Dix jours passés à Moscou en septembre 2001 m’ont permis de me faire une idée de la richesse des archives en matière de journaux féminins. J’ai eu le temps d’en lire intégralement ou d’en parcourir une dizaine, goutte d’eau dans l’océan des journaux russes. Petit ou grand format, écriture aérée ou pattes de mouche, encre nette, encore, ou désespérément pâlie : les dissemblances matérielles sont frappantes, leur contenu n’est pas moins varié : journal d’enfance ou d’adolescence, journal conjugal, journal de voyage, journal de guerre, carnet de bal, cahiers de citations, chronique mondaine, cahier d’une dame d’honneur… Lesquels privilégier dans ce maquis touffu, quel échantillon donner ? Je retiendrai trois journaux, tenus pendant une période de temps circonscrite, relativement brefs et que j’ai lus intégralement. Trois journaux, trois époques, trois âges de femme : le journal d’une adolescente de 1872, le journal d’une jeune épouse entre 1805 et 1808, le journal d’une femme qu’on devine dans la force de l’âge, prise dans la tourmente de 1914. Je les traiterai successivement, en suivant, non la chronologie historique, mais l’âge des diaristes.

Journal de Ekaterina Alexandrovna Komarova

Les circonstances de l’écriture du journal

Le journal d’Ekaterina se met en marche sans crier gare. Au lecteur plongé in medias res, au sein d’un jour ordinaire, dans un petit cercle de personnes non identifiées de s’y retrouver : « Jeudi 1er juin [1872]. Je me suis levée de meilleure heure que d’habitude aujourd’hui ; j’ai déjeuné avec Olly puis j’ai lu, fait de la frivolité. » (f°1) La lecture des entrées suivantes permet de comprendre que la diariste est une toute jeune adolescente, à la spontanéité encore enfantine : elle se trouve à la campagne depuis début mai, convalescente à peine remise d‘une pleurésie, en villégiature, ce « séjour que l’on fait à la campagne pour s’y recréer », comme nous le suggère le Larousse du XIXe siècle. Elle est séparée de sa famille ou tout du moins de ses frères et sœurs : « Ah ! que je voudrais pouvoir m’envoler auprès de mes frères et sœurs » (f°25v), confie-t-elle le 4 août. Elle n’en est pas pour autant solitaire, entourée d’amies (peut-être des cousines, compagnie fréquente des vacances dans les milieux bourgeois et aristocratiques) et le journal est ponctué de prénoms ou diminutifs féminins : Ollyrka, Omcka, Malvine, Charlotte… Comme il est souvent le cas, le journal sert à mentionner l’attente déçue ou la réception comblée d’une lettre, signe tangible d’un ailleurs affectif. Pourquoi Ekaterina se met-elle à tenir un journal ? Elle ne s’en explique pas mais se gourmande quand elle le tient irrégulièrement, ce qui est fréquent. Si le journal est tenu avec une régularité impeccable les 1er, 2, 3, 4, 5, 6 et 7 juin, les chiffres 8 et 9 ne sont suivis d’aucune entrée, 10 est simplement accompagné de la mention « La fête d’Olly », 11 est barré. Le 12 juin, elle renoue le fil de l’écriture (« Je reprends mon journal que j’ai assez longtemps abandonné » [f°5]) et le dénoue rapidement : les dates « 15, 16, 17, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24 25, 26, 27, 28, 29 » sagement rangées en colonne, ne donnent lieu à aucune entrée sinon à de laconiques « rien », assortis d’un commentaire, inscrit parallèlement aux dates : « parce que cela nous avons ennuyé mais maintenant ns recommençons ― moi je ne veux plus m’arrêter jusqu’à notre départ ― » (f°6v). Engagement aussitôt renié que pris : du 30 juin au 25 juillet, on trouve la seule mention d’une fête et des cadeaux reçus. On note cependant une phrase, écrite en marge, verticalement, d’une autre main (l’institutrice ?) : « (Nous allons voir si tu auras la patience de le faire) » (f°7). Le défi est relevé : à partir de ce moment-là, la diariste se fait beaucoup plus assidue. Une telle intervention extérieure, dans les cahiers d’Ekaterina, suggère néanmoins que l’écriture du journal est sinon imposée du moins encouragée par l’autorité pédagogique et qu’il entre dans le cadre d’une éducation à la maison, ce que confirme d’ailleurs le lieu où on l’écrit. Le journal n’est pas rédigé ici dans le secret des chambres : « Il est 7h et demi, moi Olly ns sommes dans la classe à écrire nos journaux » (f°4v). C’est dans le lieu dévolu à l’instruction que les petites filles se font diaristes.

Le contenu du journal

Le journal est d’abord la chronique d’une éducation aristocratique ou bourgeoise où la place des arts d’agrément (musique et notamment piano, dessin) et des travaux d’aiguille (Ekaterina mentionne fréquemment qu’elle fait de la frivolité1) est essentielle. Il est question aussi de lecture, de leçons de géographie, de jeux (le trictrac). Les fillettes, futures femmes et mères, répètent déjà les rôles bien déterminés qui les attendent : elles jouent ainsi aux éducatrices avec les enfants du domestique, leur apprenant des rudiments d’arithmétique : « j’ai oublié d’écrire dans mon journal que je et Olly ns donnions des leçons aux enfants d’Alexandre (le domestique) ils apprennent assez bien mais l’arithmétique cloche un peu. » (f°13)

La monotonie des journées campagnardes et la ténuité événementielle conduisent au grossissement de micro-péripéties: l’arrivée menaçante d’un chien noir, une attaque de guêpes (« nous allions nous asseoir sous les arbres, lorsque tout à coup 4 guêpes se jettent sur nous et veulent nous piquer j’avais très peur et je les chassais avec mon ombrelle mais elles revenaient toujours enfin nous sommes parvenues a nous en défaire mais avec beaucoup de peine » [f°36] ) ou d’abeilles deviennent sous la plume d’Ekaterina de « grande[s] catastrof[s] » (f°11). On joue à se faire peur et le journal, caisse de résonance des émotions, est complice du jeu.

L’humeur n’est pas toujours au jeu car le corps des petites filles du XIXe siècle, modèles ou non, ne se fait pas oublier. Le journal est ainsi un registre des variations physiologiques et atmosphériques : Ekaterina consigne sur le même mode du constat factuel les maux récurrents (colique, vomissements, maux de tête) et l’état du ciel (« il fait assez beau aujourd’hui mais hier et avant hier il a tonné et plu sans fin » [f°10]). On sait que l’enregistrement des défaillances physiques est chose courante sous la plume des diaristes, et le lecteur de journaux du XIXe siècle est habitué à cette écoute attentive par le diariste du déroulement des fonctions organiques et, en particulier, digestives. Une certaine oisiveté favorise l’attention à soi, mais il est vrai aussi que la vulnérabilité physique et la fréquence au XIXe siècle de malaises divers, plus ou moins bien soignés, disposent à un état de veille permanent, à une attention anxieuse portée aux dysfonctionnements du corps.

Si le journal d’Ekaterina rend compte fidèlement des maux du corps, il reste fort discret sur les états d’âme. Primesautier et factuel, il n’est pas le lieu de l’introspection. La spiritualité religieuse n’y tient pas davantage de place : l’instruction religieuse n’y apparaît guère, et quand les membres du clergé sont mentionnés, c’est pour des observations bien profanes ! « 30 juillet : Dimanche Nous avons été à la messe et c’est le frère Nicolas qui a fait le service (je trouve qu’il le fait mieux que le frère Michel) mais ma chère que tu es bonnasse le frère Michel est vieux et l’autre est jeune ― puis nous avons cuit (pas de la mangeail, mais c’est notre corps qui a cuit littéralement par l’épouvantable chaleur qu’il a faite. […]) » (f. 16)

L’évolution du journal

Quatre mois dans une vie, c’est court, mais lorsqu’on est jeune adolescente et que l’on se plie à la tenue du journal, c’est peut-être assez pour mûrir en écriture. Au fil des entrées, l’écriture se fait moins uniquement factuelle, s’essayant aux descriptions encore maladroites (du ciel, des enfants du domestique) et surtout, se plaisant à commenter  (interpellations humoristiques d’elle-même, remarques métadiscursives de plus en plus fréquentes) : « en ce moment il est 9h et ― je viens de prendre une seconde poudre car comme les gouttes ne me faisaient pas de bien alors le * [nom illis.] m’a donné des poudres (tu l’as déjà dit) et je suis seule dans la classe à la table écrivant (on sait bien que tu ne chantes pas puisque tu écris). Voilà une vérité (j’espère). » (f°25 v) Passer du rapport factuel au commentaire alerte sur soi et ses propos, à l’écriture qui n’enregistre ni n’informe mais se réfléchit en jouant d’elle-même, n’est-ce pas déjà délaisser une maussade écrivance pour naître au plaisir de l’écriture ?

Journal de Maria Bakhmetieva

Journal d’une fiancée, d’une femme enceinte, d’une femme mariée : journal de l’attente

Le journal comprend trois parties qui sont clairement distinguées : f°1 « Mes affaires journalières / Depuis le 10 Août 1805 » (journal d’une fiancée) f°42 : « Mon journal depuis le 15 Février 1807 » (journal d’une jeune femme enceinte) f°61 : « Mon journal depuis le 14 Décembre 1808 » (journal d’une jeune mère). Le journal est tenu sur de courtes périodes mais quasiment quotidiennement. Il y a une indiscutable unité entre ces trois moments du journal (qui n’exclut pas une évolution de l’un à l’autre). Unité d’action ou unité d’absence d’action puisque le journal est voué à l’attente, attente par la diariste de l’aimé absent. Dans le journal, on consigne l’attente, mais l’écriture journalière est aussi littéralement ce qui fait attendre, ce qui allège l’attente d’une femme non divertie au sens pascalien du terme : « Le service et les fonctions de votre devoir vous servent de distraction continuelle, et font toujours une utile diversion aux peines de l’absence ; Mais moi qui suis restée ici, je souffre d’avantage, la séparation me pese d’avantage, car comme dit le proverbe, partout où je tourne, je ne vois que la ville de Livourne. » (f°38 et f°39). Dans le troisième moment (1808), le journal naît plus encore que de l’absence d’Alexandre (qui sera seulement ponctuelle) de sa présence absente (de son indifférence ou de ce que Marie interprète comme telle). Formellement cette troisième partie du journal se distingue des précédentes : l’orthographe est très négligée, l’écriture irrégulière, moins facilement lisible. C’est la figure de l’amante jalouse qui apparaît ici.

Les première et deuxième parties naissent de l’amour séparé ; en témoignent leurs incipits : « Jeudi 10 Août. Le soir à dix heures, je suis rentrée dans ma chambre pour pleurer notre séparation, navrée de tristesse je me suis jettée sur le lit, où j’ai cherchée à m’abandonner au sommeil mais en vain ! » (f°1) / « Où suis-je ?… On t’entraîne loin de moi, mon cher Alexandre tu m’as quitté, et j’existe encore. Il y a quelque tems que je /’étais pres de toi et maintenant un intervalle immense nous separe ton amour seul me retient à la vie. » (f°44). Tout, en Marie, est aimanté par un seul désir : n’être qu’en fonction de l’autre, situation aliénante si on la considère dans une perspective peut-être aussi critique qu’anachronique. Corps, âme, esprit portent le signe de l’autre. Dans l’unique autoportrait du journal, Marie rappelle qu’elle a « toujours au cou ce médaillon dont l’absence augmente encore le prix. Tel est l’extérieur de ton amie, continue-t-elle, pour l’interieur je n’ai pas besoin de le peindre, m’occuper de toi, benir la providence apprecier mon bonheur, en remercier le ciel voilà mes sentiments et mes pensées tu les connais tu les partages » (f° 7). De même que le corps et l’âme, l’esprit est éduqué en vue de l’autre : « Pour mériter votre estime et pour me rendre digne de vous je continue de m’instruire » (f°4 et f°5). Quant au texte journalier enfin, il est dirigé vers le regard de l’autre : « vous devez savoir que chaque soir je vous écrirai tout ce qui s’est passée pendant toute la journée ! » (f°2 et f°3).Ce pacte de régularité d’écriture conclu avec l’aimé a des allures de pacte épistolaire, et nous ne pouvons manquer de nous interroger sur les rapports privilégiés que ce journal entretient avec la correspondance.

Journal et correspondance : un journal adressé ?

Le journal porte l’écho de la correspondance échangée entre Marie et Alexandre. Marie y consigne son impatience ou sa déception quand elle ne reçoit pas de lettre (f°5), elle y mentionne les lettres qu’elle envoie (f° 7), elle y répercute la réception des lettres d’Alexandre, occasion d’une émotion affective intense : revient dans le journal le motif de la lettre reçue au matin, au lever du lit (f°3 et f° 46). Etant donné l’importance que revêt la correspondance, l’on peut s’interroger sur le statut du journal. Est-il un journal adressé, journal où le souci d’expression de soi cède en importance au désir de s’adresser à un destinataire privilégié, non pas figure d’interpellation fictive mais destinataire extratextuel qui confronte le journal à l’épreuve de réalité ? L’importance du vocatif (ou ce que les théoriciens de l’épistolaire préfèrent appeler « l’adlocution ») dans le journal nous invite à le penser : « Mon ami, mon cher ami, plaignez moi de mes maux ; surtout plaignez moi des votres ; c’est contre eux que le courage m’abbandonne dites moi que vous m’aimez, que vous m’aimerez toujours. » (f°58). Mais l’on peut aussi penser que le journal est simplement la continuation ad libitum des missives, un prolongement non borné dans le temps et libre des contraintes postales de l’activité épistolaire.

Un vrai journal intime

De même que les correspondances les plus faciles à lire sont les correspondances amoureuses parce que la nécessité de la contextualisation et de l’éclaircissement historique s’avère moins importante que dans d’autres types de lettres, ce journal, centré sur une relation de couple, qui laisse dans l’ombre l’arrière-plan social et politique, s’aborde aisément. Il met en scène un huis clos dont la lecture produit sur le lecteur-voyeur un effet analogue à certains tableaux de Vermeer qui évoquent, on le sait, un univers intensément privé où le motif épistolaire permet de pénétrer l’intimité féminine. Spontanément ( ?) revient sous la plume de la diariste, pour évoquer l’intimité amoureuse dans l’absence, l’équivalent verbal des motifs picturaux développés dans la Hollande du siècle d’or : la mention de l’activité musicale comme trace rêveuse d’une communion passée et, surtout, la présence dans le décor domestique de figures d’intrusion du monde extérieur qui sont autant de mises en relation avec la figure de l’amant2. Ces figures sont au nombre de trois : - la carte géographique (« J’ai pris une carte de géographie pour chercher le point de la terre où se trouve mon bien aimé » f°16) qui fait entrer dans le cadre domestique l’Ailleurs où se trouve l’Autre. – la notation météorologique qui suggère l’idée d’un dehors inhospitalier observé d’une fenêtre et ramène inéluctablement aux souffrances supposées de l’amant exposé (« A mon réveil je vois que le tems est extremement pluvieux le mauvais tems m’a fait tomber dans la plus profonde rêverie au sujet de vos occupations » f° 10) – et enfin, la lettre, substitut de papier de l’amant (« j’ai reconnu ton écriture, j’ai poussé un cri, maman a cru que je perdais la raison j’ai pressé la lettre contre mes lèvres, et je me suis enfuit dans ma chambre » f°47). L’investissement émotionnel suscité par la lecture de la lettre est peint mais son contenu n’est que suggéré : dire l’intime est un art du clair-obscur.

Journal d’Olga Chouvalova

Le rapport au temps

« L’été très chaud de 1914 a condamné aux bains de mer, aux stations de montagne et aux villes d’eau tout ce que l’Europe de l’Ouest compte de bourgeois connus, d’ambassadeurs fatigués, de militaires d’un rang supérieur que l’attentat de Sarajevo, perpétré par un terroriste probablement serbe contre un archiduc autrichien, n’inquiète guère3. » Olga Chouvalova fait partie de ces privilégiés en villégiature thermale dans la chaleur de l’été : elle est à Marienbad ; La partie du journal rédigée en français couvre une période très délimitée et commence le 14/27 juillet ainsi : « Petra nous a quitté après la rupture Austro-Serbe ». La diariste a éprouvé le besoin d’intituler son journal français  « Mon Odyssée », terme approprié pour ce voyage de retour en Russie entrepris dans des conditions tumultueuses : le 1er août, Olga part de Marienbad ; le 2, elle est à Dresde ; le 3, à Berlin.

La brutalité avec laquelle l’Europe bascule ds la guerre est perceptible dans le journal. « Frontière […] coupée », « mobilisation », « transports de troupes » sont autant de réalités qui s’imposent brusquement à l’écriture journalière. Olga fait explicitement référence à quelques moments déterminants de cette entrée en guerre généralisée : « la rupture Austro-Serbe » (27 juillet), « la mobilisation en Autriche » (27 juillet), la déclaration de guerre de l’Angleterre (4 août).

Si la progression de ce texte en entrées datées semble faire de lui un journal, l’utilisation des temps grammaticaux lui donne cependant un statut ambigu : le début du journal a tout d’une narration rétrospective aux temps du discours (passé composé / imparfait) puis s’impose le présent de narration et, enfin, le présent d’énonciation. Le mélange de ces différents régimes attire d’autant plus notre attention que l’apposition du titre, « Mon Odyssée », peut apparaître comme un geste rétrospectif. Ce texte serait-il une réécriture sous forme journalière de notes instantanées, ce que suggère l’appréciation initiale : « Copié de mon livre de comptes » ? Cela n’explique pas cependant le mélange des différents régimes temporels. Ce texte ne juxtaposerait-il pas plutôt une retranscription de notes d’un livre de comptes (qui a pu donné lieu à quelques modifications comme les changements de temps) et d’un journal écrit sur le vif ?

Les fonctions du journal

Quoi qu’il en soit, ce texte bref revêt plusieurs fonctions. Journal de voyage peu ordinaire, il garde vive la mémoire d’un discrimen historique où s’inscrit sur les tumultes collectifs la micro-histoire d’une vie jetée brutalement dans la guerre. C’est ainsi que la diariste note les manifestations de rejet dont ses compatriotes et elle-même sont victimes. Le train puis l’hôtel à Dresde apparaissent comme des lieux d’affrontement avec les nationaux. La prise de conscience de la condition d’étranger en situation de vulnérabilité est aiguë : la villégiature thermale est devenue exil en pays hostile. Olga mentionne les efforts entrepris pour trouver une issue à sa situation : démarche personnelle, et avortée, auprès d’un certain Wolff, membre de la Légation russe de Dresde, enregistrement à l’Ambassade d’Espagne de Berlin qui s’est chargée des intérêts russes… Le journal enregistre aussi le trop-plein des émotions et un sentiment dominant, la peur panique et horrifiée qui s’est emparée de la diariste : « C’est si difficile d’être patiente et résignée ! et si l’on savait combien j’ai peur ! et suis peu courageuse et misérable et faible et désolée ! » (f°54)… « C’est le manque de nouvelles qui m’étouffe ! C’est l’horreur de la guerre ! l’inquiétude ! pour les nôtres ! pour la Russie ! l’impuissance complète ! et le « Wacht am Rhein » et les préparatifs d’ici ! Tout cela est horrible ! » (f° 65) La commotion semble avoir gagné l’écriture : ductus précipité, taille anormalement grande des caractères, nombreuses additions interlinéaires, beaucoup de soulignements, barres des « t » qui s’allongent démesurément, omniprésence d’une ponctuation affective… Encore ces dernières observations sembleront-elles sujettes à caution après l’interrogation sur le statut du texte et l’hypothèse qu’il serait, pour une part au moins, narration rétrospective. L’on peut toutefois objecter que la dimension rétrospective est sans doute de portée restreinte et la plume encore empreinte de l’émotion de l’événement. Autre interrogation : pourquoi ce journal de deux semaines (tardif dans la production francophone des diaristes russes) est-il écrit en français alors que le reste du cahier est tenu en anglais ou en russe ? On relève des observations linguistiques qui ne sont sans doute pas anodines : « On me conseille de ne pas sortir ! de me dire américaine – d’être très prudente – de prendre garde ! – de ne parler que l’anglais dans les rues mêlé à mon mauvais allemand et non le français ! » (f° 43)… « on prie de ne pas sortir ! de ne parler que l’allemand dans les rues et même là dans les corridors de l’Hotel » (f°61). Le français, langue interdite dans l’espace public, prendrait-il une manière de revanche dans un journal exutoire ? Le cahier d’Olga joue également un rôle traditionnellement dévolu à l’écriture journalière : être un instrument de délibération. Une question essentielle tourmente la diariste : Où aller ? Quel itinéraire emprunter pour regagner la Russie ? Fuir par le Danemark semble finalement la solution retenue. Le journal s’ouvre non seulement aux interrogations individuelles de la diariste mais accueille également l’hypothétique collectif, la voix de la rumeur et des suppositions qui alimentent la peur. Ainsi est évoquée l’hypothèse d’un « Camp de prisonniers russes » en Allemagne ; des hommes russes retenus prisonniers seraient, dit-on, envoyés moissonner ; la guerre entre Américains et Japonais serait probable. Ce qui alarme le plus la diariste est l’obsession allemande des espions et terroristes russes et la vague de déferlement d’espionnite : « On prétend que beaucoup d’hommes russes déguisés en femmes ont été arrêtés à Berlin ! C’est là le danger pour nous ! On prétend aussi qu’on a attrapé une femme russe avec une bombe Enfin on est très très monté » (f° 60).

Les dernières pages du journal d’Olga mélangent russe et français et restent opaques au lecteur ; le journal de Marie s’interrompt brusquement le 24 mars 1809 sur une entrée inachevée. Seul le journal estival d’Ekaterina semble avoir une claire conscience de sa fin : « 18 septembre 1872 J’ai mangé 12 grains de raisin !!! J’écris avec un crayon car j’ai emballé le plumes. […] Il fait très beau. Demain je n’écrirai pas car j’emballe mon cahier ― »(f° 109 v). Cette brève présentation, qui nous a conduits d’un journal adolescent plein d’une fraîcheur primesautière à un journal d’amour et de jalousie replié sur une intimité et à un journal balayé par les bruits et fureurs de l’Histoire donne un aperçu de l’extrême variété du corpus russe, féminin et francophone.

1  Type de dentelle dont on fait des ornements.

2  Voir la très belle analyse consacrée par Daniel Arasse à Vermeer in D. Arasse, L’ambition de Vermeer, Paris, A. Biro, 227 p.

3  P. Miquel, La Grande Guerre, Paris, Fayard, 1983, p. 14.