« La décomposition de tous les sens dans les lettres qui les écrivent, le trouble qui en naît, la vacillation du bout de la plume qui écrit entièrement dans l’ombre de la faute lapsaire, le contact même avec l’orient de l’oral et la désorientation de l’écrit, tel est le "sens"  de la littérature.
Un sens décontextualisé, inorienté. Aussi inorienté que le temps qui naît du langage.
Un sens qui perd pied et se renverse sur le dos dans sa source. »
Pascal Quignard, Sur le jadis, Grasset, 2002, 169

Etudier l’écrit à partir des traces laissées lors du procès de son "écriture" fait apparaître le nouage serré entre système de la langue, tenue de l’énoncé final et processus d’élaboration énonciative. La présente contribution tente de repérer des éléments de dénouement de cette complexité constitutive de l’écriture.

I. Genèse du texte et énonciation

Énonciation, textualisation et temporalité multiple.

J’entends par textualisation le processus énonciatif de mise en ordre des éléments de langue au cours d’une production écrite. Ces éléments sont repérables par l’approche linguistique qui permet de les "reconnaître"1  et d’en expliciter les enjeux.

L’écrit est saturé énonciativement ; on ne peut que le déplier, en exposer la configuration dans la distinction de ses éléments, pour en apercevoir la complexité mais non le "simplifier" car la forme énonciative fabrique et le contenu et le sens du texte.

Aussi, exposer la genèse de la configuration énonciative, cela ne signifie pas en extraire des éléments : l’extraction dénaturerait la configuration qui tient le discours, en l’occurrence le texte : chaque élément doit être considéré dans son emprise énonciative. Il est possible, en revanche, de choisir des points de vue (éléments syntaxiques, éléments lexicaux, tel ou tel type de marqueur…), mais en sachant qu’il s’agit d’un point de vue qui ne permettra pas de séparer les éléments de l’ensemble.

L’écrit s’élabore sur deux dimensions : la langue et la manuscription. La langue permet d’expliciter les choix (lexicaux, syntaxiques, temporels verbaux) de l’écrivant. La manuscription inscrit ces choix dans leur succession c’est-à-dire dans le temps de leur inscription génétique, inscription dont il reste des traces visibles.

Par ailleurs, le dire du texte impose une succession narrative, discursive qui doit en passer par la langue qui elle, impose des temps verbaux appropriés, syntactisés.

L’écrit appréhendé sur manuscrit est donc fonction de diverses temporalités :

Temps narratif du texte fini, de l’énoncé arrêté.

Temporalités des campagnes d’écriture : successivités diverses des repentirs

Temporalités énonciatives propres à chaque couche, à chaque révision du texte

Cette question de temps divers et combinés – successivité génétique, chronologie/diachronie textuelle et temps linguistiques énonciatifs – est véritablement la question la plus pertinente et la plus difficile. Nous l’aborderons à partir d’exemples divers.

Ces temporalités croisées sont fonction du rythme psychique invisible du scripteur. Invisible, sauf événement qui laisserait une trace matérialisée sur le support d’écriture, une trace graphique.

Geste psychique d’écriture

Le "manuscrit-texte" – c’est-à-dire considéré non en tant qu’objet mais en tant que texte en cours d’élaboration – est un ensemble sémiotique composé de graphique verbal identifiable comme tel, et de graphismes divers et variés pas toujours référentiables.

Un sujet qui écrit traverse le système de la langue, et en le traversant « capitonne » le système dans un système discursif et énonciatif et qui lui appartient, système où s’expriment, à la fois son intention consciente, en principe contrôlable et des éléments inconscients incontrôlés. Autrement dit, en traversant le commun à tout un chacun de la langue, le sujet fore sa voix énonciative singulière. Dans le cadre de la subjectivité reconnaissable en langue, telle que Benveniste l'a posée2, je fais place à la notion de singularité. Le champ de la singularité ne peut s'ouvrir que si est acceptée l'idée qu'est intéressé au langage – et pris dans le langage – un sujet et non seulement une "conscience" phénoménologiquement descriptible. Autrement dit, la singularité spécifique repérable à l’intérieur de la subjectivité énonciative se soutient d’une prise en compte de la présence de l’inconscient dans toute activité langagière.Le geste physique d’écriture laisse les traces de cette traversée linguistique et psychique sur le support d’écriture. C’est cet ensemble complexe, fait de neuro-physiologie, cognition, conscience, inconscient mais fait aussi de pensée réflexive et d’imaginaire et qui s’anime lors de la production scripturale, que j’appelle geste psychique d’écriture.

Le manuscrit représente l’archivage de ce geste3. Archivage, cela signifie un ensemble de traces à reconnaître, à déterminer et à ordonner. Les traces étant les marques de l’engagement du sujet écrivant dans son geste. Si elles ne permettent pas d’analyser les motivations du sujet, leur observation permet, en revanche, de saisir quelque chose de la gestation du texte.

« Le lecteur qui saisit un livre est dans l’incapacité de pressentir la métamorphose qui lui a donné le jour (le transport de l’incertitude textuelle et manuelle dans sa netteté typographique et physique. Sans doute peut-il évoquer celui qui l’écrivit, s’interroge-t-il sur ce qu’il prétendit faire etc., mais seul le liber, l’opus est questionné, à l’extrême rigueur le scriptum : non la scriptio, non la contingence et la chimère de l’operatio. »4

Établir la genèse d’un texte c’est analyser les traces du sujet en tant qu’il accomplit ce geste psychique dans le temps de l’operatio. Ces traces permettent, par l’observation du scriptum, d’éclairer la scriptio, autrement dit, le processus de textualisation.

II – La question du détail et de l’imprévisible

Comme le signale Liliane Louvel, dans l’introduction du volume intitulé Le détail, « le détail fait écart et signe, il donne à voir et égare »5

Enjeu du détail pour la genèse

La problématique du détail est une problématique herméneutique très générale qui, prise depuis le point de vue génétique est d’un enjeu fort important. Du point de vue génétique, le détail est pris dans le processus de textualisation dont il fait partie et dont il est aussi partie prenante : dépendant de la textualisation, il a, en retour, des effets sur le processus d’écriture.

Dans son article « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice »6. Carlo Ginzburg fait apparaître « l’analogie existant entre la méthode de Morelli, celle de Holmes et celle de Freud . Dans les trois cas dit-il, des traces parfois infinitésimales permettent d’appréhender une réalité plus profonde, qu’il serait impossible de saisir par d’autres moyens. Des traces : plus précisément des symptômes (dans le cas de Freud), des indices (dans celui de Sherlock Holmes), des signes picturaux (dans celui de Morelli) ». Nous pourrions ajouter : des graphes dans le cas de la génétique des textes. Ginzburg insiste sur l’importance pour Freud de la lecture de Morelli dans les essais duquel il voit « une méthode d’interprétation s’appuyant sur "vétilles matérielles", des détails habituellement jugés comme dépourvus d’importance mais permettant d’accéder aux productions les plus élevés de l’esprit humain. ».

Dans son ouvrage L’inconscient esthétique7, Jacques Rancière poursuit cette réflexion, et signale que « cette méthode du détail peut elle-même se pratiquer de deux manières […]. Il y a d’une part le modèle de la trace que l’on fait parler, où on lit l’inscription sédimentée d’une histoire » et « il y a l’autre modèle qui voit dans le détail "insignifiant" non plus la trace permettant de remonter un processus, mais la frappe directe d’une vérité inarticulable, s’imprimant sur la surface de l’œuvre en déjouant toute logique d’histoire bien agencée, de composition rationnelle des éléments […] Le détail fonctionne alors comme objet partiel, fragment irracordable qui défait l’ordonnancement de la représentation pour faire droit à la vérité inconsciente… »8.

Nous retrouvons avec ces deux « modèles » ce qui nous intéresse dans le travail de l’énonciation sur manuscrit : le repérage de points d’épinglage entre trois dimensions toujours présentes dans toute expression langagière : l’universel (l’univers de la langue utilisée par l’auteur), le particulier (l’espace langagier de l’écrivain), le singulier (lalangue privée de l’écrivain-écrivant, pour reprendre ce terme lacanien). Ces points d’épinglage font parfois événements et distribuent leurs traces sur les éléments matérialisés du manuscrit.

Dans cette perspective, l’enjeu de la question du détail pour la genèse est double : théorique et méthodologique.

D’apparence inconsistante ou négligeable, inutile, le détail peut se révéler signifiant pour l’ensemble d’un dossier et, par ailleurs, emblématique ou symbolique, il peut orienter une interprétation.

Si la genèse repose sur le repérage exhaustif des détails, les repérer suppose de ne jamais les isoler, les extraire artificiellement de l’ensemble d’où ils sont issus : le détail ne vaut que par l’ampleur et la reconnaissance de l’espace sur lequel il repose. Inversement, il peut faire bouger cet espace. Le détail est un élément multidimensionnel et éminemment dialectique.

La prise en considération du détail constitue le fondement de la méthodologie génétique. Objet-limite, il ouvre toujours une perspective de différence. Tout détail met en mouvement une série dialectique entre la partie et le tout, l’un et la quantité, le minuscule négligeable face à l’ensemble, la gratuité, l’évitable et la nécessité. C’est de cette place de pivot d’une série que le détail tient sa séduction et sa pertinence.

Du point de vue méthodologique, le détail mobilise divers types d’interrogations : comment le reconnaître ? comment le traiter ? comment conserver son rapport avec l’ensemble ? comment repérer ce qui, de l’ensemble, se retrouve en lui ?

La question du détail a ainsi toutes les chances de devenir pertinente pour la question du style car il se tient au lieu même du croisement à la fois nécessaire et pourtant antinomique entre général et singulier. Général : modèles, constructions, structures générales, genre. Singulier : conditions particulières, intervention, événements imprévisibles mais réitérés et reconnaissables pour un même auteur.

De fait, le détail d’une œuvre révèle la création, l’expose, indique un point du processus créatif. Car, en effet, dans la nature il n’y a pas de détail, seul le regard pointant quelque chose voit ce quelque chose comme un détail tout en le déterminant. Un détail, dans une œuvre, peut-être une signature du créateur mais il est aussi une signature de la présence de l’observateur, car le détail lu est lieu de reconnaissance d’un objet et de projection.

La question de l’inattendu et de l’imprévisible : les événements d’énonciation

C’est dans cette prise en considération – et mise en perspective du détail – que peut s’inscrire, au niveau de la genèse textuelle, la notion d’événement d’énonciation élaborée par ailleurs en linguistique9.

La notion d’événement

Si l’accident a rapport avec le réel extérieur à l’écriture (par exemple une tache qui occulterait un mot et obligerait l’auteur à réécrire, ou bien la perte d’un manuscrit…) ce que je désigne sous le terme "événement" est une trace du for intérieur.

Au cours d'une énonciation, l'instance de parole singulière entre parfois en conflit avec ce qui est en train d'être dit en discours. Elle en hétérogénéise alors, de façon tangible, le cours, la linéarité pour apparaître dans certaines marques-symptômes, dont le plus repérable est le lapsus. Ces marques-symptômes s'appuient forcément sur l'occasion linguistique présente ou en train d'advenir dans l'occurrence énonciative. Lorsqu’un "événement d'énonciation" prend lieu sur la page : quelque chose du non-à-dire, se disant tout de même, apparaît inopinément dans le cours d'un discours, rompant la linéarité tangible de celui-ci (oubli de mot, troncation de mot, lapsus)10. Un « événement d’énonciation » est un élément faisant effraction dans une chaîne discursive déplaçant, de ce fait, ou suspendant pour un temps l’énonciation en cours11. L’événement n’est pas une simplification, il est une condensation : il condense en un point – de détail – le fonctionnement énonciatif. La saillance événementielle alerte le linguiste analysant le discours que tout ne se passe pas sur une linéarité homogène, il se pose alors certaines questions : qu'est-ce qui de la plasticité de la langue a été mobilisé ? Qu'est-ce qui, de cet événement en énonciation échappe au discours ? Mais qu'est-ce qui dans le même temps en constitue l'accroche ? Enfin, quel effet cet "événement" a sur le déroulement d’un discours, d’une élaboration textuelle ?

L’événement d’énonciation graphique.

L’événement d’énonciation graphique se constitue comme signe d’intersection des différentes temporalités de différentes natures. Le sujet scripteur prend occasion des matériaux présents : formes linguistiques, linéarités discursives, condition liées au support et outils d’écriture pour écrire quelque chose de lui à son insu.

Ce repérage des marques n’engage pas dans une explication de la "pensée" du scripteur à laquelle nous n’avons pas accès, mais elle engage à accepter ce qui se dit là.

Voici un exemple12

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Transcription de la réponse : Oui. Le mot exact n’est jamais exactement ce qu’il cherche, dans sa sonorité et sa graphie – le mot qui fait défaut. Il entraîne toujours ailleurs que là où on aurait voulu.

La substitution « le mot qui fait défaut » à « ce qu’il cherche » peut apparaître comme un détail de réécriture, elle est cependant chargée : « le mot » devient « ce », un mot absent devient ce qu’il cherche.

L’"événement graphique" est un « événement d’énonciation » dans la mesure où il est matérialisé graphiquement. Cela suppose la matérialité verbale écrite mais à ce verbal s’ajoute des possibilités graphiques qui, isolées, ne constitueraient pas une forme, ou un élément linguistique, mais conjuguées aux formes linguistiques écrites normées, repérables – prises elles-mêmes dans une configuration énonciative – participent, en discours, des formes linguistiques. La langue les constitue en même temps qu’ils ne sont pas seulement de la langue : leur aspect sémiotique (graphique pur) dépasse le système de la langue sans pouvoir s’en abstraire. La langue englue le graphique.

III – Les Formes possibles d’événements d’énonciation graphiques.

L’espace imparti à ma contribution à cet ouvrage ne me permet de proposer que quelques exemples, cependant, un relevé plus important en cours devrait me permettre de réaliser une typologie.

Intrication entre graphisme et langue

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Cette note13 – écrite – par un écrivain confirmée fait apparaître de l’oral intériorisé écrit. La relecture immédiate faite au moment de l’écriture permet à l’écrivain en train d’écrire d’entendre sa propre phrase. Est alors perçue l’ambiguïté possible entre ne plus vivre et vivre plus. Le support écrit permet à l’écrivant, sans répéter la phrase ni le dernier segment14, d’utiliser un signe graphique "+" pour désambiguïser. En désambiguïsant, les deux sens opposés possibles en langue sont donnés : l’un in abstentia : ne plus, l’autre in praesentia : plus.

Le sujet écrivant, hésitant devant la prise de conscience de l’ambiguïté investit le caractère sémiotique du support d’écriture, le graphisme, pour choisir.

Intrication entre geste psychique de l’écrivain en train d’écrire et élaboration fictionnelle en train de se faire.

Cela se marque souvent par des traces indiquant une hésitation insistante.

L’exemple suivant est extrait d’un brouillon de Nancy Huston15

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Il y a, ici, rencontre entre l’ambiguïté de l’écrivain-écrivant quant à l’énonciation hic et nunc du mot "morte" et l’incertitude du narrateur fictif quant à l’emploi de ce même mot, dans son récit, par son personnage. L’énonciation énonce le geste d’écriture du scripteur en même temps qu’elle construit un énoncé narrant l’écriture d’un passage d’une lettre. L’observation du manuscrit laisse apparaître le personnage venir à la rencontre de l’écrivain en acte d’écrire. En effet, sur le manuscrit, la première occurrence du mot "morte" barrée est barrée par le scripteur, la rature se fait dans la ligne, la réécriture est ponctuée par un point et un soulignement : même mouvement d’écriture entre graphie, puis rature, puis re-graphie de ce mot fatidique.

La butée sur ce mot – événement d’écriture – passe de l’écrivain scripteur au narrateur qui la reprend au compte de son personnage et la récupère en fiction. On le voit aussi, un seul mot est en jeu, un seul ; il ne s’agit pas d’une hésitation entre divers mots possibles, non, mais à un balancement entre l’inscription d’un mot et son effacement. L’hésitation dont il s’agit ici ne concerne pas la recherche du mot juste parmi d’autres mots possibles, cas que l’on trouve souvent dans les manuscrits avec inscription de paradigmes divers suscitant le choix, il s’agit, ici, d’une hésitation exclusive et dichotomique : écrire le mot "morte" ou l’effacer pour ne pas l’avoir écrit, mais… il est déjà trop tard.

Le mot "morte" est balancé entre son refoulement par le sujet scripteur (écrivain écrivant) qui accomplit le geste d’écriture sur le manuscrit et l’énonciation du narrateur dans la fiction du texte. Le mot est "balancé" cela signifie que son espace d’inscription ne peut être que celui de l’hésitation entre exhibition et effacement, hésitation dans le geste d’écriture où se rencontrent écrivain-scripteur et narrateur sur ce même matériau que sont les mots de la langue. La rature exhibe le mot qu’elle répète16, la fiction énonce l’hésitation continue. Il y a ainsi deux temps qui peuvent être dégagés : une hésitation fondamentale, psychique entre l’exhibition du mot et son effacement, le deuxième temps, récupéré dans la fiction, refoule ce refoulement du mot "morte".

Les compacifications de mots.

L’exemple suivant est extrait du manuscrit de L’avenir dure longtemps de Louis Althusser

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Nous pouvons lire sur la dernière ligne du f°88 et la première du f° 8917 (transcription linéarisée) :

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Le mot même est inscrit cinq fois ; « unemêmeangoisse » n'a pas été entièrement corrigé à la relecture, juste un trait entre "même" et "angoisse" mais pas entre "une" et "même"18. Ce mot compacté, qui ne constitue pas à proprement parler un mot-valise, densifie l’expression du désir de fusion et de ressemblance. Le refus de l’espace entre un et même ajouté à l’évitement, pour un temps, de l’espace entre même et angoisse énoncent graphiquement et, de fait, explicitement, l’identification fusionnelle entre l’"autre" et l’angoisse. Stricto sensu, cette identification est donnée à voir : cet acte manqué d’écriture prend l’apparence d’un acting out.

Cette compacification (comme tous les exemples que nous pourrions donner) prend sens dans et par l’ensemble du dossier génétique mais sa saillance constitue un élément pertinent pour l’interprétation.

Les lapsus proprement dit.

Un lapsus se distingue d’une simple faute de frappe ou d’une simple faute d’orthographe. Mais, pour advenir, il fait feu de tout bois, de toute matérialité langagière, il peut donc utiliser les touches du clavier, ou le système grammatical et orthographique pour se constituer.

Deux grandes classifications peuvent être faites en ce qui concerne le lapsus écrit : une classification selon la matérialité graphique utilisée et une classification selon sa place en discours. Seuls des exemples extraits de leur contexte sont proposés ici, mais il est clair que comme tout détail un lapsus ne peut être repéré que dans son lien à l’ensemble d’un dossier génétique.

Diverses matérialités graphiques

Lapsus et faute de frappe.

Il est nécessaire d’observer les "fautes" en fonction de la place des lettres sur le clavier.

Dans l’exemple suivant des fautes de frappe se trouvent dans le cotexte d’un lapsus, leur présence fait alors office de critère pour distinguer un lapsus dans leur cotexte :

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Les fautes de frappes dues à la proximité de touches sur le clavier (, et n ; ^et p et "o" et "p"), sont peu nombreuses et permettent de reconnaître les signifiants déformés. Mais, « térier » est bien un lapsus, le "m" et le "t" ne sont pas du tout proches. Le signifiant n’est pas seulement déformé, il est manqué et substitué. Le contexte profond à l’intérieur duquel le lapsus est recueilli, permet d’entendre un lapsus.

Lapsus et rature.

Toute rature n’est pas un lapsus, mais un lapsus peut être attesté par une rature. En dépliant le fragment suivant selon sa genèse nous découvrons un phénomène tout-à-fait intéressant : un lapsus par correction

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Grâce aux différentes matérialités (machine + graphie + couleurs d’encre) nous pouvons déplier la chronologie du geste scriptural qui expose un lapsus syntaxique et non un simple un échange de mot. La première correction, différée par rapport au premier jet, est mobilisée pour faire lapsus, un lapsus qui sera corrigé dans la seconde correction, elle-même différée par rapport à la première.

Place et répétition dans le discours

L’étude de genèse d’un long corpus permet d’observer la façon dont les traces graphiques s’insèrent dans leur contexte : du cotexte au contexte à dimension variable, du passage à l’œuvre et même à l’ensemble des archives disponibles. Une analyse dialectique est alors possible des effets du "détail" graphique sur l’ensemble du texte et par suite sur sa genèse, et inversement, de comprendre le détail par l’ensemble.

Le travail que j’ai mené sur les manuscrits des autobiographies d’Althusser, contexte quasiment exhaustif, me permet de faire un classement entre lapsus-hapax  (attestation isolée) et lapsus récurrents dont la récurrence fait discours.

Les lapsus hapax ne se présentent qu’une seule fois dans la texte. Le lapsus suivant montre une butée répétitive sur un seul mot : « meurtre »

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Althusser, tapuscrit de L’avenir dure longtemps, f°174 (5)

Transcription de ce passage :

Il me dit qu’il vient de faire "le tour de Paris" pour expliquer la situation à tous ceux qu’il pouvait rencontrer afin de couper court à toutes les "accusations de mertre" pertre" meurtre" meurtre ou de négligence de sa part".

Le lapsus est à "ressort" : deux essais successifs entachent irrémédiablement le mot "juste" : le signifiant meurtre prévu par le discours dont la linéarité était en cours.

Le scripteur autobiographe s’y reprend à quatre fois. La première occurrence de « meurtre » est densifié par « pertre » et « mertre », c’est-à-dire des formes de langues reconnaissables dans la transgression qu’elles opèrent : dans « pertre » on retrouvre "perte" et "père" et dans « mertre », on retrouvre "mère". Les butées sont successives : mertre pertre meurtre La longue rature englobant les trois graphèmes donne à voir le travail associatif derrière le mot.

La première inscription du mot « meurtre » est intimement signé par les événements associatifs et linguistiques dont il est le lieu : marques d’hésitations, d’affleurements de sens non stabilisés ; il est signé aussi par la rature qui englobe les trois. Il a fait effraction dans le discours/récit qui rapportait l’éventuel meurtre d’un autre.

Dans cet exemple, « meurtre » n’est pas dédoublé bien que répété, il est clivé. Un même signifiant expose deux signifiés différents. Un signifié renvoie à un meurtre particulier – lui-même dédoublé – et, en tout cas, difficile à "qualifier" (pour employer un terme juridique, s’agit-il, en effet, d’un " mèricide" ou d’un "pèricide") et qui vient événementer le discours du récit où allait s’inscrire, et arrive à s’inscrire finalement un signifié discursif qui renvoie à ce meurtre éventuel dont on pourrait accuser la personne dont on rapporte le récit.

Le détail de cette rature particulière est chargé et concentre une possibilité pertinente pour l’interprétation d’ensemble du dossier.

Les lapsus-discours

Il s’agit de lapsus récurrents dont la récurrence, à l’intérieur d’un ensemble génétique fait discours, discours dont le contenu est identifiable. Ils peuvent éclairer tout un aspect de la genèse d’une œuvre. Inversement seule la profondeur génétique permet de les repérer, les reconnaître et les travailler. Dans le corpus des autobiographies d’Althusser, j’en ai repéré plusieurs séries.

- Série des personnes ("je" et "il") portées par un même verbe conjugué 

Dans cette série (pour laquelle une quinzaine d’exemples ont été relevés) où l’auteur fait porter par un même verbe la première et la troisième personne du singulier : "je" et "il". J’était peut être interprété comme signifiant : j’étais moi et j’était un autre.19

- Série s/désir

L’inscription du mot désir  donne lieu, la plupart du temps, à un accident : « désir » est préalablement écrit « sésir » qui phoniquement renvoie à "saisir".

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Du fait de la proximité, sur le clavier des touches "d" et "s" le lapsus est soumis très fragilement à interprétation. Sur le plan morphologique, il y a simple substitution d’un phonème. Sur le plan sémantique, on voit bien que les deux mots appartiennent à des séries bien différentes et même opposées : paradigme actif/passif, paradigme verbe/substantif, paradigme positif/négatif.

  • Série de butées sur le mot "aimer"

Cette butée fait disparaître le "m" et apparaître "aï". Du point de vue du signifiant "aimer", il est intéressant de noter que la lettre disparue, le "m" nomme phonétiquement le mot disparu dans le lapsus.

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Conclusion

Le fait de dé-couvrir des événements graphiques nous permet d’approcher au plus près du mystère de la création textuelle. Ces détails événementiels ne nous expliquent pas les motivations singulières du sujet écrivant à qui cela advient. Cependant, ces événements nous exposent en "précipité" la façon dont fonctionne l’écriture.

S’arrêter sur les événements graphiques aide à comprendre la saturation énonciative incontournable, qui n’a pas d’extérieur. Ainsi, on ne peut dire deux mots à la fois, mais un lapsus, une compacification de mots transgresse cette loi : deux mots sont écrits, sans que la langue ne soit transgressée : la saturation n’est pas "trouée" elle est, en un point, condensée, précipitée. Le dépliement d’une telle condensation transgressive fait comprendre le fonctionnement énonciatif banal.

Mais l’enjeu va bien au-delà et concerne pertinemment le processus créatif d’écriture. En effet, l’événement graphique est le lieu d’une intimité, intimité du sujet scripteur qui devient l’espace d’une confrontation entre l’analyste de manuscrit et les traces du scripteur. Lieu d’intense fascination.

L’événement d’énonciation graphique est un espace bouleversant (au sens originel grec du terme, katastrophé), un lieu où se condensent par leur point de nouage singulier formes de de langue, possibilités matérielles de scription et dire du sujet. Il est bouleversant parceque c’est un lieu identitaire : c’est le lieu d’une signature non réfutable. Baudelaire parlait de « l’émeute du détail ».

Le geste psychique d’écriture qui conduit à un événement d’énonciation graphique est un geste d’identité. Et c’est bien en cela qu’il contribue à l’étude du style d’un auteur. Ainsi, la vivacité du timbre de Nancy Huston peut être comprise, pour une part par cette capacité que nous avons dé-couverte de récupérer son geste psychique d’écriture pour le compte d’un personnage de sa fiction en cours de création.

La genèse des traces d’événements graphiques (habitus ou hapax) pourrait contribuer à appréhender le style. Le style est la composition qui résulte de cette traversée non volontaire, en partie consciente, en partie inconsciente, dans la composition de la matérialité linguistique qui sature les énoncés. Les traces événementielles singulières telles que nous venons de les voir participent du style et nourrissent celui-ci en habitus reconnaissables, elles inscrivent – de fait – dans la trame qui restera souterraine, quelque-chose du sujet en train d’écrire. Jacques Derrida le dit : « Se refusant à la substitution, le timbre n’est-il pas de l’ordre de l’événement pur, la présence singulière, le sourdre même de la source ? Et le style, n’est-ce pas dans l’écriture l’équivalent de cette vibration unique ? […] le style, suppléant le timbre, tend à répéter l’événement de présence pure, la singularité de la source présente à ce qu’elle produit »20

Chercher les traces, les repentirs, les "entendre" sous la peau du texte, Pascal Quignard dans Sur le jadis y insiste :

« Que le visible ne s’interprète qu’en référant à l’invisible. Que la trace, le déchet, l’empreinte, le poil, le détail réfère au fauve qui est passé. Que ce qu’on voit mendie un Ce fut, a besoin du lointain, rêve la nuit, circule par l’autre monde, fait fonctionner le sens comme direction d’une course, d’une précipitation, d’un cheminement, d’une errance. »21

Si nous voulons prétendre restituer quelque chose du vivant de l’écriture d’un texte en reconstituant ce que nous percevons de sa genèse, il est nécessaire de demeurer attentif à ce qui résiste, à ce qui crie – par delà les traces a-mobiles et mortes (comme on dit d’une langue qu’elle est morte, alors que sa transmission persiste encore), aux détails devenus indices de l’in-su du scripteur, devenus signes pertinents du style que l’écrivain se construit.

« La jouissance devant les excréments et toutes les litterae qu’abandonnent après elles les bêtes qu’on poursuit (poils, sabots, signes) ne se distingue pas de la jouissance de l’hallucination de la bête pourchassée dans ses traces, qui produit la jouissance du décalage dans le temps et sa possession imaginaire, sa fièvre. Le temps se décale. »

L’événement graphique constitue un objet de compréhension de la relation entre l’auteur, l’écrivant-scripteur et le narrateur.

1  Cf. Benveniste, en particulier « Sémiologie de la langue », PLG 2, p. 43.

2  «La subjectivité dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme "sujet" […] Est "ego" qui dit "ego". Nous trouvons là le fondement de la "subjectivité", qui se détermine par le statut linguistique de la "personne". […] je se réfère à l'acte de discours individuel où il est prononcé, et il en désigne le locuteur», « De la subjectivité dns le langage », PLG 1, p.259-261.

3  Cf. Fenoglio I., 2002 et 2003.

4  Pascal Quignard, XXXè traité, Lectio, in Petits traités Tome V, Folio, 1997, p. 124.

5  « Le détail », in revue La licorne, 1999, 3.

6  in Le débat 6, nov. 1980, p. 12.

7  Jacques Rancière, 2001, chap. « Des divers usages du détail », p. 57-62.

8  Ibid. p.58-59.

9  Cf. Fenoglio, 1997, 1999, 2001

10  « Le spontané ne peut surgir comme initialité pure de l’événement qu’à la condition de ne pas se présenter lui-même […]. Nous requérons ici une logique paradoxe de l’événement comme source qui ne peut pas se présenter, s’arriver. La valeur d’événement est peut-être indissociable de celle de présence, elle reste en toute rigueur incompatibleavec celle de présence à soi. » Jacques Derrida, "Qual quelle" in Marges de la philosophie, ed. de Minuit, 1971, 353.

11  Voir Fenoglio, 1997, 1999, 2001, 2003 a,b,c.

12  Ce fragment manuscrit est extrait d’un entretien écrit accordé par P. Quignard. Cf. « … Ce vivre-écrire que je uis », entretien avec I. Fenoglio, in Genesis, 27, ed. J.-M. Place, 2006, 99.

13  Il s’agit d’une note manuscrite d’Andrée Chedid dans un carnet de travail. Archives IMEC. (Cf. I. Fenoglio, "Entretien avec Andrée Chedid", Genesis 21, 2003, pp. 127-140.)

14  A l’oral, la correction aurait exigé la reprise phonique d’au moins l’ensemble du dernier segment.

15  Brouillon de Visages de l’aube (Actes sud/ Leméac, 2001),  coll. Privée, nous en publions cet extrait avec l’aimable autorisation de l’auteur.

16  Cf. Almuth Grésillon, 1994.

17  Les images ont été scannées à partir du fonds Althusser de l’IMEC que nous remercions pour les autorisations de reproduction.

18   Pour le contexte et l’analyse de ce passage, Cf. Fenoglio, 2001 b, 148.

19   Cf. Fenoglio, 2003a.

20  Jacques Derrida, "Qual quelle les sources de Valery" in Marges de la philosophie, ed. de Minuit, 1971, 352.

21  Pascal Quignard, Sur le jadis, Grasset, 2005, 69. et 85-86.