un projet d’édition qui comporte la publication de « documents de genèse » non pas en annexe ou dans un apparat critique, mais comme des livres, ou pour mieux dire des best-sellers, autonomes ? Deuxièmement : pourquoi ses observations très fines, et parfois même trop sévères, sur Guerre (« du point de vue du style, l’étonnement est d’abord négatif : la nouveauté fracassante de Voyage au bout de la nuit n’y reparaît pas. La langue y est colorée d’oralité populaire, mais encore relativement neutre. Il faudra attendre Mort à crédit en 1936 pour que l’orientation nouvelle esquissée dans Voyage soit reprise et approfondie. Dans Guerre, le tournant n’est pas encore pris ») ne l’amènent-elles pas à la seule conclusion cohérente avec ces prémisses, à savoir que ces pages sont antérieures au Voyage ?

H. Godard a eu accès à l’intégralité des manuscrits retrouvés ; par conséquent, une autre remarque qu’il fait dans la même interview s’avère d’un grand intérêt : « La suite à venir des manuscrits est du même tonneau ». Si la datation proposée par les éditeurs de Guerre (et, grosso modo, par H. Godard lui-même) était exacte, on devrait supposer que Céline a ébauché, entre 1933 et 1934, deux romans autonomes, écrits dans une langue « relativement neutre » et dans un style dépourvu de la « nouveauté fracassante » du Voyage, avant de prendre le « tournant », à la fin de 1934, et écrire Mort à crédit. Il est évidemment plus logique de penser que les prétendus Guerre et Londres sont des tentatives précoces. Leur importance est capitale : ils ont permis au romancier de forger à la fois son style et son univers imaginaire ; néanmoins, ils sont encore caractérisés – on vient de le voir – par de multiples tâtonnements.


 

5. L’analyse du style et celle des variantes du manuscrit – des analyses que l’on vient à peine d’ébaucher, inutile de le préciser – semblent donc donner des indices, assez solides dans leur ensemble, à l’appui de notre hypothèse. Mais il y a une donnée textuelle très simple, une variante très évidente (et d’ailleurs souvent remarquée) dont l’importance a échappé, à notre connaissance, à l’attention de tous les recenseurs. Bref : une sorte de « lettre volée » à la manière d’Edgar Poe. Au moment de son apparition dans le texte, le mari d’Angèle, le souteneur qui s’est volontairement mutilé (au pied) pour échapper au casse-pipe (et qui sera fusillé), s’appelle Bébert. Il deviendra Cascade au début de la troisième séquence – mais on observe encore des oscillations onomastiques dans la suite.

Tout lecteur du Voyage connaît Bébert : c’est l’un des personnages les plus importants du premier chef-d’œuvre ; c’est sans doute le seul personnage de sexe masculin auquel le narrateur s’attache véritablement. C’est le neveu de la concierge de l’immeuble où Ferdinand habite, à La Garenne-Rancy. Le héros, ayant déployé inutilement tous les moyens de sa science médicale, ne réussit pas à sauver son jeune ami. La maladie et la mort de Bébert sont incontestablement l’un des moments les plus intensément tragiques du roman. Tout chercheur sans parti pris sera forcé de l’admettre : il est très peu probable, voire impossible, qu’un an ou deux à peine après la publication de Voyage au bout de la nuit Céline, dans l’ébauche d’un nouveau roman, attribue à un souteneur assez louche (quoique sympathique, à sa façon) un prénom à jamais lié, dans son univers narratif et dans la mémoire de son public, à un personnage tellement différent sur tous les plans – biographique, éthique, sentimental. Bébert est un prénom mémorable pour tout lecteur du Voyage ; et c’est un prénom aux fortes résonances sentimentales pour l’écrivain : ce n’est pas un hasard s’il l’utilisera pour baptiser son chat célèbre et bien aimé.

N’est-ce pas une évidence ? après 1932, Bébert n’était plus un prénom « disponible » dans l’univers célinien. Si ce n’est pas encore une preuve, c’est du moins – nous semble-t-il – un indice fort. Les six séquences de Guerre doivent avoir été écrites avant que Céline ne crée le personnage de l’enfant Bébert ; il est même probable (quoique indémontrable) que le changement du nom du souteneur (de Bébert en Cascade) coïncide avec l’apparition, dans la genèse du Voyage, du neveu de la concierge du médecin de banlieue.

En général, la variabilité des prénoms et des toponymes, qui caractérise Guerre par rapport au Voyage – qu’on se rappelle l’alternance Peurdu- sur-la-Lys / Noirceur-sur-la-Lys, déjà remarquée par É. Brami ; on ajoutera le nom de l’horrible, sadique général des Entrayes : il est Métuleu dans Guerre, il deviendra (si notre hypothèse est correcte, il faut bien utiliser le futur) Céladon dans Voyage au bout de la nuit –, cette variabilité, disions-nous, nous amène encore une fois à considérer le manuscrit, appelé Guerre par F. Gibault et P. Fouché, comme une ébauche assez ancienne du Voyage, une ébauche certainement antérieure au moment où le système onomastique du roman se cristallise. La thèse que nous venons d’exposer était déjà, à quelques détails près, celle d’É. Brami. Elle s’appuie désormais, nous semble-t-il, sur des arguments plus solides. Cette fluidité onomastique – tout comme les tâtonnements stylistiques – est tout à fait attendue dans un premier jet ; elle serait incompréhensible chez un écrivain qui, venant de publier son premier roman, s’engage dans l’écriture d’un deuxième qui en reprend en partie les lieux et les personnages.

Un coup d’œil au manuscrit du Voyage confirme par ailleurs que la genèse du roman, chez Céline, est bien le lieu de la fluidité onomastique. L’odieux général des Entrayes, encore lui, s’y présentait sous un troisième nom différent : Boyrons des Entrayes[33] ; la très sympathique Madame Herote n’avait pas encore son nom allégorique : elle n’était que Madame Pommel (et la jolie Musyne était Marghy)[34] ; à sa première apparition, la ville de Noirceur-sur-la-Lys (encore elle !) s’appelait Tambouillis-sur-la-Lys[35] ; et même Robinson, l’alter ego dégradé du héros, loin d’avoir un nom si évocateur, ne s’appelait encore, dans certaines séquences, que Merluret[36]. Il est évident que Céline joue avec son onomastique romanesque avant la publication du Voyage. S’il serait à la rigueur possible qu’en racontant de nouvelles aventures de Ferdinand, après le Voyage, il puisse se tromper sur un détail, sur le nom d’un personnage mineur ou d’un lieu marginal, l’apparition d’un Bébert tout différent en 1933-1934 n’est franchement pas crédible.


 

6. Et pourtant, maître François Gibault, biographe et ayant droit de Céline, en est absolument sûr : « Certains objecteront que les événements rapportés dans Guerre auraient eu leur place dans Voyage au bout de la nuit, ce qui est chronologiquement exact. Il n’est cependant pas douteux que ces chapitres ont été écrits après la publication du Voyage. Céline estimait celui-ci achevé. Il ne s’agit donc pas d’extraits de son premier roman que Céline, pour une raison ou une autre, en aurait exclus. Au dos d’une page du manuscrit figure l’adresse californienne d’Elizabeth Craig à l’époque de leur rupture, soit en 1933-1934, indice qui autorise à le dater postérieurement au roman qui obtint en 1932 le prix Renaudot »[37]. Voilà donc la pièce maîtresse, la deuxième preuve prétendument incontestable qui semble avoir convaincu la plupart des céliniens. (On a déjà évoqué la première preuve, qui est tout à fait inconsistante : à savoir la mention du titre de Guerre / La guerre dans deux lettres – deux lettres seulement, écrites à deux jours seulement de distance l’une de l’autre ; deux lettres, rappelons-le, qui font allusion à un projet tout différent : celui de Mort à crédit, dont le deuxième volet, Guerre justement, deviendra Casse-pipe).

Cette deuxième preuve est à première vue moins fragile. Au verso d’un des feuillets de Guerre, on lit en effet l’adresse américaine d’Elizabeth Craig, qui venait de rentrer aux États-Unis justement en juin 1933. Or, il s’agit évidemment d’un indice intéressant, dont la solidité a pourtant déjà été mise en doute par une remarque très simple et pertinente d’É. Brami : « qui n’a pris un jour une note au dos d’une feuille de brouillon ? »[38]. Il arrive souvent de prendre des notes sur de vieilles feuilles qui traînent sur une écritoire – peut-être pas à tout le monde, mais assurément à Céline[39]. Il suffit de feuilleter le manuscrit de Voyage au bout de la nuit pour y trouver de nombreuses notes au verso des feuillets, remontant à des époques très différentes. On y rencontre par exemple des remarques médicales, sur Les Tuberculeux dans la banlieue parisienne[40], ou encore l’ébauche de textes postérieurs à la publication du Voyage (mais ceux-ci seulement dans la dernière partie du manuscrit, qui a été réécrite par Céline, en vue de la vente au marchand d’art Étienne Bignou, en 1943) : par exemple, une page de L’École des cadavres et quelques courtes séquences de Casse-pipe[41].

Il ne serait donc pas étonnant que Céline ait gribouillé quelques phrases d’une lettre à Elizabeth Craig, et la nouvelle adresse de son ancienne compagne, au verso d’un feuillet dont le recto présentait le texte d’une ébauche du Voyage. Resterait à se demander pourquoi le manuscrit de cette ébauche traînait sur la table de travail de Céline justement en 1933 (ou moins probablement en 1934). Toute réponse serait inévitablement conjecturale, et hasardeuse. Et pourtant, rien n’est plus vraisemblable : après avoir publié le Voyage en 1932, Céline, dans les mois suivants, en 1933 (ou au début de 1934), relit ses brouillons écartés pour voir s’ils peuvent servir à son nouveau roman, pour en récupérer éventuellement quelques pages à intégrer dans le projet qui deviendra Mort à crédit, dont le premier tome, en trois parties, aurait dû comporter – rappelons-le – non seulement un récit portant sur l’Enfance de Ferdinand, mais aussi des épisodes ayant pour cadre la Guerre et Londres, comme l’écrivain l’explique dans ses deux lettres fameuses à E. Dabit et à R. Denoël.

Si notre conjecture est correcte, Céline a une très bonne raison de garder ses vieux manuscrits sur son écritoire ; il y note en passant l’adresse californienne d’E. Craig[42] ; il est également possible qu’il y apporte des corrections – on sera peut-être en mesure de vérifier cette dernière hypothèse en analysant dans le détail l’écriture, le papier et l’encre : tâche évidemment impossible tant que les manuscrits ne seront pas mis à la disposition des chercheurs.


 

7. Pour que notre pars destruens soit complète, il est nécessaire d’analyser un troisième et dernier indice suggérant peut-être une datation tardive, autour de 1934. Il a été évoqué par Pascal Fouché d’une façon assez prudente. Il s’agit de la phrase suivante, qu’on lit dans la première séquence de Guerre : « C’est un exercice je vous assure qui fatigue. À présent je suis entraîné. Vingt ans, on apprend. J’ai l’âme plus dure, comme un biceps »[43]. L’action se déroule certainement en 1914. Si le texte fait référence au moment de l’écriture comme au temps de l’accomplissement d’un long apprentissage, nous nous retrouvons en 1934 : justement, « Vingt ans » après.

Or, P. Fouché oublie de nous informer que « Vingt ans » est un ajout dans la marge supérieure du feuillet[44]. Seul un examen sérieux du manuscrit permettrait peut-être de préciser si cet ajout est contemporain ou postérieur à l’écriture du texte dans lequel il s’insère. Et toutefois, même s’il était contemporain, on pourrait le lire de deux façons différentes : en fait, « Vingt ans », dans le style brachylogique qui est celui de Céline, peut certes signifier « vingt ans après » ; mais cela pourrait aussi signifier « à vingt ans »[45]. Et vingt ans est justement l’âge du narrateur en 1914 : si cette lecture est correcte, l’apprentissage brutal provoqué par la guerre a été beaucoup plus rapide. En revanche, si « Vingt ans » signifie bien « Vingt ans après », il est également difficile de le considérer un indice sérieux pour soutenir une datation précise : même en 1930, ou en 1931, Céline n’aurait sans doute pas écrit « Seize ans », ou « Dix-sept ans ». Encore une fois, les arguments des partisans d’une datation tardive s’avèrent peu concluants.


 

8. Nous pensons avoir démontré qu’une analyse interne des six séquences de Guerre doit renforcer l’hypothèse d’une datation précoce. Ce sont pourtant des éléments externes au texte qui confirment – définitivement à nos yeux – que le manuscrit publié par P. Fouché sous le titre de Guerre a été écrit en 1930-1931. Un seul commentateur a évoqué, à propos de la datation de ces feuillets manuscrits, les lettres de Céline à Joseph Garcin.[46] Ce dernier était un ancien combattant de la Grande Guerre : parti volontaire, blessé et décoré comme le brigadier Destouches, il a par la suite émigré à Londres, où il s’est distingué moins honorablement dans les milieux du proxénétisme (on le retrouvera, comme personnage, dans Huis-clos de Jean-Paul Sartre). J. Garcin a fait la connaissance de Céline en 1929 ; les deux hommes, qui étaient faits pour se plaire, ont entretenu une correspondance pendant une dizaine d’années[47]. Malheureusement, nous ne disposons que des lettres de Céline ; celles de Garcin, qui seraient du plus grand intérêt (non seulement pour résoudre la question philologique dont il est question ici) ne sont pas connues à ce jour.

L’expérience fondamentale qui rapproche les deux hommes est bien celle de la guerre : « Des semaines de 14 sous les averses visqueuses, dans cette boue atroce et ce sang et cette merde […], c’est une vérité que je vous livre une fois encore, que nous sommes quelques-uns à partager »[48] ; mais c’est surtout la réaction existentielle, pour ainsi dire, au traumatisme originaire qui rend Joseph Garcin intéressant pour Céline. Intéressant, à la fois, du point de vue humain et du point de vue littéraire : « Vous avez l’enthousiasme – et toutes ces aventures qui alimentent mon délire. Vous connaissez mon projet. […] Et puis vous comprenez l’important des choses »[49]. Garcin a eu, après la guerre, une vie aventureuse et assez louche : dans ses témoignages autobiographiques, Céline peut puiser des renseignements de première main sur ce monde de la pègre qui le fascine et qu’il connaît mal. L’ami londonien alimente le « délire » de l’écrivain – voici un mot-clef, qu’on retrouve (dans sa version adjectivale) dans un des passages métalittéraires les plus importants de Guerre (on y reviendra) : « Faudrait moi aussi que je me trouve un truc bien délirant pour compenser tout le chagrin d’être enfermé pour toujours dans ma tête »[50]. Ce « truc » est bien l’écriture littéraire, le « projet » du Voyage, que les aventures de Garcin « alimentent » déjà à la fin de 1929 (cette lettre date du 20 décembre).

Trois mois plus tard, le 21 mars 1930, Céline rappelle en ces termes à Garcin son projet de roman : « D’abord la guerre, dont tout dépend, qu’il s’agit d’exorciser »[51]. Ailleurs, il dit encore plus clairement qu’il attend avec anxiété les récits de son ami ; en fait, il n’hésitera pas à y piquer des anecdotes pour étoffer son roman à venir : « Vous avez décidément tout à m’apprendre sur ce milieu londonien »[52]. Ce n’est pourtant que dans la lettre du 18 juin 1930 que son projet romanesque semble se définir plus clairement : « Enfin ce roman… Je vais me servir de vous – votre lettre m’y encourage d’ailleurs. Après le charnier des Flandres (qui fait recette), une petite halte anglaise, pour la rigolade et l’oubli. Vous avez trop bien connu ce Londres que je n’ai fait qu’entrevoir, vous êtes mon homme, tant pis pour les scrupules »[53]. Voici un texte capital pour notre compréhension. Céline parle évidemment du Voyage ; il manifeste l’intention de se servir des récits de Garcin pour « ce roman », dont il est en train d’ébaucher le plan. Deux séquences, ou deux séries de séquences, sont ici prévues, qui sont absentes (en tout ou en partie) du texte définitif. D’abord « le charnier des Flandres » ; ensuite « une petite halte anglaise ».

Or, il est vrai que l’on trouve bien, dans le Voyage, quelques séquences sur la guerre, qui se terminent dans les Flandres ; il est également évident que Céline souhaite inscrire son premier roman dans le genre des « récits de poilus », pour des raisons qui sont aussi bien commerciales (cela « fait recette ») qu’autobiographiques ; néanmoins, la référence explicite aux Flandres fait penser aux séquences du prétendu Guerre encore plus qu’à celles qui seront retenues dans le texte définitif du roman. Si vraiment il fallait donner un titre au manuscrit publié par F. Gibault et P. Fouché, en le déduisant abusivement – comme ils le font – d’une lettre de Céline, nous choisirions volontiers Le Charnier des Flandres.

Il est encore plus évident qu’en juin 1930 Céline envisage d’inclure dans le Voyage un épisode anglais. Pour l’écrire, il demande des détails à Garcin. Ainsi, un peu plus loin dans la même lettre, il lui écrit : « alors dites-moi : / – rôle de la Police Tamise ? – Je songe à un gradé bien compromis dans tous les trafics ». Or, voici le résumé de Londres, tel qu’il est annoncé par Gallimard : « Ferdinand prend domicile dans une mansarde de Leicester Pension, où Cantaloup, un maquereau de Montpellier, organise un intense trafic sexuel avec la complicité d’un policier ». Il nous semble très probable – même sans avoir pu consulter le manuscrit – que le texte que Gallimard va publier le 13 octobre prochain, comme si c’était un roman autonome, correspond exactement aux brouillons de la « petite halte anglaise », écrits en 1930-1931 en utilisant les renseignements offerts par Joseph Garcin.

Le titre de Londres, qui est bien de la main de Céline (on l’a rappelé ci-dessus) permettra à l’éditeur de ne pas afficher un frontispice aussi arbitraire que celui de Guerre ; néanmoins, il ne prouve évidemment pas qu’il s’agisse d’un roman autonome écrit en 1934. En fait, il est probable que l’écrivain a tout simplement noté un titre thématique, en guise de rappel (en vue de projets futurs ?), sur la chemise contenant les brouillons écartés dont le cadre est la capitale anglaise. Si les lettres écrites par Garcin en 1930 réapparaissaient – mais où sont-elles, si elles existent encore ? – on y trouverait sans doute la source, à l’état brut, de plusieurs épisodes de Guerre et surtout de Londres.

Les lettres de Céline suffisent, toutefois, pour démontrer une certaine collaboration littéraire entre les deux hommes, portant justement sur un épisode londonien du Voyage, longtemps imaginé et finalement exclu du roman. Une lettre bien connue, de septembre 1930, le confirme : « Mon cher Garcin, / Vous êtes bien aimable de vous intéresser à mes si furtives activités littéraires. Il ne s’agit pas d’œuvre – aucune prétention, et pas de littérature, mon Dieu non. Mais j’ai en moi mille pages de cauchemars en réserve, celui de la guerre tient naturellement la tête. […] Je promène aussi mes personnages en Afrique, autre expérience qui compte. […] Alors l’Angleterre ? Elle aura sa place, prématurée pour l’instant. Mais j’ignore où tout ce barbouillage me conduira. L’avenir ne nous appartient guère »[54]. À « tout ce barbouillage » appartient très probablement l’épisode de la convalescence à Peurdu-sur-la-Lys, ainsi que l’échappée londonienne ; et dans les personnages de maquereaux qui hantent ces ébauches (Bébert / Cascade, Cantaloup) il y a quelque chose de Joseph Garcin[55]. Par ailleurs, les célèbres « mille pages de cauchemars en réserve » sont certainement à lire sur un mode figural – hyperbole et métaphore ; mais elles renvoient aussi, très probablement, aux brouillons qui s’amoncelaient sur la table de travail du docteur Destouches.

Quoi qu’il en soit, il apparaît qu’en 1930 le plan du Voyage, comportant des épisodes qui manquent dans le texte définitif, était le suivant : départ pour la guerre / charnier des Flandres / Londres / Afrique / Amérique / banlieue parisienne[56]. Une autre lettre à Garcin, le 24 juillet 1931, montre bien que Céline a été amené à retrancher de ce plan certains épisodes longtemps imaginés, et très probablement en partie déjà écrits (ou du moins ébauchés) : « J’abandonne l’aventure londonienne – un peu d’U.S.A. et la banlieue que je connais trop, voilà pour le roman, pour le labeur nocturne immédiat. Mais la suite plus tard aura Londres pour cadre »[57]. Puisqu’il prévoit – dès juillet 1931 – de donner une suite au Voyage, et précisément une suite londonienne, il est bien compréhensible qu’il range dans une chemise bien ordonnée tous les brouillons écartés qu’il venait d’écrire, en partie inspirés par son ami J. Garcin.

On ajoutera que, si les lettres à Garcin offrent – avant même la publication de Londres – des indices très solides nous amenant à croire que le deuxième « roman inédit » est, tout comme Guerre, un brouillon écarté du Voyage, elles renforcent également notre démonstration à propos du même Guerre, les deux textes étant étroitement liés. Ils appartiennent évidemment au même projet, l’un annonçant l’autre ; il est très vraisemblable qu’ils aient été conçus et écrits au même moment : entre le printemps 1930 et l’été 1931. À la dernière page de Guerre, Ferdinand part pour l’Angleterre avec la prostituée Angèle, en quittant « ses [de la France] millions d’assassins purulents, ses bosquets, ses charognes, ses villes multichiots et ses fils infinis de frelons myriamerdes »[58] ; et la décision d’abandonner « l’aventure londonienne » pouvait entraîner assez logiquement la conséquence de renoncer aussi au récit de la convalescence à Peurdu-sur-la-Lys, qui en était le préambule.

Avec la reprise de la matière anglaise, dans Guignol’s band, plusieurs éléments (thèmes, personnages) du prétendu Guerre vont refaire surface dans l’univers célinien, avec ou sans modifications. C’est le cas du couple composé par Cascade, désormais souteneur dans le milieu londonien, et sa femme Angèle, prostituée. Le premier garde beaucoup des traits esquissés dans les séquences de Guerre, notamment son profond antimilitarisme ; on doit cependant souligner que l’histoire de l’automutilation est transposée dans le personnage de Raoul Farcy, son neveu[59]. Ces continuités plaident évidemment aussi pour l’appartenance de Guerre, aussi bien que de Londres, à ce que nous avons appelé un Ur-Voyage.

D’ailleurs, il n’est pas du tout surprenant que Céline ait apporté des coupures importantes au projet du Voyage : on trouve des éléments à l’appui de cette thèse même en dehors de la correspondance avec Garcin. L’auteur lui-même le confirme, le 19 novembre 1932, dans une lettre à Edmond Jaloux, qui venait de publier un compte rendu assez sévère : « Il ne s’agit pas d’un travail entrepris en vue de s’adapter à une mode, ni à la manière de ceci ou de cela. Ce projet remonte à 10 ans. Le boulot dura 6 ans et me tint 50 000 pages manuscrites »[60]. Céline affectionne les hyperboles, c’est bien connu ; mais sur un point il est raisonnable de lui faire confiance : il a longtemps travaillé au Voyage (un peu moins de dix ans, cependant), ne retenant pour la publication qu’une partie de ses textes. Les amis ayant accès à son domicile le confirment : les brouillons du futur roman étaient très volumineux. D’ailleurs, il suffit de confronter le seul manuscrit du Voyage avec le texte définitif du roman pour apprécier l’ampleur d’un travail génétique qui comporte des variantes, des coupures et des ajouts à chaque stade de l’élaboration du texte.


 

9. Reste une dernière question : pourquoi Céline n’aurait-il pas inclus dans Voyage au bout de la nuit les séquences que Gallimard vient d’appeler Guerre ? La première réponse, déjà évoquée au début de notre article, est très simple : en 1932, Louis Destouches était un inconnu dans le monde littéraire parisien ; il ne pouvait certainement pas (encore) tout se permettre, comme il l’avoue indirectement à plusieurs reprises, par exemple dans une lettre à Jaroslav Zaoralek du 12 mai 1937, dans laquelle il se plaint de l’accueil critique négatif de son deuxième chef-d’œuvre : « En réalité Mort à crédit est infiniment supérieur à tous égards au Voyage. C’est de l’expression directe, le Voyage était encore littéraire, c’est-à-dire merdeux, par plus d’un côté »[61].

L’outrance pornographique de certaines scènes de Guerre en déconseillait évidemment la publication dans un premier roman[62]. De même pour la violence anti-cocardière, qui osait s’en prendre à l’héroïsme, au patriotisme des blessés, à la légitimité des décorations, etc. Des passages pacifistes très explicites ne manquent pas dans le texte définitif du Voyage, mais ils poussent un peu moins loin leur démystification du souvenir sacré de la Grande Guerre. En fait, qu’un (petit) héros reconnu de 14-18, dont la prouesse avait été célébrée avec un certain retentissement[63], puisse démolir d’une façon tellement radicale toute valeur militaire prêtait au scandale au début des années 1930. Dans la correspondance de Céline, nombreux sont les passages où l’écrivain se plaint des critiques et des incompréhensions (y compris de sa famille) provoquées par ses attaques cinglantes à l’encontre des valeurs de la petite bourgeoisie, aussi bien que par l’antimilitarisme du roman[64]. L’appréhension des réactions possibles (de sa mère et de la presse) hantait sans doute l’auteur du Voyage dès avant 1932.

Un coup d’œil au manuscrit du roman nous permet de confirmer que le processus génétique, au moment de la publication, s’est orienté vers une atténuation des tirades les plus violentes à l’encontre de la rhétorique de l’honneur et de la Nation. Voici par exemple un passage que l’on lit dans le manuscrit et qui a été évincé du roman : « Et c’est nous, ça, les héros avides des batailles ! Faire à coups de canon des omelettes de matière cérébrale, des marmelades de boyaux et de cartilages, c’est le rêve le plus excitant, le destin pour la plupart des porteurs de testicules, le plus admirable qu’il soit. Le Massacre à les voir se vouer entièrement à ces hémorragies semble être une force indispensable de la nature, comme le sexe et les asticots »[65]. Or, dans les séquences du prétendu Guerre la déconstruction de toute mythographie héroïque est encore plus explicite ; elle aboutit à un éloge de la lâcheté, à une exaltation sans complexe de l’individualisme le plus opportuniste : « Top, que j’ai dit, le vent souffle Ferdinand, pare ta galère, laisse les cons dans la merde, laisse-toi pousser, croye plus à rien. […] Avance, c’est tout ce qu’on te demande, t’as la médaille, t’es beau »[66].

On peut établir une sorte de gradation décroissante dans la violence de l’invective antimilitariste et dans le cynisme individualiste : affichés sans complexe dans les feuillets de Guerre, encore très explicites dans le manuscrit du Voyage, atténués dans le texte du roman. Tout porte à croire que cette gradation correspond également à une succession temporelle.

Il y a, dans Voyage au bout de la nuit, une ellipse célèbre, à la fin de la partie consacrée à la Grande Guerre : « Et puis il s’est passé des choses et encore des choses, qu’il est pas facile de raconter à présent, à cause que ceux d’aujourd’hui ne les comprendraient déjà plus »[67]. Cette ellipse pourrait aussi être considérée comme l’indice d’une coupure textuelle importante, d’autant plus que – on l’a déjà rappelé – la blessure de Ferdinand et sa médaille surgissent quelque peu inattendues, et inexpliquées, dans la suite du roman. Or, il est évident que les « choses, et encore des choses », qu’il est désormais « pas facile » de raconter en 1932, sont d’abord les horreurs des champs de bataille, l’atrocité des blessures et de la mort. Et pourtant, « des choses » peut également renvoyer à d’autres aspects de la vie militaire, au front ainsi qu’à l’arrière du front. Il est assez probable que parmi les choses désormais impossibles à dire il y a aussi les événements racontés dans le prétendu Guerre : y compris un certain rapport au sexe, et notamment aux perversions sexuelles (voyeurisme, sadisme, nécrophilie), dont l’ambiguïté – on l’a remarqué plus haut – renvoie à la fois à un élan vital s’opposant au charnier de la guerre et à une violence évoquant des instincts de mort.


 

10. Si la crainte du scandale – qu’il soit pornographique ou défaitiste, moral ou politique – est certainement la raison principale de l’éviction des six séquences de Guerre, on pourrait néanmoins en évoquer une autre, sans doute moins évidente et plus subtile, mais peut-être presque aussi importante.

Ce manuscrit est un texte comportant de nombreux passages métalittéraires : voilà encore un indice de son caractère précoce et inaugural. Céline expose, d’une façon souvent beaucoup plus directe et diffuse que dans les ouvrages qu’il a publiés, les raisons profondes de son accès à l’écriture littéraire. Elles sont principalement deux. On a déjà évoqué la première, à savoir la nécessité d’élaborer le traumatisme de la guerre : « je ne connaîtrais plus la vie des autres, la vie de tous ces cons qui croient que c’est entendu comme ça le sommeil et le silence, une fois pour toutes »[68] ; la deuxième est étroitement liée à la première : le refus de l’euphémisme, qui est la figure rhétorique fondamentale de la langue hypocrite (et par conséquent assassine) des bienséances bourgeoises. Seule une parole littéraire qui ne recule pas face à l’horreur peut faire barrage à « cette faculté d’oubli de la majorité de nos contemporains »[69]. Dans Guerre, l’impératif par excellence de Voyage au bout de la nuit, celui de tout dire, est déjà fondamental : « Je la regardais moi la vie, presque en train de me torturer. […] je la connais bien. Je l’ai vue. […]. / Mais faut que je raconte tout »[70].

Dans la première séquence, une phrase souvent citée (« J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête »[71]) fait allusion au bourdonnement à l’oreille, qui, à la suite de sa blessure, accompagnera désormais toute l’existence de Ferdinand, dans Guerre. Un peu plus loin, dans un passage déjà évoqué, le même bourdonnement a partie liée avec la vocation littéraire du narrateur : « De penser, même un bout, fallait que je m’y reprenne à plusieurs fois comme quand on se parle sur le quai d’une gare quand un train passe. Un bout de pensée très fort à la fois, l’un après l’autre. C’est un exercice je vous assure qui fatigue. À présent je suis entraîné. Vingt ans, on apprend. J’ai l’âme plus dure, comme un biceps. Je crois plus aux facilités. J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec de petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais »[72]. L’expression « belle littérature » est sans doute quelque peu ironique ; elle est toutefois encore assez éloignée du déni de la littérature qu’on retrouve souvent sous la plume de Céline. Elle montre – c’est le plus important – que l’écriture célinienne, avec sa « petite musique » célèbre, est pour l’auteur du Voyage une puissante sublimation du « bruit » traumatisant du front[73]. Celui-ci persiste, sous forme de bourdonnement, dans l’oreille de Ferdinand, faisant surface dans les situations les plus inattendues, même dans des moments de paix apparente : « Y avait d’énervant que les oiseaux dont les cris ressemblent tant aux balles »[74] ; « C’est con la paix des champs pour qui qu’a du bruit plein les oreilles »[75].

Ce statut attribué à l’écriture littéraire, qui n’est certainement pas sans rapport avec la lecture de plusieurs ouvrages de Sigmund Freud, est encore plus évident dans un autre passage, déjà cité en partie, qui évoque la nécessité thérapeutique – c’est le cas de le dire – de « l’idée fixe », n’importe laquelle : « Peut-être qu’avoir des passions comme L’Espinasse ça occupe tellement ? Ou d’être Chinois, qui se console avec les tortures. / Faudrait moi aussi que je me trouve un truc bien délirant pour compenser tout le chagrin d’être enfermé pour toujours dans ma tête »[76]. La perversion de Mlle L’Espinasse – l’infirmière nécrophile, la « rombière » qui manie avec sadisme d’énormes sondes urétrales, la « branleuse » d’agonisants désormais fameuse –, ainsi que la cruauté des tortures chinoises, est ici un équivalent de ce « truc bien délirant » qu’est l’écriture littéraire. Les écarts fantastiques et expressionnistes du roman sont donc appelés à « compenser » le traumatisme original, la blessure de la Grande Guerre.

Leur tâche, cependant, est également – et paradoxalement – de ramener la langue au plus près des choses, en détruisant les bienséances linguistiques qui sont le pilier, à la fois, de la littérature classique et de la morale bourgeoise. Ferdinand lit avec répugnance la prose de son père. Elle lui rappelle son « petit passé de môme pourri » : un passé qui apparaît, en hideux revenant, « sur les cartes censure, avec des phrases bien équilibrées et bien faites »[77]. La rage du héros est sans limites, quand il reçoit ces lettres « parfaitement écrites en parfait style » : « Il m’exhortait à la patience, il me prédisait la paix prochaine »[78]. Cette langue équilibrée, classique, cette langue qu’on apprend à l’école, et que les classes non-dangereuses s’obstinent à parler (et à écrire) en signe de distinction, résume aux yeux de Céline toute l’hypocrisie d’une société qui accepte la guerre en s’y référant toujours par le biais de l’euphémisme, qui en censure les horreurs : « De mon oreille on ne parlait jamais, c’était comme l’atrocité allemande, des choses pas acceptables, pas solubles, douteuses, pas convenables en somme, qui mettaient en peine la conception de remédiabilité de toutes choses de ce monde »[79]. L’entrée ‘remédiabilité’ ne figure pas dans le « TLF » ; il s’agit pourtant d’un lexème aux évidentes connotations médicales, que le docteur Destouches n’utilise pas par hasard : il indique ce que l’on peut soigner avec des remèdes. Rien n’est « remédiable », au contraire, dans la vision tragique de Céline, dont on saisit ici, avec émotion, la genèse profonde.

Si le commandant Récumel est un homme navrant et dangereux, c’est d’abord, certes, parce qu’il interroge Ferdinand sur les faits militaires assez obscurs qui ont causé sa blessure ; mais aussi parce qu’« il parlait un peu élégant comme mon père. Ça suffisait »[80]. L’officier parle la même langue que celle qu’écoute Ferdinand avec dégoût à la table de M. Harnache : « une langue bizarre à vrai dire, une grande langue de cons »[81] ; une langue qui résume en elle tout ce qui opprime le héros : « je sentais ça sur moi à chaque geste, chaque fois que je vais mal, comme une pieuvre bien gluante et lourde comme la merde, leur énorme optimisme, niaise, pourrie connerie »[82].

Contre cette éloquence fausse, contre tout sentimentalisme qui redore le souvenir (celui-ci prenant « des petites mélodies en route qu’on lui demandait pas »), il faut revenir toujours à la vérité du corps, à la seule réalité indéniable qui appartient à chaque individu : « Faut demander alors du vif secours à la bite »[83]. Voilà une déclaration de poétique à la fois exacte, efficace (voire géniale) et excessivement explicite, que l’écrivain débutant ne souhaitait sans doute pas étaler dans son premier roman. Voilà, aussi, l’origine de ce vitalisme érotique qui n’abandonne jamais Céline, de cet épanouissement du corps résistant même dans les pages les plus sombres de son œuvre : « Derrière mes morceaux saignants j’imaginais son cul bien tendu d’espérance »[84]. Et voilà, enfin, l’origine de la « petite musique »[85] célinienne, car c’est bien contre la retenue linguistique, « parfaitement » cuistre, de son père que Ferdinand élabore son style : « j’aurais bien voulu, question de crever, avoir pour y passer une musique plus à moi, plus vivante »[86].

Le prétendu Guerre s’avère aussi une sorte de Bildungsroman de l’écrivain, déclarant d’une façon beaucoup plus explicite qu’ailleurs – trop explicite sans doute – les mobiles de l’entreprise littéraire du docteur Destouches. C’est un indice ultérieur de la datation haute, autour de 1930, qu’il faut retenir pour ce brouillon ; c’est aussi, peut-être, une des raisons de son éviction du texte définitif de Voyage au bout de la nuit. Dans le manuscrit du Voyage, on pourrait d’ailleurs retrouver plusieurs déclarations explicites (d’une nature métalittéraire ou, plus généralement, idéologique), que Céline n’a pas retenues dans le texte définitif du roman. Nous n’en citerons qu’une seule, sa beauté fulgurante résumant la Weltanschauung du meilleur Céline – dans Voyage au bout de la nuit, seule la première phrase est conservée : « ll n’y a que la vie qui compte. Tout le reste n’est qu’hypocrisie, sadisme et littérature »[87].


 

11. Dans cet article, nous avons essayé de faire un travail purement philologique et génétique. Étant conscients de la nature en partie conjecturale de nos hypothèses, nous serions heureux de recevoir des corrections, voire des démentis, fondés toutefois sur l’évidence de documents qu’il serait urgent de rendre accessibles à tous les chercheurs – et non pas sur des préjugés utiles à une exploitation commerciale ou à une querelle politique.

 


Notes

 

  1. Cet article est le résultat d’un travail de recherche et de réflexion commun ; néanmoins, Giulia Mela a écrit les paragraphes suivants : 1, 2, 3, 6, 8 ; Pierluigi Pellini les suivants : 4, 5, 7, 9, 10, 11. Nous tenons à remercier, pour leur lecture et leur conseils, Philippe Daros, Paolo D’Iorio, Luca D’Onghia, Iacopo Leoni, Marwan Rashed, Philippe Roussin, Anne Schoysman, Paolo Tamassia et Paolo Tortonese.
  2. L.-F. Céline, Guerre, édition établie par P. Fouché, Avant-propos de F. Gibault, Paris, Gallimard, 2022 (paru le 5 mai dernier).
  3. Pierre Benetti et Tiphaine Samoyault dénoncent à juste titre l’absence, dans l’édition de Guerre, d’un « travail génétique sérieux » : P. Benetti, T. Samoyault, Comment peut-on lire Céline aujourd’hui ?, « En attendant Nadeau », 5 mai 2022 : https://www.en-attendant-nadeau.fr/2022/05/05/guerre-lire-celine/ (consulté le 10 juin 2022).
  4. Trois articles importants ont proposé des réflexions à ce sujet, qui mériteraient une discussion approfondie : Benetti, Samoyault, Comment peut-on lire Céline aujourd’hui ? cit. ; Ph. Roussin, Guerre et paix de Louis-Ferdinand Céline, « Revue K. », 1er juin 2022 : https://k-larevue.com/guerre-et-paix-de-louis-ferdinand-celine/ (consulté le 10 juin 2022) ; et, aux États-Unis, A. Kaplan, The Master of Blame, « The New York Review of Books », juillet 2022.
  5. Nous avons déjà exposé la plupart des arguments que nous allons présenter ici dans trois publications en italien. D’abord, dans une interview d’Anna Ditta avec Pierluigi Pellini : A. Ditta, Il Céline ritrovato, in « The Post Internazionale », 9 juin 2022, p. 74-76 ; ensuite, dans G. Mela, Filologia di un best seller. Sul Céline inedito, « L’Ospite ingrato », 11, janvier-juin 2022, p. 255-269 (en ligne le 23 juin 2022 : https://www.ospiteingrato.unisi.it/wordpress/wp-content/uploads/2022/06/wp-1655832260690.pdf) ; et finalement dans P. Pellini, Céline, un ronzio dell’altro mondo et Datazione dubbia e ricostruzione di un inedito, espunto a causa dei troppi eccessi, « Alias – il manifesto », 26 juin 2022, p. 1 et 4.
  6. Dont la nécessité a été affirmée avec force par les deux articles de P. Benetti et T. Samoyault, et de Ph. Roussin, déjà cités (Benetti, Samoyault, Comment peut-on lire Céline aujourd’hui ? cit. ; Roussin, Guerre et paix de Louis-Ferdinand Céline cit.), qui nous semblent les plus importants parmi ceux – très nombreux, mais rarement approfondis – qui ont accueilli la parution de Guerre (pour une liste à peu près complète, cf. le site « Le petit célinien » : http://www.lepetitcelinien.com/).
  7. L’incipit du texte publié par Gallimard est le suivant : « J’ai bien dû rester là encore une partie de la nuit suivante » (Céline, Guerre cit., p. 25).
  8. Interviews d’Anne Simonin et de Pascal Ory : Céline, séquelles, dans le cadre de l’émission Histoire de, par Patrick Boucheron, sur France Inter, 5 juin 2022 (minute 09 : 44) : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/histoire-de/histoire-de-du-dimanche-05-juin-2022-8828089 (écoutée le 15 juin 2022).
  9. On pourrait hasarder des conjectures sur la structure du texte auquel ce ‘10’, bien énigmatique, semble renvoyer : s’agit-il de la numération des séquences d’un projet provisoire de Voyage au bout de la nuit ? ou bien d’une tentative de réorganisation de matériaux manuscrits anciens, en vue de nouveaux projets narratifs, après la publication du Voyage ? Quoi qu’il en soit, il faut au moins remarquer que dans le manuscrit les six séquences composant Guerre ont bien une numération, qui ne correspond pourtant pas à la structure du « roman » publié par P. Fouché (celui-ci ne prend aucunement en compte ces numérations, fût-ce pour leur nier tout intérêt) : au début de la première séquence de l’édition Fouché, on lit donc ‘10’ ; au début de la deuxième, on lit ‘1’ ; au début de la troisième, on lit ‘2’ ; au début de la quatrième, il n’y a pas de numéro ; au début de la cinquième, on lit ‘3’ ; au début de la dernière, ‘4’. Il est par ailleurs intéressant de remarquer que la numérotation des séquences, dans le seul manuscrit de Voyage au bout de la nuit qui a été conservé (cf. L.-F. Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit », édition établie par R. Tettamanzi, Québec, Huit, 2016), recommence de 1 à chaque épisode – guerre, Afrique, États-Unis, banlieue parisienne –, tout en présentant plusieurs différences par rapport à l’ordre des séquences (non numérotées) du texte définitif du roman : dans le manuscrit, les trois premières séquences ne sont pas numérotées ; au début de la quatrième on lit ‘3’ ; au début de la cinquième ‘4’ ; la sixième et la septième ne sont pas numérotées ; la huitième pose problème puisqu’on lit ‘2’ dans la marge supérieure du premier feuillet, mais elle sera rattachée à la septième séquence dans le texte publié ; finalement, au début de la neuvième séquence on lit ‘3’. Une édition critique sérieuse du Voyage devra analyser ces changements macro-structurels, en tenant compte désormais des séquences de Guerre et de Londres.
  10. Céline et les Éditions Denoël : 1932-1948, éd. présentée et annotée par P.-E. Robert, Paris, IMEC, 1991, p. 63.
  11. L.-F. Céline, Lettres, édition établie par H. Godard et J.-P. Louis, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 431.
  12. Cette conclusion est partagée par Alban Cerisier, chargé de la conservation et de la mise en valeur des fonds patrimoniaux du groupe Gallimard : « On découvre ainsi “l’éléphant Mort à crédit” dont Céline parlait dès août 1933 à son éditeur Robert Denoël et qu’il envisage dans deux lettres de 1934 comme un ample triptyque chronologique : Enfance, Guerre, Londres » (Alban Cerisier : « On est dans la forge de Céline », propos recueillis par G. Leménager et É. Philippe, « L’Obs », 5 mai 2022, p. 42).
  13. Céline, Guerre cit., p. 133.
  14. H. Godard, Notice de Casse-pipe, in L.-F. Céline, Romans, édition établie par H. Godard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III, 1988, p. 872.
  15. F. Gibault, Avant-propos, in Céline, Guerre cit., p. 9.
  16. P. Fouché, « Guerre » dans la vie et l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, ibid., p. 173.
  17. Philippe Roussin a souligné avec finesse certains traits (pas seulement thématiques) qui semblent renvoyer, dans le prétendu Guerre, à un petit chef-d’œuvre naturaliste comme Sac au dos de J.-K. Huysmans : cf. Roussin, Guerre et paix de Louis-Ferdinand Céline cit. (voir aussi, sur ce sujet, Mela, Filologia di un best seller cit., p. 257).
  18. Henri Godard : « En 1933, il est loin d’avoir trouvé son style », propos recueillis par Th. Clermont, « Le Figaro littéraire », 28 avril 2022.
  19. É. Brami, Et si « Guerre » était un passage retiré de « Voyage au bout de la nuit » ?, « L’Obs », 5 mai 2022, https://www.nouvelobs.com/critique/20220505.OBS58046/et-si-guerre-etait-un-passage-retire-de-voyage-au-bout-de-la-nuit.html (consulté le 12 juin 2022).
  20. Dans Guignol’s band I, Ferdinand évoque d’une façon explicite son hospitalisation à Hazebrouck : « Comment qu’à l’hôpital d’Hazebrouck ils étaient prêts à m’amputer tellement ils me trouvaient la jambe toque… et le bras en même temps !… C’est dire si j’étais arrangé… ma tête en plus… la méningite… un petit éclat dans l’oreille gauche… » (Céline, Guignol’s band I, in Id., Romans, t. III cit., p. 268).
  21. Voir Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit » cit. Il est pourtant vrai que dans le texte définitif du roman on retrouve quelques petites incohérences au moment de la décoration de Ferdinand. Henri Godard le remarque, dans son édition de la « Pléiade » : « blessure et médaille militaire surgissent inexpliquées dans le récit » (H. Godard, Notice de Voyage au bout de la nuit, in L.-F. Céline, Romans, édition établie par H. Godard, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1981, p. 1187). Il est bien possible que ces petites incohérences soient la conséquence d’un changement dans le plan du roman, comportant l’élimination des séquences aujourd’hui publiées dans Guerre : voir, à ce sujet, un développement plus détaillé dans Mela, Filologia di un best seller cit., p. 264-265.
  22. Interviews d’Anne Simonin et de Pascal Ory : Céline, séquelles cit., minute 10 : 45.
  23. Benetti, Samoyault, Comment peut-on lire Céline aujourd’hui ? cit. Voir aussi O. Roynette, Retour à la nuit – sur « Guerre » de Louis-Ferdinand Céline, « AOC », 12 mai 2022, https://aoc.media/critique/2022/05/11/retour-a-la-nuit-sur-guerre-de-louis-ferdinand-celine/ (consulté le 1er juillet 2022) : « On ne peut s’empêcher, à cet égard, de relever l’allusion, écrite dans le contexte de la forte montée de l’antiparlementarisme pendant les années 1933-1934 – Céline était présent aux manifestations parisiennes du 6 février 1934 – à la démocratie parlementaire évoquée à travers une hallucination en ces termes : ‘des invités bien puissants et bien riches, des gens du parlement qui se saoulaient chez lui la gueule’ ».
  24. Cf. Céline, Guerre cit., p. 61-62 : « Ferdinand, que je me dis, voilà l’ennemi, le vrai de vrai, celui de ta viande et de ton tout… regarde la gueule à ce général-là, si tu le loupes, il te loupera pas, où que je me trouve, que je me dis pour moi tout seul ». Nous ne partageons donc pas, sur ce point, l’interprétation de Pierre Benetti et Tiphaine Samoyault, qui mettent au centre de leur lecture de Guerre la dénonciation d’une violence misogyne : cf. Benetti, Samoyault, Comment peut-on lire Céline aujourd’hui ? cit. ; voir aussi Roynette, Retour à la nuit cit.
  25. Céline, Guerre cit., p. 142-143.
  26. L.-F. Céline, Guerre. Manuscrit, Cambremer, Éditions des Saints Pères, 2022, f. 19 de la sixième séquence.
  27. Céline, Guerre cit., p. 99-100.
  28. Céline, Guerre. Manuscrit cit., f. 1-2 de la quatrième séquence.
  29. Dans le même passage (c’est la phrase précédente), une tournure assez littéraire (« laisse-toi souffler debout par l’aquilon favorable » : peut-être un souvenir baudelairien ?) semble également plaider pour une datation précoce.
  30. P. Assouline, « Guerre » et la guerre, clés de Louis-Ferdinand Céline, « La République des livres », 28 mai 2022, https://larepubliquedeslivres.com/guerre-et-la-guerre-cles-de-louis-ferdinand-celine/ (consulté le 7 juin 2022).
  31. Henri Godard : « En 1933, il est loin d’avoir trouvé son style » cit.
  32. L’œuvre de Céline possède une unité fondamentale, propos recueillis par Fl. Georgesco, in Céline. L’imprécateur, « Le Monde – Hors série », 17 juin 2022. Tous les propos d’H. Godard que l’on va citer sont à la p. 69.
  33. Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit » cit., p. 36 (f. 47 du premier tome du manuscrit autographe : B.N.F. NAF 26970).
  34. Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit » cit., p. 83 (B.N.F. NAF 26970, f. 115bis).
  35. Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit » cit., p. 37-38 (B.N.F. NAF 26970, f. 45).
  36. Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit » cit., p. 122-124 (B.N.F. NAF 26970 f. 175-177) et suivantes.
  37. F. Gibault, Avant-propos, in Céline, Guerre cit., p. 15.
  38. Brami, Et si « Guerre » était un passage retiré de « Voyage au bout de la nuit » ? cit.
  39. Les spécialistes le savent très bien : cf. H. Godard, Les manuscrits de Céline et leurs leçons, Tusson, Éditions du Lérot, 1988, p. 30 ; et R. Tettamanzi, Introduction. Point de départ et point d’arrivée, in Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit » cit., p. XVII-XVIII.
  40. Au verso des f. 124 et 308 du premier tome du manuscrit autographe de Voyage au bout de la nuit : B.N.F. NAF 26970.
  41. Cf., dans le deuxième tome du manuscrit, le verso du f. 868 (une ébauche de L’École des cadavres) ; et des ff. 855-857, 859-865, 867, 872-873, 875-886 (des séquences de Casse-pipe), B.N.F. NAF 26971 : cf. R. Tettamanzi, Introduction. Point de départ et point d’arrivée, in Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit » cit., p. XVII ; et Id., De l’autre côté du voyage. Versos du manuscrit de « Voyage au bout de la nuit », in « L’Année Céline 2014 », 2015, p. 9-29 (comme R. Tettamanzi, nous adoptons la numérotation des pages du manuscrit du Voyage introduite par É. Bignou sur la marge supérieure de chaque feuillet, à gauche).
  42. Au début du même feuillet (le verso du f. 18 de la quatrième séquence de Guerre : cf. Céline, Guerre. Manuscrit cit.), Céline écrit « Bébert » : un prénom hors contexte qui demanderait une explication. Disons-le franchement : nous sommes plus que jamais dans le domaine aléatoire des conjectures. On peut cependant se demander si ce n’est pas un rappel elliptique, comme si l’écrivain se disait à lui-même : « Si tu vas réutiliser ces vieux brouillons, n’oublie pas de remplacer Bébert par Cascade dans la première partie du manuscrit ».
  43. Céline, Guerre cit., p. 28. La comparaison de l’âme avec un biceps, notons-le au passage, est on ne peut plus célinienne – et très efficace.
  44. Cf. le f. 5 de la première séquence du manuscrit de Guerre : Céline, Guerre. Manuscrit cit.
  45. Pascal Fouché lui-même semble être conscient de cette double possibilité de lecture ; selon lui, la phrase que nous venons de citer « donne à penser, même s’il avait vingt ans lors de ces événements, qu’il écrit vingt ans plus tard, soit en 1934 » (P. Fouché, « Guerre » dans la vie et l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, in Céline, Guerre cit., p. 167).
  46. Encore une fois, c’est Émile Brami qui nous a mis sur le bon chemin : en fait, il évoque la correspondance avec Garcin, sans pourtant en analyser les éléments utiles à sa démonstration (cf. Brami, Et si « Guerre » était un passage retiré de « Voyage au bout de la nuit » ? cit.), comme le fait Mela, Filologia di un best seller cit. (dont nous reprenons ici les développements).
  47. Pour quelques repères biographiques, voir l’avant-propos de Pierre Lainé à L.-F. Céline, Lettres à Joseph Garcin (1929-1938), réunies et présentées par P. Lainé, Paris, Écriture, 2009, p. 8-9.
  48. Céline, Lettres cit., p. 297.
  49. Ibid., p. 292.
  50. Céline, Guerre cit., p. 93.
  51. Céline, Lettres cit., p. 293.
  52. Ibid., p. 294.
  53. Ibid., p. 295. C’est nous qui soulignons.
  54. Ibid., p. 297.
  55. Odile Roynette émet l’hypothèse que Bébert-Cascade emprunte certains traits au sergent Albert Milon (Roynette, Retour à la nuit cit.). On sait pourtant que ce camarade rencontré au Val-de-Grâce, où il avait été hospitalisé suite à ses blessures de guerre à la poitrine, a plutôt inspiré un autre personnage du Voyage, Branledore (comme le rappelle, par exemple, une note d’H. Godard et J.-P. Louis in Céline, Lettres cit., p. 1610). Il est intéressant de remarquer que, dans le texte du manuscrit du Voyage, qui s’avère souvent plus fidèle aux données biographiques que celui du roman publié, ces emprunts sont beaucoup plus affichés : « Je faisais chambre avec le sergent Marlon, c’était un ancien des hôpitaux lui, il y traînait son poumon perforé depuis dix mois » : Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit » cit., p. 103 (B.N.F. NAF 26970, f. 148). Dans la version imprimée, on assiste à un cryptage des allusions à la vie réelle : le nom de Marlon (cf. Milon) devient Branledore, sa blessure se déplace des poumons aux intestins : « Dans ce nouvel hôpital, je faisais chambre commune avec le sergent Branledore, rengagé ; c’était un ancien convive des hôpitaux, lui, Branledore. Il avait traîné son intestin perforé depuis des mois, dans quatre différents services » : Céline, Voyage au bout de la nuit cit., p. 90.
  56. C’est la même succession que l’on retrouve dans le témoignage d’Henri Mahé. C’est un témoignage à vrai dire tardif, et portant sur la vie de l’écrivain plutôt que sur son projet romanesque ; il est néanmoins intéressant de constater que le peintre lisait en quelque sorte, autour de 1930, dans les yeux de son ami, le docteur Destouches, le même schéma narratif que celui-ci exposait dans la même période en écrivant à J. Garcin : « – Regarde : 1914 ! … La guerre héroïque : ‘Chargez, n. de D. ! Et mort aux Boches !…’ Ses blessures !… Son bras en pantenne !… Écoute en sonore ses oreilles en bourdon !… Bigle un peu le Soho de Londres dans le fog gluant des étrangleurs !… L’Afrique aux miasmes grésillants et le New York des damnés de la chaîne !… Enfin son retour dans la rance banlieue de Paris avec l’étude pour seule compagne » (H. Mahé, La Brinquebale avec Céline suivi de La Genèse avec Céline, Paris, Écriture, 2011, p. 27). On remarquera l’évocation des « oreilles en bourdon », détail décisif dans le prétendu Guerre (le « grand tonnerre de bourdonnement » : Céline, Guerre cit., p. 88), presque absent dans le Voyage, qui reviendra dans Guignol’s band I : « J’en avais encore plein les côtes de la connaissance chère acquise !… et puis dans l’oreille surtout ! Un tout petit bout de ferraille encore ! mais qui comptait comme sifflements !… à plus dormir !… » : (Céline, Guignol’s band I cit., p. 163-164).
  57. Céline, Lettres cit., p. 302. C’est nous qui soulignons.
  58. Céline, Guerre cit., p. 155.
  59. Raoul Farcy est soigné à l’hôpital de Hazebrouck, où il fait la connaissance de Ferdinand ; comme Cascade dans Guerre, il sera fusillé pour s’être volontairement blessé (mais à la main gauche) : cf. L.-F. Céline, Guignol’s band I cit., p. 268-269. Il est curieux que Pascal Fouché relève ces variantes moins pour reconstruire la genèse de ces brouillons, que pour exclure que le Cascade de Guignol’s band puisse être le même personnage de Guerre (puisqu’il ne sera pas fusillé !) : P. Fouché, Guerre dans la vie et l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline, in Céline, Guerre cit., p. 174.
  60. Céline, Lettres cit., p. 333.
  61. Ibid., p. 530. La grande littérature étant très souvent – n’en déplaise à Céline – une « formation de compromis » (pour utiliser un concept freudien) entre invention et contrainte, on pourrait se demander si la supériorité, à nos yeux incontestable, de Voyage au bout de la nuit dans l’ensemble de l’œuvre de Céline ne trouve pas une explication paradoxale dans la force de l’autocensure à laquelle l’écrivain était encore soumis en 1932. Cette hypothèse, qui ne contredit que d’une façon très superficielle notre appréciation du prétendu Guerre (dont plusieurs scènes, même parmi les plus outrées, sont à notre avis des réussites incontestables), mériterait une discussion théorique qu’il est évidemment impossible de développer ici.
  62. Dans l’interview déjà citée d’Alban Cerisier, on renverse d’une façon assez déconcertante la logique de ce constat. Après avoir admis que le style de Guerre est bien plus proche de celui du Voyage que de celui de Mort à crédit, le chargé de la conservation et de la mise en valeur des fonds patrimoniaux du groupe Gallimard, « archiviste issu de l’École des Chartes », ajoute : « Mais il y a, proportionnellement, beaucoup plus de sexualité dans Guerre que dans Voyage. C’est, du reste, l’un des indices sérieux qui peut plaider pour une rédaction de Guerre autour de 1934 », puisque Mort à crédit « comporte aussi des pages très ‘osées’ » (Alban Cerisier : « On est dans la forge de Céline » cit.). Il est assez surprenant qu’un chartiste puisse considérer comme un indice sérieux ce qui nous apparaît comme un contresens dérisoire.
  63. Qu’on se rappelle ce qu’écrivait Marcel Parisot à Louis Destouches : « Tu as été sur toutes les bouches et tous ont admiré ton héroïque courage » (Céline, Lettres cit., p. 136) ; le futur écrivain a d’ailleurs obtenu une mention du « Journal officiel » et même « L’Illustré national » lui a consacré un portrait, en novembre 1915.
  64. Céline lui-même le confie à une de ses amies, N…, à la fin de janvier 1933 : « Ici j’ai des ennuis avec ma mère qui se mêle du Voyage aussi et qui n’aime pas le rôle qu’elle y trouve etc… – Toute cette imbécillité des petits bourgeois qui se retrouvent partout et ne pensent qu’à leur stupide vanité. […] Personne ne peut tolérer la vérité » (L.-F. Céline, Lettres à des amies, textes réunis et présentés par C.-W. Nettelbeck, Paris, Gallimard, 1997, p. 94). Certaines séquences du prétendu Guerre, celles notamment où il est question de la décoration militaire de Ferdinand, s’inspirent directement de la réalité biographique de leur auteur : elles auraient certainement blessé sa famille.
  65. Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit » cit., p. 50 (B.N.F. NAF 26970, f. 68).
  66. Céline, Guerre cit., p. 99-100.
  67. Céline, Voyage au bout de la nuit cit., p. 47.
  68. Céline, Guerre cit., p. 68.
  69. Ainsi dans une lettre de Céline à Joseph Garcin, écrite en septembre 1930 : Céline, Lettres cit., p. 297.
  70. Céline, Guerre cit., p. 34.
  71. Ibid., p. 26.
  72. Ibid., p. 27-28.
  73. « J’avais appris en deux mois à peu près tous les bruits de la terre et des hommes » : ibid., p. 36.
  74. Ibid., p. 92.
  75. Ibid., p. 93.
  76. Ibid.
  77. Ibid., p. 60.
  78. Ibid., p. 59.
  79. Ibid., p. 107.
  80. Ibid., p. 65.
  81. Ibid., p. 106.
  82. Ibid., p. 107.
  83. Ibid., p. 117.
  84. Ibid., p. 136. Un peu plus loin : « Tout le présent était pour Angèle, tout pour le cul » (ibid., p. 138).
  85. Nous rappelons que ce syntagme très célèbre, « petite musique », fait son apparition dès le manuscrit du Voyage, dans un passage aux fortes implications métalittéraires : « Quel entrain ça donne à votre petite musique » : Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit » cit., p. 218 (B.N.F. NAF 26970, f. 327). Régis Tettamanzi a bien remarqué cette occurrence lexicale, biffée par Céline, dans son introduction : R. Tettamanzi, Point de départ et point d’arrivée, in Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit » cit., p. XI.
  86. Céline, Guerre cit., p. 60.
  87. Céline, Voyage au bout de la nuit. « Seul manuscrit » cit., p. 71 (B.N.F. NAF 26970, f. 95bis).