Bilan critique général (1880-2005)

Bilan des zones narratives explorées (les secteurs du texte génétiquement analysés et les zones en friches)1

Focalisation sur la troisième partie du roman

L’un des phénomènes les plus visibles est la focalisation d’une bonne part des études de genèse sur la troisième partie du roman. Toutefois, à l’intérieur même de cette partie, on trouve une disproportion évidente en ce qui concerne les secteurs génétiquement analysés. Les généticiens se sont principalement concentrés sur le début et la fin de la partie, laissant au milieu une zone quasi‑inexplorée. Les secteurs du texte les plus étudiés du point de vue génétique dans cette partie sont donc les chapitres I, V et VI. Le chapitre I et VI sont d’ailleurs – phénomène très significatif – les deux seuls chapitres de l’ensemble du roman qui aient fait l’objet d’une édition génétique. Cette transcription des « brouillons » (à l’exclusion des scénarios et plans, notes, Manuscrit définitif et manuscrit du copiste) de ces deux chapitres représente environ 10% de la masse totale des brouillons du roman2. On trouve une vingtaine d’études de genèse (articles) exclusivement consacrées au premier chapitre ce qui, au total, représente tout de même deux cent soixante pages de commentaires.

Comment s’explique cette focalisation sur le premier chapitre de la troisième partie ? C’est le moment du roman le plus « événementiel » ; le chapitre qui correspond le plus à la forme traditionnelle romanesque et, peut‑être faut‑il donc voir dans le désintérêt relatif pour le reste du roman, une difficulté, un recul des chercheurs devant le vide et les formes les plus flaubertiennes du récit. Mais le plus probable est que l’intérêt se soit porté sur ce secteur pour son caractère historique : en quoi le roman s’inscrit‑il ou non dans la tradition du « roman historique » ? Comment l’idée politique devient‑elle objet romanesque ? Quelles analyses de la révolution de 1848 Flaubert construit‑il ? etc. Toutes ces questions, il est vrai essentielles, mériteraient d’être posées et résolues à la lumière des brouillons rédactionnels et des dossiers scénariques mais également à la lumière des dossiers documentaires puisque ce secteur du récit permet de suivre avec précision le travail flaubertien d’intégration des sources3. Notons d’ailleurs au passage que cette focalisation sur l’Histoire n’appartient pas en propre à l’approche génétique, la critique textuelle traditionnelle avait fait, depuis longtemps, de ce début de la troisième partie l’un de ces objets privilégiés.
Dans ces différents travaux, les généticiens se sont essentiellement intéressés aux journées de février et juin 1848, et à l’épisode de Fontainebleau (P.‑M de Biasi ; E. Le Calvez ; A. Herschberg Pierrot ; B. Masson ; D. A. Williams). Remarquons qu’en dépit de cet intérêt marqué, et en dehors de la transcription intégrale donnée par D. A. Williams, ce fameux chapitre I de la troisième partie est loin d’avoir été étudié génétiquement de manière intégrale. Certains de ces composants essentiels n’ont été que peu ou pas pris en considération par l’approche génétique (la candidature de Frédéric, les activités de la Vatnaz, la Tête de Veau, le discours du républicain espagnol, les manifestations bonapartistes, etc.).  Soulignons le cas intéressant du passage sur le « Club de l’Intelligence » sur lequel Henri Mitterand, connu, par ailleurs, pour ses contributions à la génétique zolienne, a attiré l’attention des flaubertiens par un article d’inspiration sociocritique et sémiologique4 dont les conclusions n’ont malheureusement pas été confrontées ni évaluées aux documents de genèse5.
En fait, on ne trouve que peu d’investigations consacrées au vaste secteur du récit qui fait suite aux journées de Février et qui précède le départ de Frédéric et Rosanette pour Fontainebleau : au total une quarantaine de pages du texte publié soit près de la moitié de ce chapitre. On trouve la transcription diplomatique de l’avant‑texte dans l’édition de D. A. Williams mais l’interprétation génétique reste à faire. Le premier et l’avant‑dernier chapitre représentent à eux deux près 43% de l’ensemble de la partie. Qu’en est‑il des 57% restant ? soit des chapitres II, III, IV, V et VII. On peut dire qu’ils n’ont fait l’objet que d’études ponctuelles. Pour le chapitre II, consacré essentiellement au « Dîner chez les Dambreuse », on retiendra les transcriptions (brouillons et scénarios ponctuels) de Le Calvez sur « la salle à manger des Dambreuse » et quelques extraits de brouillons transcrits notamment dans l’étude de M.‑A. Cajueiro‑Roggero. Pour le chapitre III, on doit à Le Calvez des transcriptions (brouillons et scénarios ponctuels) de descriptions et une étude sur « la scène de la baisade de Mme Dambreuse ». Quant au chapitre IV, il n’a fait l’objet d’aucune étude de genèse, excepté plusieurs transcriptions de descriptions réalisées par Le Calvez (« le bureau de Dambreuse » ; « l’enterrement au Père‑Lachaise » ; « l’épisode de Montmorency » ; « L’Art Gothique »). Notons également que des transcriptions de brouillons qui concernent, entre autres, la mort et la « veillée funèbre » de l’enfant de Frédéric et Rosanette, sont proposées dans « l’Album » (1984) de P.‑M Wetherill. Le début de l’avant‑texte du chapitre V a été analysé et transcrit par K. Matsuzawa et on trouve des transcriptions de la description de la « salle des ventes » et de la « Maison des Arnoux » dans les travaux de Le Calvez. Enfin, dans le dernier chapitre (l’épilogue), l’avant‑texte de l’« l’épisode de la Turque » a été intégralement transcrit et analysé par P.‑M Wetherill. Et l’ensemble des notes d’enquête se reportant à ces différents chapitres a été édité dans les Carnets de travail (P.‑M de Biasi) en donnant ici et là plusieurs occasions aux chercheurs d’en proposer des analyses.

Première et deuxième partie du roman

Pour la première partie, les secteurs du texte qui ont fait l’objet d’importantes transcriptions et sur lesquels les généticiens ont tenté principalement des analyses sont les chapitres I, II et V. Mais évidemment, ce constat est tout relatif dans la mesure où ces études se limitent à des petits segments dans le cadre d’analyses microgénétiques. Aussi, en ce qui concerne le premier chapitre, a‑t‑on surtout étudié le début de ce chapitre : la scène d’apparition et le personnage de Mme Arnoux (P.‑M de Biasi, M. Durel, Y. Kudo). On trouve également une étude génétique de l’incipit (A. Herschberg Pierrot) ; la transcription d’une version de brouillon de la première page du roman dans l’édition (Album) de P.‑M Wetherill et là encore plusieurs transcriptions des passages descriptifs réalisés par Le Calvez6.
Pour chapitre II, le chapitre le plus petit de la partie (7% de l’ensemble total de la première partie) : on connaît principalement les travaux de G. Sagnes sur les deux premiers paragraphes (le personnage de Deslauriers). Quant au chapitre V, le plus long de la partie (près de 42%), on retiendra, principalement, deux études microgénétiques (H. Funakoshi, P.‑M Wetherill). En revanche, on constate une véritable désaffection pour les chapitres III, IV et VI. En dehors de quelques extraits de transcriptions de brouillons que l’on trouve dans « l’Album » de P.‑M Wetherill (début du chapitre III et IV), ces chapitres n’ont fait l’objet d’aucune étude génétique.

Pour la seconde partie (42% de l’œuvre totale) : pratiquement aucune étude de genèse n’a porté sur le premier chapitre (excepté l’étude de P.‑M de Biasi sur les notes de repérage). On doit beaucoup à K. Matsuzawa pour l’analyse des cinq derniers chapitres de la partie (II, III, IV, V et VI). Mais le travail de transcription et d’interprétation du chercheur se limite aux seuls segments du récit qui abordent la question d’argent.

Au total, c’est la troisième partie du roman qui a été la plus étudiée. On constate que les études et l’ensemble des transcriptions ont porté essentiellement sur les deux extrémités du roman (chapitre I, V, VI et VII). Malgré quelques études ponctuelles microgénétiques sur les chapitres I, II et V, l’avant‑texte de la première partie a été peu exploré. Et malgré le travail de quelques commentateurs comme K. Matsuzawa, on peut en dire autant de la seconde partie du roman sur laquelle l’essentiel reste à faire.

Nuançons ce bilan relativement négatif en rappelant que les secteurs peu analysés ont tout de même été abordés par des études multipliant les extraits de transcriptions (brouillons ou scénarios). Sans oublier, les transcriptions intégrales des scénarios.

Répertoire des transcriptions disponibles à l’ITEM

On trouve un répertoire des principales transcriptions réalisées dans la base de donnée de l’équipe Flaubert de l’ITEM sous la forme d’un inventaire compilé, permettant de savoir quels folios du dossier manuscrit génétique de L’Éducation sentimentale ont fait l’objet d’un déchiffrement. La base fait état de 1926 folios donnant lieu à des transcriptions sur l’ensemble du dossier manuscrit (principalement Manuscrit définitif, brouillons et scénarios). Pour l’essentiel, on y trouvera la référence des transcriptions données par Le Calvez, K. Matsuzawa, D. A. Williams et P.‑M Wetherill, dans leurs publications en volumes. Quant aux transcriptions ponctuelles données dans les articles, elles n’ont pas encore été répertoriées dans cette base de donnée. Pour le moment, on ne trouve pas non plus mention des transcriptions établies par Williams pour son édition hypertextuelle du premier chapitre de la troisième partie. Les passages transcrits sont rapportés au texte définitif de l’œuvre sous le seul rapport des parties et des chapitres sans concordance paginée aux éditions de référence7 ce qui constitue un handicap assez sérieux pour les recherches8.

Bilan des secteurs « avant‑textuels » explorés (types de manuscrits et documents privilégiés par l’approche génétique)

Le dossier documentaire

On a commencé très tôt à s’intéresser aux notes documentaires de L’Éducation sentimentale. Pendant l’entre‑deux‑guerres, quelques éléments du dossier (principalement des notes contenues dans les Carnets) sont publiés par René Dumesnil. En 1950, M.‑J Durry fait connaître les scénarios des Carnets. En 1967, A. Cento est le premier à attirer l’attention sur le dossier rouennais et, dans le début des années 1970, on voit les premières approches éditoriales de ce dossier avec l’édition du Club de l’Honnête Homme. Mais il ne s’agit encore que de publications partielles.

Depuis A. Cento, on s’intéresse désormais aux notes elles‑mêmes, à la façon dont le matériau documentaire est modifié. On constate qu’au cours de la décennie 1985‑1995, les critiques ont également privilégié l’analyse du documentaire. En 1988, avec les Carnets de travail de Flaubert publiés par P.‑M de Biasi, puis dès les années 1990, avec les travaux d’Éric Le Calvez sur la poétique génétique de la description, on a mis l’accent sur l’idée de transformation : les processus de fusion et d’intégration. Et la notion de « réalisme documentaire » a été sous cet effet remis en cause.

Depuis le travail éditorial sur le dossier rouennais par A. Cento et l’édition de M. Bardèche, aucune tentative d’édition des notes documentaires relatives au roman parisien contenues dans ce dossier n’a été tentée. Actuellement, une partie seulement du dossier documentaire a été publiée. L’édition hypertextuelle de D. A. Williams a permis de mettre en ligne une partie des notes de lecture prises par Flaubert et quelques extraits des textes qui ont servi à l’élaboration du premier chapitre de la troisième partie.

Les plans et scénarios (génétique scénarique)

Après l’édition par M. J Durry du Carnet 19 contenant le scénario initial du roman parisien, le premier à s’être intéressé aux scénarios est D. A. Williams, au début des années 1980. Entre 1980 et 1992, date de la publication des scénarios de L’Éducation sentimentale par le chercheur, quelques commentateurs ont fait un usage ponctuel de ces documents (J. Bruneau ; M.‑A. Cajuerio‑Roggero ; C. Gothot‑Mersch ; A. Raitt ; P.‑M Wetherill, K. Matsuzawa). En 1984, dans son édition critique du texte, P.‑M Wetherill avait commencé le travail de transcription de ce corpus en publiant en appendice de son édition quelques scénarios détaillés.

Mais l’exploitation des plans et scénarios de L’Éducation sentimentale a pu véritablement commencer dans les années 1990 avec l’édition de D. A. Williams (1992). À côté des travaux de ce chercheur sur la génétique scénarique de L’Éducation sentimentale (1982‑1992), ceux d’Éric Le Calvez sur le phénomène descriptif dans le texte et l’avant‑texte de L’Éducation sentimentale ont donné lieu à de nombreuses transcriptions de scénarios ponctuels disséminés dans la masse des brouillons : le chercheur a également publié en 2002 un « jeu incomplet » de scénario d’ensemble que D. A. Williams avait omis de publier dans son édition.
Comme on le voit, les études globales macrogénétiques en sont à leur début. C’est seulement dans la dernière décennie qu’on a commencé à s’intéresser aux phénomènes génétiques transversaux à l’œuvre dans L’Éducation sentimentale (C. Gothot‑Mersch ; M. Schmid ; D. A. Williams).

Brouillons et mises au net (génétique scripturale)

On a fait, plus haut, le bilan des acquis et des lacunes en matière de transcription de documents rédactionnels (voir supra le Bilan des zones narratives explorées). Au total, on constate que sur un ensemble d’environ 2500 pages de brouillons rédactionnels, l’ensemble cumulé des transcriptions réalisées correspond à environ un quart du corpus autographe, soit l’équivalent d’un peu plus de 700 folios. Il reste donc à transcrire les trois quarts du dossier rédactionnel. Ajoutons que cet équivalent de 700 folios transcrits correspond à la somme cumulée de pages entièrement transcrites mais aussi d’une multitude de fragments extraits des brouillons (d’où le chiffre –1926 folios– affiché par la base de donnée de l’ITEM). Par ailleurs, sous l’effet logique de l’évolution des méthodes et des contraintes éditoriales, les transcriptions réalisées ne sont pas homogènes dans leur présentation, ni dans leur protocole : certaines sont linéarisées, d’autres diplomatiques, d’autres semi‑ diplomatiques, etc.

Enfin, le fait que de nombreuses transcriptions aient été motivées par une recherche spécifique induit des disproportions de sens considérables : grâce aux travaux d’Éric Le Calvez, on dispose d’à peu près toutes les transcriptions concernant le descriptif, grâce à Kazuhiro Matsuzawa, de toutes celles qui concernent la question financière, grâce à David Anthony Williams, de toutes celles qui portent sur la révolution de 1848, mais sur tout le reste du récit, le travail rédactionnel demeure presque totalement inconnu.

Thèmes et objets de recherche privilégiés par la génétique

En 125 ans d’analyse des manuscrits et surtout en trente années d’approche génétique, les thèmes et objets d’investigation sélectionnés par les chercheurs ont évidemment été nombreux et divers, comme on a pu le voir dans l’analyse détaillée des quatre périodes étudiées. Il reste qu’un certain nombre de préférences se sont imposées, parmi lesquelles on relève notamment : la dimension autobiographique (J. Bruneau), la problématisation des relations entre Histoire, politique et fiction (P.‑M Wetherill ; M.‑A Cajueiro‑Roggero ; D. A. Williams), les clichés et stéréotypes (A. Herschberg Pierrot ; P.‑M de Biasi), la complexité des rapports entre le temps référentiel et le temps du récit (P.‑M de Biasi), la question de « l’intentionnalité » (problème du déjà‑lu ou « genetic disruption ») ou l’intégration des sources livresques et documentaires (P.‑M de Biasi ; D. A. Williams ; É. Le Calvez), la topographie et le descriptif (E. Le Calvez) et, dans une moindre mesure, l’élaboration génétique de quelques personnages (C. Gothot‑Mersch ; M. Durel). D’une façon plus singulière, quelques chercheurs se sont attachés à débusquer dans les brouillons des logiques thématiques cachées : c’est le cas par exemple de G. Sagnes avec le principe de « débalzaciénisation » qui serait à l’œuvre dans l’écriture de Flaubert ; et sous un autre rapport, c’est également le cas de l’analyse thématique sur « l’argent » dans les travaux du chercheur K. Matsuzawa. Au total, beaucoup de ces recherches recoupent des interrogations qui étaient celles de la critique textuelle mais le recours à l’avant‑texte leste ces études de résultats définitifs. Quant aux analyses proprement issues de découvertes faites dans les brouillons et documents de genèse, elles ont beaucoup contribué à complexifier l’image critique que l’on se faisait de l’œuvre, mais leur nombre et l’amplitude des sujets traités restent encore modestes en comparaison des ressources visiblement offertes par l’avant‑texte.

Perspectives : chantier à venir

Une description matérielle du corpus9

L’ensemble de l’avant‑texte de L’Éducation sentimentale n’a pas encore fait l’objet d’un descriptif matériel précis, ni du point de vue des supports papiers, ni du point de vue des tracés (encre ou crayon noir). Dans la seconde moitié des années 1980, Claire Bustarret, spécialiste en codicologie, avait commencé un travail de recherche sur le premier volume des brouillons de L’Éducation sentimentale [Nafr. 17601]. Mais ce travail n’a rien d’un relevé exhaustif : seules les occurrences d’un seul type de papier ont été relevées dans le premier volume. Au demeurant, cette recherche n’a donné lieu à aucune publication, ni exploitation.

Notons que la chercheuse avait également commencé la description matérielle du dossier rouennais, mais ce travail demeure encore à l’état de simples notes manuscrites, disponibles à l’ITEM (Équipe Flaubert). Dans l’état actuel des choses, le descriptif matériel du dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale reste donc à réaliser dans son intégralité.

Classement et transcriptions

Le travail d’inventaire qui avait été réalisé par Madeleine Cottin sur l’ensemble des manuscrits entrés à la Bibliothèque Nationale en 1975 était, à cette date, indispensable pour permettre au plus vite l’exploitation de ce corpus. Mais il s’agissait juste d’une première mise en ordre réalisée de manière pragmatique : aujourd’hui ce classement est devenu très insuffisant.
Avec l’évolution des recherches et des méthodes, certains choix paraissent aujourd’hui malheureux : celui, par exemple, d’utiliser une édition du texte imprimé au lieu de l’édition originale ou même du Manuscrit définitif comme texte de référence. Quant à la décision de rassembler dans un volume (Volume XIII) les plans, les scénarios, résumés, notes autographes et non autographes, lettres, notes documentaires, etc., elle peut également paraître discutable puisque d’autres éléments scénariques ont été retrouvés dans les brouillons et qu’il n’est pas tout à fait sûr que M. Cottin ait eu les moyens de parfaitement distinguer ce qui appartient à l’écriture scénarique et ce qui relève déjà (même sous la forme d’un scénario développé) de la phase rédactionnelle.

Quoi qu’il en soit un classement génétique intégral du dossier des brouillons s’impose, mais il pose des problèmes considérables aussi bien du point de vue matériel, que d’un point de vue logique. Suivant la politique des grandes bibliothèques, les manuscrits ont été fixés sous reliure avec onglet ce qui ne facilite guère leur consultation. Mais on sait que de toute façon aucune mise en ordre matérielle ne pourrait être satisfaisante. En réalité, c’est bien entendu à un classement virtuel qu’il s’agit de recourir aujourd’hui en utilisant toutes les ressources de la numérisation, des bases de donnée et de l’hypertexte. L’édition hypertextuelle du premier chapitre de la troisième partie offre un bon exemple de la voie qui pourrait être suivie pour l’ensemble du dossier.

Sur ce modèle également, il s’agit d’envisager un autre chantier d’envergure : la transcription in extenso des brouillons rédactionnels et des dossiers documentaires (exception faite des éléments déjà classés et transcrits). La première phase ne peut être qu’une numérisation intégrale des brouillons : c’est sur la base de ces fac‑similés numériques que l’on pourrait commencer à rassembler les transcriptions existantes (celles inventoriées à l’ITEM) tout en offrant une structure d’accueil pour les déchiffrements à venir. Mais comme toujours dans les grands dossiers de genèse, transcriptions et classement constituent des chantiers de travail solidaires et, on voit mal comment l’un et l’autre pourraient avancer sans faire l’objet d’une programmation intégrée et d’importants moyens.

Processus d’écriture

Parallèlement à ces grands chantiers de transcriptions et de classement, beaucoup reste à faire dans le domaine interprétatif, notamment en ce qui concerne l’analyse des phénomènes génétiques. On peut, par exemple, penser à une véritable étude stylistique qui s’appuierait sur de larges segments de l’avant‑texte pour étudier ce que l’écriture de L’Éducation sentimentale pourrait avoir de spécifique : une façon de « documenter » de manière définitive le fameux débat historique sur le style de ce roman.
Des questions autour du dialogue et particulièrement comme celle du style indirect libre déjà articulée sur une perspective génétique par les travaux d’Anne Herschberg Pierrot trouveraient un champ d’investigation et de validation considérables si les brouillons devenaient intégralement exploitables : quelles sont, par exemple,  les marques du style indirect libre dans les scénarios ? D’importantes découvertes seraient aussi certainement à attendre d’une étude, un peu extensive de la genèse des temps verbaux dans les brouillons : comment se fabrique ce fameux « imparfait » dont parlait Proust ? Comment passe‑t‑on du présent des scénarios, qui semblent fonctionner sur un modèle théâtral, au passé dont les brouillons complexifient progressivement les nuances ?
De même, et dans le prolongement de cette question grammaticale, la vaste question des durées, de la temporalité et des ellipses pourrait être profondément renouvelée par une lecture attentive des processus rédactionnels : comment se fabrique l’adverbe temporel ? Comment se travaille l’emploi des pronoms personnels dans le roman ? Ou encore comment se fabrique et s’explique le « et » flaubertien dont Proust fut le premier à relever l’emploi ?
Par ailleurs, en prenant au sérieux le fait que Flaubert a matériellement recyclé sa documentation sur 1848 du dossier de L’Éducation sentimentale vers celui de Bouvard et Pécuchet, on pourrait aussi génétiquement s’interroger sur la destination et la réutilisation de ses notes dans le roman inachevé10, et se demander ce que le dossier du roman de 1869 peut avoir de commun, du point de vue des processus, avec celui du dernier roman de Flaubert : cette recherche amorcée par A. Cento et poursuivie par l’analyse des préfigurations du Dictionnaire des Idées Reçues dans L’Éducation sentimentale (P.‑M de Biasi ; A. Herschberg Pierrot) pourrait être certainement élargie à plusieurs autres phénomènes d’écriture en ouvrant la voie à une génétique « autotextuelle » capable de comprendre comment une œuvre, en aval d’elle‑même, peut préparer ou engendrer une autre œuvre de l’écrivain.
Réciproquement, en s’interrogeant sur l’amont de L’Éducation sentimentale, une analyse plus approfondie des brouillons permettrait de mesurer en quoi L’Éducation sentimentale radicalise la poétique construite par Flaubert dans Madame Bovary et Salammbô en introduisant des innovations formelles dont Flaubert s’étonne lui‑même comme d’anomalies dans sa Correspondance. Au sujet de cette dernière, on pourrait envisager, d’une façon plus générale, la création d’une typologie des fonctions des lettres de travail…

Quelques objets de recherches…

Outre ces pistes de recherches spécifiquement génétiques, de nombreuses orientations déjà explorées par l’étude textuelle ou par l’analyse ponctuelle des manuscrits semblent promises à de profonds renouvellements. Les questions du dialogue, de l’autobiographie, du discours politique, de l’art, etc., pourraient, par exemple, se trouver entièrement redéfinie comme l’a été la question de la description grâce au travaux d’É. Le Calvez.

Une étude poussée des sources documentaires et des notes permettrait de mettre en évidence les liens nécessaires entre la logique de l’écriture et l’interprétation historique et idéologique : Pourquoi Flaubert choisit-il telle source livresque plutôt qu’une autre ?

Une exploration transversale des brouillons permettrait également de rendre toute leur dimension aux personnages dits secondaires du roman (Cécile Dambreuse, Dussardier, Hussonnet, Louise Roque, Sénécal, Pellerin, etc.) dont la complexité, la diversité et le nombre contribuent certainement à l’effet d’ « univers » qui est propre à L’Éducation sentimentale. Sans oublier que parmi les personnages considérés comme principaux seul Marie Arnoux a fait l’objet d’une première analyse génétique (M. Durel) et que tout, semble‑t‑il, reste à faire pour Frédéric, M. Arnoux, Mme Dambreuse, Rosanette (à l’exception de quelques fragments épars qui n’éclairent que ponctuellement un ou deux moments de la genèse de ces personnages).

Enfin, on pourrait également évoquer la question de la représentation, de l’image et accessoirement, les problèmes de l’iconographie, beaucoup moins bien connus que les phénomènes d’intertextualité. L’Éducation sentimentale a déjà fait l’objet de quelques approches en ce sens. Dès les années 1970, on remarque quelques études sur la question de la représentation : Carrol F. Coates a travaillé sur les rapprochements entre l’œuvre graphique de Honoré Daumier et l’écriture caricaturiste de Flaubert dans le roman parisien (« Daumier and Flaubert : examples of graphic and Literary caricature »11) : une étude comparée entre la fameuse lithographie de Daumier intitulée Rue Transnonain (1834) et la scène où le Père Roque tue un jeune adolescent le 26 juin 1848 (épisode du Caveau des Tuileries, III, 1). De son côté, A. Raitt, dans son édition du texte, a fait quelques allusions aux estampes que Flaubert avait pu consulter (voir également les remarques de G. Séginger) et a proposé un florilège d’images en appendice. Mais l’étude la plus documentée est certainement celle de P.‑M Wetherill et H. Shaeffer, parue en 1984, sous la forme d’un « Album » qui offrait une importante documentation, notamment des représentations de la barbarie du Peuple aux Tuileries (gravures, lithographies, estampes, etc.)

Retenons également les travaux sur la question des liens entre l’art et la littérature de Luce Cyzba : « Flaubert et la peinture » (1994) dans lequel la chercheuse propose entre autres des reproductions photographiques et donne quelques pistes concernant des illustrations auxquelles Flaubert aurait eu recours pour la rédaction des événements politiques la troisième partie ; et, dans le prolongement des travaux de Coates, une étude  sur « La caricature du féminisme de 1848 : De Daumier à Flaubert »12 (1988) qui propose d’intéressantes analyses mettant en relation des planches de Daumier représentant la « femme‑artiste » ou la « femme‑auteur » et le personnage de la Vatnaz dans L’Éducation sentimentale. Sans oublier l’ouvrage remarquable d’Adrianne Tooke sur les rapports entre l’écriture et la peinture chez Flaubert : Flaubert and the pictorial Arts13. On retiendra, parmi d’autres, le troisième chapitre dans lequel la chercheuse réalise une étude du rôle de la peinture dans les œuvres de la maturité. Quelques exemples sont pris dans L’Éducation sentimentale. Pour ce travail, A. Tooke a pu consulter les notes préparatoires relatives à « l’Art » prises par Flaubert et contenues dans le dossier manuscrit de Bouvard et Pécuchet dont elle propose en appendice quelques transcriptions : notamment les notes prises par Flaubert sur l’Histoire des peintres de Charles Blanc (Ms.g 226 333‑355). Mais à la différence des notes politiques et historiques qui venaient du dossier de L’Éducation sentimentale, on a surtout affaire dans ce cas à une recherche postérieure du dernier roman de Flaubert.

Plus récemment, deux généticiens ont soulevé la question de l’iconographie : P.‑M de Biasi en 2002, avec son Gustave Flaubert sur papier glacé14 et Éric Le Calvez (Passion Flaubert, à paraître chez Textuel). Mais, à côté des sources textuelles et livresques et en complément des notes de repérage et croquis déjà connus par les Carnets, il y a certainement beaucoup à attendre d’une véritable base iconographique reconstituant les matériaux visuels (photographies, estampes, gravures, dessins, magazines, etc.) avec lesquels Flaubert a imaginé, rêvé et inventé son récit.

Les pistes de recherches qui viennent d’être mentionnées ne présentent évidemment aucune exhaustivité et ne sont données qu’à titre d’exemples parmis beaucoup d’autres voies que rendrait possible une étude exhaustive de l’avant‑texte. Elles sont néanmoins déjà assez éloquentes quant au nombre et à l’intensité des questions qui restent aujourd’hui entièrement ouvertes pour les recherches à venir.

1  Toutes les fois que nous citerons le texte de L’Éducation sentimentale dans ce bilan critique général, nous renvoyons à l’édition « Classique de Poche » établie par P.‑M de Biasi (2002) dans laquelle le texte seul fait 584 pages.

2  On se fonde sur les douze volumes de brouillons (le treizième volume étant réservé aux plans, scénarios, notes, etc.). Évidemment, il s’agit d’une approximation étant donné que, comme l’a fait remarquer la critique, on trouve disséminé dans ces douze volumes de brouillons un jeu de scénarios d’ensemble et de nombreuses « esquisses ».

3  Sur la question de la politique dans le premier chapitre de la troisième partie, nous citons un article de D. A. Williams intitulé « La montée de la politique dans l’avant‑texte : 1848 dans L’Éducation sentimentale », paru, tout récemment, dans le numéro 5 de la Revue Flaubert du site de Rouen, sous le titre Flaubert et la politique.

4 Mitterand, Henri, « Sémiologie flaubertienne. Le Club de l’Intelligence », in Flaubert 1, Revue des Lettres Modernes, Minard, Paris, 1984, p. 61.

5  Un article de D. A. Williams à paraître chez Rodopisous le titre « Avant‑texte, intertexte, hypertexte : l’épisode du Club de l’intelligence dans L’Éducation sentimentale » (La Création en acte, éd. Paul Grifford et Marion Schmid, Amsterdam) devrait venir combler cette lacune.

6  Comme on l’a vu, le chercheur Éric Le Calvez, spécialiste du descriptif, a multiplié les publications sur ce sujet et, on peut dire qu’aujourd’hui la quasi totalité des éléments descriptifs de L’Éducation sentimentale a, de sa part, fait l’objet de transcriptions et d’études exhaustives. On ne rappellera donc pas cet acquis pour chacun des secteurs du texte dans ce bilan. Il en va de même du florilège de transcription proposé par P.‑M Wetherill dans son édition du roman et son album : on ne reviendra pas systématiquement sur le détail de ces contributions ponctuelles qui touchent à de nombreux chapitres et aux trois parties, mais en n’apportant que des éléments très circonscrits et le plus souvent donnés comme exemples sans interprétations des contenus.

7  Voir infra « Éditions critiques de L’Éducation sentimentale. Depuis 1975 » in Bibliographie génétique de L’Éducation sentimentale.

8  En outre, il existe quelques erreurs dans cette base de donnée qui, dans l’état actuel des choses, peut surprendre le chercheur : par exemple, la confusion entre chapitre et page (les numéros de chapitres se rapportant au texte sont donnés par erreur avec l’indication « page »).

9 Je remercie Claire Bustarret pour m’avoir accordée un entretien sur ses recherches en codicologie réalisées sur le dossier manuscrit de L’Éducation sentimentale.

10  Sur la question de la réexploitation de ces notes, voir la communication de Claude Mouchard et de Jacques Neefs « Vers le second volume : Bouvard et Pécuchet » in Flaubert à l’œuvre, 1980, pp. 169‑217. Mouchard et Neef réalisent une bonne mise au point sur le contenu et l’exploitation des dossiers préparatoires de Bouvard et Pécuchet. Ils ont notamment montré que dans les notes prises par Flaubert pour le roman parisien et réutilisées ensuite pour Bouvard et Pécuchet, certaines étaient également destinées à être réutilisées à nouveau pour le second volume.

11  COATES, Carrol F. « Daumier and Flaubert : examples of graphic and literary caricature » in Nineteenth Century French Studies, vol. IV, n° 3, 1976, pp. 303‑311.

12  CZYBA, Luce, Écrire au XIXe siècle, recueil d’articles offerts par ses amis collègues et disciples, préface de Jean‑Yves Debreuille, annales littéraires de l’Université de Besançon, Franche‑Comté, n°646, 1998, pp. 141‑153. Toujours sur la question de la représentation, citons l’ouvrage de Yvonne Bargues Rollins, Le Pas de Flaubert : une danse macabre (1998) où la chercheuse consacre un chapitre entier à L’Éducation sentimentale. Elle lance quelques pistes de réflexions intéressantes sur les images de la Mort dans le roman parisien à travers l’iconographie médiévale. S’ajoute un florilège de reproductions photographiques (estampes, gravures, lithographies, etc.) parmis lesquelles un fac‑similé de la page de titre du Musée de la caricature ou recueil des caricatures les plus remarquables : ouvrage publié en 1838 que Flaubert possédait dans sa bibliothèque.

13  TOOKE, Adrianne, Flaubert and the pictorial Arts, Oxford University Press, 316 p.

14  BIASI, P.‑M (de), Gustave Flaubert. L’homme‑plume, Gallimard, coll. « Découvertes », 2002, 126 p.