Comment s’effectue, pendant l’écriture, la mobilisation du lexique qui va constituer le texte ? On pense spontanément au trajet d’un référent extralangagier stable, clairement cerné, à des mots pour le désigner : vu de cette manière, le lexique tend à être une nomenclature du réel ; son enrichissement consistera alors à fournir à l’élève, au moment de la correction du texte, un vocabulaire plus précis, plus soutenu que celui qu’il a employé ; c’est une première manière de lier un séance de vocabulaire à une production écrite.

La dimension lexicale du langage sera surtout envisagée ici comme jeu intralangagier. Je vais analyser ici l’écriture d’un texte dont le référent, une émission de télévision, est connu de tous les élèves de la classe. Le texte à produire, un article dans le journal de l’école, vise à présenter le thème de l’émission, l’illettrisme, et à y intéresser les lecteurs. Le problème posé au scripteur est alors non de se remémorer le référent extralangagier, dont il a une connaissance précise et récente, mais de travailler la manière dont la langue – et plus précisément le lexique – va rendre compte de ce référent et en créer une perception chez le lecteur. C’est donc le jeu des termes entre eux qui va nous intéresser, les différents éléments lexicaux étant observés sous l’angle de leur valeur en langue et dans le discours plutôt que comme référents au réel hors la langue.

Le matériau analysé est la reconstitution de l’écriture d’un texte sur le logiciel Genèse du Texte.1 Ce logiciel enregistre au moment de l’écriture toutes les opérations effectuées par le scripteur ainsi que les pauses et il les restitue ensuite en temps réel à l’écran, sous une forme proche du film, donnant accès à toutes les traces graphiques de la constitution du texte. Je vais commencer par poser les préalables de l’analyse présentée, puis je m’appuierai sur une reconstitution d’écriture pour montrer à la fois la richesse des explorations lexicales du scripteur et le parti que l’on peut en tirer, en classe, pour inscrire dans l’écriture de vraies réflexions sur le lexique.

1. Position du problème.

Les modes de constitution des textes des élèves ont fait l’objet de nombreuses études à dominante psycholinguistique : il s’agit le plus souvent de caractériser l’activité des scripteurs selon les trois processus maintenant bien connus de planification, mise en texte et révision (cf. Fayol, 1997 pour une recension). Les recherches linguistiques en génétique des textes scolaires s’appuient sur les traces graphiques du processus de l’écriture – les brouillons – avec une focalisation sur les ratures vues comme manifestations de l’activité métalinguistique (Fabre, 1987) qui accompagne l’écriture : au moment où il effectue une rature, le scripteur considère l’énoncé à la fois comme élément de son discours renvoyant à un référent et comme élément langagier inclus dans le système de valeurs que constitue la langue. C. Fabre a montré que lorsqu’il rature, pour une rectification orthographique comme pour une modification lexicale,

« le scripteur marque une comparaison (identification partielle), soit entre deux manifestations du signifiant, soit entre deux signes existant dans la langue. Dans l’un et dans l’autre, il a établi des rapports paradigmatiques et a cessé de traiter une unité comme invariante. […] C’est cette incursion dans l’axe du “système” qui fait sortir la rature du plan du langage “premier”, de dénotation, et relève de la fonction métalinguistique : traitement du signifiant seul, modification de la relation signifiant/signifié, concurrence entre deux signes du système…”» (Fabre, 1987, p. 47).

C’est dans ces allers et retours du discours en train de se produire au système de la langue – également en construction chez ces apprentis scripteurs – que s’effectue l’écriture. Sur le plan lexical, l’écriture peut donc être vue comme une succession de choix que le scripteur effectue dans son lexique propre, selon l’organisation qu’il en a établie et qui reflète, avec un écart plus ou moins grand, celle de la langue (Doquet-Lacoste, 2003b). Ainsi, ce sont moins les relations référentielles, du signe au référent extra-langagier, qui seront considérées dans les ratures, que les relations entre les signes, via la notion saussurienne de valeur et l’idée que la substitution d’un mot à un autre reflète, outre le questionnement du scripteur sur l’adéquation du terme choisi, l’organisation de son lexique personnel.

1.1 Ancrage en sémantique lexicale

Pour poser clairement l’adéquation d’un signe du point de vue référentiel, il faudrait être en mesure de cerner précisément le référent extralangagier auquel le signe renvoie, mieux, de le cerner hors le langage. Ceci est exclu pour qui envisage l’activité langagière comme autre chose que la désignation d’un extérieur préexistant à l’énonciation, le lexique comme autre chose qu’une nomenclature du réel. La manière la plus adéquate d’analyser le matériau génétique des brouillons, qu’ils soient manuscrits ou, comme ici, électroniques, est de rester dans les strictes limites de la linguistique, qui fournit les modèles les plus aboutis pour observer ce matériau langagier. C’est donc principalement des relations des mots entre eux – la valeur saussurienne – qu’il s’agira ici, avec en arrière-plan la radicale hétérogénéité de la langue au réel (Authier-Revuz, 1995).

Dès lors, les modèles prototypiques de structuration du lexique ne seront pas privilégiés : c’est l’analyse sémique, en particulier les travaux de François Rastier, qui servira de cadre pour analyser les trajets lexicaux auxquels nous allons avoir à faire : cette théorie fondée sur l’idée que « le sens n’est pas immanent au texte comme message, mais à une situation de communication comprenant en outre un émetteur et un récepteur, comme aussi un ensemble de conditions (des normes, dont le genre textuel, et une pratique sociale déterminée) » (Rastier 1989, p. 16) a semblé particulièrement appropriée à l’analyse du travail des apprentis-scripteurs. Plus largement, la proposition d’analyser de petites unités (les morphèmes) au sein de l’ensemble dans lequel elles s’inscrivent (le texte), avec le postulat que cet ensemble les affecte comme elles en affectent les autres composantes, correspond à la manière dont j’ai envisagé l’étude des reconstitutions d’écriture : par des allers-retours entre globalité et détail, nous tentons de préserver l’unité fondamentale du processus de l’écriture de chaque texte, dans lequel chaque micro-événement est susceptible d’avoir des effets importants sur l’ensemble du texte et de son écriture. C’est pourquoi je souscris également aux propos de Rastier qui souhaite voir étudier le sens (relatif à l’ensemble des facteurs énonciatifs) plutôt que la signification (contenu inhérent d’un énoncé, sans lien avec sa situation d’énonciation) considérée comme un artefact2 : les caractéristiques de mon corpus, en particulier le possible décalage entre signification en langue et sens dans le discours des enfants chez qui cette signification n’est pas forcément construite, y obligent.

1.2 La dynamique lexicale dans l’écriture en acte.

Le lexique est un objet privilégié de l’étude génétique des manuscrits d’écrivains, à laquelle j’ai emprunté sa méthodologie pour l’appliquer aux brouillons d’élèves. C’est dans le cadre du dialogisme bakhtinien que Daniel Ferrer situe la situation énonciative particulière à l’écriture en proposant d’adapter aux manuscrits la notion bakhtinienne de « dialogisme actif ». Selon les mots de Bakhtine, dans ce type de dialogisme

« Le discours d’autrui n’est pas reproduit avec une nouvelle interprétation mais il agit, influence et détermine d’une façon ou de l’autre le mot de l’auteur, tout en restant lui-même à l’extérieur. […] Dans la polémique cachée, le mot d’autrui est repoussé et c’est son rejet, tout autant que l’objet dont il est question, qui détermine le mot de l’auteur. » (Bakhtine, 1963/1970, p. 254 )

D. Ferrer propose de lire les manuscrits en déplaçant le propos pour faire jouer au « mot raturé » le rôle du « discours d’autrui » : il considère la rature comme une manifestation de la polémique interne qui sous-tend l’écriture, où l’auteur prend tour à tour la posture d’auteur-lecteur et d’auteur-scripteur. Il s’agit selon lui du « phénomène énonciatif le plus important, et tout cas le plus universel, que les manuscrits permettent de mettre au jour » (Ferrer, 2000, p. 15). Cette polémique, cachée dans le texte final, s’exhibe dans les manuscrits, où peut se déceler ce que Ferrer appelle la « mémoire du contexte » :

« un état [du texte] garde la mémoire des états antérieurs à travers les traces ou cicatrices laissées par les remaniements de l’équilibre du système qui ont été rendus nécessaires par les modifications successives. » (Ferrer, 2000, p. 13-14 – je souligne).

C’est le temps de l’écriture qui est mis en mémoire, à travers les diverses modifications qui ont construit le texte. De même, dans son analyse des manuscrits de Lutezia de Heine, Jean-Louis Lebrave a mis en évidence une notion génétique fondamentale on retrouve des traces dans les écritures des élèves : les lexèmes flottants. Ce sont des mots que le scripteur utilise au brouillon mais qui ne figurent pas dans le texte final. On reconnaît un lexème flottant dans sa récurrence sur une page, ce lexème n’arrivant finalement pas à s’intégrer dans le texte. Le terme de « flottant » est particulièrement bien choisi pour désigner ces mots qui, biffés, resurgissent, sont à nouveau biffés, bref : « flottent » autour du texte sans jamais s’y ancrer, l’entourant d’une sorte de halo lexical dont la perception permet une entrée plus approfondie dans l’écriture.  

Dans l’approche génétique des manuscrits, le questionnement porte donc principalement sur les mots raturés et leur rapport aux mots qui constitueront le texte final. Ce sont les mots entre eux qu’étudient les généticiens, dans une perspective bakhtinienne d’auto-dialogisme où le refus d’un mot est aussi important, génétiquement, que le choix de son successeur. Cette manière d’envisager la production écrite permet de la situer comme le jeu de la langue et de l’intention, où le lexique joue un rôle essentiel. A la suite de C. Fabre, j’ai cherché à repérer, à travers les ratures, des traces de la construction par les élèves de leur rapport à la langue dont je soupçonne qu’il est aussi complexe – bien que cette complexité se manifeste par des voies différentes –  que celui des scripteurs experts.

2. Un exemple d’écriture : le lexique au travail.

L’écriture que nous allons analyser répond à la consigne évoquée en introduction : après visionnement d’une émission sur l’illettrisme qui a provoqué des débats virulents dans la classe, le maître engage les élèves à proposer pour le journal de l’école « un article expliquant ce qu’est l’illettrisme pour convaincre les lecteurs de s’intéresser à ce problème ». A côté d’une certaine maladresse et de réelles difficultés d’écriture, le scripteur fait preuve en écrivant son article d’une attention à la langue tout à fait singulière. Dans cette écriture, on voit jouer la langue, comme elle joue souvent dans des écritures à visée littéraire. Ce jeu, nous allons le voir, est à la fois, inséparablement, lexical et syntaxique.

2.1 Mise en place du texte : le jeu de la langue et de l’intention.

C’est dans un mixte de commentaires et d’énoncés factuels qu’Abdellatif entreprend de décrire ce que font des illettrés. A 20’ d’écriture, le texte est le suivant :

L’illettrisme est un problème qui gêne certaines personnes car ils ont honte devants les de l’exterieur.

Cette émission était très bien les presonnes qu’ils ont présanté montrer bien

Le scripteur continue son texte :

00:20:00 ajout de montrer bien comment ils se débrouillaient

remplacement de débrouillaient par défendaient

remplacement de défendaient par cachaient

 pause=00:01:53

À ce stade de l’écriture, la gêne causée par l’illettrisme est nettement dominante dans le texte, qui est devenu :

L’illettrisme est un problème qui gêne certains personnes car ils ont honte devants les de l’exterieur.

Cette émission était très bien les presonnes qu’ils ont présanté montrer bien comment ils se cachaient

Outre les problèmes, la gêne, la honte, il faut que les illettrés se cachent. Sans doute la pause qui suit marque-t-elle un doute, une hésitation, puisque la phrase suivante surprend :

00:25:00 ajout d’une virgule et de comment ils s’en sortaient.

suppression du point final.

On perçoit l’antonymie entre se cacher et sortir, voilée par le pronominal s’en sortir. Cette ambivalence (des illettrés qui se cachent et se montrent à la fois) va gouverner le texte jusqu’à la fin. Sa mise en place ici ne va pas sans réticence : après « comment ils s’en sortaient », Abdellatif ajoute « et », semblant vouloir continuer la phrase. Puis il remonte dans le texte, fait de légères modifications, revient après « et », ajoute « c’est », le remplace par « quand », le supprime… et finit par mettre un point ! La phrase se finit donc par « comment ils s’en sortaient et. ».

L’écriture semble connaître à ce moment une stagnation : le curseur monte et descend dans le texte, ajoute un espace ici, une lettre manquante là… Après quelques corrections orthographiques, le scripteur positionne le curseur après comment ils s’en sortaient et., supprime le point et inscrit simplement vie. Après ce vie, il va placer puis enlever un point, puis une virgule. On voit là encore des marques d’hésitation sur la suite à donner. L’effet produit par ce nom posé là sans verbe introducteur ni même déterminant est celui d’un bloc insécable. Quand Abdellatif se décide à ancrer le nom vie dans le discours, c’est par comment est leur : on retrouve la conjonction comment, dont l’effet de refrain est maintenant acquis (c’est la troisième occurrence) mais l’imparfait de mise dans les deux premières subordonnées est devenu un présent, comme si le caractère immuable de cette vie débordait le cadre de la concordance des temps pour s’imposer au présent étendu. Ce présent est contagieux puisque la séquence qui suit immédiatement est l’inscription de comment ils se débroullent. Quelques minutes plus tard (55’, annexe p.137), se débroullent est mis à l’imparfait mais est leur vie reste au présent. Avec se débrouillaient resurgit un verbe également utilisé en début d’écriture, puis supprimé : on peut y voir un effet de la mémoire de l’écriture, le lexème « se débrouiller » ayant continué à « flotter », malgré son effacement, autour du texte, et y trouvant une nouvelle actualisation. De même, « se cachaient » est remplacé par « se défendaient », opération exactement inverse de celle qui a eu lieu à 20’ d’écriture. Le tâtonnement prend des allures de ressassement, et c’est dans ce ressassement que eva se développer la phrase. L’ambivalence entre le repli et la sortie est en train de basculer en faveur de cette dernière. Le sème de bataille contenu dans se défendaient appelle sûrement la proposition inscrite en fin de texte : comment ils battaient, qui deviendra quelques instants plus tard comment ils se battaient.

Cette première heure d’écriture montre comment, au confluent d’une intention de dire et d’une matrice syntaxique qui s’est imposée comme par hasard, le scripteur a été conduit à travailler un paradigme lexical qui lui-même retravaille et complexifie l’image des illettrés. C’est dans un énoncé typiquement écrit, une phrase complexe où se juxtaposent des propositions dont la structure est récurrente, que se produit ce jeu lexico-syntaxique.

2.2 Résolution apparente : l’ambiguïté ressurgit.

C’est en fin d’écriture que le scripteur va revenir à la fin de cette phrase complexe, pour la compléter et terminer son texte en même temps. La phrase est alors :

Cette émission était très explicative, les personnes qu’ils ont présentées montraient bien comment ils se défendaient, comment ils s’en sortaient, comment est leur vie, comment ils se débrouillaient, comment ils se battaient.

Abdellatif commence par remplacer tous les pronoms ils par elles : c’est une manifestation du recul que le scripteur a pris vis à vis de son texte, il cesse de regarder les pronoms comme référant à des gens de l’émission (les illettrés) pour les voir comme reprises d’un nom, les personnes. Ces modifications sont aussi la marque d’une relecture globale, à l’issue de laquelle le scripteur ajoute, à la fin de la phrase complexe, « comment elles se montraient ». Se montrer est l’antonyme de se cacher, qui est longtemps demeuré le premier verbe de la série (remplacé ensuite par se défendre). Nous avons là un exemple de sème flottant, notion construite à partir de celle de lexème flottant : comme l’a montré François Rastier (1987), les antonymes sont porteurs de sèmes communs, mais inversés. Il me semble que se cacher, dont nous avons vu qu’il était paradoxalement juxtaposé à s’en sortir, puis remplacé par se défendre, trouve ici une nouvelle actualisation. Cette hypothèse est renforcée par l’incongruité du verbe se montrer dans ce contexte : le lecteur ne peut que se demander, en lisant que des gens se montrent, quelle raison ils auraient de se cacher

A 1h37 d’écriture, le texte est le suivant :

A mon avis, les illettrés doivent être mals dans leur peau car si certaines personnes. L’illettrisme est un problème qui gêne plusieurs personnes car elles ont honte devant les gens qu’elles rencontrent dans la rue ou dans d’autres endroits.

Cette émission était très explicative, les personnes qu’ils ont présentées montraient bien comment elles se défendaient, comment elles s’en sortaient, comment est leur vie quotidienne, comment elles se débrouillaient, comment elles se battaient, comment elles se montraient.

Le repli n’apparaît plus dans cette liste. Pourtant, tout n’est pas résolu : les sèmes de bataille (se défendre, se battre) et de difficulté (s’en sortir) sont toujours présents, même en négatif, témoignant des obstacles que rencontrent les illettrés. Le scripteur nous réserve une ultime surprise :

pause=00:01:10

remplacement du point final par une virgule

ajout de comment elles se

suppression de se

ajout de lisaient.

L’émergence du verbe lire, paradoxal puisqu’il s’agit d’illettrés, semble avoir surpris le scripteur lui-même puisqu’il s’apprêtait visiblement à écrire un pronominal, le réfléchi se ayant été inscrit, puis supprimé pour faire place à lisaient. En relisant le texte, on s’aperçoit alors qu’à aucun moment, l’auteur n’a défini l’illettrisme en terme de non lecture. Si l’absence de lecture est présente, c’est en creux, à cause du préfixe privatif composant illettrisme et illettré. Aussi l’idée d’illettrés lecteurs, qui nous étonne, est-elle peut-être moins surprenante pour Abdellatif qui a présenté dans la vie des illettrés bien autre chose que la non lecture. Toutefois, en terminant son énumération par là, l’auteur accorde à l’action de lire une importance capitale et elle prend pour le lecteur une résonance particulière. On s’aperçoit finalement que l’ambivalence entre repli et sortie qui organise l’écriture se reflète, dans le texte final, dans une autre ambivalence : de la même manière qu’en début d’écriture, les illettrés se cachent puis, en fin d’écriture, se montrent, on trouve en début du texte, les illettrés, qui à la fin, lisent.

3. Prolongements à l’écriture : d’un lexique à la lexicologie.

Comment passer de cette écriture singulière à une problématisation lexicale ? Il me semble pertinent de proposer aux élèves une étude interprétative du texte au cours de son écriture, puis l’observation en langue des instruments de production du sens – ici : le lexique -, et enfin, l’appropriation des notions découvertes via une nouvelle production écrite.

3.1 Interpréter le texte et son évolution.

Le texte final donne une image relativement homogène des illettrés : nonobstant le dernier verbe, lire, les actions décrites vont plutôt dans le sens de la combativité et de l’action. Ceci posé, il est intéressant de montrer aux élèves, le scripteur bien sûr, mais aussi les autres élèves de la classe, que cette figure n’a pas toujours été aussi stable ; une comparaison du texte à 40’ d’écriture avec le texte final le montre bien :

L’illettrisme est un problème qui gêne certains personnes car ils ont honte devants les de l’exterieur.

Cette émission était très bien les presonnes qu’ils ont présanté montrer bien comment ils se cachaient, comment ils s’en sortaient, comment est leur vie,

A mon avis, les illettrés doivent être mals dans leur peau car si certaines personnes. L’illettrisme est un problème qui gêne plusieurs personnes car elles ont honte devant les gens qu’elles rencontrent dans la rue ou dans d’autres endroits.

Cette émission était très explicative, les personnes qu’ils ont présentées montraient bien comment elles se défendaient, comment elles s’en sortaient, comment est leur vie quotidienne, comment elles se débrouillaient, comment elles se battaient, comment elles se montraient, comment elles lisaient.

On perçoit dans l’état intermédiaire du texte, un certain flottement sémantique entre se cacher et s’en sortir ; il est réglé dans l’état final. Ceci invite à s’interroger sur les raisons de ce flottement : les substitutions lexicales effectuées à 20’ d’écriture (se débrouillaient > se défendaient> se cachaient) laissent penser que le choix de se cacher n’est pas dû au hasard : on est ici dans une écriture concertée où le scripteur a pesé les mots avant d’en choisir un. Par la suite, il est revenu sur ce choix pour affirmer que les illettrés se montraient. Interroger le scripteur sur les raisons de ce revirement peut être tout à fait fructueux : il en fera apparaître, au mieux, des raisons discursives. C’est pourtant la langue que nous souhaitons interroger : cette interrogation va passer par l’établissement du paradigme des substitutions et l’étude de la valeur des termes en langue, via le dictionnaire.

3.2 Paradigme des substitutions

Une fois mise en évidence l’évolution de la figure des illettrés pendant l’écriture , la question peut être : comment cette figure est-elle construite dans le texte ? Par l’expansion nominale : « mals dans leur peau » ; par des verbes où l’illettré est siège d’un état : « ils ont honte », « l’illettrisme gêne » ; par, enfin, les verbes dont nous avons parlé jusqu’ici, où l’illettré est agent. Comme ceux-ci ont été le plus travaillés pendant l’écriture, il est vraisemblable qu’ils jouent un rôle important dans l’évolution sémantique du texte, aussi ce sont eux que l’on va examiner.

On peut alors demander aux élèves de trier ces verbes selon qu’ils expriment plutôt la soumission et la passivité ou plutôt la combattivité et l’assumation de soi. Le classement est alors :

Image1

Le recours au dictionnaire certifie une relation d’antonymie stricte entre se cacher et se montrer, via leurs correspondants non pronominaux ; on peut également percevoir une antonymie entre se défendre et se battre, les sèmes afférents au premier convergeant plutôt vers le repli, tandis que le second est marqué par l’attaque. C’est un véritable paradoxe que de tenter de signifier quelque chose avec des mots qui, en langue, ont précisément des significations opposées, questionnant l’idée reçu qu’on ne dit pas à la fois une chose et son contraire. Et si la réalité complexe de l’illettrisme nécessitait ces recours successifs à des termes que leur sens oppose, la figure de l’illettré se construisant finalement au creuset de ces termes, dans l’espace de l’indésignable ? Ces considérations préparent à accepter le verbe lire appliqué à ceux qui justement en sont privés d’habitude, comme une manière déplacer l’acception du terme : il y a peut-être un début du lire chez ceux qui ne lisent pas, une lecture illettrée.

Si un terme comme se défendre signifie, face à se battre, une certaine passivité, il apporte aussi avec lui l’adversaire et même l’adversité : se défendre, mais de quoi ? C’est cette adversité qui est référée par le pronom en de s’en sortir, comme un guêpier dont il faut se dé-brouiller : les deux verbes, par leur construction même, expriment la résistance de l’adversité autant que l’effort des illettrés pour lui faire face. Ainsi, même quand le texte a basculé et qu’il n’est plus question de se cacher mais de se montrer, la difficulté reste présente dans les termes mêmes de l’action. Cette entrée sémantique et interprétative ouvre la porte, on le voit, à une exploration lexicologie sur les mots construits : on ne manquera pas de se questionner sur la valeur du « dé », préfixal dans débrouiller mais non dans défendre.  De la même manière, nous avons déjà remarqué que tous les verbes étaient des pronominaux : quel rôle cette caractéristique joue-t-elle dans le sens de la phrase et du texte ? On peut ici envisager les différentes valeurs des pronominaux (sens passif / sens réflexif ou réciproque, cf. Riegel et al. 1994, p. 255-263) et montrer que ceux-là fonctionnent sur le mode actif et réflexif (sauf se battre qui est réciproque).

3.3 Prolongements et réinvestissement.

Le recours au dictionnaire aura permis de préciser le sens des verbes utilisés et les situer par rapport à leur antonymes et synonymes. Ainsi, le vocabulaire de ce champ lexical aura été augmenté de manière active, au service de l’interprétation. C’est le moment de réinvestir ces observations, par exemple à travers une production écrite qui va jouer à la fois sur les intentions du texte et sur le lexique qui leur donne corps.

Reprenons l’état du texte à 35’ d’écriture :

L’illettrisme est un problème qui gêne certains personnes car ils ont honte devants les de l’exterieur.

Cette émission était très bien les presonnes qu’ils ont présanté montrer bien comment ils se cachaient, comment ils s’en sortaient, comment est leur vie,

C’est à partir de là que le texte a basculé, Abdellatif ayant ajouté « comment ils se débrouillaient » et remplacé « se cachaient » par « se défendaient ». Après le travail de classements et d’interprétations effectué, on peut se demander ce que serait devenu le texte si, au lieu du remplacement sus-dit, il avait remplacé « s’en sortaient » par « s’enfermaient » : proposer de continuer autrement l’écriture d’un élève après mise au jour de son propre trajet d’écriture est toujours une tâche riche puisqu’elle fait travailler les scripteur dans l’intertextualité et, à travers la consigne de dire autrement, les plonge dans l’activité métalinguistique manifestée dans les ratures. Produire un texte où la figure des illettrés va vers l’enfermement et la passivité permet à la fois de faire émerger le lexique personnel de chaque scripteur et de réinvestir immédiatement le travail lexical réalisé à partir de l’analyse de l’écriture d’Abdellatif. Eu égard aux propos de Daniel Ferrer à propos de la rature comme polémique cachée, la situation de production d’écrit proposée met en demeure les scripteurs d’exercer cette polémique en situant l’écriture comme une production contre, puisque la consigne est basée sur le rejet de certains termes.

Conclusion

L’observation de l’écriture d’Abdellatif montre tout d’abord l’évidence du travail intralangagier du scripteur: c’est le jeu entre les termes substitués ou ajoutés qui préside au choix lexicaux tout autant que le souci, vraisemblablement tout à fait prégnant pourtant, de restituer la réalité perçue. Au gré des retours successifs sur son dire, modulé à chaque fois, le scripteur semble construire en même temps son texte et l’image des illettrés qui trouve un aboutissement paradoxal dans le recours final au verbe lire. C’est le rôle de l’énonciation en tant que confrontation au langage dans le texte final qui se fait jour ici, la production langagière se posant comme un travail de modelage du texte à venir par la langue qui le porte.

Eu égard aux différents travaux sur l’écriture à l’école, ces observations vont dans le sens des recherches de C. Fabre qui a également constaté une intrication constante entre les différents niveaux : nous avons vu ici que le niveau lexical et le niveau syntaxique étaient gérés en même temps ; l’intrication est la même, je l’ai montré ailleurs (Doquet-Lacoste, 2003b), avec le niveau orthographique.

En ce qui concerne le champ lexical proprement dit, deux choses apparaissent comme centrales :

  • Le co-texte proche : nous avons vu que les substitutions lexicales s’effectuaient les unes par rapport aux autres, dans un système plus large marqué par une structure syntaxique forte. Le recours systématique à des verbes pronominaux est également imputable au co-texte qui crée une régularité morphologique aussi bien que syntaxique et sémantique. Nous avons aussi observé des effets d’attraction sémique, le travail sur un verbe semblant, à un certain moment de l’écriture, faire basculer la phrase et le texte.

  • La dilatation du temps et la mémoire du contexte dans l’énonciation écrite : c’est elle qui rend possible les phénomènes d’antonymie que nous avons observés, relations entre des mots qui ne sont pas présents en même temps dans le texte mais qui le sont dans l’écriture. L’évolution sémantique du texte via les substitutions portant sur les verbes pronominaux s’effectue dans le jeu sur la valeur de ces verbes.

Ces constats sont d’autant plus importants que l’écriture a été effectuée sans contrainte procédurale :  à aucun moment n’a été imposé le recours à une grille de relecture quelconque qui aurait contraint le scripteur à revenir sur son texte avec un projet lexical précis. C’est de manière spontanée que le scripteur, cherchant à répondre le plus précisément possible à la consigne d’écriture, est revenu à plusieurs reprises sur son écrit et l’a fait évoluer. Cette écriture est emblématique du travail lexical effectué pendant la scription, travail manifeste ici à travers les nombreuses ratures mais dont on peut soupçonner l’existence dans toute écriture. Il démontre que les préoccupations des élèves sont loin de se limiter à la référence, la recherche de la formulation juste prenant en compte d’autres dimensions langagières (ici, la dimension interlocutive est privilégiée) et excédant l’unité mot : aucun verbe ne dit précisément ce que font les illettrés, c’est l’ensemble qui en dresse un portrait d’autant plus riche qu’il laisse part à l’ambiguïté. L’exploration avec les jeunes scripteurs de leurs ratures, allers-retours du discours à la langue et de la langue au discours, permet ensuite d’ancrer le travail lexicologique dans une réflexion qu’ils ont largement amorcée individuellement, où le travail collectif vient apporter des réponses aux interrogations individuelles dont témoignent leurs tâtonnements.

1  Genèse du Texte est édité par l’Association Française pour la Lecture. Site internet : lecture.org

2  « Le sens ne s’ajoute pas à une signification déjà là. Au contraire, la signification résulte d’une abstraction opérée par le linguiste à partir du sens. Une preuve : l’identification des sémèmes dépend de la situation de communication ; si l’on n’en tient pas compte, on crée une polysémie ou, plus précisément, une indétermination artificielle. [...] La signification immanente à la phrase est un artefact des linguistes et demeure inévitablement équivoque. Alors qu’à l’inverse, son sens, réputé oblique, difficile à cerner, reste généralement univoque dans un contexte et une situation donnés. Dans une perspective interprétative, la distinction entre une composante sémantique qui traiterait de la signification, et une composante pragmatique qui la réinterprèterait pour rendre compte du sens paraît alors perdre toute utilité. Bref, la sémantique se doit de traiter du sens, sans en déléguer l’étude à la pragmatique, fût-elle intégrée. » (Rastier 1989, p. 16)