Depuis la survenue de l’épidémie à VIH au début des années 1980, le Sida a fait l’objet d’une abondante littérature. Qu’ils soient médecins ou chercheurs, sociologues ou anthropologues, hommes politiques ou journalistes, écrivains ou critiques littéraires, nombreux sont ceux qui, concernés à divers titres par le Sida, ont écrit sur cette maladie. Mais cette production discursive, qui n’a probablement pas d’équivalent par son ampleur et sa diversité dans notre histoire contemporaine, se caractérise surtout par la place importante qu’y occupent les textes émanant des personnes atteintes elles-mêmes, de leurs proches, et des soignants. C’est d’ailleurs notamment à partir de la prise de conscience suscitée par ces discours individuels que les associations de lutte contre le Sida ont pu, dès les années 1986-1987, se constituer et organiser leurs actions de prévention, d’accompagnement et de soutien1.
Ainsi, de nombreux écrits parurent, soit sous forme de chroniques dans la presse2, soit sous forme d’ouvrages publiés. Certains écrivains ont préféré conserver, du moins dans un premier temps, la forme scripturale qui était la leur. C’est ainsi que Copiévoque le Sida dans une pièce de théâtre, Une visite inopportune3, montée en 1988 au théâtre de la Colline. Sur ce même thème, Guy Hocquenghem publie d’abord un roman, Eve, pour s’attaquer plus tard, le temps pressant, à une autobiographie au titre révélateur à la fois de la situation et de son état d’esprit, L’Amphithéâtre des morts : mémoire anticipée, restée inachevée etpubliée de manière posthume. Après avoir écrit lui aussi un roman, Hôtel Styx, Yves Navarre, dans un récit plus personnel, Ce sont amis que vent emporte, relate la maladie qui touche ses proches et sa communauté.
D’autres auteurs, de plus en plus nombreux au fur et à mesure des années, ont d’emblée choisi de s’exprimer au moyen d’une écriture à caractère autobiographique. Multiples sont alors les formes prises par ce discours, qui vont du journal intime à l’auto-fiction, en passant par les carnets de notes, les mémoires, ou le simple récit. Parmi les premiers textes publiés, on citera Corps à corps : journal de sida d’Emmanuel Dreuilhe publié en 1987. D’autres suivront : A ceux qui l’ont aimé, évocation douloureuse par Michel Manière de son compagnon disparu ; lescarnets de notes de Gilles Barbedette, Mémoires d’un jeune homme devenu vieux, édités après sa mort par René de Ceccatty, qui publiera également un récit des derniers moments de son ami hospitalisé, L’Accompagnement; le témoignage de Françoise Baranne, Le couloir : une infirmière au pays du sida ; ou encore L’Orage de vivre, journal posthume du rude combat mené par Pascal de Duve contre la maladie…4
Si cette production autobiographique, telle qu’elle nous parvient, émane souvent d’écrivains, d’artistes ou d’intellectuels déjà connus, de Jean-Paul Aron5 à Hervé Guibert6, ou qui acquièrent à cette occasion une reconnaissance publique, comme Cyrille Collard7 ou Christophe Bourdin8, elle est aussi l’œuvre d’auteurs anonymes qui ne sont pas publiés. Nombreux, en effet, sont ceux qui ont écrit leur histoire personnelle de la maladie ou tenu sa chronique, qui ont voulu témoigner des épreuves rencontrées dans leur vie quotidienne ou professionnelle, et dont le témoignage, soit parce qu’ils le souhaitaient, soit parce qu’ils ne disposaient pas du moyen de le publier, est demeuré inconnu. Tous ces documents écrits, mais aussi parfois sonores ou audiovisuels9, constituent une mémoire riche et multiple de l’épidémie en France.
Or, cette mémoire risque de disparaître. En effet, à la différence des papiers d’écrivains consacrés, des travaux effectués par les organismes publics10 ou par les associations11, ces témoignages peuvent être détruits et par conséquent perdus à tout jamais. Près de vingt ans après l’apparition des premiers cas de la maladie, ces documents demeurent dispersés, encore détenus par les auteurs ou leurs proches. Dans le contexte actuel de banalisation du Sida, on peut être très inquiet quant à leur devenir et leur conservation à plus ou moins long terme.
Conscients que ces écrits constituent un matériau essentiel de notre histoire sociale et culturelle contemporaine, et que leur disparition serait dommageable à la compréhension de l’événement qu’a constitué et continue malheureusement de constituer le Sida, un petit groupe d’historiens et de chercheurs en littérature a décidé d’entreprendre le recueil de ces archives et d’en assurer la conservation au sein d’un fonds dénommé Sida-mémoires. Reprenant ainsi à leur compte la proposition de Michel Foucault, au début des années 70, de constituer une mémoire des ouvriers à partir de leurs témoignages12, et n’oubliant pas que toute mémoire se construit, notamment à partir des matériaux conservés13, ils se sont donné pour tâche de rassembler ces documents tout en associant à leur initiative l’ensemble des acteurs concernés14.
Une association a donc été créée le 1er décembre 1999, date de la Journée mondiale du Sida. Cette association, régie par la loi de 1901 et présidée par l’historienne Michelle Perrot, a pour but d’organiser la collecte de ces archives personnelles pour en confier la conservation et la consultation à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), et ce afin d’assurer la pérennité du fonds ainsi constitué pour les décennies à venir. Le choix de l’IMEC n’est pas neutre : il est en effet important que ce fonds soit conservé dans une institution extérieure à la lutte contre le Sida, mais bénéficiant d’une importante visibilité, et attentive, depuis sa création, aux mouvements politiques et artistiques qui ont façonné l’histoire sociale et culturelle du XXe siècle. Par ailleurs, l’IMEC a fait preuve, durant ses dix années d’existence, d’un véritable dynamisme en ce qui concerne la valorisation des archives qui lui ont été confiées, comme en témoignent ses multiples publications, ou encore le nombre des colloques et des expositions qu’il organise.
L’IMEC, conscient que l’histoire culturelle de cette fin de XXe siècle ne peut être pensée sans l’événement que constitue le Sida, a donc accueilli favorablement cette proposition15. Est-il nécessaire de rappeler que la communauté intellectuelle et artistique a payé et paye encore un lourd tribut à cette épidémie ? Les archives de Dominique Bagouet, de Gilles Barbedette, de Copi, de Bernard Dort, d’Hervé Guibert, de Jean-Baptiste Niel ou de Michael Pollak, confiées à l’IMEC avant la création de l’association, en constituent des preuves indéniables.
Le fonds Sida-mémoires offre toutefois deux spécificités qui constituent une nouveauté pour l’IMEC : il s’agit en effet d’un fonds thématique, et dont la vocation est de recueillir, pour l’essentiel, des écritures ordinaires. Jusqu’à ce jour, l’IMEC a reçu en dépôt les archives d’acteurs de la vie du livre et de l’écrit, qu’il s’agisse de revues ou de maisons d'édition, ainsi que celles d'artistes, d'écrivains et d'intellectuels qui ont façonné la vie culturelle française du XXe siècle. Tous ces fonds ont été constitués autour d’un nom, d’une entreprise ou d’une institution. Avec l’entrée du fonds Sida-mémoires dans ses collections, c’est un tout autre type d’archives qu’accueillera l’IMEC, et qui nécessitera la mise en place de nouvelles techniques d’inventaire. Ces documents exigeront en particulier un traitement qui puisse garantir à leurs auteurs, si eux-mêmes ou leurs ayants droit le souhaitent, une totale confidentialité. Les chercheurs devront par ailleurs accepter des conditions de consultation spécifiques, et parfois des délais de plusieurs années avant de pouvoir prendre connaissance de certains documents.
L’association Sida-mémoires, avec le soutien de l’IMEC, a souhaité inaugurer cette entreprise par l’organisation de journées d’études sur les thèmes croisés de l’écriture, de la mémoire et de la maladie. Ces journées qui se sont tenues du 9 au 11 décembre à l’Abbaye d’Ardenne, site délocalisé de l’IMEC en Basse-Normandie, ont ainsi été l’occasion de réunir des intervenants d’horizons extrêmement divers, écrivains, éditeurs ou critiques littéraires, historiens ou philosophes, anthropologues ou sociologues, chercheurs en littérature ou archivistes, médecins ou membres du milieu associatif16, afin d’identifier ensemble les multiples difficultés que ne manque pas de soulever une telle initiative. Il s’agissait ainsi non seulement de dresser un état des lieux, mais surtout de rassembler autour de ce projet un ensemble de personnalités toutes concernées, mais à des titres divers, par la question du Sida.
Ces rencontres inédites ont d’abord permis de rappeler la spécificité de cette maladie par rapport à d’autres comme le cancer ou la tuberculose, en raison du lien établi par le mode de contamination entre sexualité et maladie, en raison aussi des populations, dont en particulier les homosexuels, qui ont été dans un premier temps touchées, et enfin parce qu’elle a généré des rapports nouveaux entre le malade et l’institution médicale. Elles ont également eu pour effet de souligner le développement important d’une littérature contemporaine du Sida en grande partie liée à l’identité homosexuelle, ainsi que de confirmer l’existence sur ce thème de multiples pratiques d’écriture à caractère autobiographique. Ces journées ont aussi entre autres permis de faire émerger le problème du statut des entretiens individuels réalisés par les sociologues dans le cadre de leurs recherches, ou encore la question des critères de sélection des documents qui seront recueillis. Si elles débouchèrent, comme de raison, davantage sur des interrogations que sur des réponses, elles permirent surtout de confirmer la nécessité de créer un tel fonds d’archives, et de poser ainsi véritablement les fondations du projet17.
Un mois après l’annonce de son lancement dans la presse18, une série de textes, qui  reflètent bien, à la fois par leur nature et leurs conditions de dépôt, l’extrême diversité de ces archives et de leur production, est d’ores et déjà parvenue à l’association. Il s’agit par exemple du journal quotidiennement tenu par un jeune comédien, que l’on peut suivre ainsi de l’annonce de sa séropositivité à son décès, journal que son père a entièrement retranscrit avant de le relier en cinq épais volumes et de nous en confier un exemplaire. C’est aussi une chanson de quelques lignes écrite de manière collective ; ou bien l’autobiographie dactylographiée d’une famille touchée dans son ensemble par le sida ; ou encore plusieurs récits auto-édités de quelques pages. Ce seront bientôt des lettres de malades reçues par une association de lutte contre le Sida ; ou encore le récit d’accompagnement d’un malade par l’une de ses proches. Certains de ces textes nous sont parvenus par la poste accompagnés d’un simple mot, d’autres nous ont été transmis par une association à qui ils avaient été envoyés. Il y a aussi ceux qui, informés par la presse ou un ami, sont venus déposer eux-mêmes leurs papiers ou ceux de leurs proches disparus, tel ce jeune homme qui nous a confié, pour les dactylographier, les cahiers manuscrits où il a jeté très directement les difficultés d’une existence vécue entre maladie et précarité.
A n’en plus douter aujourd’hui, le fonds Sida-mémoires, qui ne sera ouvert à la consultation qu’à partir de 2001, va s’enrichir de nouveaux documents dans les semaines et les mois à venir pour former les archives de notre présent, celle d’une littérature qui n’est pas “un écran qui voile la réalité, si dramatique soit-elle”, mais qui la “révèle […] et la prolonge”19. Et René de Ceccatty de conclure : “C’est notre seule force”.

Avec la collaboration d’Hélène Favard

1  L’ouvrage AIDES Solidaires, coordonné par Emmanuel Hirsch sur l’histoire de cette association, souligne l’importance de l’expérience individuelle dans la lutte contre le sida. L’organisation de cette lutte n’est probablement pas sans rapport avec l’engagement de Daniel Defert, fondateur de AIDES,  au sein du Groupe d’information sur les prisons (GIP) au début des années 1970, engagement  qui se fondait sur les informations produites par les détenus.

2  Dans Libération, Christian Martin publia irrégulièrement à la fin des années 1980 une vingtaine de textes sous le titre générique de ˝Moi et mon sida˝. Dans Gai-Pied, Frank Arnal et Pierre Kneip, sous l’anagramme de Pierre Epkin, publièrent pendant la même période et sur le même principe un journal à deux voix.

3  On trouvera en fin d’article la liste bibliographique de tous les ouvrages cités.

4  Pour compléter ces références ainsi que celles qui  précédent, il est possible de consulter sur Internet la bibliographie établie en complément du numéro de la Revue d’ethnologie française intitulé "Sida : deuil, mémoire, nouveaux rituels" et publié en 1998 :  http://mistral.culture.fr/culture/sef/.

5  Son témoignage, le premier émanant d’une personnalité publique, a connu un profond retentissement en France.

6  C’est avec la publication de ses auto-fictions, relayée par les médias, en particulier audiovisuels, que l’écrivain a eu un véritable succès public.

7  Le film de Cyrille Collard, Les Nuits fauves, a marqué un véritable tournant dans la prise de conscience publique du Sida.

8  Le Fil, premier ouvrage publié de Christophe Bourdin, a été lu le 1er décembre 1996 en simultané dans de nombreux théâtres et radiodiffusé sur France Culture.

9  Que l’on songe ici au film réalisé en vidéo par Hervé Guibert, La Pudeur ou l’impudeur, et diffusé, non sans difficultés, sur TF1 fin janvier 1992.

10  L’ensemble de la littérature administrative et scientifique produite au sein d’organismes publics sera conservé aux Archives Nationales. S’agissant des matériaux de prévention notamment (brochures, affiches, etc.), le Centre Régional d’information et de Prévention du Sida d’Ile-de-France (CRIPS) a constitué un fonds important, d’ores et déjà consultable dans leurs locaux.

11  Les associations n’ont pas eu dans un premier temps de politique d’archivage. Néanmoins, l’association AIDES a passé en 1999 une convention avec les Archives de France pour y déposer l’ensemble de ses archives. Act-Up Paris, pour sa part, entreprend de rassembler pour les archiver ses tracts, affiches et comptes rendus de réunion.

12  Cf. Michel Foucault, ˝Pour une chronique de la mémoire ouvrière˝, Libération du 22 février 1973, repris dans Dits et écrits (1954-1988), édition établie sous la direction de Daniel Defert et François Ewald, Gallimard, 1994.

13  Cf. Michael Pollak, ˝Mémoire, oubli, silence˝, in Une identité blessée, Paris, Métailié, 1993 : Pollak y montre notamment comment s’est constituée la mémoire de la Shoah.

14  Comme en témoigne la composition de son comité scientifique, le projet Sida-mémoires a reçu un accueil très favorable tant de la part des médecins et du milieu associatif que des chercheurs en sciences humaines, des journalistes et des écrivains.

15  Une convention de partenariat entre l’association et l’IMEC lie les deux partenaires.

16  Ces journées ont rassemblé une trentaine d’intervenants répartis en cinq tables rondes, et les enregistrements des interventions et des débats sont consultables à la bibliothèque de l’IMEC.

17  Patrick Kéchichian, qui est intervenu dans l’une des tables rondes, a rendu compte de ces journées d’étude dans Le Monde du 11 février 2000.

18  Cette annonce a paru dans Libération, Illico, Remaides, Sud-Ouest, Zoo, Le Quotidien du médecin, Out…

19  in René de Ceccatty, L’Accompagnement.