De l’aveu d’Émile Zola, l’activité créatrice est une oscillation constructive entre la partie et le tout, entre l’intuition synthétique et l’indice documentaire, entre la structure d’ensemble et le détail. Ainsi le romancier avoue-t‑il, au sujet de La Débâcle, que la collecte longue et minutieuse d’informations ou de témoignages est pondérée par une visite rapide des lieux « pour en emporter une impression rapide, logique, intense1 ». Dialectiquement, les documents modifient parfois, a posteriori, l’idée générale exprimée dans l’ébauche. Enfin, malgré la nature touffue de ses romans « labyrinthiques », Zola les pense comme des « monuments composés2 ».

Or, si les analyses thématiques ou sémiotiques du discours réaliste-naturaliste comme écriture du document, du détail, de la trace ou de l’indice ne manquent pas, plus rares demeurent celles qui s’attachent à étudier la valeur générative et organisatrice de ces « impressions logiques » ou de certains schèmes spatiaux (le carreau, le réseau, le labyrinthe…) qui déclenchent et organisent la pensée de l’écrivain à l’œuvre, au moment où il prépare son roman, comme ils organisent la lecture du lecteur qui prend possession du texte achevé.

Cet article se voudrait donc une contribution à l’analyse de quelques matrices figuratives investies dans l’acte de la création et de la mise en place macrostructurale d’un texte narratif. De plus, parce qu’une étude des mécanismes productifs ne peut esquiver le problème plus général de la pensée créatrice, la réflexion doit, selon nous, s’appuyer sur les concepts actuels de la recherche cognitive en imagerie et en ingénierie mentales3.

Sous cet éclairage, La Débâcle (1892), roman d’un champ de bataille et de la guerre franco-prussienne autour de Sedan en 1870, fournit l’exemple privilégié d’une mise en œuvre romanesque où les matrices figuratives paraissent relever d’un processus « tactique », quasiment militaire, construction qui vaut certainement pour de nombreux autres romans du cycle, mais qui est, pour ce roman « topographique » par son sujet, sans doute exemplaire.

En effet, le cahier des charges réaliste, documentaire et historique de la composition de La Débâcle impose que soient évoquées les positions de deux armées dans leur double ancrage spatio-temporel: tant leurs repérages cartographiques (« latitude » et « longitude »), que leurs positions relatives (« fronts », « positions », « lignes de bataille »), tant la chronologie relative des attaques et des replis (« marches et contremarches ») que le respect des grandes dates imposées par l’histoire, déjà écrite à la date où, plus de vingt ans après, Zola compose son roman4:

Comme toujours, j’ai désiré avoir toute la guerre, bien que mon épisode central soit Sedan. J’entends par là, toute la guerre: l’attente à la frontière, les marches, les batailles, les paniques, les retraites, les espions […], enfin toute la série des épisodes importants qui se sont produits en 18705.

La description d’un champ de bataille est un motif romanesque qui pose à tout écrivain (Hugo, Stendhal, Tolstoï, Claude Simon) de redoutables problèmes de mise en écriture6: ensemble multiforme, mouvant et chaotique, agrégat de théâtres d’opérations et de « mansions » qui divisent la « scène » des combats de corps d’armée et de « fronts » se déplaçant, la représentation d’un champ de bataille réclame des procédés descriptifs et narratifs qui permettent de varier la saisie du temps (de la simultanéité des petites actions au déroulement de la fresque historique), de l’espace (de la vision limitée au panorama), du sens (de l’ignorance du simple soldat à la stratégie du général en chef, voire à la révélation auctoriale d’un destin tragique).

Ces problèmes sont sans doute plus ou moins ardus à résoudre suivant les « contraintes » du genre littéraire choisi. Ainsi la nouvelle offre-t‑elle paradoxalement un cadre plus approprié, quoique plus restreint, pour décrire tel ou tel événement ponctuel (une escarmouche, un fait d’héroïsme précis, une anecdote…)7, alors que le cadre romanesque, qui exige la structuration globale d’un récit cohérent, pose des problèmes spécifiques.

Chez Zola, ces procédés romanesques à élaborer s’originent dès les notes prises sur le champ de bataille8. Le romancier le divise en sept sections et effectue, du 17 au 26 avril 1891, sept sorties sur le terrain, plume à la main9. L’ensemble des notes, regroupées dans le dossier préparatoire sous le titre « Mon voyage à Sedan10 », offre une représentation kaléidoscopique du théâtre des opérations. Mais, loin d’être une juxtaposition de tableautins, cette fresque prismatique construit une cohésion d’ensemble qui, déjà, prédétermine la cohésion du roman à venir.

En effet, pour sa première visite du champ de bataille, Zola, en stratège averti, parcourt la région de Sedan en décrivant un cercle qui lui permet un repérage global, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la circonférence:

On sort de Sedan […]. On prend la route de Balan, qui tourne et monte […].

On descend pour entrer dans Bazeilles. Je reviens à la route de Daigny par la Moncelle11.

Le romancier longe le vallon de la Givonne, contemple le champ de bataille du haut de plateau de l’Algérie, tourne vers Illy puis boucle son enquête: « Je reviens au chemin qui descend d’Illy à Sedan12. »

Cette stratégie d’investigation, où le cercle de la démarche encyclopédiquerejoint la manœuvre militaire prussienne d’enveloppement, correspond à une première appréhension « scientifique13 » du site émanant soit d’une forte imprégnation intertextuelle des ouvrages militaires lus par Zola14, soit d’un imaginaire du cercle, prégnant dans l’ensemble des Rougon-Macquart (le « Paradou », Plassans…)15.

Suivant les orientations cardinales d’une croisée, l’auteur, guidé par ce découpage schématique, parcourt ensuite les sections du champ de bataille: au sud-est vers Bazeilles, au nord-ouest vers Gaulier, au sud-ouest vers Frénois, au nord-est vers Givonne16. A chaque visite, la même procédure identifie avec minutie le paysage, qu’elle inscrit dans un réseau serré d’informations tactiques: descriptions de lieux géostratégiques naturels (coteaux, vallons, bois) ou artificiels (croisements des voies ferrées, des routes et des canaux), et panoramas du théâtre militaire ventilés suivant des templa (à l’est, à l’ouest; à gauche, à droite) qui expliquent les zones de déploiement, préalablement analysées dans les témoignages techniques d’officiers17:

Les Bavarois, qui avaient le pont, ne se risquant pas dans les prés, ont suivi la ligne de chemin de fer pour tourner la position par le château et surtout par le parc Montvillers18.

Quand les Allemands parurent dans le bois, c’est qu’ils y étaient montés par le vallon19.

S’ajoute à cela l’analyse topologique des distances relatives (« un grand vallon, profond, sépare l’Algérie de Hattoy ») et des zones limitrophes de l’Allemagne:

Et au-dessus la ligne sombre de la forêt des Ardennes. On voit à l’horizon quelques arbres maigres sur le ciel qui sont à la ligne de frontière20.

L’enquête s’achève par l’évocation des positions des troupes françaises et prussiennes en fonction de l’encerclement progressif de Sedan, qui fait office de timing principal et structurant:

Les Allemands arrivaient ainsi par Villers-Cernay, Francheval, Rubecourt, par le chemin même que Ducrot avait suivi la veille. Et le mouvement d’enveloppement continuait21.

Le mouvement de jonction continuait dans la vallée, derrière Givonne22.

Le mouvement de jonction s’opérait au-dessus de Givonne, par la route à Holy et Illy23,

et le lieu de croisement des deux armées fournit la conclusion naturelle d’une trajectographie détaillée:

La jonction de la IIIe armée et de la IVe s’est faite entre Illy et Fleigneux que l’on voit plus loin24.

Ces repérages spatio-temporels précis ne peuvent résulter d’une simple improvisation sur le terrain. Ils sont prédéterminés par l’histoire de la bataille, passée puis écrite, et suggérés en même temps par le site, visité selon une approche méthodique bien éprouvée25. Ainsi, la description suivante des environs de Sedan, extraite de l’ouvrage de Ducrot, prédétermine-t‑elle les notes de Zola précédemment citées:

Si l’on jette un coup d’œil sur la campagne environnante, on voit de Remilly à Iges une longue vallée dont les points culminants sont, sur le versant occidental, les hauteurs de Noyers, de Wadelincourt et d’Iges. Sur le versant oriental, les collines de la petite Moncelle, de Villers-Cernay, les hauteurs boisées de la Garenne, le calvaire d’Illy, les plateaux de Floing et de Saint-Menges. Au fond serpente la Meuse, coulant dans une direction générale du sud-est au nord-ouest26.

Afin d’assurer la ventilation harmonieuse de ces documents historiques abondants, il n’est pas rare de trouver, avant les plans détaillés, des indications qui les localisent précisément dans la trame narrative27. Ainsi, dans le tableau des mouvements de l’armée de Châlon, Zola écrit, au jour du 30 août:

Sur Sedan le défilé d’Haraucourt. Récit de Bibesco et le passage de la Meuse. Les cuirassiers la nuit28.

Tel un géomètre, Zola complète le relevé planimétrique précédent (positions et mouvements horizontaux) par la notation du relief (points saillants et nivellements) avec un grand souci de précision, dont le roman porte la trace. Du plateau de l’Algérie, il repère Saint-Albert:

A gauche au fond le défilé de Saint-Albert, Saint-Menges, Hattoy, Floing en bas, Fleigneux en face au loin, le calvaire d’Illy à droite (Illy est caché dans un pli de terrain)29.

Et, de Saint-Albert, il repère la presqu’île d’Iges:

Devant Saint-Albert, petite île […]. Une route descend à un bac qui mène à Iges, et la route continue dans la presqu’île, montant par le village30.

Puis il achève son « lever de reconnaissance » en observant de nouveau la section du plateau de l’Algérie, perçu sous un autre angle de vue et dans un autre « référentiel »:

On voit de là Saint-Menges à gauche, Hattoy au milieu. Illy au fond, Floing en bas à droite, Fleigneux caché, à gauche de Hattoy31.

Plusieurs configurations de réseaux de lignes de mire sont alors construits pour « couvrir » l’espace dans ses trois dimensions32: soit des séquences de panoramas en intersection qui définissent les sites stratégiques suivant des foyers scopiques convergents, comme dans l’exemple précédent, soit des réseaux de points de vue en miroir. Le plateau de l’Algérie et la Croix-Piot sont alternativement le lieu d’observation et le lieu observé; Napoléon III et le roi de Prusse sont décrits en vis-à-vis à Baÿbel33:

Le roi de Prusse était à Sommauthe, lui et l’empereur se regardant34.

Le parcours spiralaire de Zola sur le champ de bataille (de la périphérie vers Sedan) lui permet de construire un réseau de plusieurs repères, inventés ou empruntés, qui définissent chaque lieu stratégique dans des « référentiels » complémentaires et polyorientés35.

Aussi son enquête relève-t‑elle d’une géostratégie, peu éloignée, dans le principe, du « maillage » prussien36:

La géostratégie se présente comme une topologie, c’est-à-dire comme l’étude des relations de proximité ou d’éloignement spatial des puissances en présence […]. Cette répartition géostratégique peut être symbolisée par la cartographie ou la numération géodésique des coordonnées. Elle échelonne en profondeur les théâtres de guerre; elle emboîte ou disjoint les théâtres d’opération, elle détermine des systèmes37.

L’enquête topographique consiste donc, pour Zola, à repérer les lieux et les grandes composantes géophysiques qui organisent le paysage, quitte ensuite à les styliser à outrance, comme l’illustrent les croquis du dossier préparatoire de La Débâcle.

Deux types de dessin de la main de Zola se distinguent nettement: les croquis « mimétiques » et les croquis « schématiques »38. Ainsi, la carte de l’Alsace, à grande échelle, vaut-elle pour sa précision formelle (distance entre les villes, méandres du Rhin, courbure des routes), mais l’agrandissement, qui se focalise sur Belfort, Dannemarie et Mulhouse, stylise les voies de communication au point de ne plus retenir qu’un triangle dont les trois villes sont les sommets. Dans quelle mesure Zola a-t‑il, même inconsciemment, forgé ce regard « schématique » à partir des relevés militaires contemporains qui, entre autres, présentent le champ de bataille comme « une sorte de vaste triangle rectangle dont le ravin de Givonne représenterait l’hypothénuse39 », le circuit de la Meuse comme un « fer à cheval », l’encerclement prussien comme un « quadrilatère de fer et de feu40 »? L’influence du schème d’origine intertextuelle, déjà fixé dans les manuels et les livres d’histoire, sur les schèmes spatiaux spécifiquement zoliens, reste difficile à évaluer.

Ces manœuvres textuelles et schématiques ne sont pas gratuites. Elles ont essentiellement pour objectif pratique de permettre la conservation mnémonique de la topographie des sites visités, pour l’écrivain qui compose son roman comme, plus tard, pour le lecteur qui lit ce même roman. Elles servent aussi à élaborer un espace romanesque qui réalise l’alchimie des notes et des sources, et accompagne un récit.

En construisant un réseau multiforme de topoi structuré par quelques schèmes (cercle, templum ou triangle)41, Zola s’offre la possibilité, bien utile, de créer des panoramas « virtuels » à partir de panoramas décrits. Ainsi, les vues panoramiques depuis Remilly, Bazeilles ou Sedan ne sont-elles pas directement issues des documents bruts de l’enquête, mais se déduisent et se construisent à partir d’un re-cyclage sémiotique et génératif de quelques panoramas essentiels et « ouverts ». Celui réalisé depuis la Croix-Piot, dans les enquêtes, génère, par effet de miroir, le paysage contemplé du haut de Remilly dans le roman:

Maurice, assis contre un talus avec Jean, répéta, vers le nord, le geste qu’il avait eu déjà.

– Sedan est au fond… Et, tiens! Bazeilles est là… Et puis Douzy, et puis Carignan, sur la droite42.

Sur la route de Balan, à l’est de Sedan, Zola décrit le sud de la ville:

En face, de l’autre côté de la Meuse, on aperçoit Pont-Maugis, au bord de la rivière. Noyers est au-dessus, puis le Liry, puis Wadelincourt. Le bois de la Marfée est entre Noyers et Frenois43

Dans le roman, il recompose ce panorama suivant les axes d’un repère dont le centre est cette fois l’observatoire de Delaherche:

Par-dessus les remparts, par-dessus les constructions voisines, la fenêtre s’ouvrait, au sud de Sedan, sur la vallée de la Meuse. C’était le fleuve se déroulant dans les vastes prairies, c’était Remilly à gauche, Pont-Maugis et Wadelincourt en face, Frenoy à droite44.

Suivant une réécriture plus complexe, le déroulement sans borne du champ de bataille contemplé par le roi Guillaume du haut de la Marfée est le résultat d’une combinaison de plusieurs panoramas qui optimisent la vision et repoussent les limites de l’horizon afin de donner au spectacle son ampleur épique45. Ainsi, lorsque le romancier écrit:

Au-delà, c’était encore Floing, Saint-Menges, Fleigneux, Illy, des villages perdus parmi la houle des terrains, toute une région tourmentée, coupée d’escarpements46,

il s’agit, en réalité, d’un fragment du panorama vu par Zola dans son reportage sur le terrain depuis le plateau de l’Algérie, proche de cette section du champ de bataille:

A l’ouest, Donchéry et la vallée de la Meuse, la rivière, les prairies, les terrains qui descendent à la rivière. A gauche, au fond le défilé de Saint-Albert, Saint-Menges, Hattoy, Floing en bas, Fleigneux en face au loin, le calvaire d’Illy à droite47.

Au passage, on peut noter l’importance que Zola accorde à l’énumération de ces « lieux-dits ». Cet « inventaire », qui n’est qu’un des aspects de l’arithmétique mise en œuvre par le romancier pour montrer l’ampleur du désastre, est peut-être une forme « épique » propre au « panorama », souvent associé, d’ailleurs, à d’autres procédés de l’épopée (topos du fracas des obus, réalisme des corps démembrés, récits enchâssés et hyperboliques). Mais il est rare que, dans La Débâcle, le « panorama » décrive des scènes de carnage (agonie, tuerie, amputations), réservées le plus souvent à des descriptions au cadrage plus resserré (guerre de ruelles et de jardins à Bazeilles), comme si le « surplomb » spatial du point de vue et le principe épique d’énumération tiraient la description du côté du « sublime » – « vagues » successives des bataillons (rythme), « élan » des corps d’armée prussiens (mouvement), « enthousiasme » du roi omnipotent (« élévation »):

Et il n’était guère plus de huit heures, et il attendait l’inévitable résultat de la bataille, les yeux sur l’échiquier géant, occupé à mener cette poussière d’hommes, l’enragement de ces quelques points noirs perdus au milieu de l’éternelle et souriante nature48.

La pratique textuelle des notes prises « sur le terrain » consiste donc non pas à relever, sérier et simplement emmagasiner des informations factuelles, mais à élaborer une séquence de représentations matricielles qui, lors de la distribution ultérieure des descriptions dans les plans détaillés, permette à l’écrivain de produire par combinaison et génération – ce qui est plus qu’une réécriture – des scénarios suivant des contraintes narratives (les microrécits de chaque front) et une cohérence globale (le texte doit être lisible pour un lecteur sans être contradictoire avec l’histoire, sue par ce lecteur) encore inconnues lors des premières enquêtes49. C’est ainsi qu’il parvient à donner la sensation d’ampleur épique des divers fronts de la bataille en oscillant habilement entre la vision pointilliste des personnages (le « détail » réaliste) et l’épopée chaotique d’un empire qui croule.

La création romanesque ne se résume donc pas à une simple transposition de sources documentaires. Ce que l’on nomme souvent montage relève plutôt d’un constructivisme « tactique »50, ce dialogue permanent de la construction et de la déconstruction des différentes étapes génétiques, parfois vécu par Zola comme un « calvaire », un départ « en campagne »51:

Quand j’ai composé la maquette, le « monstre », je me préoccupe des documents, je les recherche avec soin, et il arrive souvent que ces documents modifient complètement l’idée générale du roman52.

Suivant une démarche propre à Zola, les structures et les schèmes fondateurs des avant-textes affleurent souvent à la surface du roman achevé. Ainsi les figures de la croisée et du cercle perdent-elles leur statut de schèmes pour devenir soit thèmes, soit motifs, soit éléments fonctionnels de la topographie du roman. Le lieu symbolique de la fourche ou du carrefour et la figure du cercle (sous la forme de l’enveloppement, de l’encerclement, du contournement) matérialisent dans le récit les deux schèmes principalement investis au stade de la recherche romanesque.

Structurellement, ces deux motifs fonctionnent en distribution complémentaire: le premier, attaché aux Français, et le second, aux Prussiens, rendent littérairement compte du contraste des deux armées que Zola avait très vite noté dans l’ébauche:

D’un côté, l’Allemagne avec sa discipline, sa science, son organisation nouvelle, la rencontre de toutes les circonstances qui en font le facteur de la puissance dernière (trouver toutes les raisons). De l’autre, la France, affaiblie, n’étant plus à la tête du mouvement, devant fatalement commettre toutes les fautes, et les commettant en effet (dire aussi les raisons)53.

Les carrefours de déroute, d’errance ou d’entassement sont la topographie privilégiée des troupes françaises:

Un tel flot de fuyards l’encombrait en ce moment, que le lieutenant Rochas se trouva comme bloqué avec Pache, Lapoulle et Gaude contre une auberge, à l’angle d’un carrefour54

Mais des groupes barraient les rues, des obstacles déjà renaissaient à chaque carrefour55.

Le piétinement devient vite macabre. Exposés aux obus prussiens, les carrefours, boulevards des allongés, symbolisent la mort:

Les ruisseaux coulaient rouges, les morts barraient la route, certainscarrefoursn’étaient plus que des charniers d’où s’élevaient des râles56.

Et, comme pour confirmer la portée symbolique du croisement, Zola insiste sur la localisation « cruciforme » des résidences de Napoléon III (à l’angle de deux routes – voir le dessin en annexe57) et du général Bourgois-Desfeuilles, à l’hôtel de la « Croix d’Or », dont l’écho le plus tragique est le non-lieu représenté par le « calvaire » d’Illy:

Ils étaient sur le plateau, au pied même du calvaire, la vieille croix rongée par les vents et la pluie, entre deux maigres tilleuls58.

Inversement, la figure du cercle sert à matérialiser le crochet d’enveloppement et l’avancée fulgurante des Prussiens:

Pendant que les Français allaient hésiter et osciller sur place, comme frappés de paralysie brusque, les Prussiens faisaient jusqu’à quarante kilomètres par jour, dans leur cercle immense de rabatteurs, poussant le troupeau d’hommes qu’ils traquaient vers les forêts de la frontière59.

L’innovation romanesque de Zola est d’avoir saisi le pouvoir psychologique des formes abstraites60; ici, le cercle, figure d’enfermement et d’isolement, suscite la crainte des Français, tout comme le labyrinthe, dans Au Bonheur des Dames, déclenchait l’hystérie des clientes, et le carrefour, dans L’Assommoir, la détresse humaine de Gervaise:

On y semblait très effaré, des officiers couraient, discutaient, avec de grands gestes. Et rien ne venait. Que pouvaient-ils attendre? Le plateau était une sorte de cirque61.

Si cet encerclement prussien revient comme un leitmotiv dans le roman, c’est qu’il participe d’une psychostratégie, peu analysée par ailleurs, mais dont Zola a eu l’intuition dans plusieurs romans de la série, sans doute parce que, en tant qu’écrivain, sa stratégie repose sur des principes de « bouclage » narratifs (incipit/clausule) très convaincants (voir par exemple le début et la fin de LaCurée ), que ses personnages les plus illustres sont tous de grands stratèges (Saccard remodèle Paris, Eugène s’empare du pouvoir, Faujas conquiert Plassans, Octave piège les femmes), que sa grande œuvre est un immense « cycle » raisonné et maîtrisé qui totalise, englobe et contient le « cercle » historique « fini » du Second Empire. La stratégie prussienne est ainsi une sorte de « mise en abyme » de la « tactique » zolienne: le cercle, figure de la maîtrise du romancier et de son savoir encyclopédique, est aussi le schème fondamental qui cautionne la supériorité militaire des Prussiens dont les qualités (« discipline », « science », « organisation nouvelle ») coïncident avec certains principes de la théorie naturaliste. De ce point de vue, le début de l’Ébauche met certainement en place un scénario fantasmatique où la défaite de la France devient une sorte de repoussoir antinaturaliste:

 […] Si quelque chose est mort à Sedan, que nous ne devions pas regretter, c’est cette légende coupable, le troupier ne rêvant que plaies et bosses entre sa belle et un verre de bon vin […].

La fin d’une légende. Montrer là que notre écrasement était fatal […].

L’Allemagne avec sa discipline, sa science, son organisation nouvelle.

Et le système scientifique allemand ainsi décrit est, dans l’esprit, celui des consignes mentionnées dans les avant-textes:

Étudier comment elle (la nation) a été menée mathématiquement au désastre de Sedan62.

La genèse du terrain de bataille de La Débâcle montre que, chez Zola, l’acte de production romanesque est cadré, « assisté », guidé et médiatisé par un ensemble de schèmes spatiaux (le cercle et la croisée) et intertextuels (manuels d’artillerie, souvenirs de campagnes) qui stimulent et orientent, au stade germinatif de composition, la création littéraire63. C’est à tous les niveaux que ces figures interviennent, enquêtes, plans détaillés, croquis, romans; signe que toute approche génétique devrait prendre en compte la nature polysémiotique des avant-textes, en ne négligeant pas l’approche cognitive des manuscrits qui redonne au « sujet créant » la place qu’il mérite64.

1  . Zola écrit dans Le Petit Ardennais du 26 avril 1891: « J’ai une masse de documents excellents. Voyez-vous, il y a deux façons de prendre des renseignements. La première consiste à se renseigner longuement, à visiter un pays par petites étapes, en s’installant même au milieu des habitants pour y vivre leur propre vie. La seconde – c’est la mienne – consiste à passer dans un pays rapidement pour en emporter une impression rapide, logique, intense. » Sur l’articulation délicate du « document » et de l’imagination dans les discours théoriques de Zola, voir le chapitre « Du roman » dans Le Roman expérimental: « Eh bien! notre roman naturaliste est justement le produit de ce classement des notes et de l’intuition qui les complète » (Paris, Garnier-Flammarion, 1971, p. 256).

2  . Dans Le Journal du 20 août 1894, Zola écrit: « Mes livres sont des labyrinthes où vous trouveriez, en y regardant de près, des vestibules et des sanctuaires, des lieux ouverts et des lieux secrets, des corridors sombres, des salles éclairées. Ce sont des monuments, en un mot, ils sont composés » (reproduit dans Entretiens avec Zola, D. Spiers et A. Signori éd., Ottawa, Presses universitaires d’Ottawa, 1990, p. 138).

3  . L’épistémologie génétique, dont J. Piaget fut un des fondateurs, et les sciences cognitives contemporaines se consacrent au fonctionnement de la pensée, du point de vue logique et perceptif. De nombreux concepts, qui s’attachent parfois au développement mental de l’enfant, aideraient l’approche génétique textuelle à se libérer du carcan strictement linguistique afin de prendre en compte l’activité mentale créatrice du sujet (associations d’idées, mots déclencheurs, schèmes…). Concernant Zola, l’enquête médico-psychologique du Dr Toulouse (1896) est la première tentative consacrée à la recherche du fonctionnement mental de l’écrivain. Voir au sujet des images mentales: H. Taine, De l’intelligence, Paris, Hachette, 1923, t. I; J. Piaget et B. Inhelder, L’Image mentale chez l’enfant, Paris, PUF, 1966; pour une étude plus récente, voir M. Denis, Image et Cognition, Paris, PUF, 1994.

4  Dans le dossier préparatoire du roman, un tableau à double entrée présente synthétiquement les mouvements de l’armée de Châlons du 23 au 31 août 1870. BNF, Ms. NAF 10297, folio 651.

5  Lettre à J. Van Santen Kolff du 4 septembre 1891

6  Rappelons que Balzac eut le projet d’un roman, « La bataille », qu’il n’a jamais pu écrire.

7  Voir en particulier « L’attaque du moulin » dans Les Soirées de Médan (1880).

8  Voir sur ces différents dispositifs mis en place par Zola l’article de D. Baguley, « Le récit de guerre: narration et focalisation dans La Débâcle », Littérature, n° 50, mai 1983, p. 77-90. On pourra comparer ce roman avec La Bataille d’Udhe de P. Adam, Paris, Offendorf, 1897.

9  Sept visites, à savoir: 1) Sedan et ses environs, 2) le plateau de l’Algérie, 3) la presqu’île d’Iges, 4) la Croix-Piot, 5) » Mon repos » (ceinture de Sedan), 6) Sedan intra-muros, 7) la ferme de Baÿbel.

10  Les notes d’enquête de La Débâcle, regroupées sous le titre « Mon Voyage à Sedan », comptent une centaine de folios. Nous renvoyons à l’édition des carnets établie par H. Mitterand: É. Zola, Carnets d’enquêtes, une ethnographie inédite de la France par Émile Zola, Paris, Plon, coll. « Terre humaine », 1986.

11  « Mon voyage à Sedan », loc. cit., p. 625-626.

12  Ibid., p. 631.

13  S. Thorel-Cailleteau écrit: « La victoire prussienne est apparue à Zola comme la victoire de l’ordre et de la discipline. […] Le romancier a même clairement déclaré à plusieurs reprises que cette victoire était, sinon celle du naturalisme, du moins celle des principes naturalistes » (« A propos de La Débâcle », Les Cahiers naturalistes, n° 67, 1993).

14  Le général Ducrot et G. Bibesco, dont Zola a lu les ouvrages, mentionnent tous les deux cette stratégie prussienne d’encerclement qui frappa les esprits. Pour Ducrot, il s’agit de « ce cercle de fer et de feu qui ne devait pas tarder à se fermer et à nous écraser » (La Journée de Sedan, Paris, Plon, 1872, p. 44). Et Bibesco surenchérit: « un cercle de fer et de feu qui devait nous étouffer et nous broyer » (Campagne de 1870. Belfort. Reims. Sedan, Paris, Plon, 1872, p. 144). Cette image obsessionnelle du cercle n’est d’ailleurs pas uniquement française: M. Debrit, d’origine helvétique écrit: « Le cercle de fer s’était refermé autour de l’armée de Mac-Mahon » (La Guerre de 1870. Notes au jour le jour par un neutre, Genève, Richard, 1871, p. 77).

15  Les cercles ne manquent pas dans les dossiers préparatoires: table à manger circulaire (Nana), enceinte du « Paradou » (La Faute de l’abbé Mouret) ou de la « Souléiade » (Le Docteur Pascal), puits circulaire du Voreux (Germinal), hémicycle de l’Assemblée nationale (Son Excellence Eugène Rougon)… Sur la valeur créatrice de la métaphore du cercle, voir l’incipit de l’Ébauche du Ventre de Paris: « L’idée générale est: le Ventre » ou la préface générale de La Fortune des Rougon, où Zola dit de son œuvre qu’» elle s’agite dans un cercle fini ».

16  Voir, sur la notion abstraite du « croisement », notre article: « La figure du croisement dans l’œuvre d’Émile Zola », Les Cahiers naturalistes, n° 67, 1993, p. 169-180.

17  On peut rappeler qu’à l’origine explicare signifie « déplier », « déployer », qui est aussi un terme militaire. Dans le dossier préparatoire du roman, des notes manuscrites, d’une autre main que celle de Zola, présentent avec une grande rigueur certains épisodes de la bataille de Sedan. Des croquis techniques détaillés décrivent positions et reliefs. Ces fragments textuels sont souvent réécrits dans les notes sur le terrain.

18  « Mon voyage à Sedan », loc. cit., p. 626.

19  Ibid., p. 630.

20  Ibid., p. 631.

21  Ibid., p. 627.

22  Ibid., p. 628.

23  Ibid., p. 629.

24  Ibid.Les Rougon-Macquart sont une encyclopédie de « trajectoires » en tous genres: flux matériels (argent, calicots, légumes, trains, fleuves), flux humains (ouvriers, mineurs); trajectoires « singulières »: rectiligne de l’ambitieux Saccard, en zigzag d’une Gervaise en perdition, circulaire d’un Florent aux prises avec les Halles. Dans le dossier préparatoire de La Débâcle, Zola schématise, jusqu’à l’abstraction, les mouvements de l’armée de Châlons: « l’armée remonte au nord », « l’armée pivote », « conversion à droite ».

25  Les notes d’enquête sur le terrain montrent que la méthode d’investigation de Zola est rôdée, huilée et adaptée au milieu décrit: itinéraire circulaire dans les Halles, aller-retour le long des quais (L’Œuvre), le long des lignes (La Bête humaine) ou d’un bout à l’autre des ailes de l’hôtel Meunier (La Curée).

26  Général Ducrot, La Journée de Sedan, op. cit., p. 17.

27  Le dossier préparatoire contient deux plans détaillés: le premier élabore la composition d’ensemble et le second, sans doute écrit au fur et à mesure de la rédaction, détaille, découpe et ajuste les séquences.

28  BNF, Ms. NAF 10287, folio 651.

29  « Mon voyage à Sedan », loc. cit., p. 630 (ici et passim, c’est nous qui soulignons).

30  Ibid., p. 634.

31  Ibid.

32  Le « lever de reconnaissance » zolien utilise des outils d’analyse de l’artillerie militaire, dans le principe et dans le détail: « Le terrain à reconnaître sera divisé en plusieurs fragments levés chacun par un officier. Pour en assurer le raccordement, un canevas d’ensemble sera établi; en outre, il sera bon que ces fragments soient compris entre des limites naturelles » (H. Bosson, Lever expédié. Lever de reconnaissance, École d’application de l’Artillerie et du Génie, 9e fascicule, février 1888, p. 25).

33  Sur cette configuration, fréquente dans les romans de Zola, voir P. Hamon, Introduction à l’analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981: « Le système configuratif de la description ».

34  « Mon voyage à Sedan », loc. cit., p. 647.

35  . La spirale combine le cercle et le centre, le spatial et le mouvement. Dans Tableau de la France, Michelet, l’un des auteurs favoris de Zola, organise son étude du pays suivant un parcours structuré par cette figure de la spirale.

36  Le maillage (donc la recherche systématique des croisements) est un emprunt aux techniques militaires: « Des stations aux carrefours permettent de prendre les directions des divers chemins qui y aboutissent […]. On les détermine soit par intersection, soit par rayonnement » (H. Bosson, Lever expédié, op. cit., p. 32).

Comparer alors avec les notes d’enquête de Zola: « le carrefour où se trouve la Maison Rouge »; « la plaine immense que traverse la route vers la Maison Rouge »; « la Croix-Piot », « le calvaire »…

37  J.-P. Charney, La Stratégie, Paris, PUF, 1995, p. 79.

38  . Les dessins de Zola sont surprenants par leur diversité et leur statut: depuis le détail d’une barrette d’officier jusqu’à la stylisation géométrique d’une carte, comme si l’art graphique cherchait à respecter le même discours prescriptif que l’art romanesque: le détail « vrai » mais aussi une cinétique graphique (cercle pour le « Paradou », carré pour « Au Bonheur des Dames », expansion rhizomatique de l’arbre généalogique). Ce sont les notions de « force » et de « poussée » des « Notes préparatoires » qui sont ainsi mises en croquis. Voir l’article à paraître de P. Hamon, « Génétique du lieu romanesque: sur quelques dessins de Zola », dans Mélanges offerts à J. Dubois, Liège, 1998.

39  Général Ducrot, La Journée de Sedan, op. cit., p. 20; voir aussi M. Debrit, La Guerre de 1870, op. cit., p. 71.

40  M. Debrit, La Guerre de 1870, op. cit., p. 74.

41  La représentation schématique du templum contribue certainement à la conservation mnémonique des « choses vues ». Voir M. Denis, Image et Cognition, op. cit. Sur le couple « mémoire et espace », voir F. Yates, L’Art de la mémoire, Paris, Gallimard, 1987, coll. « Bibliothèque des Histoires », E. Panofsky, Architecture gothique et Pensée scolastique, Paris, Éd. de Minuit, coll. « Le Sens commun », 1967, et la sémiotisation de l’environnement (support de la trace, du graphe, du symbole) dans les sociétés dites « sans écriture » (les Dogons).

Le schème du templum a son histoire: sa fonction augurale dans l’Antiquité est bien connue; mais, au xixe siècle, avec les modifications de la grande croisée de Paris, qui est le schème organisateur de La Curée (les spéculations de Saccard), il envahit autant les représentations artistiques (G. Caillebotte, Rue de Paris; temps de pluie, musée de Chicago) que les discours scientifiques: le physicien Mach (1836-1916) pose l’existence d’un espace « physiologique » et perceptif à trois dimensions pratiques – l’avant et l’arrière, le haut et le bas, la droite et la gauche. Sur la croisée de Paris et les travaux d’Haussmann, voir F.-P. Levy, La Ville en croix, Paris, Librairie des Méridiens, 1984.

42  La Débâcle, Paris, Garnier-Flammarion, 1975, p. 162.

43  » Mon voyage à Sedan », loc. cit., p. 626.

44  . La Débâcle, op. cit., p. 192.

45  E.M. de Vogüé, qui n’est par ailleurs pas tendre avec Zola, reconnaît cependant la réussite de la fresque militaire de La Débâcle et écrit dans La Revue des deux mondes: « M. Zola triomphe à la peindre; c’est toute l’horreur d’alors dans toute sa vérité; et la sensation qu’il nous en donne, nous ne la devons pas à de faciles procédés d’analyse, mais toujours à la synthèse épique » (cité par C. Becker dans É. Zola, Les Rougon-Macquart, Paris, Laffont, 1993, t. V, p. 1684).

Pour une analyse du modèle épique dans La Débâcle, voir C. Saminadayar, « La Débâcle, roman épique? », Les Cahiers naturalistes, n° 71, 1997, p. 203-220. Sur l’utilisation de la cartographie dans l’espionnage allemand, voir C. Moatti, « Goliath Steinberg, l’espion allemand de La Débâcle: un procès à rouvrir? » dans Mimèsis et Sèmiosis, Littérature et représentation, Miscellanées offertes à Henri Mitterand, sous la dir. de P. Hamon et J.-P. Leduc-Adine, Paris, Nathan, 1992.

46  La Débâcle, op. cit., p. 221.

47  « Mon voyage à Sedan », loc. cit., p. 630.

48  La Débâcle, op. cit., p. 222.

49  Les notes de Zola sont donc des textes « ouverts » qui offrent des champs de possibilité multiples. Piaget prend traditionnellement l’exemple du rapport A + A’ = B qui peut revêtir différentes formes: A = B - A’ ou A’ = B - A ou encore B - A = A’. Des créateurs comme P. Valéry ou V. Kandinsky se déclarent dans leurs écrits théoriques comme des « constructivistes ». Voir V. Kandinsky, Point et Ligne sur plan, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1991. Pour une théorie du constructivisme, voir L’Invention de la réalité: contributions au constructivisme, sous la dir. de P. Watzlawick, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Point Essais », 1988.

50  Ce constructivisme est à l’œuvre à chaque étape de la genèse: dans la deuxième partie (« La bataille de Sedan ») du plan définitif (qui donne le schéma général du roman), Zola distribue les panoramas du champ de bataille en construisant presque mathématiquement des « ensembles » qui se font écho: « à Bazeilles » (chap. i et iv); « à Floing » (chap. ii et v); « Dans Sedan » (chap. iii et vi). Le schème constructeur du « cercle », garant de la cohésion d’ensemble, est donc transgénétique (des notes d’enquête au roman définitif).

51  Dans Salammbô de Flaubert, le chap. ix, qui a pour titre « En campagne », peut être lu comme une allégorie de l’écriture même du roman en devenir, tant il paraît être une mise en scène des « signes »: chapitre des « messages », des « syntagmes », des langues emmêlées des tribus, des constructions architecturales (palissades, galeries), des plans de bataille tracés sur la poussière.

52  Entretien d’É. Zola dans L’Événement, le 8 mars 1889, dans Entretiens avec Zola, op. cit., p. 41.

53  BNF, Ms. NAF 10286, folio 3.

54  La Débâcle, op. cit., p. 330 (nous soulignons).

55  Ibid., p. 306. Le motif topographique du carrefour fonctionne comme un « condensateur » intertextuel: les multiples situations assurées par sa morphologie lui permettent de synthétiser l’aspect d’un tissu urbain multiforme: « A l’intérieur de Sedan, le spectacle était indescriptible; les rues, les places, les portes étaient encombrées de voitures, de chariots, de canons, de tous les impedimenta et débris d’une armée en déroute » (général Ducrot, La Journée de Sedan, op. cit., p. 48).

Le carrefour assure visibilité, rencontre (mouvement centripète) et distribution (mouvement centrifuge). Il est aussi un lieu privilégié de l’enquête zolienne: le romancier se place très souvent aux « angles », aux « coins » et aux intersections des rues. Enfin, le carrefour est une sorte de dispositif « postiche » de la tactique romanesque: il permet au IIIe corps et à la division Margueritte de se rencontrer.

56  La Débâcle, op. cit., p. 270. Voir aussi La-Croix-de-Maufras, dans La Bête humaine, où se croisent la route et la voie ferrée, le mouvement et le statisme, la Bête et l’Humain.

57  Le croquis du Chesne place sur un vaste carrefour la résidence de l’empereur. Comme l’écrit É. Faguet: « Napoléon préside le chaos », « symbolise le désordre, parce qu’il le crée par ses incertitudes » (cité par C. Becker, dans É. Zola, Les Rougon-Macquart, op. cit., p. 1683). Carrefours et labyrinthes sont donc la transposition spatiale de la « débandade ». Inversement, Maurice, le révolutionnaire, recherche l’ordre glorieux rattaché à la figure de l’» échiquier »: c’est « Marengo et son impeccable retraite en échiquier », c’est « le bel ordre de l’armée de réserve », etc.

Pour comparaison, chez Hugo, la vérité de la bataille de Waterloo n’est ni dans la géométrie ni dans le chaos, mais dans un schème complexe qui sublime ordre et désordre: « Qu’est-ce qu’une mêlée? Une oscillation » (Les Misérables, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1973, p. 417). Pour Zola, la « vérité » n’est pas dans la géométrie de l’ordre ancien, ni dans les « oscillations incompréhensibles » des Français, mais dans l’» enveloppement mathématique », les « coups d’algèbre », en résumé: les principes naturalistes.

58  . La Débâcle, op. cit., p. 277.

59  . Ibid., p. 285. Voir p. 283: « Il sentit là le désarroi final où tombait l’armée, sans chef, sans plan, tiraillée en tous sens; pendant que les Allemands allaient droit à leur but, avec leur rectitude, d’une précision de machine. »

60  Sur la valeur psychologique de ces formes abstraites (cercle, triangle, croisée, carré…), voir K. Lynch, L’Image de la cité, Paris, Dunod, 1976.

61  La Débâcle, op. cit., p. 137. Voir aussi la « boucle » de la Meuse qui entoure le camp des prisonniers, les cercles décrits par les obus prussiens dans le ciel, la scène typiquement poesque du « cercle » des soldats morts affichant des rictus atroces sur un visage défiguré, puis la « ceinture » de fer qui enserre Paris. Voir, sur la figure du cercle, G. Poulet, Les Métamorphoses du cercle, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1979.

62  . Ébauche, BNF, Ms. NAF 10286, folios 3 et 4. Les consignes des avant-textes font l’objet d’une recherche à l’ITEM-centre Zola, sous la forme d’un « Dictionnaire génétique » en cours d’élaboration.

63  Pour P. Hamon, un autre schème – le schème rhétorique – est susceptible de régir la genèse du roman. Sur le fonctionnement de ces trois schèmes, voir son article: « Échos et reflets », Poétique, n° 108, février 1997. Dans le présent roman, c’est sans doute l’image de la « débâcle », qui revient si souvent dans tous les Rougon-Macquart, qui serait l’image « orientatrice » de la mise en récit (image d’un tout où les parties se désolidarisent).

64  Voir Les Sciences cognitives en débat, Première école d’été du CNRS sur les sciences cognitives, éd. G. Vergnaud, Paris, Éd. du CNRS, 1991.