Selon la définition usuelle, le brouillon désigne un manuscrit de travail écrit avec l'intention d'être corrigé pour servir à la rédaction ou à la mise au point définitive d'un texte. Ainsi définie, la notion reste bien vague. Pour un spécialiste de la critique textuelle, qui ne se préoccupe ni de manuscrit ni de genèse, cette imprécision n’a rien de gênant. Le mot désigne le territoire flou et négligeable de tout ce qui précède la version achevée du texte1 : une espèce d’espace indistinct où les structures de la signification et du style ne sont pas encore en place et qui reste réfractaire à la visée interprétative. Pour le généticien de la littérature, qui s’emploie au contraire à comprendre le processus avant‑textuel, le brouillon mérite une définition beaucoup plus précise, car il représente un maillon essentiel dans la chaîne des transformations génétiques : le moment de textualisation qui constitue la médiation entre le projet initial de l’œuvre et le texte définitif.
Comme instrument de rédaction et d’élaboration du texte, le brouillon constitue pour l’écrivain une étape presque toujours indispensable. Sous une forme ou une autre, les brouillons ont donc probablement toujours existé, même si peu d’exemples de manuscrits de travail antérieurs au milieu du XVIIIe siècle sont parvenus jusqu’à nous, à l’exception de quelques cas d’autant plus frappants qu’ils sont rares2. En raison des importantes mutations culturelles et intellectuelles qui ont modifié les mentalités et les comportements dans l’Europe de la seconde moitié du XVIIIe siècle, de très nombreux brouillons littéraires ont en revanche été conservés, par les écrivains eux‑mêmes, tout au long des XIXe et XXe siècles. Ces documents ont progressivement rejoint les collections publiques si bien que les grands corpus littéraires de cette période se trouvent aujourd’hui représentés dans les archives littéraires par d’importants fonds de manuscrits, et, pour certaines œuvres, par la quasi totalité des autographes de travail qui ont été produits et utilisés au cours de leur rédaction. L’étude de ces archives démontre que l'usage du brouillon varie très sensiblement selon les genres et les auteurs, et parfois, chez un même auteur dans le cadre d’un même genre, selon les œuvres. Inexistant ou très réduit chez certains écrivains, le brouillon s’avère, chez la plupart, une étape décisive de la création. En suivant des techniques d’écriture différentes, mais avec des proportions de travail comparables, chaque page de texte définitif demandait, à des romanciers comme Balzac ou Flaubert, cinq à six pages de brouillons, les cas difficiles pouvant exiger jusqu'à quinze ou vingt pages de rédactions successives. Dans les archives flaubertiennes, les brouillons de Madame Bovary se comptent par milliers de pages (avec les scénarios, copies et documents, un total de 4300 grandes pages manuscrites environ) ; on relève environ 2500 feuillets (pour la plupart écrits recto et verso) pour L’Éducation sentimentale, et, avec les notes préparatoires, près de 3500 feuillets pour Bouvard et Pécuchet.
À la différence des manuscrits définitifs, étudiés dès le XIXe siècle par la philologie, ces documents « embrouillés », couverts de ratures et d'ajouts, souvent difficiles à classer et à déchiffrer, n'ont acquis que récemment le statut d'objet de recherche digne d'une analyse systématique. En substituant l'étude des processus rédactionnels (qui implique une recherche systématique sur l’ensemble des manuscrits de l’œuvre) au relevé argumenté des variantes (que la philologie et ses formes plus avancées comme la « variantistica » ne pratiquaient le plus souvent que sur les derniers états de la rédaction), la critique génétique a placé le brouillon au centre de ses investigations. Lorsque les brouillons de l’œuvre ont été conservés intégralement, leur analyse systématique permet en effet de reconstituer une phase essentielle du travail de l’écrivain. Chaque geste d’écriture s’y trouvant enregistré, le brouillon constitue en quelque sorte le film virtuel des moments successifs de la rédaction : on y verra s’y redéployer comme en temps réel, les choix de l’écrivain, les formes initiales de son projet et leurs métamorphoses, ses hésitations dans le champ des possibles qu’il invente, les accélérations et les moments de découragement ou de blocage dans la rédaction, les brusques intuitions ou les heureuses méprises qui balayent les difficultés et font repartir l’écriture dans une nouvelle voie, etc. Les brouillons racontent, au jour le jour, une sorte d’histoire à la fois logique, psychoaffective et phénoménologique qui n’est autre que la vie de l’écrivain au travail : une histoire secrète, presque toujours absente des biographies littéraires, et qui constitue pourtant l’essentiel de ce que nous aimerions savoir sur l’auteur. Mais surtout, c’est dans les brouillons que l’on peut identifier et évaluer le rôle exact que telle ou telle « source » a pu jouer sur la rédaction, préciser la place et la portée de l’inspiration autobiographique dans l’écriture, voir se construire, pièce par pièce, les structures narratives, dramatiques ou symboliques qui constitueront les fondements mêmes de l’œuvre, etc. Bref, le brouillon permet d’observer à l’état naissant les parcours, les stratégies et les métamorphoses d’une écriture qui, le plus souvent, travaille précisément à rendre ses mécanismes irrepérables, secrets ou problématiques dans la forme achevée du texte définitif. Le brouillon offre à la critique un champ essentiel de validation des interprétations que le texte laisse souvent à l'état d’hypothèses, et parfois même à l’état de simples conjectures.
Si le brouillon représente un document essentiel pour comprendre l'œuvre à la lumière du processus global dont elle est l’effet, il ne constitue qu’un moment de ce processus : un moment central, qui en fait le cœur même de la genèse, mais un moment intermédiaire et provisoire, pris entre deux autres univers. Entre d’éventuels plans, notes et scénarios initiaux (qui permettent d’étudier l’apparition ou la formation initiale du projet) et les dernières mises au point d’un texte quasiment prêt à être imprimé, les brouillons représentent l’univers même de la rédaction : le moment où le projet passe de l’état labile de désir, d’idée ou de schéma éventuel à l’état de matière verbale structurée et textualisée en s’engageant dans une succession de transformations qui conduisent, de manière plus ou moins imprévisible, à ce qui deviendra le texte définitif de l’œuvre. Ce sont les modalités, la logique et les limites de cette série de mutations que je voudrais préciser ici d’un point de vue typologique, en montrant comment cette étape rédactionnelle, tout en possédant son identité et sa cohérence, est loin de constituer une transition simple dans le processus de genèse mais constitue, au contraire, une médiation complexe mettant en œuvre des fonctions opératoires solidaires mais profondément distinctes.
Pour construire une telle typologie des documents de genèse, l’idéal serait, à ce que l’on pourrait croire, de disposer d’un vaste ensemble de corpus génétiques qui embrasserait plusieurs siècles de production littéraire, dans des cultures linguistiques diversifiées, et en mobilisant un échantillonnage aussi complet que possible des genres. La réalisation d’un tel programme n’est pas pour demain. Mais, outre son aspect irréaliste, je doute qu’une telle ambition soit même pertinente d’un point de vue scientifique : l’approche génétique se prête mal à la théorisation d’ensembles transhistoriques et transgénériques ; son espace serait plutôt celui des généralités relatives qui laissent leurs places à la délimitation historique, aux contraintes propres des genres, et à certaines particularités (comme les traits caractéristiques des méthodes d’un écrivain) qui peuvent elles‑mêmes devenir normatives dans l’évolution des genres. Entre général et singulier, la génétique cherche plutôt à reconstituer des spécificités. On y reviendra. À l’inverse d’un vaste programme transversal, les propositions de typologie fonctionnelle qui vont suivre se limiteront donc à l’étude d’un corpus exemplaire : les manuscrits de Flaubert qui ont été choisis comme base de référence en raison de leur complexité et de leur valeur démonstrative. La relative complétude de ces archives, le nombre considérable de types de documents qui s’y rencontrent, le caractère systématique des dispositifs d’écriture mis en œuvre, la richesse des informations et des commentaires donnés par l’écrivain sur son travail et ses méthodes, constituent évidemment un ensemble génétique de première importance. Les recherches sur cet ensemble sont aujourd’hui assez avancées pour qu’il soit possible d’en déduire un certain nombres de constantes à valeur générale : une sorte de taxinomie spécifique aux documents de genèse flaubertiens qui permettra peut‑être de dégager, par similarité (homologie, écart, opposition), quelques notions utilisables pour l’analyse d’autres corpus manuscrits.
Nous appellerons dossier de genèse l’ensemble, classé et transcrit des manuscrits et documents de travail connus se rapportant à un texte dont la forme est parvenue, de l’avis de son auteur, à un état rédactionnel avancé, définitif ou quasi définitif. Lorsqu'il est assez complet, le dossier de genèse d'une œuvre publiée fait habituellement apparaître quatre grandes phases génétiques que j’ai intitulées : phases pré‑rédactionnelle, rédactionnelle, pré‑éditoriale, éditoriale3. Chacune de ces quatre phases peut se décomposer en plusieurs moments et manifester la présence de plusieurs fonctions auxquelles se rapportent des types de manuscrits particuliers. L’ensemble de documents que l’on appelle usuellement les « brouillons » de l’œuvre correspond pour l’essentiel aux manuscrits appartenant à la seconde phase (« rédactionnelle ») mais, dans certains cas, cet ensemble peut aussi comprendre, en amont, quelques composantes de la première phase (« pré‑rédactionnelle ») et, en aval, certaines transformations propres à la troisième phase (« pré‑éditoriale »).
À considérer seulement la phase rédactionnelle, l’étude des manuscrits permet souvent de distinguer plusieurs étapes :

  • les scénarios développés, les esquisses générales et les ébauches partielles (ayant par exemple pour fonction de développer les contenus d’un plan ou d’un scénario initial, parfois sans abandonner le style nominal ou infra‑rédactionnel qui caractérisait la première phase) ;

  • des notes de documentation rédactionnelle ;

  • une succession d’états rédactionnels proprement dits : les brouillons proprement dits, qui procèdent progressivement à la mise en phrases, éventuellement à l’intégration de diverses sources documentaires, dans un processus de structuration et d’articulation générales de la matière textualisée ;

  • enfin, une série de brouillons avancés puis de mises au net plus ou moins remaniées (procédant à des réfections et corrections locales sur la base d’un texte déjà stable) dans l’étape qui précède immédiatement la copie au net du manuscrit pré‑définitif, puis du manuscrit final, lesquels appartiennent à la phase pré‑éditoriale mais peuvent encore comporter d’importantes transformations.

Comme on le voit, la notion de « brouillon » est ambiguë car elle peut aussi bien désigner au sens strict les documents exclusivement relatifs à la fonction de textualisation, ou, en un sens un peu plus large, un ensemble comprenant à la fois ces documents et les manuscrits de travail relatifs à d’autres fonctions (structuration, documentation) mais qui ont été utilisés pour cette textualisation (plans, scénarios, notes documentaires, etc.). La question porte aussi sur les limites génétiques du brouillon : un manuscrit final ou une épreuve corrigée portant d’importantes modifications n’est-il pas à considérer comme un brouillon, même s’il n’appartient plus, en principe, à la phase rédactionnelle ?
Pour y voir plus clair, le plus simple est de présenter cette question typologique sous la forme synthétique et synoptique d’un tableau général des stades, phases et fonctions opératoires qui permettent de classer les différents types de manuscrits selon leur place et leur statut dans le processus de production de l’œuvre. L’ensemble « brouillon » se trouvera donc représenté dans le contexte d’une évolution où il ne constitue qu’une transition (plus ou moins étendue selon l’extension que l’on souhaite donner à la notion) dans la chaîne des phénomènes de transformations qui conduisent de l’idée initiale au texte publié.

Typologie des documents de genèse

Image1

Processus, chrono‑typologie, téléologie

De gauche à droite, le tableau se lit comme le cadre d’une étude génétique aboutie : on va du processus aux documents, des notions typologiques les plus larges aux catégories descriptives les plus étroites. De droite à gauche, on se situe plutôt dans la logique d’une recherche qui partirait du donné semi‑empirique (classement génétique de documents de genèse inventoriés et spécifiés) pour reconstituer les grandes articulations de la genèse, identifier les processus et construire une interprétation globale du dossier.
De haut en bas, le tableau présente le processus génétique dans sa continuité et permet de redistribuer les différents types de documents selon l’ordre de leur apparition : depuis un avant‑texte provisionnel, où l’on peut quelquefois saisir les traces d’une toute première formulation du pré‑projet de rédaction, encore à l’état non spécifié d’idée vague et instable, jusqu’à d’éventuelles corrections autographes apportées in extremis par l’auteur à la dernière édition de l’œuvre imprimée de son vivant. Ainsi conçu, le tableau est censé représenter le champ complet des transformations qui constituent l’objet même de l’approche génétique : le processus d’écriture, décrit selon ses stades, ses phases, ses fonctions opératoires, à travers les documents qui se rapportent spécifiquement à chacune de ces séquences. Cette typologie est une chrono‑typologie : chacun des moments évoqués prend sens dans la relation de contiguïté où il se définit comme le maillon intermédiaire d’une chaîne de transformations qui se développent sur l’axe d’une temporalité et d’une logique. Encore faut‑il considérer cette chrono‑typologie, non comme l’image du déroulement réel de la genèse sur l’axe du temps, mais comme le schéma abstrait des enchaînements logiques qui permettent de nommer et de classer des documents génétiques relativement à leurs fonctions. Si, parvenu à l’étape quasi finale des corrections d’épreuve, l’écrivain ne se borne pas à corriger des détails, et s’il reprend son texte quasiment abouti pour se lancer, contre toute attente, dans une nouvelle campagne de réfections de grande envergure, alors, on admettra que ces épreuves corrigées fonctionnent pour lui comme un nouvel instrument de rédaction, c’est‑à‑dire comme un brouillon ou une mise au net corrigée. On considèrera, dans ce cas précis, que, de manière atypique, la phase pré‑éditoriale, en principe consacrée à la finition du manuscrit, a provoqué une relance du processus rédactionnel, c’est‑à‑dire un retour de l’écriture à une phase antérieure. Sans être fréquents, ces phénomènes de régression fonctionnelle ne sont pas exceptionnels, ce qui signifie que les grandes étapes décrites en termes de phases et de fonctions opératoires ne constituent pas des séquences successives séparées par des frontières fixes qui ne se franchiraient que dans le sens d’une progression irréversible vers l’état final de l’œuvre, mais de grandes unités opératoires dont les limites peuvent admettre une certaine mobilité et qui peuvent être traversées par de multiples phénomènes de réversibilité. L’enchaînement logique des opérations de genèse n’est pas assujetti de manière uniforme à une démarche finale. Le principe même de finalisation qui anticipe sur la forme aboutie de l’œuvre peut apparaître selon des modalités très variables et à des moments eux‑mêmes très divers du processus avant‑textuel : il peut être tout à fait absent au début du processus et, dans certains cas, reste hypothétique ou problématique jusqu’à une étape très avancée de l’avant‑texte. Cette indétermination des objectifs peut apparaître progressivement sous l’effet de difficultés qui conduisent l’écrivain à l’abandon de son projet ; mais il existe aussi des genèses initialement non finalisées où l’écriture n’a pour vocation que de s’essayer elle‑même à la formulation d’une idée ou à l’enregistrement d’une expérience, à titre provisionnel, sans aucune finalité éditoriale ou documentaire immédiate. Dans d’autres cas, au contraire, le travail de l’écrivain fait apparaître une évolution contrôlée très tôt par l’exigence d’aboutir à un texte publiable : c’est ce qui s’observe, par exemple, dans les dossiers de genèse de la plupart des œuvres publiées de Flaubert. Mais la finalisation peut aussi changer de sens au cours de la genèse et n’est pas toujours identifiable à un projet de publication : la réécriture des notes de voyage qui aboutit à la rédaction du Voyage‑en‑Égypte, d’abord envisagée dans la perspective d’une publication, devient très vite un projet de rédaction à usage personnel où l’écriture s’exerce avant tout comme procédure d’anamnèse. En revanche, pour des raisons inutiles à préciser, il est clair que la perspective finale affecte assez systématiquement les rédactions pour lesquelles l’écrivain s’est engagé, auprès de son éditeur, à la remise d’un manuscrit publiable dans un délai fixé par contrat. Dans ce cas de figure, la finalisation peut rester hésitante dans la période de conception initiale où il s’agit précisément pour l’écrivain de ne pas se tromper sur les objectifs qui l’occuperont pendant des mois ou des années, mais elle est rarement absente du stade rédactionnel, et encore plus rarement du stade pré‑éditorial. On doit même admettre qu’il existe, dans les genèses flaubertiennes, un moment d’épiphanie rédactionnelle qui marque, dans le travail de l’écriture, un certain renversement décisif du possible en nécessaire, du probable en probant. C’est ce que l’on pourrait appeler l’instant de « formation de l’œuvre ». Les brouillons permettent d’observer ce phénomène par lequel ce qui n’était jusque là qu’un produit hypothétique du travail de l’écriture se transforme en instance causale et régulatrice : à un certain point de l’évolution, un état rédactionnel avancé se pose comme une ligne de partage dans l’histoire de l’avant‑texte, et démontre qu’une image affirmée de l’œuvre a déjà acquis assez de densité et de stabilité pour susciter et contrôler toute nouvelle transformation de sa forme par la mise en jeu de ses propres contraintes. Pourtant, même dans cette situation, la forme téléologique de l’écriture conserve jusqu’au bout un réel degré d’incertitude : à tout moment, pour des raisons que rien ne permettait de prévoir, l’écrivain peut remettre en cause le déjà‑écrit (c’est ce qui est advenu pour la première rédaction de Salammbô, par exemple) au point qu’il n’est possible de localiser ce fameux « moment de l’œuvre » que dans l’après‑coup d’une histoire rédactionnelle : c’est en réalité dans sa reconstitution archivistique que ce clivage devient un « fait établi », un phénomène interprétable en terme de téléologie finale et de stabilité irréversible. La correspondance de Flaubert prouve néanmoins qu’il ne s’agit pas non plus d’une pure fiction critique : il existe bien, dans le travail de l’écriture, un moment où l’écrivain « perd la main » au profit d’une sorte de devenir plus autonome de l’avant‑texte qui mène le jeu avec ses exigences propres, parfois à la grande déconvenue de l’auteur. La rédaction de L’Éducation sentimentale (qui refusait de « faire la pyramide ») en est un exemple frappant. Ce « moment de l’œuvre » n’a pas toujours le sens d’une heureuse épiphanie ; il peut aussi bien se solder par un constat d’échec, l’écriture aboutissant à un blocage provisoire ou définitif contre lequel l’écrivain ne peut rien, comme ce fut le cas pour de très nombreux projets flaubertiens. Les termes de cette chrono‑typologie sont, en principe, applicables à l’analyse de ces genèses abandonnées, presque abouties ou largement inachevées, qui n’ont fait l’objet d’aucune édition du vivant de l’auteur.

Stades  : l’avant‑texte et le texte

La colonne de gauche du tableau – Stades – est consacrée à la distinction générale entre Avant‑texte et Texte. Une séparation horizontale coupe de part en part le tableau à la hauteur de ce qui correspond, dans la colonne « type de document », au Bon à tirer, instant décisif où ce qui n’était jusqu’alors qu’un état toujours mobile et changeant du manuscrit va se fixer sous la forme arrêtée d’un texte publié. Tout ce qui se trouve au‑dessus de cette ligne de partage appartient au domaine de l’avant‑texte et relève d’une génétique des manuscrits (ou génétique avant‑textuelle) et tout ce qui se trouve en dessous appartient au domaine textuel et relève de la génétique du texte (ou génétique de l’imprimé)4. Cherchant à élucider le processus global de production de l’œuvre, l’approche génétique se donne comme objectif essentiel la reconstitution de l’avant‑texte à partir des manuscrits : une succession de processus partiels et solidaires dont l’enchaînement constitue l’image d’un processus global rendu interprétable. Cette recherche se prolonge par une étude génétique des processus d’écriture repérables dans les métamorphoses du texte imprimé lorsque le stade textuel, comme c’est souvent le cas, fait apparaître à son tour de nombreuses et importantes transformations de l’œuvre à travers ses diverses éditions. Mais la génétique de l’imprimé se distingue de la génétique des manuscrits par un dispositif notionnel approprié aux caractéristiques de son objet, les variantes textuelles, qui ne sont pas identifiables aux phénomènes de transformations observés dans les manuscrits de travail.

Le stade de l’avant‑texte et la génétique des manuscrits

L’avant‑texte désigne, dans le travail de l’écrivain, l’enchaînement des opérations d’écriture qui ont précédé l’apparition du texte proprement dit. Le stade de l’avant‑texte désigne donc celui du processus de production de l’œuvre, tel qu’il pourra être reconstitué par l’analyse des manuscrits de travail de l'auteur, puis interprété selon une méthode critique définie. Mais pour reconstituer cette évolution, encore faut‑il avoir d’abord inventorié, classé, daté et déchiffré ces documents qui, à l'état brut, ne sont ni lisibles ni interprétables. L'avant‑texte ne désigne donc pas la matérialité des manuscrits (leur inventaire typologique fait l’objet de la colonne 4 «  type de document »), mais le discours critique par lequel le généticien, après avoir établi les résultats objectifs de leur analyse (transcriptions, datation relative, classement, etc.), les étudie comme les moments successifs d’un processus. Cette première colonne du tableau typologique propose donc des concepts classificatoires à valeur interprétative : ceux qui pourraient être utilisés pour donner sens, dans leur concaténation logique, aux résultats d’une recherche qui a spécifié et analysé les documents (colonne 4) selon leurs fonctions opératoires (colonne 3) et leur appartenance à l’une des trois phases de l’avant‑texte (colonne 2). Sans préjuger des contenus, toujours singuliers, les dossiers de genèse de Flaubert font apparaître sept étapes majeures qui constituent l’avant‑texte comme un enchaînement de « processus partiels ». Le degré de présence de chacun de ces processus, leur nature, leurs contenus, leur intensité relative et la forme de leur concaténation permettent d’interpréter chaque avant‑texte dans sa spécificité. Ce sont ces processus qui, en dernier ressort, sont interprétés par l’étude de genèse du texte :

  • l’avant‑texte provisionnel : le processus qui, avant toute apparition attestée du projet de rédaction, transforme l’ensemble des sources dont l‘auteur dispose dans ses propres manuscrits et notes de travail, en une structure d’attente potentiellement orientée vers ce projet.

  • l’avant‑texte exploratoire : le processus qui, avant toute décision attestée d’entreprendre le projet de rédaction, constitue, pour l’écrivain, une exploration informelle des idées possibles, investigation au cours de laquelle se forme le pré‑projet d’une rédaction.

  • l’avant‑texte préparatoire : le processus initial par lequel se forme le projet proprement dit, processus de décision, mais aussi de conception et, dans certains cas, de programmation.

  • l’avant‑texte scénarique : les processus par lesquels la conception et la programmation du projet sont retravaillées, dans un cadre rédactionnel, en termes de structurations globales et partielles.

  • l’avant‑texte documentaire : les processus par lesquels l’écrivain se trouve, dans certains cas, conduit à se doter d’une documentation plus ou moins étendue, à la sélectionner et à la transformer pour l’intégrer à la rédaction.

  • l’avant‑texte rédactionnel : les processus par lesquels s’accomplit la rédaction proprement dite à travers les brouillons jusqu’au manuscrit définitif.

  • l’avant‑texte post‑rédationnel : le processus de réécriture et de contrôle définitifs qui s’accomplit, après la rédaction proprement dite, sur une copie au net du manuscrit définitif, puis sur les épreuves qui serviront à l’édition imprimée du texte. Les dernières modifications autographes sont consignées sur le jeu d’épreuves typographiques qui porte la signature de l’écrivain sous la mention « bon à tirer ».

Le stade du Texte et la génétique de l’imprimé

Le « bon à tirer », lorsqu’il existe5, marque le moment où l’auteur estime qu’il peut mettre un terme aux métamorphoses générales ou locales de son œuvre qui sera donc fabriquée et proposée au public sous cette forme. À partir de cet instant, on quitte le domaine de l’avant‑texte pour entrer dans l’histoire textuelle de l’œuvre : une histoire, où l’auteur est encore en mesure d’agir sur son texte6, et qui peut passer par l’édition d’une version « pré‑originale »7, publiée en livraisons dans la presse, ou qui aboutit directement à la publication et à la diffusion de la « première édition » en volume. C'est le « texte » de l'œuvre, mais, bien entendu, ce n'est pas nécessairement le dernier état du texte. L'oeuvre pourra, du vivant de son auteur, connaître plusieurs éditions à l'occasion desquelles l'écrivain sera en droit, par de nouveaux jeux d'épreuves corrigées, de transformer son texte qui entrera alors dans le stade du « texte variant ». Ces transformations peuvent être considérables et même donner lieu à de nouvelles rédactions partielles ou à des restructurations pour lesquelles l’auteur aura recours à des brouillons, des mises au net, un manuscrit définitif, etc. dans les mêmes conditions qu’au cours de la rédaction primitive. Quelle que soit leur importance, ces modifications (ou « variantes ») qui, de nouvelle édition en nouvelle édition, peuvent produire des versions sensiblement différentes de l’œuvre n'ont pourtant pas exactement le même statut que les transformations observables dans le dossier de genèse de l’œuvre primitive. Les mutations de l’avant‑texte s’accomplissaient dans un champ privé de l’écriture où tout, y compris la disparition totale des productions, restait à chaque moment possible, même si le travail semblait s’orienter vers la réalisation d’un texte publiable. Au contraire, les transformations éditoriales s’accomplissent dans un univers public où la réalité du livre s’impose : elles affectent successivement des versions textuelles également définitives de la « même » œuvre8, et qui peuvent revendiquer à chaque fois le statut de texte à part entière, sans qu’il soit possible, en général, de reconnaître entre elles la logique d’un processus comparable à celui de l’avant‑texte9. Les variantes textuelles (ou « variantes d’édition ») peuvent être nombreuses et considérables : elles obligent à fixer l'identité du texte en aval de toutes les modifications qui peuvent intervenir au cours des différentes rééditions. Sauf cas d’exception10, le texte de l'oeuvre moderne est donc conventionnellement établi sur la « dernière édition du vivant de l'auteur », auquel il faut éventuellement ajouter les ultimes corrections autographes que l’écrivain peut avoir indiquées pour une future réédition que la mort lui aurait finalement interdit de contrôler. Cette image définitive de l'oeuvre marque la limite ultime du champ d'investigation propre aux études génétiques.
Enfin, pour être tout à fait cohérent, il convient de poser, après le stade textuel, l’hypothèse d’un stade ultérieur, celui de l’après‑texte qui correspond au devenir éditorial de l’œuvre (ses diverses éditions) après la disparition de son auteur : bien des cas intéressants entrent dans cette catégorie, de l’édition posthume d’un texte abouti, ou laissé inachevé11 comme Bouvard et Pécuchet par exemple, jusqu’aux diverses transformations (par coupures, introduction de fautes, modifications de structure, ajout d’appareils critiques, métamorphoses du paratexte, etc.) qui caractérisent les éditions post mortem des œuvres littéraires. Mais il est clair que ce stade de l’après‑texte n’appartient plus d’aucune façon à la perspective génétique. Son espace serait plutôt celui de la critique de la réception et de l’histoire du livre.

Phases génétiques

La seconde colonne du tableau typologique est consacrée aux phases qui, avec toutes les réserves que l’on a indiqué, permettent de décomposer abstraitement le stade de l’avant‑texte en trois grandes séquences (pré‑rédactionnelle, rédactionnelle, pré‑éditoriale). Chacune de ces séquences correspond, du point de vue du stade avant‑textuel à un ou plusieurs processus partiels, et du point de vue des fonctions opératoires, à une ou plusieurs démarches ou opérations spécifiques :

  • phase pré‑rédactionnelle : processus provisionnel, exploratoire, préparatoire, d’initialisation ; fonctions opératoires : orientations, exploration, décision, conception, programmation.

  • phase rédactionnelle : processus scénarique, documentaire, rédactionnel ; fonctions opératoires : structuration, documentation, textualisation.

  • phase pré‑éditoriale : processus post‑rédactionnel ; fonctions opératoires : finition, préparation de l’édition.

Endogenèse

L’endogenèse12. désigne tout procès scripturaire centré sur l’élaboration de l’écriture par elle‑même : la démarche réflexive et autoréférentielle d’un travail où la matière avant‑textuelle se transforme par les seules ressources de l’écriture, qu’il s’agisse d’un travail d’exploration, de conception, de structuration ou de textualisation, et quel que soit la nature ou l’état d’avancement de cette élaboration. On appellera donc endogenèse le processus par lequel l’écrivain conçoit, élabore et transfigure la matière avant‑textuelle sans le secours de documents ou d’informations externes, par simple reformulation ou transformation interne du donné avant‑textuel antérieur. Sans être exclusivement endogénétique, le domaine des brouillons est par excellence celui de l’endogenèse, processus dominant dans les opérations de réécriture propres à la textualisation. Ainsi, chez Flaubert, un fragment de brouillon (où l’écrivain ébauche et modifie ses phrases par ratures, ajouts et substitutions) sera recopié au propre sur un nouveau feuillet qui, à son tour, fera l’objet de plusieurs campagnes de corrections et d’ajouts à l’issue desquelles la nouvelle version de ce passage, pourra, par exemple, être devenue deux fois plus longue que le fragment initial, par le seul effet du travail de l’écriture sur elle‑même. Mais l’endogenèse peut aussi s’observer à des moments extrêmes de l’avant‑texte : dans le travail de conception initiale (sous la forme d’un plan primitif ou de notes préliminaires dans un carnet préparatoire) par la mobilisation des seules ressources imaginatives de l’écrivain ; ou encore, à l’autre extrémité de l’évolution génétique, dans les corrections finales qui peuvent être le théâtre de transformations très contrastées : soit que l’auteur pris par un repentir de dernière minute se mette à transformer certains passages de l’œuvre, ou qu’au contraire il se borne à modifier de minuscules détails d’expression, pour éviter par exemple une répétition de mot ou de sonorité qui lui avait jusque là échappé. Enfin, l’endogenèse désigne une procédure qui peut largement déborder le champ de l’écriture proprement dite : un dessin, un graphisme peut s’avérer de nature endogénétique, lorsqu’il n’est pas le relevé d’un objet externe mais la projection d’une entité fictive produite par l’écriture (le plan de la ville imaginaire – Yonville, par exemple – où se déroule l’action du roman, la physionomie d’un personnage, le schéma spatio‑temporel d’une action, un objet inventé, etc.) De même, un organigramme abstrait, la représentation géométrique ou numérique d’un système destiné à structurer l’écriture (comme chez Perec, par exemple) relève de l’endogenèse qu’il s’agisse par exemple d’un cahier des charges lexicales (listes de mots et dessins d’objets à introduire dans la narration) ou d’une grille structurale programmant une syntagmatique du récit.

Exogenèse

L’exogenèse désigne tout procès d’écriture consacré à un travail de recherche, de sélection et d’intégration qui porte sur des informations émanant d’une source extérieure à l’écriture. Autographes ou non, toute note ou copie documentaire, tout matériel citationnel ou intertextuel, tout contenu d’enquête ou d’observation, tout relevé de document iconographique (donnant lieu à une transposition écrite), et de façon générale toute documentation écrite ou grapho‑scripturale relève par nature du domaine exogénétique. Relevés de choses vues, de propos rapportés ou entendus, croquis et dessins pris sur le motif, lettres d’amis donnant des informations ou des anecdotes utiles, notes de lecture, carnets d’enquête, coupures de journaux, sténographies d’interview ou d’entretiens, marginalia et fragments de textes imprimés, indications bibliographiques, confessions, mémoires et rapports, etc. : l’empire de l’exogenèse n’a guère de limites, si ce n’est les bornes qui, par esprit de méthode, doivent le circonscrire à l’écrit et au graphique (lorsque le graphique donne lieu à une transposition écrite)13. Ne relèvent de l’exogenèse que les documents écrits ou dessinés, à l’exclusion des objets ou données empiriques qu’ils évoquent : un paysage en nature n’est pas exogénétique, même si on en trouve la description exacte dans l’œuvre ; il est le référent externe d’un document écrit ou dessiné qui constitue son image dans le champ de la genèse, qu’il s’agisse d’une enquête sur place faite par l’écrivain lui‑même, ou d’un croquis, ou de notes prises par un ami à son intention, ou encore de n’importe quel élément intertextuel emprunté par l’écrivain au domaine textuel. Le perroquet empaillé que Flaubert s’était fait livré pour écrire Un Cœur simple et qu’il avait placé sur sa table de travail pour se pénétrer de l’esprit du perroquet, était certainement pour lui beaucoup plus qu’un document, mais il ne peut être considéré comme appartenant au domaine de l’exogenèse, pas plus que la Mer Morte qu’il dit « voir » au moment où il commence à écrire Hérodias. En revanche sont exogénétiques les notes prises par l’auteur sur le plumage et les mœurs des perroquets qui ont (peu) servi aux descriptions de Loulou, les passages du voyage en Orient qui comportent des descriptions de la Mer Morte et les fragments que Flaubert en extrait pour Hérodias, ou les dessins de cors de cerfs qu’il trace dans un carnet (et dont il ne se sert pas) pour rédiger La Légende de saint Julien. Sont également exogénétiques à part entière, bien que non autographes, les descriptions et croquis topographiques de la côte normande que Maupassant adresse à l’écrivain par courrier pour Bouvard et Pécuchet, les fragments de textes idiots que son ami Laporte recopie à son intention pour le Sottisier, en vue du « Second volume » de Bouvard, ou les Mémoires de Madame Ludovica, ces indiscrètes révélations sur la vie légère de Suzanne Lagier qui ont servi à Flaubert pour les rédactions de Madame Bovary et de L’Éducation sentimentale. Bref, l’exogenèse ne désigne pas les « sources » de l’œuvre (telle personne réelle, tel lieu, telle œuvre littéraire, etc.), mais la trace repérable de ces référents‑sources en termes de documents (écrits ou transposés) qui se trouvent attestés dans le dossier de genèse. En l’absence de toute trace repérable dans les manuscrits de l’œuvre, une source hautement probable (par exemple l’influence des Illusions perdues de Balzac sur la rédaction de L’Éducation sentimentale) pourra faire l’objet d’une recherche du même type mais à titre d’exogenèse hypothétique, selon une procédure d’analyse qui la différencie nettement de l’exogenèse proprement dite.
Outre ses limites définitionnelles qui offrent certaines singularités, le domaine de l’exogenèse paraît présenter par nature une certaine dimension paradoxale dans le champ de son devenir génétique. En effet, sauf décision particulière de l’écrivain qui ferait du signal exogénétique l’élément même de son écriture14, les éléments exogénétiques de l’avant‑texte ont pour vocation de se convertir progressivement en matière endogénétique. La trace de leur extériorité primitive est volatile, et à partir d’un certain point d’élaboration, la note exogénétique s’intègre si intimement à son contexte endogénétique qu’elle en devient méconnaissable. Cette conversion de l’exogénétique en endogénétique s’accomplit principalement sous l’effet de la textualisation, fonction opératoire dont l’exécution relève pour l’essentiel des brouillons. À l’issue de ses multiples transformations, l’élément exogénétique initial (par exemple, une note de relevé topographique, un détail ou une situation emprunté à une œuvre littéraire) peut être devenu parfaitement irrepérable : il s’est métamorphosé en un composant organique du texte qui, pour le lecteur, ne renvoie, au même titre que n’importe quel autre élément de l’œuvre, qu’à l’imaginaire de l’écrivain et à la logique interne de la fiction. Ce phénomène démontre à lui seul la nécessité d’une approche fondamentalement génétique de la question des sources.
Mais si l’élément exogénétique peut à ce point effacer sa différence et se laisser si bien absorber par l’endogenèse qu’il en finit par disparaître, n’est‑ce pas parce que la démarche exogénétique contient en elle-même le principe de sa propre annulation par l’écriture ? Les brouillons montrent à l’envie comment, chez les plus réalistes des écrivains, la volonté de véracité référentielle reste une exigence seconde devant les nécessités organiques de l’œuvre : d’abord choisi pour sa valeur d’effet de réel, le détail exogénétique est introduit de force dans le contexte primitif du brouillon ; mais au fur et à mesure que se développe la logique de l’endogenèse, il n’est pas rare de voir l’écrivain, au fil de la rédaction, abandonner, l’une après l’autre, toutes les caractéristiques réalistes qui lui avaient au départ fait choisir ce détail si démonstratif. En s’intégrant de mieux en mieux à son contexte, le détail finit quelquefois par devenir parfaitement irréaliste, quand il ne disparaît pas purement et simplement dans un naufrage définitif. Ce phénomène porte à s’interroger sur le sens même de la « documentation » et de l’exogenèse, dont on peut penser que le véritable rôle est peut‑être moins d’informer l’écriture que de lui offrir des éléments dialogiques pour une relance incitative et heuristique des processus d’endogenèse. Bien souvent, c’est l’hétérogénéité relative du fragment exogénétique, ce qu’il contient d’étranger ou d’antagonique à l’écriture, qui est à l’origine de la démarche exogénétique. L’exogenèse n’est jamais dissociable d’une ruse où l’écriture fabrique les conditions d’une confrontation productive dans laquelle elle se met elle‑même au défi de s’élaborer dans un environnement hostile. L’altérité développe les facultés conjonctives et transformationnelles de l’écriture : elle est favorable à la maîtrise d’une identité. Sous couvert de documentation, l’exogenèse manipule un intertexte qui joue souvent le rôle d’un contretexte à valeur endogénétique.
En toute logique, il n’existe pas d’élément purement exogénétique : toute exogenèse reste primitivement marquée du sceau de l’endogenèse, et l’opposition des deux notions n’est que relative. Quelle que soit l’extériorité de la source référentielle initiale (un lieu physique, un itinéraire réel, des paroles entendues, un article scientifique, un tableau ou une œuvre littéraire antérieure), cette extériorité de fait compte, dès le départ, beaucoup moins que le geste de recherche motivée et de sélection particulière par lequel l’écrivain construit son observation et procède au prélèvement. La sélection est un cadrage endogénétique qui isole, parmi tous les possibles offerts à l’observation par le monde référentiel, un élément approprié, c’est‑à‑dire un élément dont l’écriture a déjà su faire sa chose personnelle, sa propriété. En prélevant l’information à sa source, l’exogenèse arrache l’élément de son contexte référentiel, l’exterritorialise (c’est‑à‑dire le transforme), puis le textualise et le séquentialise, sous la forme d’un fragment écrit, pour le réinsérer dans le contexte encore mouvant mais de plus en plus contraignant du milieu endogénétique qui va achever de le réduire à ses propres conditions. Ce processus est si puissant et joue un rôle si régulateur dans les brouillons rédactionnels que de nombreux écrivains, comme Flaubert lui‑même, en ont fait une règle de travail : une bonne enquête documentaire ne peut précéder la rédaction, elle doit au contraire s’effectuer « à chaud », dans le feu de l’endogenèse, de manière à ce que l’observation, la sélection et l’enregistrement puissent s’accomplir dès l’origine en fonction des réquisits précis de l’endogenèse, comme une sorte d’écriture précontrainte où la dimension interne et créative de la prise de note l’emporte déjà sur l’extériorité de l’information à recueillir. Mais, bien entendu, avec tout ce qu’elle peut comporter comme prérequis personnels à l’écrivain, il existe aussi, chez beaucoup d’auteurs, une exogenèse primitive (carnets de citations, de références bibliographiques, reliquats de dossiers documentaires antérieurs, etc.) qui constitue, en somme, une sorte d’acquis initial très antérieur au projet de rédaction et qui peut jouer un rôle prépondérant dans la phase de recherche et de conception initiale du projet lui-même : c’est l’exogenèse provisionnelle, elle-même toujours déjà traversée par l’hypothèse d’une appropriation endogénétique à venir.

Scénarique et scriptural

La détermination de l’activité propre à chaque phase repose sur une seconde opposition notionnelle : le scriptural et le scénarique. Le scriptural désigne tout procès d’écriture centré sur un travail de verbalisation et de textualisation, quel que soit son état d’avancement vers une forme lexicale et syntaxique aboutie, mais à l’exclusion des procédures visant spécifiquement l’organisation ou la structuration du récit. Le scénarique, au contraire, désigne tout procès d’écriture centré sur un travail de planification, d’organisation et de structuration du récit, en grandes ou petites unités, sous la forme prospective de plans et de scénarios généraux ou partiels qui serviront de documents de régie, mais aussi sous la forme rétrospective de résumés ou de bilans provisoires qui peuvent être utilisés pour faire le point au cours de la rédaction. Le scriptural relève en principe d’une approche plutôt microgénétique, le scénarique d’une approche macrogénétique. Mais il va de soi que ces deux notions, utiles pour distinguer et spécifier des opérations d’écriture assez contrastées, sont totalement solidaires l’une de l’autre dans la pratique de l’écrivain qui, par un jeu permanent d’aller et retour, procède, tout au long de son travail à des réfections réciproques et successives qui ne sont interprétables qu’en termes d’interaction : la structure se transforme sous l’effet de la textualisation et la textualisation se modifie sous les contraintes de la restructuration.
Les notions de scriptural et de scénarique peuvent être croisées avec celles d’endogenèse et d’exogenèse, et chacun des quatre arrangements peut encore être spécifié par l’identité de la phase à laquelle il appartient (ou du processus auquel il participe) : ainsi, pour une œuvre romanesque dont le scénario initial ne serait pas décalqué sur la structure d’une œuvre antérieure, on pourra définir le plan initial comme « une endogenèse scénarique pré‑rédactionnelle ». S’il s’avère, au contraire, que l’écrivain a emprunté son plan primitif à un modèle préexistant, on parlera d’une « exogenèse scénarique pré‑rédactionnelle ». Le brouillon relève en principe de « l’endogenèse scripturale rédactionnelle ».

Fonctions opératoires et types de documents

L’avant‑dernière colonne du tableau typologique est consacrée, toujours sous forme de modèle général, aux fonctions opératoires qui définissent, en termes de démarche ou d’opération productive, le domaine de compétence spécifique à chaque phase, et, le cas échéant, à l’intérieur de chaque phase, les « moments » ou « étapes »15 de ce processus productif.
La dernière colonne, intitulée « type de document » fournit, en termes de catégories descriptives, la liste détaillée des documents de genèse qui peuvent se rencontrer pour chacun de ces moments ou de ces étapes. Ces catégories descriptives ne concernent que les documents relevant du domaine strictement génétique (dossier de genèse de l‘œuvre)16 et ne constituent dans leur exhaustivité qu’une série strictement hypothétique des documents possibles. Tous les dossiers de genèse des œuvres de Flaubert ne contiennent pas toutes ces catégories de documents. Les types absents correspondent soit à des documents qui ont existé mais n’ont pas été conservés, soit, le plus souvent, à des opérations génétiques qui n’ont pas été mises en œuvre :les manuscrits de Madame Bovary, par exemple, ne contiennent que peu de notes documentaires (la fonction documentaire est restée modeste dans cette genèse), ceux de Salammbô en possèdent d’assez nombreuses (mais beaucoup semblent avoir été perdues), tandis que la documentation devient très importante dans L’Éducation sentimentale, et absolument prépondérante avec Bouvard et Pécuchet.
Les catégories descriptives s’appliquent à des types de documents observés chez un écrivain de la seconde moitié du XIXe siècle. Au cours de cette période, plusieurs des notions utilisées ici (comme « scénario », « esquisse, ébauche », etc.) ont été élaborées par les écrivains pour parler de leur propre travail, avec des variations de sens considérables selon les auteurs et les moments. L’idée d’ébauche correspond dans l’avant‑texte de Zola à un outil de travail spécifique qui n’a pas d’équivalent chez Flaubert. Il va sans dire que ces variations seront encore plus considérables si l’on cherchait à appliquer les même notions à des manuscrits plus récents. Le terme de « scénario », par exemple, n’a évidemment pas le même sens chez Flaubert (qui détourne le mot de son sens théâtral17 pour désigner le plan détaillé d’une œuvre narrative) et chez un romancier du XXe siècle pour qui le terme renverra presque nécessairement à l’écriture cinématographique. Cette relativité historique se double, bien entendu, d’une relativité générique. Les catégories descriptives choisies concernent les documents de genèse des œuvres narratives écrites par Flaubert (roman, récit, nouvelle, conte, légende, etc.) : elles s’appliqueraient moins aisément à la genèse de ses textes dramatiques et l’inadéquation serait sans doute totale pour l’étude d’un avant‑texte poétique. Notons tout de même que la question est complexe en ce qui concerne les relations entre genre romanesque et genre théâtral dans la mesure où les brouillons des rédactions narratives de Flaubert font très souvent apparaître, dans les premiers moments de la phase de textualisation, un usage délibéré de l’écriture dramatique (indications de mise en scène, décor, dialogue direct, présent narratif, etc.) qui ne se trouve qu’ultérieurement convertie en écriture romanesque (narration, description, dialogue indirect ou indirect libre, imparfait et temps du passé, etc.). Enfin, aux relativités historiques et génériques, il faudrait encore ajouter une relativité proprement génétique : les catégories descriptives qui servent ici à désigner les différents types de documents et les fonctions opératoires permettent d’interpréter la plupart des dossiers de genèse de Flaubert, mais à condition de considérer que chaque dossier constitue une interprétation particulière de cette chrono-typologie. L’importance relative des étapes génétiques est essentiellement variable selon les œuvres. Le tableau présente les moments de l’écriture et les types de documents sans marquer aucun d’eux d’une intensité particulière : tous les éléments sont donnés sur le même plan alors que, bien entendu, le travail de l’écriture se caractérise, pour chaque avant‑texte, par l’apparition de temps forts qui structurent la genèse de manière originale et forment l’image d’une rédaction à chaque fois différente. On mesure combien cette relativité génétique serait importante si l’on tentait d’utiliser ces propositions typologiques pour étudier les manuscrits d’autres écrivains18. Chaque genèse singulière traverse le champ des étapes virtuelles de l’écriture à son rythme propre et selon un itinéraire unique qui, dans la plupart des cas, ne passe pas par la totalité des documents ici recensés et qui peut même renverser localement la successivité des opérations de genèse à la faveur de glissements ou de retours en arrière qu’il n’est guère possible de symboliser dans un tableau à deux dimensions.

Brouillons de l’œuvre et  brouillon rédactionnel

Dans cette typologie fonctionnelle des documents de genèse, le terme de brouillon apparaît nommément (sous la dénomination « brouillons rédactionnels ») à la rubrique « type de document » mais seulement dans la dernière section de la phase rédactionnelle, celle qui correspond à la fonction opératoire « textualisation » et au stade « avant‑texte rédactionnel ». Pourtant, il faut aussi admettre qu’au sens large, la notion de Brouillons occupe une place beaucoup plus importante dans le processus avant‑textuel et peut servir de terme générique pour désigner un vaste ensemble de documents de genèse : la zone correspondant au travail de rédaction, qui s’étend des plans ou scénarios initiaux jusqu’au manuscrit définitif (voire jusqu’aux épreuves corrigées), et qui peut même inclure, dans certains cas, tout ou partie des manuscrits de documentation rédactionnelle. Une telle extension peut paraître excessive, mais elle correspond en fait à la définition usuelle du mot, que nous avions rappelée d’entrée de jeu (« manuscrit de travail, écrit avec l'intention d'être corrigé pour servir à la rédactio ou à la mise au point définitive d'un texte »), définition qui, toute imprécise qu’elle soit lorsqu’elle est admise sans autre spécification, semble pourtant bien correspondre à une certaine réalité, à la fois dans le travail de l’écrivain et dans l’analyse des documents par l’étude de genèse. Si je parle par exemple des « brouillons de L’Éducation sentimentale » de Flaubert, je désigne bien par là tout un ensemble de manuscrits : à la fois les ébauches et les esquisses des différents épisodes du roman, les scénarios d’ensemble qui ont servi à bâtir chacune des parties du récit, les plans partiels pour les chapitres, les milliers de pages de brouillons proprement dits utilisées, parallèlement aux plans et scénarios, pour la progressive mise en texte du récit, les copies au net plus ou moins corrigées qui conduisent au manuscrit définitif, et même les indications de régie, notes d’enquête et de lectures, croquis et autres carnets griffonnés au fil de la plume pendant la rédaction pour nourrir ou structurer la fiction. Les « brouillons » de Joyce peuvent intégrer d’importantes réfections dans les épreuves corrigées. Bref, les « Brouillons » désignent bien un ensemble de documents qui sont de natures certes très diversifiées, mais qui sont également solidaires les uns des autres au point de ne pas être réellement interprétables isolément puisqu’ils n’ont été produits par l’écrivain que pour contribuer, chacun à sa manière, à un même effort organique de rédaction. Je crois donc qu’il faut résolument chercher à sauver ce terme usuel de « brouillons » dans son acception large, quitte à le doter sur mesure d’une signification typologique précise. C’est nécessaire et même indispensable car il existe effectivement une solidarité fonctionnelle entre les différents éléments qui composent cette vaste zone génétique de la rédaction. Mais parmi tous ces éléments, on trouve un type particulier de document qui se nomme précisément aussi « brouillon ». Il faut donc commencer par résoudre la contradiction logique que pose l’inclusion. Le problème n’est pas insurmontable. Pour la notion générale, on pourra par exemple utiliser la majuscule à l’initiale et le pluriel générique : « les Brouillons », c’est‑à‑dire les Brouillons de l’œuvre, sous-ensemble des « manuscrits de l’œuvre ». Quant au concept de l’objet brouillon proprement dit, servant à définir ce document de rédaction qui relève spécifiquement de la fonction de textualisation, et qui constitue une étape de l’écriture entre les scénarios initiaux et le manuscrit définitif, il suffit, pour lever toute ambiguïté, de le désigner en le qualifiant par sa fonction opératoire : « brouillon rédactionnel » ou « brouillon de textualisation ». L’espace typologique des brouillons doit pouvoir être défini au sens large et au sens restreint, selon les ressources d’une double échelle.

Étudier les brouillons, pour quoi faire ?

Je voudrais conclure cette réflexion typologique par quelques remarques sur l’approche génétique et en profiter pour dissiper certains malentendus. Travaillant sur un phénomène spécifiquement humain – l’écriture, l’élaboration des textes, littéraires ou non – c’est‑à‑dire sur un objet beaucoup plus complexe que les objets naturels, la critique génétique ne revendique nullement le statut de science exacte, mais elle n’a rien à voir avec les « psychologies de la création », les études de la « création littéraire », pas plus qu’avec les philosophies positives ou vitalistes qui ont pu prévaloir entre la fin du XIXe siècle et la première moitié de notre siècle. Elle se distingue aussi nettement de la traditionnelle philologie. La critique génétique s’inscrit résolument dans la logique des sciences humaines et de la théorie du texte : elle entend utiliser tous les acquis de la relation critique et ne vise nullement à déposséder le texte de sa poësis. Son seul but est d’élargir la notion d’écriture en offrant accès à sa dimension temporelle : une dimension qui permettra d’appuyer l’étude structurale du texte sur une poësis de l’avant‑texte où les stratégies d’écriture se lisent en termes dynamiques de textualisation et de structuration et peuvent être constitués comme phénomènes observables. En proposant l’ouverture de ce nouveau champ d’analyse, l’approche génétique risque de bousculer certaines habitudes de penser : notamment une certaine tendance de la critique textuelle à sacraliser son objet comme forme close autosuffisante. Mais le postulat d’une telle clôture, qui, en son temps a permis de grandes avancées théoriques, semble aujourd’hui bien artificielle. Il n’est pas question de remettre en cause l’opposition texte / avant‑texte : cette typologie le démontre assez clairement. Mais cette opposition logique ne constitue nullement une coupure. Par quel miracle, du seul fait de l’existence d’un « bon à tirer » et d’une transposition imprimée, le contenu du manuscrit deviendrait-il radicalement étranger à tout ce qui l’a précédé et produit ? Ou bien l’écriture du texte comme dispositif structural est bien l’effet d’un travail de l’écriture interprétable comme processus d’invention et d’élaboration de ce texte, et alors il va de soi que comprendre l’écriture du texteconsiste notamment à comprendre l’écriture de l’avant‑texte ; ou bien cette prétendue écriture du texte n’entretient aucune relation avec le travail de l’écrivain, et il faut admettre qu’elle se résume à un effet de réception ou de fiction critique, effet de lecture qui en soi, peut être très intéressant mais qui mérite à son tour d’être confronté à ce que nous apprennent les manuscrits.
Lorsque l’approche génétique porte sur l’avant‑texte d’une œuvre publiée, elle peut s’intéresser à la fois au processus d’écriture ouverte (les possibles, persistants ou éphémères et parfois contradictoires, qu’explore l’écrivain) et aux logiques qui, dans ce processus ouvert conduisent à la forme du texte publié. Il serait facile de démontrer, du simple point de vue de la cohérence, que loin de s’opposer, ces deux orientations de recherche n’en font qu’une. Il est donc très abusif d’opposer une génétique de l’écriture qui méconnaîtrait le texte, et une génétique du texte qui serait prise au piège de la téléologie. L’approche génétique ne se limite d’ailleurs pas à l’étude des avant‑textes d’œuvres publiées : ses champs de découvertes les plus féconds sont, par exemple, les inédits, les brouillons inachevés et les projets de récits non aboutis en terme de publication, ou encore les manuscrits de travail sans finalité éditoriale (carnets, notes de lectures, de voyages, journaux, enquêtes, dossiers documentaires, etc.) témoignant d’une recherche fondamentale que l’écrivain mène pour elle-même parallèlement à ses rédactions.
On reproche à la critique génétique de « littéraliser » les manuscrits, de les transformer en documents lisibles, comme si donner à lire des manuscrits était contradictoire avec leur nature. Idée bizarre, car, sans être du texte, le manuscrit n’est jamais un objet de pure écriture : dès la première rature (qui suppose nécessairement la lecture), il se présente comme le lieu d’une confrontation permanente entre écrire et lire. En rendant « lisibles » les brouillons, en les classant et en les transcrivant pour donner à comprendre le travail de l’écrivain, le généticien n’altère nullement son objet. Il ne travestit pas non plus le manuscrit en pseudo‑texte : il ne fait que le redéployer dans ce qui a été la temporalité de l’écriture pour mettre en évidence un processus médiat. Son geste est en fait beaucoup moins arbitraire et agressif que celui de la critique textuelle lorsqu’elle projette ses propres présupposés (grille ou un protocole de lecture) sur le texte.
Les études génétiques, nées il y a moins de vingt ans, portent principalement sur un siècle de littérature (de 1840 à nos jours), et à l’intérieur de cette période, sur quelques très grands corpus particulièrement riches comme ceux de Balzac, Stendhal, Flaubert, Joyce, Valéry ou Sartre. Ces recherches ont profondément renouvelé la connaissance des œuvres, mais certains ont voulu y voir la preuve que l’approche génétique ne se prêtait qu’à un certain type de production littéraire, celle qui fut historiquement dominée par l’esthétique de l’indétermination. La vérité est que la critique génétique ne peut effectivement porter que sur des documents existants, et que cette période correspond à un « âge d’or » des manuscrits littéraires occidentaux. Il serait difficile de reprocher aux généticiens de ne pas travailler sur des documents qui n’ont pas été conservés. Mais, on l’a vu, la critique génétique n’exclut nullement d’appliquer ses méthodes d’approche au texte imprimé pour toutes les époques où, à défaut de manuscrits, l’histoire des textes nous a légué un important matériel de variations éditoriales.
La critique génétique dérange les conventions dans la mesure où, en exhumant l’immense réserve de sens que représentent les brouillons et documents de genèse, elle semble vouloir brouiller les pistes tracées par l’interprétation textuelle. L’édition et l’étude des manuscrits constitue un redéploiement matériel et interprétatif qui est sans doute sans précédent dans l’histoire de la critique et qui, bien souvent, complique considérablement les idées que l’on pouvait se faire sur l’œuvre, le travail de l’écrivain et la structure du texte. Faut‑il s’en plaindre? Faut‑il préférer l’ignorance ou une confortable illusion ? Ce redéploiement peut donner une sensation de vertige aux spécialistes de la critique textuelle. Les brouillons, carnets, scénarios, dossiers documentaires, etc. semblent substituer un chaos de documents à ce qui était avec le texte, l’ordre d’un objet défini et clairement délimité. L’aspect fragmentaire, hétérogène et divergent des documents avant‑textuels, leur multiplicité, parfois leur surabondance paraissent s’interposer comme autant d’obstacles à l’élucidation du sens et des structures de l’œuvre. Mais, qu’on le veuille ou non, ces documents existent et constituent bel et bien la fabrique du texte. L’étude de genèse vise précisément à les rendre accessibles et interprétables en les identifiant selon leur appartenance à une phase précise d’écriture et à une fonction opératoire. Ne pas en tenir compte reste parfaitement possible, mais au risque de voir assez vite l’interprétation textuelle formellement démentie par les manuscrits de l’œuvre. Et en deçà même de ce risque, il semble bien que les manuscrits de l’œuvre constitue un moyen sûr de contrôler et d’enrichir les hypothèses formées à partir du texte. La lecture stylistique, par exemple, qui permet quelquefois de repérer les structures à l’échelle même du texte, peut se trouver fort démunie pour interpréter ses résultats. Ainsi, pour l’étude des stratégies d’inachèvement : en littérature, l’inachèvement par défaut ne se construit pas comme en peinture par l’interruption d’un tracé qui laisserait visible le support, mais, le plus souvent par la suppression de fragments initialement prévus et développés. Les brouillons permettent donc de connaître ce qu’il y avait là où la forme définitive a installé le vide d’une ellipse (médiation supprimée, alinéa ou blanc). Au mieux, l’analyse textuelle parviendra à identifier la présence d’un manque, et peut-être à le localiser. Mais pour caractériser ses contenus, son sens et sa portée, elle en sera réduite aux conjectures. Pourquoi ne pas utiliser les brouillons, lorsqu’ils existent, pour en savoir plus sur la nature de cette ellipse ?
Enfin, on entend dire quelquefois que la critique génétique n’offre pas de résultats très originaux et retrouve, laborieusement, dans les brouillons, ce que la critique textuelle avait parfaitement mis en évidence dans le texte lui‑même. Lorsque c’est vrai, dans une certaine mesure, l’herméneutique devrait y voir un hommage. Ne parlons pas des cas où les brouillons prouvent tout autre chose ou même le contraire de ce que prétend la critique textuelle. Mais l’originalité n’est pas l’obsession de la critique génétique : son objectif serait plutôt, quant au texte, d’établir la relation critique sur des bases certaines, et le généticien n’est pas déçu si son étude des manuscrits permet de confirmer les résultats ou les intuitions de l’analyse textuelle. Mais il est bien rare que les brouillons n’apportent pas une riche moisson de découvertes, ne serait‑ce qu’en montrant par quel processus, avec quelle stratégie, et sur quels éléments s’est construite cette structure que la critique textuelle peut avoir repérée. Sans parler de tout ce que le texte ne laisse pas apercevoir, qu’aucune critique textuelle ne peut identifier et qui, néanmoins, constitue une part importante, parfois essentielle de sa valeur. Je pense par exemple à l’immense domaine de l’intertextualité dont la plus grande part agit dans le texte en restant irrepérable. Mais ici, critique textuelle et critique génétique divergent peut-être profondément :la critique textuelle pose plus ou moins implicitement l’hypothèse d’un lecteur moyen pour lequel le texte doit produire un système de repères minimaux sans lesquels on ne peut plus parler, réellement, d’intertextualité. La critique génétique rejette la notion de lecteur moyen et y substitue l’instance logique et historique d’une écriture régulée par ses propres normes et qui utilise les ressources de l’exogenèse et de l’endogenèse pour élaborer un dispositif ouvert de structures signifiantes : un dispositif à accès multiples, comprenant des possibilités de parcours plus ou moins complexes, donnant à percevoir des références à visibilité variable (de la plus manifeste à la plus secrète), et s’adressant à une gamme très étendue de lecteurs potentiels, le tout aboutissant, dans le texte final, à un ensemble littéralement non totalisable de lectures possibles. La génétique considère donc comme éminemment suspecte la notion de « vérité » du texte et trouve dans l’avant‑texte un démenti permanent à la possibilité de conclure sur le sens et la valeur du texte. Pour la génétique, le texte n’est pas une configuration de sens fini. En cela, elle s’oppose à une tendance naturelle de la critique textuelle qui reste volontiers conclusive et hégémonique en chacune de ses spécialités. Car il n’existe pas « une » critique textuelle, mais un ensemble divisé de discours sur le texte où chacun considère presque tous les autres comme des « parents pauvres » : spécialistes du style, du thème, de l’inconscient, de la sémiotique, du genre, de l’histoire sociale, de la poétique, etc. chacun regarde avec un peu de pitié ce qui se fait hors de sa spécialité. Or les brouillons et les documents de genèse démontrent à chaque page, presque à chaque ligne, qu’aucune transformation génétique n’a lieu pour une raison simple : chaque geste d’écriture (le choix d’un mot, une rature, un ajout, un déplacement) est surdéterminé par la co‑présence de plusieurs exigences simultanées qui pourraient alimenter autant de discours critiques spécialisés, mais qui sont avant tout des exigences solidaires et qui doivent être étudiées comme telles. Pour la génétique, c’est cette solidarité et ses effets de problématisation du sens qui constituent la « réalité » structurale de l’écriture : un phénomène de surdétermination généralisée, une structuration qui tisse l’avant‑texte comme un réseau de liens, et dont la dynamique reste active dans le texte comme moteur de lectures indéfiniment plurielles.
La critique génétique ne vise donc nullement à déréaliser l’entité textuelle : son objectif est seulement de donner un sens à cette réalité dont le texte est issu et qui constitue un témoignage irremplaçable pour comprendre le travail de l’écrivain comme processus. En donnant sens à ce qui précède le texte, l’approche génétique arrache la relation critique à sa non‑temporalité et réinsère le texte dans le temps événementiel et profane de sa genèse : il peut en résulter une certaine déconvenue qui tient à la disparition de cette épiphanie idéale où le texte se tenait, dans la position du Livre divin, offert à la perspicacité de ses exégètes et de ses herméneutes.
La critique génétique ne conduit pas à vider de son sens la relation critique mais à ouvrir, en deçà du texte, un champ d’exploration considérable qui pourrait être une occasion exceptionnelle pour réunifier l’entité textuelle comme aboutissement d’un processus : une occasion pour construire, entre les diverses options méthodologiques qui atomisent cette entité, une solidarité qui menace aujourd’hui sévèrement l’approche textuelle. Le texte, pour l’essentiel, reste l’instance donatrice de valeur, mais il est possible que l’élucidation de sa genèse conduise à une conception multidimensionnelle de la textualité : une représentation plus riche, et plus flexible de l’économie structurale, une image fortement temporalisée qui sera sans doute moins propre aux synthèses rigides que produisait le recours aux idéalités spatiales si fréquentes dans la critique dite textuelle. Et si le texte disparaît comme configuration de sens fini au profit d’une figure structurale plus complexe et moins facile à délimiter, peut-être ne faut‑il finalement y voir, sans trop de regrets, que la perte d’une illusion critique fort embarrassante pour les spécialistes de critique textuelle qui ne parvenaient jamais à faire le tour de leur objet prétendument fini. La génétique littéraire, loin de rendre caduque la relation critique, leste le texte d’une dimension qui lui faisait cruellement défaut : la quatrième dimension, celle du temps, où le texte de l’œuvre reprend possession de son histoire.

1  Dictionnaire Robert : « Ce qu’on écrit d’abord avec l’intention de le corriger par la suite ». A. Grésillon, Éléments de critique génétique, PUF, 1994, in Glossaire de critique génétique, p. 241 : « manuscrit de travail d’un texte en train de se constituer ; généralement couverte de ratures et de réécriture »

2  Quelques manuscrits de travail de Pétraque, par exemple, les Essais de Montaigne, les Pensées de Pascal, etc.

3  « Les phases de la genèse et la question de l’édition téléologique », communication au colloque bilatéral franco‑russe, Les Méthodes de l’édition critique, Maison Pouchkine, Léningrad (Saint‑Pétersbourg), oct. 1989 (actes publiés en russe). Texte repris sous une version simplifiée pour « La critique génétique » dans Introduction aux Méthodes critiques pour l’analyse littéraire, sous la dir. De D. Bergez, Bordas, 1990, pp. 5‑40.

4  La notion de texte coïncide avec celle du texte imprimé publié : d’un point de vue génétique, le texte n’existe pas comme tel avant cette mutation qui fait passer l’écrit d’un statut autobiographique à un statut allographique. Sous la forme du manuscrit, même définitif, l’écrit est, du vivant de l’auteur, toujours susceptible de transformation avant‑textuelle.

5  L’usage qui consiste pour l’éditeur à demander à l’auteur de signer l’état définitif des modifications à apporter au texte dans ce qui est convenu entre eux comme étant le dernier jeu d’épreuves, est une pratique qui a une histoire, relativement récente. D’autre part, pour des raisons matérielles d’encombrement, peu de ces documents semblent avoir été conservés. Mais les archives des éditeurs et les collections privées réservent peut‑être de belles surprises. Quelques découvertes récentes (des épreuves corrigées de Zola, en Allemagne, par N. Ferrand) semblent démontrer qu’un commerce discret des épreuves corrigées de grands écrivains a été organisé dès le XIXe siècle, sans doute à l’insu des écrivains ou de leurs ayant‑droits, et probablement avec la complicité des éditeurs ou des imprimeurs : c’est ainsi, par exemple, que dans les années 90, le collectionneur Froehner a été sollicité par un libraire pour l’acquisition des épreuves de la Tentation de saint Antoine. Pour le XXe siècle, et notamment la seconde moitié du siècle, la conservation des placards d’épreuves est un peu plus transparente. En France, l’IMEC (Institut pour la mémoire de l’édition contemporaine) s’est donné pour mission de conserver, d’inventorier et de rendre accessible à la recherche ce type de documents.

6  Soit par corrections in extremis au moment de la « préparation du manuscrit » par l’éditeur qui le code pour son imprimeur, soit par intervention sur la fabrication même du texte : par exemple sous la forme d’indications de mise en page et de typographie données à l’éditeur, ou même, plus tard encore, chez l’imprimeur, par intervention sur la composition matérielle, comme en avaient l’habitude de nombreux auteurs du XVIe siècle (procédé qui provoque des cas intéressants de variantes à l’intérieure d’une même édition imprimée). Sans parler, bien entendu de l’ensemble des paratextes auctoriaux que l’auteur, s’il ne l’a déjà fait, doit fournir de toute urgence à son éditeur : préface, forme finale du titre, intertitres, table des matières ou sommaire, dédicace, etc. Le paratexte relève évidemment d’une approche génétique : à la fois sous forme de manuscrits dans sa dimension avant‑textuelle et sous forme imprimée à travers les variantes successives de son devenir textuel.

7  La question des éditions pré‑originales en livraisons de presse se pose pour un très grand nombre de textes des XIXe et XXe siècle. Ce n’est pas une question simple, car comme le démontrent à l’envie les romans‑feuilletons du XIXe siècle, les œuvres de Balzac, et le cas célèbre de l’édition de Madame Bovary dans La Revue de Paris, on observe très souvent des variations considérables entre l’édition préoriginale et la première édition en volume. Dans certain cas, fréquents dans les littératures contemporaines, l’édition de l’œuvre en préoriginale dans la presse constitue à la fois la conclusion éditoriale d’un stade textuel, et une étape initiale (pré‑rédactionnelle) pour l’avant‑texte d’une nouvelle version beaucoup plus importante qui aboutira à l’édition de l’œuvre en volume : une nouvelle publiée pourra devenir par exemple le scénario initial d’un vaste roman. Mais s’agit-il encore de la même œuvre ?

8  À moins que cette réécriture n’aboutisse à l’édition d’une nouvelle œuvre radicalement différente qui serait néanmoins dotée du même titre. Outre ces cas exceptionnels, on peut se demander légitimement comment fixer le seuil à partir duquel une version variante du texte s’éloigne assez de son modèle initial pour être évaluée comme une œuvre autre, et réciproquement jusqu’à quel point l’invariant textuel peut supporter des modifications, et rester le même, sans subir une mutation globale d’identité. Parmi d’autres, les romans de la Comédie humaine constituent un cas exemplaire pour s’interroger sur ce problème notamment en termes de variation structurelle. Il conviendrait de poursuivre, sur ce sujet, un travail de clarification typologique qui permette de définir ces transformations du texte en termes génétiques.

9  Mais il existe bien entendue quelques cas très célèbres où les versions éditoriales du texte se présentent explicitement comme les étapes d’un véritable processus continu de réécritures : les Essais de Montaigne, par exemple. De façon moins singulière et avec des modalités variables, une grande partie de la production littéraire des XVIe et XVIIsiècle (pour laquelle on ne dispose en général d’aucun manuscrit de travail) semble démontrer que les écrivains ont utilisé les éditions successives de leurs œuvres comme des étapes de réécriture, phénomène qui autorise à poser l’exigence d’une véritable génétique du texte imprimé.

10  Ces exceptions, néanmoins, ne sont pas rares et concernent parfois des textes de première importante : le texte de Madame Bovary, par exemple, ne peut être établi sur la dernière édition du vivant de Flaubert, qui donne un état atypique et relativement régressif du texte. Il faut lui préférer l’avant‑dernière édition.

11  Lequel n’est pas encore à proprement parlé un texte, et ne le devient que par un coup de force éditorial, parfois contre ce qui aurait été la volonté de l’auteur. Les exemples contemporains sont nombreux. Cette question soulève un problème juridique, notamment en termes d’abus du droit moral de l’ayant‑droit. Mais le problème inverse se pose également : des manuscrits quasi aboutis peuvent très bien ne pas connaître de diffusion textuelle, alors que l’auteur pourrait l’avoir souhaité, par obstruction de l’ayant‑droit. En l’absence d’une réelle clarté des textes juridiques sur ces questions, il existe néanmoins en France, comme dans de nombreux pays, une importance jurisprudence qui permet au Législateur de trancher dans le sens de l’équité.

12  On doit ce terme à Raymonde Debray‑Genette (« Génétique et Poétique : le cas Flaubert », dans Essais de critique génétique, Textes et Manuscrits, Flammarion, 1979, l’un des tout premiers textes théoriques publiés sur ces questions). Malgré leur pertinence, ces notions, proposées pour l’étude des manuscrits de Flaubert, n’ont pas eu jusqu’à présent la place qui aurait dû leur être faite en critique génétique, peut‑être faute d’avoir fait l’objet d’une véritable définition dans un cadre à la fois singulier et plus systématique. Je prend donc la liberté d’emprunter ces termes en les dotant d’une signification spécifiée à valeur plus générale.

13  La nature exogénétique des documents iconographiques pose un certain problème. S’il s’agit d’un croquis autographe associé à une transposition écrite, aucune difficulté. Mais s’il s’agit d’une reproduction choisie et utilisée par l’écrivain, sans trace repérable de transcription directe ? La Lithographie de La Tentation de saint Antoine par Brueghel que Flaubert accroche à son mur pour écrire la Tentation est‑elle un élément d’exogenèse ? Probablement non. De même les photos du Moyen‑Orient que Flaubert trouve dans des ouvrages savants, et sur lesquels il construit certaines descriptions de Machærous font‑elles partie de l’exogenèse d’Hérodias ? En bonne méthode, sans doute faut‑il préférer s’en tenir aux notes prises à partir de ces photos et qu’il désigne dans son carnet ; ce qui n’empêche pas d’étudier ces notes en les comparant aux documents sources. Mais que dire d’une photo d’enfance qui serait associée à une écriture autobiographique ? Et comment traiter une photo (ou un film vidéo) que l’écrivain ferait lui‑même pour documenter sa rédaction ? En quoi ces images seraient‑elles si différentes par nature d’un croquis ou d’un dessin autographe ? De même, comment définir le statut génétique d’un enregistrement magnétique que l’écrivain aurait réalisé pour servir à sa rédaction ? S’il s’agit d’une improvisation orale de l’écriture, d’une sorte d’auto‑dictée prise au dictaphone, le document a évidemment valeur d’endogenèse ; s’il s’agit d’un enregistrement musical, d’un témoignage recueilli, ou d’un entretien dont l’écrivain se servira ensuite dans sa rédaction, le document semble bien exogénétique, mais, là encore, ne vaut‑il pas mieux réserver cette qualification aux notes écrites où les données sonores ont été transposées ou transcrites et sélectionnées ?

14  L’exogenèse plus ou moins affichée comme telle (à travers toutes les modalités du citationnel, du pastiche, de la parodie, et d’une façon générale à travers les procédures hypertextuelles) représente une dimension importante de l’écriture littéraire qui contient la vocation à s’interpréter sous la forme du palimpseste, comme l’ont démontré les recherches théoriques de G. Genette. Il n’en reste pas moins que l’approche génétique de ces phénomènes reste pour l’essentiel à construire.

15  On utilisera de préférence le terme de « moment » pour les fonctions opératoires les moins finalisées (associées à un objectif encore hypothétique ou indéterminé), et le terme « étape » pour les fonctions relevant d’une démarche téléologique affirmée (associées à une finalité déterminée).

16  Comme on l’aura remarqué, le tableau typologique ne donne aucune place à des éléments qui, par ailleurs, peuvent avoir une valeur tout à fait essentielle pour l’étude de genèse mais qui n’appartiennent pas en propre au domaine génétique : la correspondance de l’écrivain par exemple, qui, en matière de critique externe, constitue une base de données irremplaçable pour la datation et l’interprétation du dossier de genèse. Même si, comme c’est le cas chez Flaubert, cette correspondance fournit un véritable journal de la rédaction. Il en va de même des « témoignages » et autres documents dont le rôle peu être décisif mais qui restent extérieurs au dossier de genèse proprement dit. En revanche, une demande de renseignements formulée épistolairement par l’écrivain auprès d’un ami ou d’un spécialiste, tout comme une lettre non autographe répondant à cette requête, ou tout autre note non autographe donnant à l’écrivain des informations qui seront versées dans le dossier de l’œuvre, constituent bien des éléments génétiques à part entière.

17   Le terme scénario est absent du Littré et de nombreux dictionnaires du XIXe siècle. Le Larousse universel donne : « Scénario : vocabulaire théâtral mise en scène, au figuré : ensemble des moyens qu’on prépare pour tromper, séduire, gagner ». On parlait aussi de scénario pour l’action, l’argument d’une pièce de théâtre, notamment sous une forme écrite. C’est probablement à partir de cet usage que Flaubert avait forgé le sens personnel qu’il donnait au mot pour l’écriture narrative : le scénario (plan détaillé initial) s’oppose à la pioche (rédaction : aussi bien l’action – le fait de rédiger – que son résultat : les manuscrits embrouillés de ratures). Encore réservée à l’écriture dramatique, cette opposition se trouvait déjà chez Balzac en 1837 dans un passage des Employés : « Un auteur dramatique (…) se compose d’abord d’un homme à idées, chargé de trouver les sujets et de construire la charpente ou scénario d’un vaudeville ; puis d’un piocheur, chargé de rédiger la pièce ». Les termes de « pioche » et « piocheurs » semblent eux‑même dérivés du vocabulaire de la sculpture où ils étaient employés pour parler du travail initial de dégrossissage ; mais sans doute faut‑il aussi y reconnaître une référence métaphorique au vocabulaire du « bagne ». Il y aurait une belle enquête lexicologique à entreprendre sur l’histoire et le transfert des métaphores dans le lexique génétique des écrivains et des artistes.

18  Proust utilisait ses carnets à de tout autres fins que Flaubert ; Stendhal, si prodigue en notes de régie marginales, évitait le scénarique, l’idée de plan ou de scénario lui paraissant faire obstacle à sa faculté imaginative ; Balzac, de son côté, comme on le sait, avait une technique personnelle de rédaction qui, par la correction de versions successives imprimées, le conduisait à manipuler des « brouillons » assez atypiques pour son époque et à suivre un modèle de développement plutôt scénarique ; Aragon, à ce qu’il disait condensait son effort scénarique dans le travail initial de l’incipit, Beckett utilisait les copies dactylographiées comme des mises au net corrigées qui pouvaient précéder de nouvelles versions entièrement autographes ; Giono quant à lui, donnait une importance décisive au choix initial de son titre dont la formulation énigmatique devait servir de concept régulateur pour la structuration de l’intrigue et les développement de la rédaction, etc.