La Légende de la vérité est la première œuvre philosophique ambitieuse de Sartre – plus ambitieuse encore, et plus strictement conceptuelle, qu’Er l’Arménien, même si ce dernier texte constitue une clé majeure du jeune Sartre et devrait être pris en compte pour cerner le cheminement qui a conduit à la Légende.
Pour autant, l’intérêt suscité par la Légende de la vérité n’est pas à la hauteur de sa célébrité. Si tous les spécialistes s’accordent à y voir une tentative marquante, c’est le plus souvent pour conclure qu’elle a tourné court, à un double titre : non seulement Sartre n’est parvenu à publier que le premier chapitre de cet essai, mais il a tiré lui-même les leçons de son échec en renonçant définitivement à adopter des formes semi-fictionnelles au ton prophétique inspirées de la culture antique, grecque en particulier. Rétrospectivement, la Légende de la vérité apparaît davantage comme la clôture d’une époque, le chant du cygne d’une forme littéraire qui convenait mal à Sartre, que comme le point de départ de sa pensée1 – et ce malgré l’avertissement de Simone de Beauvoir signalant que les théories tardives de Sartre s’annonçaient dans la Légende : « déjà il rattachait les divers modes de la pensée aux structures des groupes humains »2.
Cette situation est notamment due au fait que seule la première partie de la Légende était accessible jusqu’à ce jour, soit la partie la plus aboutie mais aussi une des plus elliptiques (Sartre lui-même rapporte qu’Aron la jugeait « passablement obscure »3). Ayant consacré quelque temps à l’interprétation de la Légende après avoir pu prendre connaissance des posthumes4 que l’on découvrira plus loin, nous sommes convaincu que la publication de ces trois fragments composant, avec le texte déjà édité, l’ensemble du dossier actuellement connu de la Légende de la vérité devrait sortir cet essai de l’ombre et conduire à y discerner une des sources les plus directes de la pensée de Sartre, conformément à l’indication du Castor citée ci-dessus. Il reste qu’il s’agit là d’une hypothèse personnelle que nous n’entendons pas défendre ici : nous nous bornerons à rappeler la genèse de la Légende et, surtout, à justifier l’ordre dans lequel nous avons proposé d’en éditer les éléments posthumes5 – le lecteur devant découvrir ces textes d’un œil prévenu et pouvoir, le cas échéant, contester l’ordre que nous leur avons assigné, puisque aussi bien le sens d’ensemble de la Légende se nourrit de sa structure et vice-versa.

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La première partie de la Légende de la vérité est parue en 1931 dans la revue Bifur et a été rééditée par Michel Contat et Michel Rybalka en 1970 dans Les Écrits de Sartre6. Contat et Rybalka, à l’époque, dataient la Légende de la vérité de 19297, mais il semble en définitive que Sartre l’ait écrite en 1930 et peut-être reprise en 1931, la rédaction ayant été entamée pendant son service militaire8. Le titre général de Légende de la vérité est emprunté au texte paru en 1931, mais aussi à Sartre et Simone de Beauvoir qui désignent ainsi l’ensemble de l’œuvre dont Bifur a publié le début : même si les parties de la Légende éditées ici pour la première fois comportent leur propre titre, rien ne justifie de modifier l’appellation sous laquelle cet ensemble est désormais connu.

Comme on le sait depuis la parution de La Force de l’âge, la revue Bifur a publié un chapitre de la Légende après que Sartre ait échoué à faire éditer l’ensemble de l’œuvre. Le manuscrit proposé à l’époque à un éditeur par l’intermédiaire de Nizan n’est toujours pas localisé avec certitude9, et reste entouré de mystère. Il comportait une préface, qui semble aujourd’hui perdue10. Selon un témoignage tardif de Sartre la troisième partie de la Légende est restée inachevée11, mais Beauvoir affirme au contraire que Sartre avait terminé son texte au moment où Nizan lui cherchait un éditeur12. Cette dernière version est renforcée par l’existence d’une lettre au Castor qui parle d’un « livre » apparemment fini13 – au point d’être doté d’une préface –, mais on peut lui opposer un second témoignage tardif où Sartre dit avoir donné des « morceaux » de l’œuvre à Nizan, ce qui autorise toutes les interprétations14. Dans la mesure où la lettre au Castor date d’octobre 1931, l’hypothèse selon laquelle Sartre avait proposé aux éditeurs un ouvrage parachevé devrait primer sur les témoignages ultérieurs de Sartre ; il reste que la seule version disponible du chapitre sur l’homme seul est bel et bien incomplète et pourrait, nous le verrons, constituer l’état le plus avancé de cette dernière partie de la Légende.
Le plan du manuscrit a été décrit par l’auteur et par Beauvoir, qui évoquent à différentes reprises une division tripartite entre la « Légende du certain », la « Légende du probable » et la « Légende de l’homme seul », ces trois chapitres étudiant respectivement la science (complice de la démocratie et productrice de vérités universelles), l’idéologie des élites (domaine des idées générales inaccessibles à la plèbe) et le regard sans filtre que les exclus de la cité peuvent jeter sur le réel grâce à leur solitude15. Nous n’avons aucun motif de douter de cette description, mais il est possible que la structure de l’ouvrage ait évolué au fil du temps.
D’une part, la lettre au Castor déjà évoquée, qui date de l’époque où l’éditeur pressenti par Nizan refusait le manuscrit de Sartre, donne le titre de deux sections, soit « La Légende de la Vérité » et « L’Homme seul »16 — ce qui correspond au sens mais non à la lettre de deux des trois titres rappelés ci-dessus. D’autre part, la division tripartite alléguée par Sartre et Beauvoir semble désigner un stade avancé de la rédaction car le premier fragment publié ici s’intègre mal à cette structure, par son titre comme par son contenu. Il faut dès lors émettre l’hypothèse que cette construction ternaire ne s’est pas imposée d’emblée à Sartre, mais résulterait d’un jeu de contrastes approfondi en cours de rédaction : c’est en tout cas ce que suggère une première analyse des trois posthumes, qui commande par ailleurs l’ordre dans lequel ils sont proposés ici.

1. Le premier fragment apparaît comme un brouillon : si deux parties de ce texte possèdent un style très travaillé et annoncent le chapitre édité en 1931 (voir infra, p. 27-30 et 31-33), elles s’interrompent brusquement au profit de simples éléments de plan ou de notes éparses (infra, p. 30-31 et 33-36), voire de passages biffés ou surajoutés (infra, p 36). De surcroît, ce premier fragment étant inachevé et certaines pages ne recoupant ni le texte de Bifur ni les deux autres posthumes, nous y voyons un premier jet dont Sartre aurait remanié l’essentiel en vue d’une publication tout en renonçant à suivre certaines pistes. Cette hypothèse permet d’expliquer que Sartre mêle ici la science, les philosophes et l’homme seul au sein d’un même récit dénué d’armature claire, alors que selon Sartre et Beauvoir la Légende de la vérité consacrera trois développements distincts à ces différentes figures, ce qui est confirmé par les autres posthumes de la Légende. De manière plus précise, on notera que ce premier fragment rattache encore la philosophie à l’action prophétique de farouches vagabonds qui annoncent la figure de l’homme seul (infra, p. 27-28), alors que le deuxième posthume fera des philosophes le rempart idéologique de la Cité : le premier fragment constitue donc sans doute l’amorce originelle de la future Légende, antérieure à la distinction entre l’homme seul (thème du troisième fragment) et les philosophes (thème du deuxième fragment), ainsi qu’au ravalement de ces derniers au rang de fonctionnaires serviles. Ce rabaissement étant annoncé dans les notes éparses qui achèvent le premier fragment (infra, p. 36), l’évolution interne ou les contradictions de celui-ci sur le thème de la philosophie renforcent l’hypothèse selon laquelle il constitue un premier jet au cours duquel Sartre a eu l’occasion d’affiner sa pensée, voire de modifier le plan de la Légende.
Dans cette hypothèse, le titre de ce posthume pourrait prendre un sens non accidentel. Ce titre ajouté après coup sonne en effet d’abord comme une erreur, puisqu’il nomme « Légende du probable » un texte qui traite surtout de la science c’est-à-dire de la construction collective de la Vérité, si l’on en croit le texte publié du vivant de Sartre. Mais un examen plus attentif du premier posthume montre qu’à la différence de la version de Bifur il ne détaille pas la manière dont la science invente, codifie et impose des vérités universelles : il aborde la science sous l’angle du déterminisme et de l’esprit démocratique, sans plus. Or Sartre, à l’époque, récusant et simplement le déterminisme, y compris quant au régime d’être relevant de la physique17, il n’est pas exclu qu’il ait choisi, après avoir hésité, le titre de « Légende du probable » pour refléter sa vision originelle de la science – corpus d’énoncés inventés pour les besoins de la Cité –, avant d’élaborer une vision plus fine du monde des savants – celle de Bifur – qui s’interrogera sur la façon dont des énoncés conventionnels peuvent accéder au rang de « vérités » admises comme telles plutôt que d’en rester au niveau du probable, ce dernier étant dès lors mis en équation avec la seule philosophie comme l’établit le deuxième posthume de la Légende.

2. Ce deuxième fragment aussi est incomplet : il propose un développement continu mais dont une page a été arrachée, et qui s’interrompt au milieu d'une phrase pour laisser place à quelques variantes. Mais les autres caractéristiques de ce cahier posthume en font un ensemble cohérent et achevé. Le titre du fragment, « Légende du probable et des philosophes », est de la main de Sartre et appartient à la même campagne d’écriture que le texte. Compte tenu du fait, surtout, que ce titre correspond parfaitement au deuxième terme de la structure tripartite invoquée par Beauvoir et Sartre c’est-à-dire l’idéologie des élites, et que le texte est presque vierge de ratures et d’ajouts, nous avons vraisemblablement affaire ici à la deuxième partie du livre soumis à un éditeur par Nizan, dont Sartre aurait parodié l’épigramme emprunté à Kipling (« Mais ceci est une histoire pour les grandes personnes ») pour conclure le chapitre livré à Bifur (« Mais c’est une légende pour grandes personnes »18). Ce cahier livrerait donc la suite immédiate de l’écrit donné au public en 1931 et 1970 : les deux textes sont en parfaite continuité (le posthume résume le propos développé dans Bifur puis s’interroge sur la naissance de la philosophie), et à l’exception de l’épigramme aucun élément de ce deuxième fragment ne se retrouve dans le texte publié (alors que Sartre aurait sans doute puisé dans cette section si elle avait précédé la rédaction finale). Cette hypothèse se renforce encore du fait que ce cahier s’achève sur quelques variantes dont l’une porte sur un passage du troisième posthume – c’est-à-dire du chapitre sur l’homme seul –, et qui présentent un style particulièrement étudié : sans doute Sartre était-il à la recherche d’une meilleure rédaction de certains éléments du texte destiné à publication. Contrairement au précédent, ce deuxième fragment de la Légende ferait donc partie du manuscrit final dont Sartre a extrait le premier chapitre pour le livrer à Bifur – ce qui suffit à expliquer l’absence de ce chapitre dans le dossier confié par Simone de Beauvoir à Michel Rybalka.

3. La prudence s’impose davantage encore quant au troisième texte que l’on découvrira ici : nous en sommes réduits à formuler deux hypothèses contradictoires sur sa genèse. Ce fragment est simplement titré « Légende » (peut-être à l’initiative de Simone de Beauvoir puisque la première page au moins du texte fait défaut, et qu’en 1931 Sartre évoquait ce chapitre sous le titre de L’Homme seul). La construction de ce posthume n’est pas sans faille, ni son style d’un niveau constant : ce texte paraît moins « fini » que le précédent. Cette impression est renforcée par le fait que cette liasse est incomplète : le début (un, deux, trois feuillets ?) a disparu19, plusieurs folios manquent au milieu du développement, et ce dernier s’interrompt sur un raisonnement qui ne peut en aucune manière faire office de conclusion. Si l’on ajoute à tout ceci le caractère aporétique de la démonstration tentée par Sartre, on peut imaginer que ce fragment est issu d’une campagne de rédaction assez précoce et qu’une version plus satisfaisante a été rédigée par la suite, qui serait aujourd’hui perdue ou non localisée : le livre apparemment achevé remis par Nizan à un éditeur aurait donc comporté une version revue de ce texte. Il reste que selon d’autres témoignages de Sartre la dernière partie de la Légende était restée inachevée, ce qui correspond à l’état du fragment dont nous parlons. Ce dernier pourrait donc aussi bien constituer le troisième chapitre du manuscrit final, le texte comportant assez peu de corrections et traitant de l’homme seul, thème assigné par Sartre et Beauvoir à la dernière section de la Légende.

Si l’on retient cette seconde hypothèse génétique, selon laquelle ce fragment de la Légende de la vérité est issu de la dernière campagne de rédaction, les faiblesses et l’inachèvement du chapitre sur l’homme seul contribueraient à expliquer que Sartre ait renoncé à reprendre la Légende après sa publication partielle dans Bifur et le refus essuyé auprès de l’éditeur sollicité pour une publication intégrale20. Il faut rappeler à cet égard que Sartre lui-même était particulièrement sévère pour le dernier chapitre de son livre, qualifiant L’Homme seul de « quasiment impigeable, par ma faute »21. Appréciation outrancière sans doute, empreinte de dépit, mais assez rare sous sa plume pour qu’elle aiguise la curiosité du lecteur.

1  A l’exception de J. Simont, la seule à notre connaissance à developper une approche philosophique du texte (in Jean-Paul Sartre. Un demi-siècle de liberté, Paris-Bruxelles, De Boeck & Larcier, 1998, p. 14 sq.). [Ajout pour la mise en ligne : Nous avons depuis lors consacré la moitié d’un ouvrage à cet essai de Sartre dans : V. de Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie. Autour de « La nausée » et de la « Légende de la vérité », Bruxelles, Ousia, 2005.]

2  S. de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1980, t. I, p. 54.

3  J.-P. Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, édition établie, présentée et annotée par Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, 1983, t. I, p. 50.

4  Et ce grâce à l’obligeance de Michel Contat et de Michel Rybalka.

5  Rappelons que ces fragments étaient classés dans l’ordre suivant lorsque Michel Rybalka les a découverts : « Légende du probable et des philosophes », « Légende », « + Légende du probable + ».

6  M. Contat et M. Rybalka, Les Écrits de Sartre. Chronologie, bibliographie commentée, Paris, Gallimard, 1970, p. 531-545.

7  Ibid., p. 52.

8  S. de Beauvoir, op. cit., t. I, p. 53 ; J.-P. Sartre, œuvres romanesques, édition établie par M. Contat et M. Rybalka, avec la collaboration de G. Idt et de G. H. Bauer, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. XLVII ; M. Contat et M. Rybalka in J.-P. Sartre, Ecrits de jeunesse, édition établie par M. Contat et M. Rybalka, Paris, Gallimard, 1990, p. 24.

9  En 1970 M. Contat et M. Rybalka avançaient que le manuscrit de l’ouvrage entier était conservé (op. cit., p. 53), mais ils désignaient ainsi le dossier prêté par le Castor à Michel Rybalka, dont on verra pourquoi il ne correspond pas exactement au manuscrit défendu par Nizan.

10  Cf. J.-P. Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, t. I, p. 49-50 ; M. Contat et M. Rybalka in J.-P. Sartre, Ecrits de jeunesse, loc. cit.

11  J. Gerassi, Jean-Paul Sartre : Hated Conscience of His Century, t. I (Protestant or Protester ?), Chicago-London, The University of Chicago Press, 1989, p. 97.

12  S. de Beauvoir, op. cit., t. I, p. 92.

13  J.-P. Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, loc. cit.

14  S. de Beauvoir, La Cérémonie des adieux suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1987, p. 228.

15  Sur les grandes lignes du texte et les titres des chapitres, outre J. Gerassi, op. cit., loc. cit. (qui verse dans l’illusion rétrospective quant au contenu du troisième chapitre), voir S. de Beauvoir, La Force de l’âge, t. I, p. 54 et La Cérémonie des adieux, p. 218-19, ainsi que M. Contat et M. Rybalka, op. cit., p. 52.

16  J.-P. Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres,t. I, p. 50.

17  Un inédit de Sartre contemporain de la Légende de la vérité, à savoir la partie philosophique du carnet « Dupuis », affirme ainsi à deux reprises qu’« il n’y a pas de déterminisme » (carnet « Dupuis », folios 14 et 15). [Ajout pour la mise en ligne : Nous avons depuis lors présenté et publié ce texte dans les Études sartriennes VIII, et l’avons longuement commenté dans notre Sartre avant la phénoménologie déjà cité.]

18  M. Contat et M. Rybalka, op. cit., p. 545.

19  Le début du fragment développe un parallèle entre le mode d’expression de l’homme seul et la peinture qui devait au moins faire l’objet d’une introduction, d’autant que le texte conservé commence par : « Enfin, ... ».

20  Sur l’abandon de la Légende voir S. de Beauvoir, La Force de l’âge, t. I, p. 122-23 ; J.-P. Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres,t. I, p. 49-50 ; Michel Contat et Michel Rybalka in J.-P. Sartre, œuvres romanesques, p. XLVIII ; M. Contat et M. Rybalka in J.-P. Sartre, Écrits de jeunesse, p. 24 ; J. Gerassi, op. cit., t. I, p. 97.

21  J.-P. Sartre, Lettres au Castor et à quelques autres, t. I, p. 50.