Conformément à ses origines étymologique et historique, l’ironie est généralement envisagée en tant que production discursive, à l’intérieur d’une interaction conçue comme une scénographie. L’eiron est en effet celui qui interroge en feignant l’ignorance, en dissimulant, et l’eironeia est l’acte énonciatif correspondant. L’eiron apparaît d’abord sur la scène du théâtre comique chez Aristophane. Aristote l’oppose au personnage complémentaire de l’alazon, le balourd, le vantard1. L’eiron endosse un rôle de naïf pour se moquer de son partenaire, avec un redoublement de théâtralité quand il est mis en scène sur les planches. Suivant le modèle théâtral de l’interaction ironique, l’ironiste requiert également un public. Le double discours de ce dissimulé provoque une bipartition entre le récepteur qui tombe dans le panneau du sens littéral - le naïf - et celui qui décrypte le sens caché - le complice. Selon l’analogie scène ironique/spectacle théâtral, ces deux postes incarnent séparément les deux modes de réception du jeu dramatique, l’illusion et la distanciation, simultanément présents chez le spectateur dans le processus complexe de la dénégation. Le naïf représente ce spectateur mythique et nécessairement postulé par la communication théâtrale qui prendrait la représentation pour la réalité. Quant au complice, il figure l’instance réceptrice apte à déconstruire l’illusion mimétique pour percevoir l’énonciation du dramaturge derrière celle des personnages. La scénographie ironique permet ainsi de décomposer en rôles autonomes la double réception corollaire de la double énonciation théâtrale.

Mais, symétriquement, le modèle théâtral de la double énonciation peut éclairer le fonctionnement de la scène ironique au pôle de l’émission. L’alazon est en effet un personnage déjà comique en lui-même. Mais, à la différence de l’eiron, il produit un message involontairement drôle : sa balourdise fait de lui un naïf qui se couvre de ridicule. Il fournit par là une cible privilégiée à l’eiron qui le pousse dans son travers, mais peut également se ridiculiser par lui-même et donc occuper seul la scène ironique. Il suffit que son énoncé, qu’il émet comme monologique, soit interprété comme porteur d’un sens second : c’est alors le public qui le transforme en discours ironique, ou, plus exactement, ironisé. On voit donc que l’ironiste ne se confond pas nécessairement avec le locuteur, mais peut se situer du côté de la réception. Dans cette configuration, symétriquement, le naïf passe du statut de récepteur incompétent à celui d’émetteur involontaire d’une ironie dont il est également la victime. Ce type comique de l’alazon producteur de l’énoncé ridicule cumule les rôles du naïf et de la cible.

La présence de ce genre de naïf suffit à théâtraliser l’interaction, du fait de la double réception de ses discours par des témoins qui prennent la position de spectateurs et constituent la prise de parole en spectacle comique. Dans un de ses articles, « Un salon historique - Le salon de S. A. I. la princesse Mathilde », Proust analyse la posture du naïf ironisé à la faveur d’une anecdote réelle :

Il y a avait aussi, à cette époque, parmi les intimes de la princesse, une personne […] qui égayait tout le monde à ses dépens tant elle était simple d’esprit […]. Poussée à un tel degré, la naïveté devient comique, et celle de cet ami de la princesse valait aux personnes avisées qui recherchaient sa conversation des propos, à leur manière, délicieux2.

La « naïveté devient comique » sous le regard des « personnes avisées », c’est-à-dire du public d’ironistes qui s’égaye du « simple d’esprit », doublement constitué à son insu en acteur et en cible. Après un dîner, la princesse conseille à l’un des ses invités de se munir d’un parapluie au cas où il reneigerait.

« C’est inutile, il ne neigera plus, princesse, interrompit la personne en question, car elle intervenait volontiers. Il ne neigera plus.
- Qu’en savez-vous ? demanda la princesse.
- Je le sais, princesse, il ne neigera plus… Il ne peut plus neiger… On a mis du sel ! »
Chacun se mit à sourire […]3.

La candeur se combine avec la vantardise caractéristique du rôle de l’alazon. Comme l’ami ridicule soutient que « Flaubert avait pour lui tant d’estime qu’il lui avait fait un jour la lecture de Bouvard et Pécuchet », la princesse manifeste son incrédulité et finit par obtenir cette « concession » :

« Ah ! c’est vrai, princesse, je me trompe un peu. Je confondais. Il m’a lu Bouvard, cela, j’en suis sûr. Mais vous avez raison, il ne m’a pas lu Pécuchet. »4

En rabattant de moitié sa prétention pour respecter la vraisemblance, le naïf ruine sa crédibilité en trahissant son ignorance et se montre pour le cercle des invités aussi sot que Bouvard et Pécuchet réunis. Cette réception ironisante se répercute dans le commentaire de Proust qui formule rétrospectivement la réaction du public dont il faisait partie :

Je ne sais si cet aimable comique, cet involontaire homme d’esprit, un peu retiré du monde en ce moment, est ce soir chez la princesse Mathilde.
Mais au temps où il y brillait, de quelle douce gaieté remplissait-il tous les convives par l’imprévu de ses interruptions, et les trouvailles de ses réflexions !5

L’ironie se joue du statut de l’amuseur de salon, qu’elle feint de hausser au statut d’ironiste pour l’en destituer simultanément en tant que naïf alazon. Elle recourt à des expressions ambiguës quant au caractère délibéré du comique, lisibles dans les deux sens (« cet aimable comique », « l’imprévu de ses interruptions »), à des énoncés qui affectent d’accréditer la possibilité haute (« il y brillait », « les trouvailles de ses réflexions ») et à un mixte où la caractérisation adjectivale renverse le sens du groupe nominal (« cet involontaire homme d’esprit »). Proust rend ainsi compte de la « douce gaieté » des convives qui consiste à dédoubler la perception du discours cible pour le ridiculiser.

Dans la réalité, au moment de l’énonciation du naïf, seule la réception produit ainsi le double sens ironique. Mais lorsque Proust rapporte les propos cibles en discours direct dans son article, le mécanisme diffère déjà légèrement : en tant qu’elles sont citées, les paroles sont ironiquement reproduites. Autrement dit, l’ironie provient aussi de l’intention du citateur, et donc en partie du pôle d’émission. La citation a pour effet de « substituer au sens d’un mot le sens de la répétition de ce mot »6. Par conséquent, par rapport aux propos naïfs en tant que discours directs mentionnés dans le cotexte, le commentaire ironique a pour fonction de manifester le sens latent dont Proust pourvoit intentionnellement ses citations. Les énoncés étant passés de la réalité à sa représentation, l’auteur de l’article les double de sa propre énonciation, comme dans une pièce de théâtre, et il métacommunique à leur propos un sens ironique, qu’il peut éventuellement exporter dans le cotexte7.

L’anecdote est transposée dans La Recherche, où le propos sur le sel est attribué à Mme de Varambon, dame d’honneur de la princesse de Parme, « femme excellente mais bornée » (II, p. 787)8 :

« Je peux l’affirmer à Votre Altesse Royale, il ne peut pas reneiger, c’est matériellement impossible.
- Mais pourquoi ?
- Il ne peut pas reneiger, on a fait le nécessaire pour cela : on a jeté du sel. »
La naïve dame ne s’aperçut pas de la colère de la princesse et de la gaieté des autres personnes […] (II, p. 835-6).

Inséré dans le roman, le propos trouve une valeur fonctionnelle dans le système énonciatif de la fiction. Fictionnalisé par son affectation à une instance romanesque, le discours direct de Mme de Varambon se lit comme tributaire des énonciations de l’auteur, qui décide de l’attribuer à la dame d’honneur, du narrateur, qui rapporte le propos, et du personnage locuteur. L’ironie est ici encodée par l’auteur et véhiculée par le narrateur : en régime de fiction, l’auteur pourvoit préalablement le discours du naïf d’un sens second et le narrateur le reproduit dans une visée ironique. L’énoncé ainsi concerté est destiné à faire l’objet de la réception ironique du lecteur. Comme au théâtre, l’auteur et le personnage parlent par le même énoncé qui s’adresse simultanément à deux destinataires, l’un réel (spectateur ou lecteur) et l’autre fictif (personnage allocutaire). Il ne reste plus à l’ironie qu’à se couler dans la double énonciation : par le canal dédoublé du discours direct, l’auteur transmet à son destinataire un signifié implicite qui ironise sur le signifié littéral énoncé par le personnage, ainsi constitué en naïf émetteur ridiculisé.

Lorsque le narrateur rapporte un discours direct cible, l’énoncé semble alors produire un auto-commentaire métadiscursif ironique. Mme Verdurin entreprend de dissuader le héros de se rendre à un goûter à Rivebelle pour le retenir à La Raspelière :

« Je ne sais pas ce qui peut vous attirer à Rivebelle, c’est infesté de moustiques. Vous croyez peut-être à la réputation de la galette. […] Ces galettes de là-bas, on ne sait pas avec quoi c’est fait. Je connais une pauvre fille à qui cela a donné une péritonite qui l’a enlevée en trois jours. Elle n’avait que dix-sept ans. C’est triste pour sa pauvre mère, ajouta Mme Verdurin d’un air mélancolique sous les sphères de ses tempes chargées d’expérience et de douleur […] » (III, p. 360).

L’énoncé est prévu par l’auteur de façon à susciter une réception ironisante : l’ampleur de la mauvaise foi tient de l’exagération caricaturale, qui construit le personnage selon le type de l’alazon. Le discours plein de préventions de Mme Verdurin se renverse en auto-dénonciation d’une snob prête à tous les mensonges pour étoffer son cercle. C’est dans le mesure où son propos se charge d’un sens parasite moqueur qu’une mondaine sans scrupules se transforme inconsciemment en une naïve ironisée.

Comme le dramaturge à son public, l’auteur transmet à son lecteur un sens métadiscurdif par et sur l’énoncé du personnage. Il recourt pour cela à cette propriété de la parole théâtrale que Catherine Kerbrat-Orecchioni nomme le trope communicationnel9 : cette tactique biaisée consiste à feindre d’adresser un message à un destinataire explicite et direct, qui n’est en fait que secondaire puisque le message est véritablement destiné à un récepteur indirect mais principal. Ainsi, au théâtre, un personnage parle directement à un autre mais son énoncé vise en réalité le public. Ce dédoublement de la réception influe sur le sens : le même discours pourra prendre deux sens différents, l’un pour le personnage, l’autre pour le spectateur. Mais le trope communicationnel peut aussi s’appliquer aux dialogues de roman, ce qui apparaît nettement quand ils sont conçus pour une réception ironique. Dans le cas de la fiction, le récepteur du discours naïf ironisé devient le complice de l’auteur eiron, et non plus ce qu’il serait dans la réalité, un témoin ironisant du propos naïf : cette variation de statut va de pair avec la mise en œuvre du trope communicationnel dans le texte de fiction.

Comme au théâtre encore, le trope communicationnel peut dans le roman être mis en abyme et fonctionner entre personnages à l’intérieur de l’histoire : certains dialogues sont construits comme des scènes de théâtre qui donnent par redoublement spéculaire le modèle de la communication auteur–lecteur. Charlus détaille complaisamment à M. de Cambremer les raisons pour lesquelles il n’est pas exagéré de l’appeler « Son Altesse le baron de Charlus ».

S’étant aperçu que Morel l’écoutait, M. de Charlus développa plus amplement les raisons de sa prétention. « J’ai fait observer à mon frère que ce n’est pas dans la troisième partie du Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas dire dans la troisième, que la notice sur notre famille devrait se trouver », dit-il sans se rendre compte que Morel ne savait pas ce qu’était le Gotha (III, p. 338-9)
« Le duché d'Aumale a été longtemps dans notre famille avant d'entrer dans la maison de France, expliquait M. de Charlus à M. de Cambremer, devant Morel ébahi et auquel à vrai dire toute cette dissertation était sinon adressée du moins destinée […] » (III, p. 342).

Charlus prend donc Morel comme destinataire indirect et principal. Mais, par renversement ironique, il est ridiculisé par sa propre manœuvre. Non seulement Morel ne comprend goutte à cet étalage d’érudition aristocratique, mais encore une fatuité toute « alazonique » ironise ses propos de l'intérieur et ridiculise sa prestation en faisant de lui un cabotin sur la scène mondaine. Le discours auto-valorisant du personnage est retourné par l'auteur en discours auto-ridiculisant et Charlus est pris en flagrant délit d’infatuation et de candeur, croyant ingénument éblouir le jeune homme. Le numéro de Charlus devient alors support d’un second trope communicationnel qui fait du lecteur le destinataire principal de l’ironie de l’auteur : celui-ci métamorphose, par régressivité ironique, l’eiron en émetteur naïf et ridicule. Par une triplication énonciative, la tirade de Charlus est adressée à un allocutaire direct, M. de Cambremer, à un allocutaire indirect, Morel, et à un récepteur additionnel, le lecteur, destinataire principal. Le roman offre dans son histoire un modèle de la communication qu’il cherche à établir entre auteur et lecteur et ce modèle se lit lui-même ironiquement sur le mode de cette communication indirecte, par un effet de réflexivité.

Ce schéma se complexifie quand il est utilisé par l’auteur pour ironiser sur un personnage qui recourt lui-même ironiquement au trope communicationnel. Chez la princesse de Guermantes, Charlus, fasciné par la beauté de deux jeunes gens, se montre à dessein très aimable avec leur mère, Mme de Surgis. Il lui propose d’aller converser avec lui, et convie le héros à se joindre à eux. Il fait ainsi une « politesse facile » au héros, Mme de Surgis étant « assez mal vue » même si elle est la nouvelle maîtresse du duc de Guermantes, ce qui assure sa notoriété (III, p. 98). Charlus joue donc une sorte de comédie, à la fois à Mme de Surgis et au héros. Il se trouve par ailleurs que la marquise de Saint-Euverte, peu cotée du gratin, donne le lendemain une garden-party et passe la revue de ses troupes. Charlus, qui la méprise profondément, a toujours refusé d’aller chez elle.

Malheureusement, à peine étions-nous assis dans une baie sans dégagements, que Mme de Saint-Euverte, but des quolibets du baron, vint à passer. Elle, peut-être pour dissimuler, ou dédaigner ouvertement les mauvais sentiments qu'elle inspirait à M. de Charlus, et surtout montrer qu’elle était intime avec une dame qui causait si familièrement avec lui, dit un bonjour dédaigneusement amical à la célèbre beauté, laquelle lui répondit tout en regardant du coin de l’œil M. de Charlus avec un sourire moqueur (III, p. 98).

Ces deux phrases instaurent une configuration spatiale et communicationnelle. Placée dans une situation délicate, Mme de Saint-Euverte recourt au trope communicationnel : le bonjour qu’elle adresse à Mme de Surgis porte un sens second destiné à l’assistance et à Charlus, destinataires indirects mais principaux. Pour se hisser au-dessus de la situation de la dame qu’elle croit amie du baron, elle adopte une attitude condescendante envers elle. Le narrateur utilise le discours narrativisé (« dit un bonjour ») qui gomme le dialogue : ce choix énonciatif met en avant les signaux para-verbaux qui soulignent le sens implicite. C’est le ton qui est significatif, comme le suggère l’oxymore ironique « dédaigneusement amical », qui démonte la comédie de Mme de Saint-Euverte. Au double langage de la marquise répond celui de Mme de Surgis. Sa réponse, elle aussi effacée par discours narrativisé, est modifiée par le « sourire moqueur » destiné à Charlus : la politesse et l’aménité affichées sont contredites par la complicité tacite et railleuse. Par trope communicationnel, chacune des deux femmes feint de s’adresser à l’autre, qui lui sert de destinataire apparent, mais vise en fait Charlus, dédoublement de la réception qui va de pair avec la duplicité sémantique. Les deux actrices ironisent l’une sur l’autre, le bonjour amical de l’une voulant signifier le mépris et la réponse courtoise de l’autre la moquerie.

Mais le narrateur superpose à ce double discours une troisième strate de sens, en ironisant sur les deux mondaines. Le groupe adverbial « si familièrement » livre aussi bien le point de vue de Mme de Surgis, trompée par l’affabilité de Charlus, que celui de Mme de Saint-Euverte, qui se fait prendre à la même apparence, dont elle fait la pierre angulaire de sa stratégie. En revanche, le lecteur, au fait de la manœuvre de l’inverti, ne peut recevoir l’expression que sur le mode ironique. De même, le complément « à la célèbre beauté » met ironiquement l’accent sur les qualités au-dessus desquelles la marquise veut se hausser, ce qui, par ricochet, montre perfidement que Mme de Saint-Euverte est laide et dédaignée. L’ironie dénonce la comédie de politesse qui dissimule des rapports de force et en dénude les implications : par renversement ironique, vouloir se mettre en valeur, c’est trahir sa position inférieure - leçon transmise au lecteur par un trope communicationnel qui double celui de la diégèse.

Cette petite pièce ne sert que de lever de rideau à la grande comédie que va monter à son tour le baron.

Mais la baie était si étroite que Mme de Saint-Euverte quand elle voulut, derrière nous, continuer de quêter ses invités du lendemain, se trouva prise et ne put facilement se dégager, moment précieux dont M. de Charlus, désireux de faire briller sa verve insolente aux yeux de la mère des deux jeunes gens, se garda bien de ne pas profiter. Une niaise question que je lui posai sans malice lui fournit l'occasion d’un triomphal couplet dont la pauvre Saint-Euverte, quasi immobilisée derrière nous, ne pouvait guère perdre un mot (III, p. 98-9).

La suite du texte inverse la configuration actancielle en reprenant les éléments de départ, la « baie sans dégagements » et le passage de Mme de Saint-Euverte : la souricière se referme. Charlus, devenu acteur et eiron, va prendre Mme de Surgis pour destinataire directe et secondaire et la marquise, sa cible, pour destinataire indirecte et principale, en feignant d’ignorer sa présence. L’inversion des rôles attrape Mme de Saint-Euverte à son propre piège, par le renversement ironique de l’arroseur arrosé.

Comme précédemment, le narrateur ironise sur l’eiron que Charlus se prépare à devenir. L’adjectif « précieux » fait ironiquement entrer dans le point de vue du baron, dont le narrateur va ensuite analyser les multiples intentions. Charlus est présenté comme un acteur spirituel qui va humilier sa victime devant une complice complaisante. Il s’agit là de la configuration de l’esprit offensif selon Freud. Le bel esprit est motivé par le narcissisme (« faire briller sa verve ») et par la férocité (« insolente »). Le narrateur démonte la comédie sadique du « couplet », terme qui suggère la mise en scène. Mais Charlus vise un autre but, qu’il tient à garder secret : il cherche aussi à éblouir Mme de Surgis pour se ménager un accès à ses fils, comme le sous-entend ironiquement le syntagme « la mère des deux jeunes gens », qui remplace ici malicieusement le patronyme de la dame. L’ironie du narrateur s’applique à la « verve insolente » du baron en dévoilant à l’avance les mobiles qui sous-tendent sa grande diatribe, et, empruntant ses armes à sa victime, démasque son trope communicationnel par un autre.

La tirade de Charlus commence par poser le thème :

« Croyez-vous que cet impertinent jeune homme, dit-il en me désignant à Mme de Surgis, vient de me demander, sans le moindre souci qu’on doit avoir de cacher ces sortes de besoins, si j’allais chez Mme de Saint-Euverte, c’est-à-dire, je pense, si j’avais la colique. » (ibid.)

Le baron répète en discours indirect la question du héros en lui conférant un sens insultant : Charlus attribue ironiquement son mauvais esprit et son insolence au héros, transformé en naïf dont le discours est ironisé par le récepteur.

Mais Charlus se moque surtout de la marquise. Son discours indirect modifie le sens de la question en reconstruisant la situation d’énonciation par une précision annexe, « sans le moindre souci qu’on doit avoir de cacher ces sortes de besoins ». Le démonstratif cataphorique « ces » prépare le terrain en intégrant la visite chez Mme de Saint-Euverte à des « sortes de besoins », expression qui pourrait désigner une nécessité d’ordre social : le « besoin » mondain du snob, surtout réduit à des cercles peu cotés, doit se cacher - ce que tentera d’ailleurs de faire Mme de Surgis. Puis Charlus opère par reformulation pour déplier le double sens sylleptique, reformulation elle-même retardée et mise en valeur par la proposition incidente ironique « je pense ». L’euphémisme implicite des besoins naturels se transforme en hyperbole scatologique : le salon Saint-Euverte est assimilé aux lieux d’aisance et les fonctions physiologiques qui s’y exercent sont encore rabaissées par l’adjonction de la maladie (« colique ») à l’excrément. Tout au long de cette phrase, Charlus recourt à un de ses procédés insolents favoris, la reformulation tendancieuse, d’abord des propos du héros, puis des siens. La phrase va d’ailleurs elle-même déclencher tout un processus de variations par déplacements du sens. Cette entrée en matière, qui est une entrée en matières fécales, contient en effet plusieurs potentialités sémantiques, enfermées dans le substantif « colique ». « Donner la colique », comme d’autres métaphores de la défécation, signifie en argot « ennuyer ». De plus, l’image excrémentielle signifie de la façon la plus ignominieuse la bassesse du salon et de sa tenancière, sur laquelle Charlus déverse son mépris.

« Je tâcherais en tout cas de m’en soulager dans un endroit plus confortable que chez une personne qui, si j’ai bonne mémoire, célébrait son centenaire quand je commençai à aller dans le monde, c'est-à-dire pas chez elle. Et pourtant qui plus qu’elle serait intéressante à entendre ? Que de souvenirs historiques, vus et vécus du temps du Premier Empire et de la Restauration, que d’histoires intimes aussi qui n'avaient certainement rien de “saint”, mais devaient être très “vertes”, si l’on en croit la cuisse restée légère de la vénérable gambadeuse ! » (ibid.)

Le thème excrémentiel est d’abord filé. Dans le syntagme « un endroit plus confortable », le nom « endroit » réfère à l’espace du salon en tant que lieux, et le comparatif, qui dénie tout confort par présupposition, ôte précisément au cabinet d’aisances sa propriété de commodité. Mais Charlus glisse d’un thème à l’autre : l’expression « une personne… dans le monde » réfère à Mme de Saint-Euverte en établissant une équivalence descriptive rabaissante et caractérise la marquise par exagération hyperbolique. La phrase se termine par une nouvelle reformulation injurieuse.

La question rhétorique qui suit affecte de procéder à une valorisation, mais l’adjectif « intéressante » va connaître rétroactivement deux explications insultantes avec les thèmes de la vieillesse et de la débauche, qui correspondent aux deux sens possibles du mot « histoire », développés par une antanaclase prenant la forme d’une dérivation. Ce jeu se marque par les positions syntaxiques identiques des syntagmes « souvenirs historiques » et « histoires intimes », dont le chiasme annonce la réunion finale des deux thématiques. Mais en fait, ce double développement déplie, par un jeu de mots matriciel, le nom de la marquise. Comme son nom l’indique, la dame est restée « verte », ce qui se dit pour des personnes âgées et donc suppose un âge avancé. Mais elle est aussi « verte » au sens de licencieuse, si bien que Charlus traite « Saint-Euverte » (sainte verte) comme un oxymore. Vieillesse et libertinage s’amalgament ensuite dans l’image de la « cuisse restée légère », où l’adjectif vient défiger la locution pour introduire la dimension temporelle à l’intérieur de la galanterie, selon l’image satirique de la vieille folle d’amour. Par un nouveau glissement, « cuisse restée légère » engendre « vénérable gambadeuse ». Le substantif vise cruellement la quête inlassable des invités et prend en même temps un sens érotique. Enfin, le mot « vert » référant également, dans une troisième acception, à la couleur, la « cuisse légère » et les gambades appellent l’image de la grenouille, qui évoque les grenouillères et, par son sens argotique, la prostitution. La phrase se termine par un trait d’esprit : « vénérable gambadeuse » reformule « sainte verte », synthétise les deux caractérisations précédentes et inclut une contradiction ironique, censée être celle du nom et de la personne de la marquise. Il faut enfin ajouter que la forme totale de la phrase est ironique, le tour exclamatif feignant l’admiration alors que le contenu est péjoratif.

Charlus reprend ensuite la thématique fécale:

« Ce qui m'empêcherait de l’interroger sur ces époques passionnantes, c'est la sensibilité de mon appareil olfactif. La proximité de la dame suffit. Je me dis tout d'un coup : “Oh ! mon Dieu, on a crevé ma fosse d'aisances”, c’est simplement la marquise qui dans quelque but d’invitation vient d’ouvrir la bouche. Et vous comprenez que si j’avais le malheur d'aller chez elle, la fosse d'aisance se multiplierait en un formidable tonneau de vidange. » (ibid.)

La thématisation de la relative provoque un effet ironique de révélation retardée, qui reste d’abord simple suggestion. La sensibilité de Charlus est mise en valeur par la recherche de la périphrase « appareil olfactif », ce qui permet d’opposer le raffinement du baron à la pestilence de la marquise. La phrase suivante, « la proximité de la dame suffit », est à double entente. Le présent peut se lire comme habituel (sens apparent) ou comme strict (sens dérivé). Dans le second cas, Charlus décrit exactement la situation : la proximité de la marquise derrière lui lui suffit. La phrase qui suit fonctionne sur la même duplicité : sous couvert de généralité, Charlus raconte ce qui se passe au moment même chez la princesse de Guermantes, où la marquise lance des invitations. En outre, par son discours direct faussement naïf, Charlus monte une petite comédie au milieu de la grande, dont il inverse ironiquement les données : le baron ne parle qu’à lui-même, c’est un naïf et il est importuné par la marquise. Enfin, Charlus construit un système d’équivalences entre le discours direct et l’explication qui suit : « on » = « la marquise », « a crevé » = « vient d’ouvrir », « ma fosse d’aisances » = « la bouche » - devenue bouche d’égout. L’odeur qui s’échappe de la bouche de la dame est donc celle qui sort des latrines, et c’est maintenant la marquise elle-même qui est transformée en cabinet d’aisances par la rhétorique du grotesque satirique - hybridation de la marquise-latrines, imagerie du bas corporel et inversion. Mais cette odeur pose aussi une autre équivalence. La puanteur qui s’échappe par le haut devrait être évacuée par le bas : par interversion de deux orifices, la marquise émet des flatulences quand elle parle. La remarque perfide (« dans quelque but d’invitation ») fait de la tournée de la marquise une défécation et de ses invitations des excréments. La dernière phrase livre l’ultime pallier de l’abjection, dans une progression qui passe par l’hyperbole et le jeu d’homophonies entre « fosse d’aisances » et « tonneau de vidange ».

Le propos semble prendre ensuite une nouvelle orientation :

« Elle porte pourtant un nom mystique qui me fait toujours penser avec jubilation quoiqu’elle ait passé depuis longtemps la date de son jubilé, à ce stupide vers dit “déliquescent” : Ah ! verte, combien verte était mon âme ce jour-là… Mais il me faut une plus propre verdure. On me dit que l’infatigable marcheuse donne des “garden-parties”, moi j’appellerais ça “des invites à se promener dans les égouts”. Est-ce que vous allez vous crotter là ? » demanda-t-il à Mme de Surgis, qui cette fois se trouva ennuyée (ibid.).

Il s’agit en fait d’une autre variation sur le nom. L’expression « nom mystique »10 fait allusion à saint Euverte. Un jour où Euverte célébrait la messe, au moment de la sanctification du pain et du vin, une main divine apparut au-dessus de lui et se mit à accomplir les mêmes mouvements que lui. Ce miracle signifie que le Christ chante la messe en même temps que le prêtre et rappelle sa présence réelle dans le pain et le vin - comme est réelle et invisible la présence derrière Charlus de la marquise qui donne sens au propos.

Charlus mentionne ensuite un vers, par une homonymie avec « vert », des Déliquescences. Poèmes décadents d’Adoré Floupette, parodie de poésie symboliste due à Gabriel Vicaire et Henri Beauclair. La citation provient du poème « Symphonie en vert mineur. Variations sur un thème vert pomme », qui parodie Verlaine11. La citation renvoie donc à un rabaissement parodique qui déploie des variations sur le mot « vert », à partir du nom de Verlaine, dont Charlus reproduit les techniques dans sa tirade. La marquise est ainsi associée à la dégradation parodique, à la décadence (pour elle au sens mondain) et à la déliquescence, terme qui signifie au sens littéral « liquéfaction ». Le nom mystique appelle le vers par points communs (la spiritualité et le vert), par contraste (entre l’élévation et la parodie) et par analogie ironique : le Christ double les gestes du saint et les parodistes démarquent la poésie symboliste. Le nom de Mme de Saint-Euverte fait jubiler Charlus car il parodie l’élévation spirituelle, la jeunesse et le prestige aristocratique.

La fin de la tirade continue à jouer des variations en vert et des reformulations dégradantes. L’interrogation finale reprend la question initiale du héros en la reformulant selon le sens dont le baron l’a dotée : le sens littéral du verbe « se crotter », signifiant habituellement « se salir », est réactivé par le cotexte. Après toute une série de glissements et de métamorphoses qui dessinent une frise grotesque et ordurière, Charlus retourne la situation en renvoyant malignement la question liminaire à Mme de Surgis.

Car voulant feindre de n’y pas aller vis-à-vis du baron, et sachant qu’elle donnerait des jours de sa propre vie plutôt que de manquer la matinée Saint-Euverte, elle s’en tira par une moyenne, c’est-à-dire l’incertitude. Cette incertitude prit une forme si bêtement dilettante, et si mesquinement couturière, que M. de Charlus, ne craignant pas d'offenser Mme de Surgis à laquelle pourtant il désirait plaire, se mit à rire pour lui montrer que « ça ne prenait pas » (ibid.).

Le récit qui reprend présente une troisième comédie, une sorte de baisser de rideau. Mme de Surgis se trouve prise dans un dilemme, qui découle de la dernière configuration actancielle. Elle ne peut répondre que par la négative au baron, son destinataire direct, mais étant entendue par Mme de Saint-Euverte, son destinataire indirect, elle ne peut pas dire non. Charlus, qui la place sciemment dans une situation de double contrainte, s’amuse maintenant aux dépens d’une nouvelle cible. Incapable de trouver un double discours qui concilie les contraires, Mme de Surgis encourt de surcroît l’ironie du narrateur qui, comme Charlus, recourt à l’équivalence : « par une moyenne, c’est-à-dire l’incertitude ». Le début de la phrase suivante double par anticipation le discours de Mme de Surgis, qui est retardé jusqu’au paragraphe suivant. Par une ironie dilatoire, les deux caractérisations, « si bêtement dilettante » et « si mesquinement couturière », ne sont compréhensibles qu’après lecture de la réponse :

« J’admire toujours les gens qui font des projets, dit-elle ; je me décommande souvent au dernier moment. Il y a une question de robe d’été qui peut changer les choses. J’agirai sous l’inspiration du moment. » (III, p. 99-100)

Mme de Surgis utilise un énoncé généralisant pour esquiver et tente de rester dans le ton en recourant à l’ironie antiphrastique (« j’admire »). Les deux caractérisations ironiques trouvent leurs « forme[s] » avec la « robe d’été » et « l’inspiration du moment ». L’ordre des adjectifs du narrateur et celui des arguments de Mme de Surgis fait chiasme, par une figure de l’encerclement qui enferme Mme de Surgis dans la contradiction non résolue. En même temps, le processus de programmation de son discours par les adjectifs infirme sa liberté de choix. Mme de Surgis est ironiquement prise elle-même dans le piège énonciatif auquel elle a précédemment collaboré, victime du même renversement situationnel que la marquise, et sa manœuvre de fuite ne fait que mieux souligner le problème dont elle essaie de s’extraire, son discours étant ironisé par tous ses destinataires. Selon cette troisième configuration de trope communicationnel, c’est le destinateur qui devient victime de la double communication.

L’ironie, notamment grossie par la loupe de la détractation satirique, est ici analysée comme une scénographie. La théâtralité tient au dispositif du trope communicationnel, qui fait apparaître la double énonciation ironique des personnages par la double réception. Le principe est démultiplié. La double énonciation est doublement mise en abyme dans le discours de Charlus, par la référence au miracle du Christ qui imite le geste du prêtre en lui donnant un plus haut sens et par le vers parodique qui imite Verlaine en le rabaissant, l’association des deux produisant un contraste ironique. Mais il y a aussi mise en abyme de l’ironie des personnages dans celle du narrateur qui les prend pour cibles. Le narrateur, notamment, imite Charlus : il produit lui-même une série de variations et de reformulations sur un même schéma. Il dénude ainsi les mobiles qui le gouvernent : Charlus, qui se croit supérieur, a lui aussi des « sortes de besoins » impérieux « qu’on doit cacher »- le narcissisme, le sadisme, le désir.

Enfin, le trope communicationnel est manié par l’auteur, qui forge les discours de façon à susciter la réception ironique du lecteur. Charlus se donne pour une victime des mauvaises odeurs, c’est-à-dire des prétentions mondaines de la marquise, et pour un naïf. La naïveté affichée par le discours direct qu’il se prête ne fait que refléter celle qu’il feint en faisant semblant d’ignorer la présence de la marquise. Mais l’auteur, qui construit son propos pour y faire apparaître la jactance, la cruauté et le snobisme que Charlus stigmatise chez les autres, fait effectivement de lui un émetteur naïf et donc une victime. Comme le Christ, l’auteur manifeste un sens latent et révèle sa présence réelle. Comme les auteurs des Déliquescences, il parodie un style - le sien - ludique, ironique et satirique, dans le miroir grossissant et ordurier qu’est la « verve » de Charlus. Charlus, comme les deux dames, tombe dans son propre piège, le méta-trope communicationnel de l’auteur prenant le lecteur pour destinataire et complice. Il faut ajouter que Proust transpose dans la fiction une diatribe de Montesquiou12. Le trope communicationnel de Proust se fait donc vecteur d’une satire ad hominem, derrière celui de Charlus qui véhicule une satire, pour ainsi dire, ad mulierem. Si Mme de Varambon provient dans la réalité d’une naïve ironisée, Charlus, lui, est issu d’un eiron « naïvisé » par adjonction d’un nouveau sens sur sa propre ironie - et l’ironiste se change en un « involontaire homme d’esprit ».

Tout ironiste, comme Charlus, simule, au moins un temps, la naïveté, puisqu’il feint d’émettre un énoncé monologique. L’ironie commence nécessairement par la naïveté, qu’elle soit ironisée par le récepteur dans la situation d’interaction, par le citateur dans la représentation du discours, ou par l’émetteur lui-même, qui pourvoit e propos d’un sens second. Dans le cas du dialogue romanesque, l’auteur dissimule l’implicite dans le discours qu’il forge à dessein pour son personnage, la candeur devenant alors l’ignorance nécessaire de la marionnette manipulée par son créateur. Si l’ironie théâtralise l’énonciation, c’est que non seulement l’eiron se dissimule sous le naïf, mais surtout qu’il s’adresse par trope communicationnel à un destinataire dédoublé. Le naïf qu’il fait semblant d’être s’adresse directement et explicitement à un autre naïf, réel ou virtuel, mais toujours posé à l’horizon de la communication, et l’eiron métacommunique un sens second, indirectement et implicitement, au complice qui prend la fonction de destinataire principal. Comme la parole théâtrale, l’ironie fonctionne sur le mode du trope communicationnel, ou plus précisément, méta-communicationnel.

1  Ethique de Nicomaque, livre 4, chapitre 7, 2-3, G-F Flammarion, 1992, p. 125.

2  Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et mélanges et suivi de Essais et articles, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 447.

3  Ibid.

4  Ibid., p. 448.

5  Ibid.

6  Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Editions du Seuil, « Poétique », 1979, p. 86.

7  Proust a d’ailleurs légèrement retouché la réalité dans son article. Non seulement la baronne de Galbois, lectrice de la princesse Mathilde, célèbre pour ses remarques d’une candeur stupide, n’est pas nommée, mais Proust fait même un homme de cette « personne » anonyme. Il y a donc un début de fictionnalisation.

8  Toutes les références à la Recherche sont données dans l’édition de la Pléiade, Paris, Gallimard, 4 t., 1987-1989.

9  « Pour une approche pragmatique du dialogue théâtral », Pratiques, n° 41, 1984, p. 46-61.

10  Voir la note de F. Leriche, Sodome et Gomorrhe, Le livre de poche, Paris, 1993, p. 580-1.

11  « Si l’âcre désir s’en alla, / C’est que la porte était ouverte. / Ah ! verte, verte, combien verte, / Etait mon âme ce jour-là ! », parodie de la septième « Ariette oubliée » des Romances sans paroles..

12  Voir III, p. 1375, note 1 de la page 99.