01/02/2018 - 31/07/2024

Enquête génétique sur les pratiques d’écritures numériques de Jacques Derrida

Le projet « DERRIDA HEXADECIMAL » porte sur l’exploration des disques durs de Jacques Derrida avec les méthodes de la criminalistique numérique afin de mettre en évidence les stratégies d’écriture qui furent les siennes. L’ITEM est spécialisé dans la génétique textuelle qui appréhende la démarche cognitive des écrivains à partir de leurs brouillons. Avec le numérique, les brouillons et, plus généralement, les manuscrits sur des supports papier disparaissent. Ils sont — ou seront — remplacés par des supports informatiques qui enregistrent, selon des modalités radicalement nouvelles, toutes les opérations d’écriture. Généralisant la génétique textuelle aux dispositifs numériques de stockage, ce projet constitue une première. Nous nous intéresserons en particulier aux traces de réécritures présentes sur les disques après effacement et conservées dans la structure informatique interne des fichiers. Dans une première approche, macrogénétique, on structurera le foisonnement des sauvegardes effectuées par Derrida en reconstituant sous forme d’arbre phylogénétique  les filiations entre des données apparemment hétérogènes ; ceci permettra de constituer un corpus génétique pertinent de sources nativement numériques. Une seconde approche, plus microgénétique, reconstruira le(s) processus d’élaboration.

 

Responsable du projet :
Aurèle Crasson (ITEM)

Membres de l’équipe :

Laurent Alonso (LORIA)
Aurèle Crasson (ITEM),
Jean-Gabriel Ganascia (LIP6)
Jean-Louis Lebrave (ITEM)
Jérémy Pedrazzi (ITEM)

-> Maëlle Dagot, (Stagiaire – Master 2 de TAL. Université Paris Ouest, Nanterre)
-> Léandre Bécard (Stagiaire – Licence 3A Humanités. Université de Caen Normandie)

Projet soutenu par l’EUR Translitterae et le DIM Sciences du texte et connaissances nouvelles.

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Ce projet comporte plusieurs dimensions :

  • Construire une archive inédite à partir des traces numériques et la donner à voir ;
  • Élaborer un dossier génétique à partir des traces numériques et l’analyser en le comparant aux archives papier du philosophe.
  • Comprendre comment s’est forgée et transformée la notion d’archive chez Jacques Derrida au cours du passage de l’écriture manuscrite à l’écriture sur ordinateur.
  • Exploiter les outils d’analyse et de comparaison de textes, notamment Medite, pour analyser les fichiers
  • Explorer comment le traitement de texte a interagi avec la créativité verbale de Derrida (« lapsus digitorum », néologismes, concepts, lexique d’enregistrement des fichiers, arborescence informatique, etc).

Objectifs

  • Extraire les données et les traces génétiques des différents supports numériques
  • Les rendre accessibles en développant des systèmes de circulation au sein d’archives numériques hétérogènes et non indexées (visualisation de données) et en adaptant les dispositifs d’édition génétique élaborés à partir des dossiers papier au foisonnement des données numériques
  • Exploiter ces données afin d’identifier les caractéristiques de l’invention scripturale propre à Derrida, et notamment l’invention linguistique (création de néologismes, mots-valise, jeux de signifiant, …) et l’élaboration des concepts
  • Produire un manuel de génétique forensique destiné aux chercheurs désirant exploiter des archives numériques

Derrida avait 56 ans lorsqu’il a acquis son premier ordinateur, sur l’insistance de ses amis américains qui l’ont convaincu de surmonter ses réticences. Comme il l’a affirmé lui-même à plusieurs reprises, l’ordinateur est d’abord pour lui une machine à écrire perfectionnée, une « machine à traitement de texte ». Il est néanmoins probable que son interaction avec cette « machine » a évolué et s’est enrichie.

Ses archives sont donc un témoignage de premier plan sur la phase de transition, au cours de laquelle, à la fin du XXe siècle, des scripteurs professionnels particulièrement habiles et inventifs dans l’utilisation créative des outils traditionnels (papier-stylo, machine à écrire) se sont progressivement transformés en utilisateurs du traitement de texte et, plus généralement, ont complété ou remplacé leurs archives personnelles sur papier par une archive numérique.

La génétique et l’écriture nativement numérique (« born digital »)

L’écriture nativement numérique modifie à la fois le processus d’écriture et les traces qu’il laisse derrière lui et qui constituent depuis toujours l’objet d’investigation de la critique génétique.

Modification du processus d’écriture : si on commence à connaître relativement bien les pratiques d’écriture « classiques » inscrivant une trace graphique sur un support, on sait peu de choses sur la manière dont un scripteur interagit avec un clavier et un écran (cf. Anis-Lebrave 1987 et Lebrave 2001 pour des explorations anciennes). La mise en relation des déclarations de Derrida sur la manière dont il s’est approprié la « machine à traitement de texte » avec les pratiques que l’exploration forensique contribuera à améliorer nos connaissances dans ce domaine.

 

Modification des traces, et donc de la recherche génétique, qui doit adapter sa méthodologie et peut-être ses concepts fondamentaux.

Sa méthodologie : elle perd tout ce qui fait la richesse sémiotique de la page manuscrite. Alors que celle-ci donnait autant à voir qu’à lire, et que la reconstitution du processus d’écriture passait par une analytique du visible et du lisible, l’exploitation des données nativement numériques ne dispose plus que des traces textuelles dont seule une partie a été volontairement sauvegardée par le scripteur – et dont une partie peut avoir été accidentellement perdue par réécriture (le disque dur palimpseste).

Les opérations (addition, suppression, substitution, déplacement) identifiées jusqu’à présent par interprétation des traces graphiques découpant les données textuelles (le visible) devront désormais être reconstituées par la seule comparaison des données textuelles (le lisible) fournies par l’exploitation forensique des supports numériques.

En revanche, alors que le temps, troisième dimension du processus d’écriture, n’était accessible qu’indirectement à travers sa projection dans l’espace bidimensionnel de la page manuscrite, on peut espérer qu’il sera directement reconstituable à partir des traces numériques, ce qui contribuera à une meilleure connaissance des processus cognitifs mis en jeu dans l’écriture.

Évolution des concepts

La meilleure connaissance du déroulement temporel du processus d’écriture (micro-génétique) et la préservation potentielle des états successifs sur les différents supports numériques (macro-génétique) aura très probablement une incidence sur plusieurs concepts clés de la génétique, notamment sur l’opposition entre corrections « au fil de la plume » et corrections tardives, sur la distinction devenue classique entre écriture à processus et écriture à programme (Hay 2002), et plus généralement sur la définition de ce qu’est un dossier génétique.

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Bibliographie

Anis, Jacques et Lebrave, Jean-Louis (eds) (1987), Le texte et l’ordinateur. Linx n° 17. Centre de recherches linguistiques de l’université de Paris  Nanterre

Bourdaillet J., Ganascia J.-G., Lebrave J-L., « Topologie et génétique textuelles : un dialogue médié par la machine. » In Revue Lexicometrica, Numéro thématique « Topographie et topologie textuelles », 2009, ISSN 1773-0570

Hay, Louis (2002), La littérature des écrivains. Questions de critique génétique. Paris, Corti

Ganascia J.-G., Lebrave J.-L., « Trente ans de traitement informatique des manuscrits de genèse », in Critique génétique: concepts, méthodes, outils, ouvrage paru sous la direction de Olga Anokhina et Sabine Pétillon, collection Inventaires, imec éditeur, pp. 68-82, (2009)

Kirschenbaum, Matthew G. (2008), Mechanisms. New Media and the Forensic Imagination. Cambridge (Massachusetts), London (England), The MIT Press

Kirschenbaum, Matthew G. (2016), Track Changes. A Literary History of Word Processing. Cambridge (Massachusetts), London (England), The Belknap Press of Harvard University Press.

Kirschenbaum, Matthew G., Ovenden, Richard, Redwine, Gabriela (20120), Digital Forensics and Born-Digital Content in Cultural Heritage Collections. Washington, D.C., Council on Library and Information Resources

Lebrave, Jean-Louis (2001), « Comment écriront-ils ? ». Diogène n° 196, Retour vers le futur. Supports anciens et modernes de la connaissance, p. 163-171

Lebrave J-L, Ganascia J-G, Edition et traitement automatique de manuscrits, texte écrit pour l’école thématique « Manuscrits, Ecriture, Invention », 20-24 septembre 2004, Abbaye d’Ardenne, Caen.

Lebrave, Jean-Louis (2011), “Computer forensics: la critique génétique et l’écriture numérique“. Genesis n° 33, p. 137-147

Lebrave, Jean-Louis (2010), « Post-scriptum – L’ordinateur, Olympe de l’écriture ». Genesis n° 31, pp. 157-159

Ries, Thorsten (2010), “die geräte klüger als ihre besitzer“. Philologische Durchblicke hinter die Schreibszene des Graphical User Interface. Überlegungen zur digitalen Quellen Philologie, mit einer textgenetischen Studie zu Michael Speiers ausfahrt st. nazaire. Editio, n° 24, p. 149-199

Ries, Thorsten, (2018), “The rationale of the born-digital dossier génétique: Digital forensics and the writing process: With examples from the Thomas Kling Archive.” Digital Scholarship in the Humanities, Volume 33, Issue 2, 1 June 2018, Pages 391–424, https://doi.org/10.1093/llc/fqx049