Afin d'indiquer tout de suite la spécificité du corpus que j'ai choisi d'étudier dans la perspective d'une écriture de la séparation amoureuse, je commencerai a contrario par une citation extraite d'une œuvre contemporaine de celles auxquelles je vais m'intéresser, L'Entrave de Colette, publiée en 1913 :

Il f... le camp, voilà le terrible. Quand on se plaque, c'est après une scène, n'est-ce pas, ou un décollage petit à petit ? Eh bien, ma chère, lui, il f… le camp au milieu d'une phrase, en fermant la porte derrière lui, ou bien il s'en va acheter des cigarettes, et on ne le revoit plus que sous la forme d'une lettre d'adieu très bien écrite, épatante...1

On ne peut en effet rêver contraste plus radical, dans la conception de la rupture, entre ce modèle extrême de forme brève, cette désinvolture expéditive, et les « atermoiements illimités » - lesquels constituent, comme on le sait, le plus étrange verdict qui soit prononcé dans Le Procès - dont nous allons tenter de suivre et d'analyser quelques méandres dans trois grandes œuvres du début de ce siècle : La Prisonnière et Albertine disparue de Marcel Proust, les Journaux et les Lettres à Felice de Kafka, La Conscience de Zeno d'Italo Svevo, à peu près écrites durant les mêmes années. On soulignera d'ailleurs que la place particulière qu'occupe dans ces textes la guerre de 1914 n'est pas seulement la marque la plus visible de cette contemporanéité et qu'un conflit dont l'exceptionnelle durée aura constitué l'une des plus monstrueuses caractéristiques entrera en relation de différentes manières - et dans un vaste registre qui va de l'imitation sérieuse à la franche parodie - avec les multiples péripéties amoureuses qui sont au cœur de ces œuvres. Les tractations que Kafka lui-même appelle ses « pourparlers » avec Felice et auxquelles toutes sortes d'émissaires ont été mêlés se sont prolongées sans résultat durant une bonne partie de la guerre, l'une des entrevues les plus importantes ayant même eu lieu, au début de l'année 1916, dans une petite ville-frontière séparant l'Allemagne de l'Empire austro-hongrois ! A la fin du roman de Svevo, c'est la diversion de longue durée que représentent pour Zeno les hostilités sur le front italien qui est censée lui avoir permis d'échapper définitivement au cercle vicieux de ses tergiversations privées et l'avoir enfin guéri de son aboulie. Enfin, l'erreur de tous ceux qui ont cru qu'il fallait feindre de vouloir la rupture afin de mieux protéger la paix ou de ceux qui ont pensé qu'une guerre moderne ne pourrait qu'être brève fournit au Narrateur quelques-unes de ces belles analogies qui, dans A la recherche du temps perdu, permettent de passer si facilement du microcosme au macrocosme, du discours amoureux au discours politique : « Mais ces batailles ressemblent moins à celles d'autrefois, qui duraient quelques heures, qu'à une bataille contemporaine qui n'est finie ni le lendemain, ni le surlendemain, ni la semaine suivante »2.

Il ne m'a pas paru trop gênant, dans la perspective qui sera adoptée, de réunir des autobiographies fictives et des textes non fictionnels à la lumière des nombreux travaux récents qui remettent en cause un tel clivage et qui préfèrent parler d'« autofiction » ou d'« espace autobiographique »3. En outre, il m'a semblé que Kafka s'évertuait suffisamment à démontrer que les deux épistoliers passionnément attachés l'un à l'autre, Franz et Felice, n'avaient rien à voir avec l'homme et la femme qui n'eurent pas grand chose à se dire les rares fois où ils se sont rencontrés et que Proust ou que Svevo répétaient assez souvent qu'un être aimé n'était qu'une chimère issue d'une imagination créatrice pour que je me croie autorisé à mettre provisoirement entre parenthèses la distinction triviale entre personnages ayant existé et personnages n'ayant pas existé...

Il n'y aura guère, chez trois écrivains qui ont mis le temps du mythe et du recommencement au centre de leur œuvre, de réflexion sur les cycles amoureux qui ne soit accompagnée d'une méditation paradoxale, ironique et douloureuse sur l'éternel retour, soit peut-être, en d'autres termes, sur la compulsion de répétition. Je me contenterai d'en donner pour exemples les formulations aphoristiques suivantes, empruntées à La Conscience de Zeno : « dans ma vie, les choses se répètent : il n'était pas impossible que je fusse appelé à repasser par là »4, à la Recherche :« Le plagiat humain auquel il est le plus difficile d'échapper pour les individus, c'est le plagiat de soi-même »5 et aux Journaux de Kafka : « Sisyphe était célibataire »6. Aussi la séquence « normale » dans les histoires d'amour « normales », rencontre / liaison amoureuse / dégradation de la passion / rupture, sera-t-elle absente ici et pas parce que ces textes se limiteraient délibérément, comme le font dans une perspective néo-classique de nombreux courts récits de rupture, à la crise finale. En fait, c'est l'apparition précoce de toute une rumination obsessionnelle autour de l'idée de rupture qui brouillera l'ordre chronologique attendu et qui fera se confondre, depuis le début, des moments généralement distincts. C'est l'ensemble des deux volumes, La Prisonnière et Albertine disparue (et non le seul volume consacré à « la fugitive ») qui tourne autour d'une rupture dont la pensée hante le soliloque du Narrateur dès le commencement de sa vie commune avec Albertine, au tout début de La Prisonnière. Dans une lettre datée d'avril 1916, Kafka se « donne raison » d'avoir voulu « à tout prix » se séparer de Felice six mois plus tôt7, soit exactement durant la période où les échanges épistolaires avec elle ont commencé ! Et, dans La Conscience de Zeno, dès le premier baiser sur la nuque, Zeno prend la « décision irrévocable » de ne plus voir Carla ou plutôt de ne plus la revoir qu'une seule fois, la dernière8. Mais l'on sait que l'universelle hésitation est une donnée fondamentale d'un destin qu'annonçait un prénom prophétique : « Zeno », « immobile à grands pas », dont toute l'histoire aura été jalonnée de ces résolutions prétendument irrévocables de clôture, dernière cigarette, dernière séance, dernier baiser, etc., au point que ce mot de résolution cent fois répété tout au long du roman finit par devenir, par antiphrase, le plus sûr signe annonciateur de ce tragi-comique d'irrésolution qui est au centre du livre. Et, naturellement, aucune des échéances fixées pour des ruptures dont Zeno choisit pourtant soigneusement les dates symboliques (ainsi de ce 5 mai, jour anniversaire de la mort de Napoléon, qui aurait dû sceller sa rupture définitive avec toute la famille Malfenti) ne sera respectée. On trouvera dans les lettres de Kafka nombre d'injonctions fétichistes du même ordre adressées à tel jour du calendrier autant qu'à Felice : « J'ajoute que lundi est le dernier délai, un délai apparemment tout à fait absurde. Si demain lundi je n'ai pas je ne sais quelle lettre absolument inconcevable de F. [...] alors F. et moi nous serons libres »9. La « procrastination » - faiblesse que le Narrateur considère comme la plus grande infirmité de son existence - consistera donc essentiellement, dans ces textes, à toujours remettre la rupture au lendemain. Il s'agit, écrit Kafka en octobre 1916 en faisant une fois de plus le bilan de ses rapports avec Felice, d'« un flottement monstrueux qui dure depuis 4 ans »10. Il arrivera cependant, dans La Conscience de Zeno, qu'au lieu de se morigéner l'indécis se rassure à grand renfort d'adages triviaux empruntés à la sagesse commerciale de la firme Malfenti : « Giovanni avait coutume de dire qu'il ne faut jamais se hâter de conclure une affaire quand, de cette liquidation, on ne peut attendre aucun avantage. Toute affaire arrive d'elle-même, tôt ou tard, à sa liquidation : la preuve en est dans l'histoire du monde, qui est si longue, et dans le petit nombre d'affaires qui sont restées en suspens. Et tant qu'une affaire n'est pas liquidée, il reste possible qu'elle évolue dans un sens favorable »11. Aussi Zeno finira-t-il par adopter, au cours de sa liaison avec Carla, pour ligne de conduite la procrastination elle-même : « Demain je lui conseillerai d'adopter la demande [en mariage] mais aujourd'hui je m'y opposerai »12. On est frappé, de façon générale, par le caractère de gratuité, d'irresponsabilité, que revêt toute cette rumination autour de l'idée de rupture qui, plus que de la délibération proprement dite, semble relever dans ces textes de la pure fantasmatique. Gratuité évidemment propice à la prolongation indéfinie de cette espèce de jeu mental autour du « fort/da ». D'autant que, dans les textes fictionnels que nous avons réunis, dans La Conscience de Zeno et dans l'épisode d'Albertine qui consistent essentiellement en une longue suite de monologues narrativisés, les autres personnages - en particulier les personnages féminins directement en cause - seront censés ignorer ce qui se trame dans les pensées inquiètes et tortueuses du personnage central (pensées dont le lecteur a en revanche, en vision intérieure minutieuse, une connaissance absolument exhaustive). Mais le pacte épistolaire avec Felice repose chez Kafka sur des bases toutes différentes : refus de « l'aparté » (« rien, pas le moindre mot ne doit être dit en aparté »13), proscription de toute censure (« nous voulons n'est-ce pas pousser la franchise l'un envers l'autre jusqu'à la limite extrême »14) et il n'est à vrai dire rien de ce que Kafka dise de ses rapports avec Felice dans ses Journaux qui ne soit repris à un moment ou à un autre dans les lettres qu'il lui adresse (alors que Zeno comme le Narrateur insistent bien entendu très souvent sur le gouffre qui sépare la forteresse de leur pensée des paroles hypocrites ou mensongères qu'ils adressent aux femmes dont ils songent à se séparer ou dont ils ne veulent surtout pas se séparer quand bien même ils leur affirment pour des raisons stratégiques le contraire). Aussi Kafka énumérera-t-il par le menu dans ses lettres à Felice tous les arguments qui le poussent vers une vie commune avec elle, puis tous les arguments qui lui interdisent une telle issue, mais sans que ces litanies de l'ambivalence et que ces aveux de l'indécidable aient davantage de chances d'aboutir pour eux à quelque décision que ce soit : « il m'écrit beaucoup, mais il ne ressort de ces lettres aucune signification »15, dit un jour - et paraît-il en riant - Felice Bauer à Max Brod…

Cette écriture de la rumination correspond dans ces œuvres à une sorte de rythme de croisière mais elle cède la place à une écriture beaucoup plus fiévreuse de la volte-face dès que se profile en fait un semblant de « passage à l'acte » qui pourrait rendre la rupture efficace : brèves notations des Journaux de Kafka qui se succèdent d'un jour à l'autre de manière totalement contradictoire, un contre-ordre venant soudain annuler ce qui paraissait sur le point de s'accomplir la veille (« 13 août : Il se peut que tout soit fini et que ma lettre d'hier soit la dernière. Ce serait incontestablement le mieux... Je me ressaisirai lentement, elle se mariera. 14 août : C'est le contraire qui s'est passé. Il est arrivé trois lettres. Je n'ai pu résister à la dernière. »16), une des phrases les plus célèbres de ces Journaux, « ce n'est pas la mort, ce sont les éternels tourments du trépas »17, pouvant d'ailleurs sûrement désigner aussi, dans son vaste champ d'application, la rupture indéfiniment différée avec Felice ; ou, en sens inverse, lettres de Kafka qui sembleraient sceller le mariage de façon définitive : « En ce qui concerne notre union, c'est une chose absolument décidée, autant que les êtres humains peuvent décider quelque chose »18... si les lettres suivantes, d'inspiration toute différente - qu'annonçait du reste déjà sans doute la petite restriction finale - ne venaient, en parfait contraste, comme l'écrit Kafka dans ses Journaux, « briser son lit conjugal avant même qu'il ne soit installé »19 ; choc des pensées contradictoires qui assaillent la cervelle de Zeno le matin même de son mariage tandis qu'il reste étendu sur son lit et, au lieu de s'habiller pour la cérémonie, continue de méditer d'abandonner sa fiancée. Mais c'est évidemment dans le cycle d'Albertine que la théâtralisation de la volte-face est la plus poussée. On peut même dire qu'il s'agit de la seule partie de la Recherche dans laquelle Proust en arrive à une sorte d'écriture de l'immédiateté, assez inhabituelle chez lui, à une écriture presque « journalistique » qui puisse rendre compte, heure par heure, du déroulement de la crise durant sa phase la plus aiguë. On citera à titre d'exemple-limite ce court extrait d'Albertine disparue dans lequel pour ainsi dire à chaque phrase, voire à chaque membre de phrase, correspond une nouvelle volte-face :

Le résultat de cette lettre me paraissant certain, je regrettai de l'avoir envoyée. Car en me représentant ce retour en somme si aisé d'Albertine, brusquement toutes les raisons qui rendaient notre mariage une chose mauvaise pour moi revinrent avec toute leur force. J'espérais qu'elle refuserait de revenir. J'étais en train de calculer que ma liberté, tout l'avenir de ma vie étaient suspendus à son refus, que j'avais fait une folie d'écrire, que j'aurais dû reprendre ma lettre hélas partie, quand Françoise en me donnant aussi le journal qu'elle venait de monter me la rapporta. Elle ne savait pas avec combien de timbres elle devait l'affranchir. Mais aussitôt je changeai d'avis, je souhaitais qu'Albertine ne revînt pas, mais je voulais que cette décision vînt d'elle pour mettre fin à mon anxiété et je voulus rendre ma lettre à Françoise20.

La substitution en dernière heure d'un message à un autre, le processus répété de destruction ou d'annulation d'une lettre de rupture, sont du reste monnaie courante aussi chez Svevo et chez Kafka : « Au lieu du télégramme : SOIS LA BIENVENUE STATION MICHELOB SANTE EXCELLENTE FRANZ OTTLA, que Marenka a porté deux fois à Flöhau sans pouvoir le remettre parce que, dit-elle, la poste avait été fermée peu avant son arrivée, j'ai écrit une lettre de rupture »21. La réitération de ces expériences d'annulation finira par inspirer à Kafka une grande méfiance envers ses propres mots et peut-être même généralement envers tout ce qui est seulement écrit (et donc paradoxalement toujours révocable), par opposition à ce qui aurait dû être simplement « accompli » et qui seul semble compter à ses yeux dans les derniers mois de sa correspondance avec Felice (« à quoi bon réussir tout ce qu'on écrit quand tout le reste est tellement raté ? »22).

Enfin ces textes font allusion à la répétition de schémas rigoureusement semblables d'hésitation devant la rupture dans des rapports ultérieurs avec d'autres femmes qui, en somme, selon une métaphore proustienne canonique, « reprendront le rôle ». Les Journaux de Kafkaéclairent fugitivement l'épisode, moins célèbre que celui lié à Felice, des fiançailles impossibles de 1919 avec Julie Wohryzek ; Zeno tire immédiatement du départ irréversible de Carla la conclusion qu'il lui faut organiser sans retard « une autre liaison du genre de celle qui vient de se rompre »23 ; et le Narrateur évoque de manière allusive, à la fin d'Albertine disparue, la figure évanescente d'une autre femme qu'il retient prisonnière (ou qui le retient prisonnier) et dont il hésiterait à se séparer, « comme d'habitude », si l'on peut dire. Perpétuelle oscillation, répétition des mêmes erreurs, impossibilité de toute vraie rupture, voilà ce qui constitue, dans A la recherche du temps perdu, la substance même des échanges amoureux et qui est admirablement évoqué par la métaphore proustienne :

ce qui fait de la vie amoureuse la plus contrastée de toutes, celle où la pluie imprévisible de soufre et de poix tombe après les moments les plus riants, et où ensuite sans avoir le courage de tirer la leçon du malheur nous rebâtissons immédiatement sur les flancs du cratère d'où ne pourra sortir que la catastrophe24.

C'est bien l'analyse minutieuse de conditions d'impossibilité qui est au centre de ces textes : « Impossibilités de tous côtés »25, résume tristement et lapidairement Kafka. Les belles antinomies de La Prisonnière aboutissent à ce même constat d'impossibilité : « En réalité, ce que nous exprimons alors c'est le contraire de notre désir (lequel est de vivre toujours avec celle que nous aimons), mais c'est aussi cette impossibilité de vivre ensemble qui fait notre souffrance quotidienne, souffrance préférée par nous mais qui finira malgré tout par nous séparer »26. Constat qui ne met pourtant nullement fin à cette espèce de mouvement perpétuel, à ce mécanisme obsessionnel dont Kafka, Proust et Svevo donnent un grand nombre de traductions métaphoriques, qui se réfèrent à différents modèles propres à chacun : oscillations pendulaires chez Proust27 ; machines tortionnaires sadomasochistes chez Kafka, très comparables du reste à celles qui officient dans certaines de ses fictions : « une innocente condamnée à une cruelle torture ; c'est moi qui ai commis le mal pour lequel elle est condamnée et c'est moi, pour comble, qui sers d'instrument de torture »28 ; fluctuations boursières chez Svevo, dans un registre plus goujat et plus burlesque : « La valeur d'une femme peut être grande le matin, nulle à midi, très grande un peu plus tard, nettement négative au soir. J'expliquai le concept de valeur négative : une femme prend une valeur négative quand un homme calcule en lui-même quelle somme il donnerait volontiers pour la savoir très loin de lui »29.

Nous nous demanderons à présent, en essayant de passer de la description d'un processus à quelques ébauches d'analyses, en quoi consistent, à la lumière de ces textes eux-mêmes, les principales contradictions dans lesquelles se débat interminablement ce personnage qui veut rompre et qui n'y parvient pas. Résumons son dilemme :

  • l'être aimé est menace mais plus redoutable encore est le risque qu'il vous abandonne ;

  • une illusoire volonté de maîtrise se heurte à la résistance des affects et du réel ;

  • une intense culpabilité accompagne l'espèce de logique sacrificielle à laquelle obéissent ces œuvres.

Il est frappant de constater d'abord à quel point l'échange amoureux peut être placé dans ces textes sous le signe de l'obstacle intérieur et de la peur et presque jamais en fait sous le signe du désir. Il est peu d'œuvres dans l'histoire de la littérature qui aient aussi bien exprimé - et de manière aussi crue - la crainte que peut inspirer l'objet d'amour, le danger qu'il peut représenter pour l'intégrité narcissique et pour les forces créatrices, le caractère lancinant que peut revêtir le désir de « s'en débarrasser », terme sacrilège qui est omniprésent dans des textes que caractérise un curieux mélange d'extrême cynisme et d'extrême sentimentalisme : « je ne me sentais pas le droit de manifester de la jalousie, vu que je passais une bonne partie de mes journées à souhaiter qu'un autre homme me débarrassât de ma maîtresse »30 ; « Il est également probable qu'à Berlin je la rencontrerai. Si le fait de vivre auprès d'elle pouvait m'aider à la chasser de ma chair et de mon sang, tant mieux, ce ne serait qu'un avantage supplémentaire de Berlin »31 ; « elle était une pesante esclave dont j'aurais voulu me débarrasser »32... Dans les instructions à la compagne, les défenses d'entrer précèdent d'ailleurs (ou accompagnent) les injonctions à ne surtout pas trop s'éloigner. C'est en citant Esther de Racine que le Narrateur interdit à certaines heures l'accès de sa chambre à Albertine. Dans La Conscience de Zeno, une série d'oukases assigne à Carla un temps et un espace très strictement délimités. Et Kafka se félicite de ce que tel télégramme de Felice n'ait pas annoncé l'arrivée de celle-ci à l'improviste, hypothèse qui, avoue-t-il, a suscité en lui « une atroce frayeur »33. En revanche, les textes de Proust et de Kafka font, en des passages célèbres, un éloge sans réserve de cet hybride de présence et d'absence que représentent les lettres quotidiennes de Felice ou le sommeil d'Albertine. « Il s'agit de la peur de l'union », résume Kafka en soulignant ces derniers mots « même et spécialement de l'union avec l'être le plus aimé »34. Mais ces œuvres évoquent aussi, à propos des mêmes personnages, la terreur de la fin et les prodigieux efforts qui seront déployés afin d'en retarder l'échéance (à travers toutes sortes de stratégies, supplications, intercessions...). A la procrastination nonchalante qui consistait à toujours remettre sa propre décision de rompre au lendemain succéderont alors, au moment du départ de Carla ou du départ d'Albertine, une procrastination épouvantée et le désir éperdu que l'exécution de la sentence de mort soit seulement différée jusqu'au jour suivant ! Cette équivalence soudain établie entre rupture et mort est particulièrement flagrante dans La Conscience de Zeno, lors de la soirée des fiançailles : « quand enfin on se sépara, tard dans la nuit, Augusta me dit gaiement - A demain ! L'invitation me fut agréable ; j'avais atteint mon but, rien n'était fini, tout continuerait le jour suivant »35 et au moment de la rupture avec Carla : « or si Carla voulait me rendre cet argent, il faudrait bien qu'elle me vît ; et si elle préférait le garder, il le faudrait encore, pour me remercier. Je respirai : tout n'était donc pas fini »36... Comme si la mort était partout présente dans ce type de lien, dans la rupture comme dans son contraire (car c'était déjà bien la mort qui était évoquée, par exemple dans La Prisonnière lorsque le Narrateur croyait devoir être contraint de prolonger indéfiniment la vie commune avec Albertine : « Comme on le fait à la veille d'une mort prématurée, je dressais le compte des plaisirs dont me privait le point final qu'Albertine mettait à ma liberté »37) et comme si les curieux amants de ces œuvres ne savaient à la fin pas plus que le héros du Terrier quelle volte-face pourrait peut-être encore conjurer le péril de mort qui les menace de tous côtés. Que ce lien de dépendance et l'impossibilité de le rompre comme de le supporter renvoient à une angoisse plus archaïque, chez trois des génies les plus « infantiles » qu'aient produits le XX° siècle, est clairement souligné dans la construction du texte proustien par une double superposition : l'une, explicite, celle de l'angoisse née du baiser refusé par Albertine avant son départ avec le drame du coucher à Combray, l'autre, implicite, puisque l'épisode de la « rupture » annulée avec la mère à Venise à la fin d'Albertine disparue reproduit très exactement les multiples velléités de rupture du Narrateur avec Albertine ; mais ce lien est également suggéré dans les autres textes par de nombreuses allusions à la nécessité et en même temps à l'impossibilité d'effectuer « ce bond grandiose »38 (comme l'écrit Kafka) qui permettra enfin de desserrer les liens mortifères tissés durant l'enfance.

Il est clair que le fantasme de la construction, de la maîtrise, est partout présent dans des textes qui sont saturés de calculs affectifs saugrenus et de ratiocinations permanentes sur les meilleurs investissements qu'il conviendrait d'effectuer pour bien gérer l'avenir : « bilan de tout ce qui parle pour et contre mon mariage »39, dans les Journaux de Kafka ; effroi de Zeno devant la perspective d'un gaspillage en matière amoureuse dont l'équivalent en matière commerciale serait sévèrement blâmé par le comptable de son père40, évaluation des biens à sacrifier en échange de la possession d'Albertine dans La Prisonnière 41... Mais ces textes nous font précisément assister, au moment où la rupture semble imminente, à la défaite conjointe de cette raison calculatrice et de la volonté qui devrait être à son service : soit que l'énergie qui permet de maîtriser la conduite de la vie amoureuse fasse défaut dans ce cas particulier parce que la volonté aurait été irrémédiablement brisée dans l'enfance - c'est là un sujet de honte et de lamentation (en somme freudien) qui revient fréquemment dans la rumination des trois personnages principaux de ces textes -, soit que cette attitude devant la rupture démontre de façon plus générale - et c'est là un thème à travers lequel affleurerait plutôt l'héritage schopenhauerien commun à ces trois auteurs - que la raison et que la prétendue volonté individuelle sont peu de chose. C'est alors le corps qui aura le dernier mot (« il fallait la faire cesser immédiatement »42 [cette souffrance], traduit le Narrateur) et qui obtiendra des remèdes aberrants (ainsi, pour ce qui est de Zeno, adresser sur le champ sa demande en mariage à la troisième fille des Malfenti, la seule qui ne lui plaise pas, afin de ne pas passer la nuit en compagnie de l'idée torturante qu'on l'a mis à la porte de cette maison). Et l'on sait que Kafka assignera immédiatement dans ses Journaux aux premiers symptômes de sa maladie, qui se déclare en 1917, un sens symbolique lié à l'incapacité dans laquelle il s'est trouvé depuis cinq ans de vivre ou de rompre avec Felice : « Si, comme tu le prétends, la blessure de tes poumons n'est qu'un symbole - symbole de la blessure dont l'inflammation s'appelle F.[...] »43.

L'implacable logique sacrificielle qui est à l'œuvre dans tous ces textes (qui émanent de trois écrivains d'origine juive) dès qu'il est question de l'alternative - persistance du lien ou rupture - ne pourra qu'exacerber l'angoisse et prolonger l'atermoiement. Qui sacrifier ? Chez Kafka, « mon travail qui me donne seul le droit de vivre »44 ou « le mariage qui est le représentant de la vie avec lequel tu dois t'expliquer »45, dans La Conscience de Zeno « mon foyer » ou « cette pauvre enfant », dans A la recherche du temps perdu « tous les plaisirs du monde » ou l'absolue nécessité pour le Narrateur de retenir Albertine prisonnière ? Tuer et rompre semblent en tout cas s'équivaloir selon cette logique. Et, dans des œuvres ou dans des chapitres au terme desquels ce sera, ou le départ de la femme, hypothèse qui aura été quelque peu négligée tant l'attention aura été auparavant focalisée sur les tergiversations du personnage masculin, ou bien la vraie mort qui tranchera, une intense culpabilité posthume et l'idéalisation rétrospective d'une disparue qu'on n'aura pas su aimer ni retenir rappelleront souvent les pages que Freud a consacrées aux formes que prennent le deuil ou la mélancolie « là où la prédisposition à la névrose obsessionnelle » et où « le conflit ambivalent » sont présents46. Ainsi, la plus grande partie d'Albertine disparue consiste-t-elle en l'évocation d'un type de deuil que les métaphores de la culpabilité prophétisaient déjà dans La Prisonnière (« C'est terrible d'avoir la vie d'une autre personne attachée à la sienne comme une bombe qu'on tiendrait sans qu'on puisse la lâcher sans crime »47).

Toute écriture de l'hésitation, toute conduite velléitaire, donc toute rupture qui se prolonge indûment, recèlent des virtualités comiques qui sont surtout exploitées, au sein du corpus que nous avons réuni, par le roman d'Italo Svevo, dans lequel Zeno se plaint par exemple en bouffonnant de cette même « fatigue mortelle »48 qu'évoque si douloureusement et si fréquemment Kafka dans ses Journaux, durant toutes les années qu'a durées le « flottement monstrueux » de ses rapports avec Felice ; ce qui donnera par exemple dans La Conscience de Zeno la réflexion suivante : « Rompre chaque jour avec une femme pour lui courir après le lendemain, c'est une fatigue que mon pauvre cœur n'aurait pas supportée »49. Mais certains des écrivains qui se sentent aujourd'hui les plus proches de Kafka ont également choisi de mettre plutôt en relief les dimensions comiques de cette trop célèbre affaire de fiançailles rompues qui fut, comme Elias Canetti l'a montré, l'une des principales sources de « l’autre procès ». Ainsi, lorsque Milan Kundera appelle Kafka le plus grand escroc au mariage de l'histoire littéraire ou lorsque Philip Roth imagine ce qui aurait pu se passer si Kafka avait survécu à sa tuberculose et, fuyant le nazisme, s'était réfugié aux États-Unis où il aurait atteint un âge respectable : certains de ses amis, trouvant qu'il menait une vie un peu solitaire, auraient conçu le projet de le marier à une vieille cousine à eux ; l'affaire semblait conclue et tout paraissait arrangé pour le mieux lorsque... la veille du mariage Kafka aurait subitement annoncé qu'il rompait ses fiançailles... Et c'est à Madame de Sévigné que la mère du Narrateur se réfère lorsqu'elle ironise, à propos des projets de mariage de son fils, sur l'incongruité qui consiste à vouloir être « deux ou trois hommes à la fois »50.

Il n'en reste pas moins que la pertinence de telles réductions à des palinodies de Panurge d'un déchirement sans issue et sans remède se voit récusée dans ces textes eux-mêmes. On en donnera pour exemple une autre citation de La Prisonnière :

Bien vite je me dis : on peut tout ramener en effet, si l'on considère l'aspect social, au plus courant des faits divers. Du dehors c'est peut-être ainsi que je le verrais. Mais je sais bien aussi que ce qui est vrai, ce qui du moins est vrai aussi, c'est tout ce que j'ai pensé, c'est ce que j'ai lu dans les yeux d'Albertine, ce sont les craintes qui me torturent, c'est le problème que je me pose sans cesse relativement à Albertine. L'histoire du fiancé hésitant et du mariage rompu peut correspondre à cela, comme un certain compte rendu de théâtre fait par un courriériste de bon sens peut donner le sujet d'une pièce d'Ibsen51.

Et finalement la dominante lyrique et tragique l'emportera tout de même largement dans ces mises en forme de l'interminable, entre autres pour les trois raisons suivantes :

  • même dans l'œuvre de Proust, qui disait pourtant détester la rumination suicidaire, l'idée de la mort apparaîtra toujours, au terme d'un processus d'hésitation destructeur, telle l'issue secourable qui pourrait seule trancher à votre place ; se décider à « faire le saut » a par exemple constamment dans les Journaux un double sens : « un sens prosaïque, choisir enfin d'épouser Felice ou de rompre avec elle, et un sens suicidaire : en finir par la défenestration : « Ma place est en bas. Je ne trouve pas d'autre compromis »52.

  • tout indique dans ces textes que la rupture, qui finira tout de même par survenir, aura eu des deux côtés quelque chose d'à la fois involontaire et inéluctable : invitus invitam dimisit ; certes, ni l'état ni les dieux, mais peut-être tout de même ce destin si funeste dont parle la psychanalyse ; or justement ces textes, qui comptent parmi les grands chefs d'œuvre de la littérature pré-analytique du début du siècle, suggèrent aussi, de manière désespérante, la parfaite inutilité de l'excès d'analyse dans la maîtrise d'un processus de rupture et même son caractère nocif.

  • la force dramatique de la vraie fin n'est nullement amoindrie dans ces textes par l'accumulation antérieure des fausses sorties ; la « clausule d'adieux » y est peut-être même plus poignante encore d'avoir été si longtemps simulée ou différée :

derniers mots échangés avec Carla dans La Conscience de Zeno :

Je ferai, lui dis-je, ce que tu voudras. Désires-tu que je m'en aille ? - Oui, répondit-elle dans un souffle, pouvant à peine parler. - Adieu donc, puisque tu le veux. Adieu donc pour toujours.53

dernière lettre de Kafka à Felice :

Que deux hommes luttent en moi, tu le sais. Que le meilleur des deux t'appartienne, c'est ce dont, ces jours-ci, je doute précisément le moins. Pendant cinq ans, tu n'as pas manqué d'être informée du déroulement de ce combat, tu l'as été par mes paroles et par mon silence, et par le mélange des deux, en général pour ton tourment.54

dernière phrase d'Albertine qui précède immédiatement l'annonce de sa mort :

« Croyez que de mon côté je n'oublierai jamais cette promenade deux fois crépusculaire (puisque la nuit venait et que nous allions nous quitter) et qu'elle ne s'effacera de mon esprit qu'avec la nuit complète »55.

« Et ce fut tout », comme on le dit à la fin d'une autre histoire célèbre d'attachement interminable et vain, L'Éducation sentimentale de Flaubert, qui fut d'ailleurs l'un des livres préférés de Proust, de Kafka et de Svevo.

1  Colette, Œuvres complètes, L'Entrave, Flammarion, 1949, p.344.

2  Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, La Prisonnière, Garnier Flammarion, 1984, p.461.

3  Voir sur ces questions la synthèse de Sébastien Hubier, Littératures intimes. Les expressions du moi, de l'autobiographie à l'autofiction, Armand Colin, 2003.

4  La Conscience de Zeno, tr. de l'italien par Mario Fusco, Folio, 1986, p. 47.

5 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, Albertine disparue, éd. Jean Milly, Champion, 1992, p.93.

6  Franz Kafka, Oeuvres complètes III, éd. Claude David, Pléiade, 1984, Journaux, p. 522.

7  Franz Kafka, Oeuvres complètes IV, éd. Claude David, Pléiade, 1989, Lettres à Felice, p. 352.

8  La Conscience de Zeno, p. 245.

9  Lettres à Felice , p. 558.

10  Journaux, p. 426.

11  La Conscience de Zeno, p. 132.

12  Ibid., p. 311.

13  Lettres à Felice, p. 196.

14  Ibid., p. 432.

15  Ibid., p. 388.

16  Journaux, p. 305.

17  Ibid., p. 360.

18  Lettres à Felice, p. 736.

19  Journaux, p. 534.

20  Albertine disparue, p. 116-117.

21  Journaux, p. 433.

22  Lettres à Felice, p. 663.

23  La Conscience de Zeno, p. 338.

24  La Prisonnière, p. 173.

25  Lettres à Felice, p. 26.

26  La Prisonnière, p. 468.

27  Cf. par exemple ibid. p. 525.

28  Journaux, p. 435.

29  La Conscience de Zeno, p. 290-91.

30  Ibid., p. 304.

31  Journaux, p. 345.

32  La Prisonnière, p. 481.

33  Lettres à Felice, p. 310.

34  Ibid., p. 439.

35  La Conscience de Zeno, p. 182.

36  Ibid., p. 325.

37 La Prisonnière, p. 266.

38  Lettre à Felice, p. 442.

39 Journaux, p. 303.

40  La Conscience de Zeno, p. 262.

41  La Prisonnière, p. 524.

42  Albertine disparue, p. 75.

43 Journaux, p. 432.

44  Lettres à Felice, p. 666.

45  Journaux, p. 480.

46  Siegmund Freud, Métapsychologie, tr. de l'allemand par Jean Laplanche et J.B. Pontalis, Gallimard, 1968 « Deuil et mélancolie », p.158.

47  La Prisonnière, p. 279.

48 La Conscience de Zeno, p. 285.

49  Ibid., p. 300.

50  La Prisonnière, p. 237.

51  Ibid., p. 473.

52  Journaux, p. 339.

53  La Conscience de Zeno, p. 339.

54  Lettres à Felice, p.824-25..

55  Albertine disparue, p. 127.