La perspective génétique modifie-t-elle notre conception de l’intertextualité? On serait tenté d’apporter une réponse réservée à une telle question. Il est vrai que la critique génétique semble offrir à l’intertextualité un fondement matériel rassurant. En interprétant les documents qui témoignent des lectures des écrivains et en les confrontant aux manuscrits qui conservent la trace de la genèse du texte, on peut cerner de près l’interface entre la lecture et l’écriture, l’espace transactionnel où l’une prend naissance à partir de l’autre, reconstituer de manière positive le dialogue intertextuel et replacer la création dans son environnement intellectuel concret1. Mais ne risque-t-on pas de revenir à la vieille critique des sources ? N’est-ce pas précisément pour couper court à toute possibilité d’une telle régression que Michael Riffaterre avait fait de l’intertextualité un phénomène de lecture et non d’écriture, le définissant comme « la perception par le lecteur, des rapports entre une œuvre et d'autres qui l'ont précédée ou suivie » ?2 Ce geste audacieux et salubre a eu l’avantage de déblayer le terrain de considérations accessoires, et de focaliser le débat sur le fonctionnement intertextuel plutôt que sur l’intertexte. Faudrait-il donc se passer complètement de la notion d’intertextualité quand on s’intéresse à la genèse ? Certainement pas, puisqu’il suffit, pour s’approprier la notion, de se souvenir que tout écrivain est aussi un lecteur, que tout geste d’écriture constitue aussi un geste de lecture. D’autant que, contrairement à la traditionnelle critique des sources, qui d’ailleurs ne s’embarrasse généralement pas de recourir aux manuscrits, la critique génétique se préoccupe moins de désigner une origine que d’analyser « ce qui fait l’essence même de l’intertextualité pour le poéticien : le travail d’assimilation et de transformation qui caractérise tout processus intertextuel »3. De fait, le concept se révèle fécond pour la critique génétique4 et réciproquement l’étude génétique peut offrir à la théorie de l’intertextualité l’occasion d’observer de près les pratiques d’un lecteur qui pour une fois n’est pas abstraitement défini (même s’il n’est pas nécessairement représentatif) : l’écrivain. Mais peut-on aller plus loin dans cet échange : la possibilité de recourir aux manuscrits peut-elle nous conduire à modifier, ou à nuancer l’idée que nous nous faisons de l’intertextualité elle-même ? et une juste compréhension du statut de l’intertexte par rapport au texte pourrait-il nous aider à préciser le statut de l’avant-texte ?

On peut partir d’une remarque de Laurent Jenny qui propose de « parler d’intertexualité seulement lorsqu’on est en mesure de repérer dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui, au-delà du lexème, cela s’entend, mais quelque soit leur niveau de structuration. »5 Ces restrictions paraissent aller de soi, mais, comme toujours, dès lors qu’on commence à prendre en considération la dimension génétique, de nouvelles questions se posent.

Que faut-il entendre exactement par les mots « lorsqu’on est en mesure de repérer » ? L’intertextualité est-elle toujours « repérable » ? Cela semble évident d’après la définition donnée plus haut : elle est repérable ou elle n’est pas, puisqu’elle est un effet de lecture. Mais de quel lecteur parle-t-on ? On sait bien que le pouvoir allusif d’un texte, aussi fort soit-il lors de sa publication, peut s’affaiblir ou se perdre avec le temps. C’est un phénomène inéluctable, tout particulièrement (mais pas uniquement) dans un forme d’intertextualité qu’on pourrait appeler l’intertextualité négative et notamment dans ce que Bakhtine, dans son étude du « dialogisme actif », appelle la « polémique interne cachée »6. On se rappelle que dans ce cas,

le mot [discours] d’autrui n’est pas reproduit avec une nouvelle interprétation mais il agit, influence et détermine d’une façon ou de l’autre le mot de l’auteur, tout en restant lui-même à l’extérieur. […] Dans la polémique cachée, le mot de l’auteur est, comme n’importe quel autre mot, dirigé sur son objet, mais chaque affirmation se construit de manière à avoir en plus de sa signification objectale, un effet polémique sur le mot d’autrui. Dirigé sur son objet, le mot se heurte dans l’objet même au mot d’autrui qui, lui, n’est même pas reproduit mais seulement suggéré ; et cependant, la structure du discours serait toute différente s’il n’existait pas cette réaction au mot d’autrui sous-entendu. […] Dans la polémique cachée, le mot d’autrui est repoussé et c’est son rejet, tout autant que l’objet dont il est question, qui détermine le mot de l’auteur. […] Le mot perçoit intensément à côté de soi le mot d’autrui parlant du même objet, et cette sensation détermine sa structure.7 .

La question est évidemment de savoir à quel point cette polémique est cachée : si elle l’est trop, son effet risque évidemment d’être nul. Dans un tel cas, les documents de genèse se révèlent précieux.

Prenons par exemple les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence de Montesquieu. Une bonne connaissance de l’histoire littéraire et un examen attentif des deux ouvrages doivent permettre de prendre conscience de tout ce que les Considérations doivent négativement au Discours sur l’histoire universelle de Bossuet. Comme l’explique Catherine Volpilhac-Auger, elles manifestent « le refus de sa perspective christianocentrique de l’histoire, selon laquelle Dieu n’aurait permis l’établissement de l’empire romain que pour mieux préparer le monde à la venue du Messie. »8 L’étude des lectures de Montesquieu à travers les traces matérielles qu’elles ont pu laisser dans ses notes, extraits, catalogues et autres manuscrits permettant de reconstituer sa « bibliothèque virtuelle », ne fait que le confirmer.

En revanche, on ne peut pas parler de confirmation pour d’autres textes beaucoup plus obscurs qui sont en pratique imperceptibles et qui pourtant jouent un rôle capital dans l’ouvrage, en tant que « sources de réaction ». Il en est ainsi des derniers mots du dernier chapitre de ces mêmes Considérations... : « l’Empire […] finit comme le Rhin, qui n’est plus qu’un ruisseau lorsqu’il se perd dans l’Océan. » Dans cette clausule, « la fin de Constantinople [est] désignée comme un non-événement, indigne même d’un récit », en une image qui prend le contre-pied d’un ouvrage dont seule l’étude des documents permet d’établir la présence en creux : l’« Histoire des croisades pour la délivrance de la Terre Sainte du P. Maimbourg (Catalogue, n° 2996) où se lit une interprétation tout aussi choquante pour Montesquieu : la légitimation par la religion d’une entreprise de conquête ; le jésuite Maimbourg la complète en voyant dans la chute de Constantinople (comme beaucoup de ses contemporains) la sanction divine du schisme dont les Grecs se sont rendus coupables : l’historien-apologiste transforme la chute du siège de l’empire chrétien d’Orient en combat presque apocalyptique de l’ange contre le démon »9. Voilà un bel exemple d’intertextualité négative, que même une connaissance hors du commun de l’histoire littéraire ne permettrait guère de repérer et que seule l’étude des documents de genèse au sens large permet de recouvrer.

D’après Michael Riffaterre, cette crainte d’une perte de l’intertexte n’est pourtant qu’un faux problème. Dans un article intitulé précisément « Un faux problème: l’érosion intertextuelle »10, Riffaterre démontre brillamment, à partir d’exemples empruntés à Baïf (à qui on reproche souvent un système de référence trop obscur, ou devenu tel avec le temps) que la question ne doit pas se poser. Les structures d’implicitation manifestes dans le texte sont suffisantes pour renvoyer vers un autre texte absent, et pour en dessiner, en creux, les contours. Cette position est très forte, dans la mesure où c’est bien cette incomplétude programmée du texte, l’arrachant à lui-même, à sa clôture comme à sa référentialité ordinaire, qui est constitutive, pour Riffaterre, de la référentialité littéraire. Mais il y a bien un paradoxe : nous savons parfaitement, grâce notamment aux lectures proposées par Riffaterre lui-même, tout ce que la connaissance du détail de l’intertexte apporte à la lecture.

Nous acceptons volontiers l’idée que le texte comporte en lui-même une mémoire de son intertexte. Encore faut-il que cette mémoire ne reste pas lettre morte : tout repose donc sur une agrammaticalité, qui permet de repérer ce que Riffaterre appelle le « connecteur »

Il existe un indice de la coexistence dans une même séquence verbale d’un texte et d’un intertexte, indice donc d’intertextualité […]. C’est un signe double puisqu’il figure dans le texte mais aussi dans l’intertexte d’où il a été tiré.

Je l’appelerai le connecteur : sa première fonction est de faire le pont entre le texte et l’intertexte, non seulement en symbolisant la présence de l’un dans l’autre, mais en symbolisant leur inséparabilité ; le texte ne peut être lu et ne peut avoir de signifiance sans la catachrèse causée par l’invisible intertexte.

Le connecteur est un mot ou groupe de mots qui est grammatical dans l’intertexte, sans quoi il ne pourrait pas le représenter ailleurs. Mais il faut qu’il soit agrammatical dans le texte, sinon il ne pourrait y attirer l’attention ni générer la catachrèse. Celle-ci prend la forme d’un paradigme de variantes dérivées du connecteur.

(Note de Riffaterre) J’entends l’agrammaticalité au sens très large d’un élément du texte dont notre compétence linguistique nous avertit qu’il est inacceptable. Ce peut être une vraie faute — malformation lexicale, erreur syntaxique, faux sens — qui serait aberrante quel que soit le contexte. Mais c’est le plus souvent ce qui est imprévisible en contexte, sans connotations péjoratives, comme l’hapax, le paradoxe, des tropes illogiques comme la syllepse et, bien sûr, les licences poétiques.11

Cette notion d’agrammaticalité est théoriquement très puissante. On peut toutefois se demander si elle est opératoire face aux grammaires multiples qui informent le texte et si elle peut utilement s’appliquer à ce que nous appelions l’intertextualité négative. Par rapport à quoi la sobre fin des Considérations... est-elle agrammaticale ? Et, pour aller d’emblée à la limite, où est la grammaticalité (et donc l’agrammaticalité) dans un texte comme celui de Finnegans Wake, par exemple dans un phrase comme celle-ci : “Nohow di he kersse or hoot alike the suit and solder skins, minded first breachesmaker with considerable way on and” (Finnegans Wake 317.23) ?

A vrai dire, une fois dépassé le stade de la sidération et l’impression d’anarchie généralisée, on peut en effet repérer dans cette phrase de nombreuses anomalies de syntaxe et de vocabulaire12. Ces anomalies vont en effet « attirer l’attention » et même « générer la catachrèse », elles fonctionnent dans une certaine mesure comme des connecteurs riffaterriens. Mais prenons l’élément apparemment le plus anodin de la phrase, le mot « considerable ». Il est dépourvu de toute agrammaticalité, rien n’attire l’attention sur lui, et pourtant il est porteur d’une intertextualité que nous ne pouvons pas nous permettre de considérer comme insignifiante. Le mot provient, comme en attestent deux carnets de Joyce13, des Adventures of Huckleberry Finn de Mark Twain :

So we went over to where the canoe was, and while he built a fire in a grassy open place amongst the trees, I fetched meal and bacon and coffee, and coffee-pot and frying-pan, and sugar and tin cups, and the nigger was set back considerable, because he reckoned it was all done with witchcraft. I catched a good big catfish, too, and Jim cleaned him with his knife, and fried him14.

Le rapport à la grammaticalité est ici particulièrement complexe puisque le mot considerable est relevé dans ce passage à cause de son usage non-standard comme adverbe. Mais lorsque le mot est inséré dans Finnegans Wake (« considerable way »), il reprend tout à fait classiquement la fonction d’adjectif... De fait la déformation normalisante n’est peut-être pas volontaire: Joyce s’est servi de notes prises pour lui par un des ses proches, sans lire lui-même, dans un premier temps, l’ouvrage de Mark Twain. Rien n’indiquant, dans la liste des mots recueillis, que considerable devait être pris comme un adverbe, l’agrammaticalité a tout naturellement disparu. Contrai­rement au schéma de Riffaterre, ce qui est « agrammatical dans l’intertexte » devient littéralement « grammatical dans le texte »... Mais l’important, pour notre propos, c’est que Joyce ait considéré qu’il était malgré tout indispensable d’inclure cette « référence intertextuelle » dans son œuvre, sans doute à cause de l’homonymie du héros de Twain avec le sien (Finn Mac Cool), tout en sachant bien qu’elle y demeurerait irrepérable, du fait même de son caractère désespérément anodin (de sa grammaticalité superficielle, seule résultante visible d’une agrammaticalité au second degré) — irrepérable, à moins d’avoir recours aux manuscrits, comme nous l’avons fait.

Revenons maintenant à la phrase de Laurent Jenny qui nous a servi de point de départ et à l’autre restriction qui y est posée : « parler d’intertexualité seulement lorsqu’on est en mesure de repérer dans un texte des éléments structurés antérieurement à lui, au-delà du lexème, cela s’entend ». On voit bien le sens de cette précision. Si l’intertexte est une configuration signifiante préexistante qui fait retour dans le texte, le lexème étant la brique élémentaire du langage (laissons de côté, pour l’instant, la question de la double articulation), tout discours fait nécessairement usage de ce matériau commun et il n’est pas judicieux de parler d’intertextualité à ce niveau, sauf à identifier l’intertexte et le dictionnaire. Remarquons toutefois que le pivot intertextuel se situe souvent précisément au niveau du lexème. Sans nous attarder sur l’ambiguité du slovo chez Bakthine, il suffit de rappeler que le connecteur de Riffaterre peut être un mot unique, même s’il renvoie nécessairement à une configuration plus vaste. Les carnets de Joyce confirment qu’un seul mot suffit souvent à importer en contrebande un texte étranger ou une langue étrangère (un autre dictionnaire). Mais ils nous suggèrent aussi qu’il peut être nécessaire de remonter en deçà du lexème.

Du fait de l’usage des composés lexicaux multilingues, c’est chaque lettre de Finnegans Wake qui peut servir d’aiguillage vers des contextes linguistiques multiples, mais aussi vers des intertextes ostensibles ou cryptiques. Soient par exemple les mots « Cinderynelly angled her slipper »15. Dans un contexte où les jeunes filles en fleurs proustiennes sont aussi des filles-fleurs en pleurs (« The youngly delightsome frilles-in-pleyurs are now showen drawen, if bud one, or, if in florileague ») à l’indentité « plurielled », on reconnait sans peine Cendrillon (Cinderella) et sa pantoufle sous la forme de « Nelly la cendreuse » (cindery Nelly). Mais dans un contexte de comptines françaises et de filastroche italiennes, le n ajouté à Cinderella fait surgir un autre intertexte, celui de la filastrocha « Cincirenella l’aveva una mula ». A vrai dire, les nombreux exégètes n’avaient pas perçu cet intertexte avant que les manuscrits ne le mettent en évidence16. C’est que l’agrammaticalité qui s’affiche semble suffisamment s’expliquer par l’interférence Cinderella/cindery Nelly, laissant dans l’ombre (notamment ?) Cincirenella et sa comptine, pourtant plus productive puisqu’elle met en jeu beaucoup plus d’éléments du contexte. La prolifération des possibilités ouvertes par la descente « en deçà du léxème » démontre donc par excès l’insuffisance pratique de la notion d’agrammaticalité et confirme l’intérêt du recours aux documents de genèse pour la suppléer.

Pour nous résumer, la perspective génétique ne remet nullement en cause la notion d’intertextualité, mais elle suggère de l’élargir en montrant la précarité de certaines restrictions a priori. Si l’intertextualité demeure un fait de lecture, encore faut-il s’entendre sur le lecteur dont il est question, et le lecteur généticien, ou informé des manuscrits, mérite tout autant d’être pris en compte que l’hypothétique « lecteur naturel »17, plus ou moins attentif à de microscopiques détails, plus ou moins ignorant du contexte historique selon les besoins du critique.

*   *

Virginia Woolf suggérait que le rapport des textes entre eux à travers l’histoire littéraire devrait être considéré comme un rapport de réécriture, comparable au rapport entre le chef-d’œuvre et les brouillons qui l’ont précédé :

it seems that it would be wise for the writers of the present to renounce the hope of creating masterpieces. Their poems, plays biographies, novels are not books but notebooks, and Time, like a good schoolmaster, will take them in his hands, point out their blots and scrawls and erasions, and tear them across; but he will not throw them into the waste-paper basket. He will keep them because other students will find them very useful. It is from the notebooks of the present that the masterpieces of the future are made.18

Serait-il possible de renverser l’image, et de considérer que le rapport du texte à ses brouillons est un rapport semblable au rapport intertextuel ?19 Nous avons vu, avec Riffaterre, que l’intertextualité désigne une incomplétude dans le texte, une présence/absence de l’autre texte qui se marque par une perturbation (l’agrammaticalité). Mais nous avons vu aussi que cette perturbation n’est pas toujours identifiable avec précision, ni même directement perceptible à la lecture du texte.

Ne s’agit-il pas d’un phénomène comparable au mécanisme génétique de la « mémoire du contexte »20, selon lequel chaque état du texte garde la mémoire de tous les états antérieurs qu’il a traversés ? C’est un phénomène (ou si l’on veut un postulat, mais je maintiens qu’il a des bases observables) dont on peut rendre compte au moyen d’un modèle structural (un état garde la mémoire des états antérieurs à travers les traces ou cicatrices laissées par les remaniements de l’équilibre du système qui ont été rendus nécessaires par les modifications successives). Mais ce modèle doit être complété par un modèle « bathmologique »21. La relation des positions énonciatives qui se succèdent au cours de la genèse est analogue à celle des degrés analysés par Barthes22 (ou par Pascal) : de même que le troisième degré peut paraître semblable au premier degré alors qu’il en diffère fondamentalement du fait qu’il résulte de la traversée du second degré, de même, un état génétique a beau être formellement identique, en un point donné, à un état antérieur (par exemple si un ajout a ensuite fait l’objet d’une suppression), il en est subtilement différent car il fait d’une certaine manière allusion aux états qui l’ont précédé.

Pour comprendre la nature et le mode d’action de cette allusion, on peut revenir à la « polémique interne cachée » dont nous parlions plus haut. Rappelons d’abord l’insistance de Bakhtine sur le rôle de ce phénomène dans l’histoire littéraire, c’est-à-dire sur sa dimension diachronique :

Un certain élément de ce qu’on appelle réaction au style littéraire précédent, se trouve dans chaque nouveau style : il représente tout autant une polémique intérieure, une anti-stylisation camouflée, pour ainsi dire, du style d’autrui, et accompagne souvent sa franche parodie.23

Pour adapter le modèle offert par Bakhtine au problème posé, essayons de remplacer, dans la citation de tout à l’heure, mot/discours/style d’autrui par mot raturé ou par état antérieur :

l’état antérieur n’est pas reproduit avec une nouvelle interprétation mais il agit, influence et détermine d’une façon ou de l’autre le discours de l’auteur, tout en restant lui-même à l’extérieur. […] Dans la polémique cachée, le discours de l’auteur est, comme n’importe quel autre discours, dirigé sur son objet, mais chaque affirmation se construit de manière à avoir en plus de sa signification objectale, un effet polémique sur l’état antérieur. Dirigé sur son objet, le mot se heurte dans l’objet même au mot raturé qui, lui, n’est même pas reproduit mais seulement suggéré ; et cependant, la structure du discours serait toute différente s’il n’existait pas cette réaction au mot raturé sous-entendu. […] le mot raturé est repoussé et c’est son rejet, tout autant que l’objet dont il est question, qui détermine le mot de l’auteur. […] Le discours perçoit intensément à côté de soi l’état antérieur parlant du même objet, et cette sensation détermine sa structure.

La « polémique » qui nous intéresse est encore plus « intérieure » et surtout bien plus « cachée », puisqu’il s’agit d’une contestation privée, d’un dialogue intime qui met aux prises une version avec celle qu’elle a supplantée. Le mécanisme est néanmoins tout à fait comparable. Il est peut-être plus facile de le percevoir dans un art comme le cinéma, où la frontière entre endogenèse et exogenèse est brouillée, puisque la création est le résultat d’une collaboration entre plusieurs intervenants qui constituent autant d’interlocuteurs réagissant l’un à l’autre. La « polémique intérieure » s’en trouve nécessairement externalisée. Pour prendre un cas particulièrement exemplaire, on a pu dire que « tout se passe comme si Truffaut se faisait presque volontairement livrer des premières ébauches de ses films étrangères à sa propre vision. Il pourra ainsi s’indigner, réagir, et définir précisément par rejet, ce qu’il souhaite obtenir. »24 Le dialogisme actif, dont on ne trouve généralement les traces explicites que dans ces antichambres de la genèse du texte que sont les notes de lectures des écrivains25, se déploie au cœur même de la genèse cinématographique. Ainsi, les «  marges et pages de gauche [du premier scénario de Baisers volés] s’apparentent dès lors à une longue série de rejets violents et souvent assez drôles et d’engueulades féroces »26 On pourra sans doute trouver des exemples semblables en littérature dans les cas, relativement peu fréquents, d’écriture à plusieurs mains, ou dans les cas beaucoup plus courants de révision, amicale ou coercitive, par un editor amateur ou professionnel, tel que Ezra Pound intervenant vigoureusement sur le manuscrit de The Waste Land, ou Romain Collomb avec ses interventions dans les manuscrits de Stendhal, discrètes du vivant de celui-ci, et beaucoup plus lourdes quand il fut chargé de la publication posthume de certains d’entre eux. Mais il faut aller plus loin et généraliser le modèle. On doit admettre que même dans la plus individuelle des créations, plusieurs instances interviennent. L’écrivain qui rature n’est pas exactement le même que celui qui écrit, celui qui rédige le second jet n’est pas tout à fait identique à celui qui est responsable du premier. Il paraît assez naturel de dire que l’instance qui corrige réagit à la production de celle qui avait écrit : la deuxième version entre dans une polémique cachée avec la première. Quand par exemple Joyce, dans un brouillon de Ulysses27, remplace les mots « crushed strawberry » par « eau de Nil », il choisit une couleur contre l’autre, en réaction à l’autre.

Comme dans le cas de l’intertextualité, le rapport du texte à sa genèse est un rapport allusif de présence-absence. Le texte final (malgré la mémoire du contexte) ne contient pas l’ensemble de sa genèse, il en porte la trace, il est hanté par sa présence implicite. Les flots innombrables du Nil ne suffiront pas à effacer la tache écarlate, à emporter les fraises écrasées qui surnagent inaperçues entre deux eaux. Même si les étapes antérieures surmontées ne sont pas, le plus souvent, repérables directement dans le texte définitif (la mémoire du contexte est plus ténue et souvent aussi ambiguë que l’agrammaticalité riffaterrienne), elles y jouent un rôle capital, qu’on peut choisir d’ignorer, mais qu’on a tout à gagner à prendre en compte lorsqu’on en a la possibilité.

1  Pour une esquisse d’approche « conversationnelle » de la genèse, voir Daniel Ferrer, « “The conversation began some minutes before anything was said...”:Textual genesis as dialogue and confrontation (Woolf vs Joyce and Co)”, à paraître dans Etudes Britanniques Contemporaines.

2  Michael Riffaterre, « La trace de l'intertexte », La Pensée 215, oct. 1980, p.4.

3  Laurent Jenny, « La stratégie de la forme », Poétique 27, 1976, p.259-260.

4  Voir notamment les articles d’Eric Le Calvez, Robert Pickering et François Rastier et l’introduction de Laurent Milesi dans le volume Texte(s) et Intertexte(s) (E. Le Calvez et Marie-Claude-Canova-Green eds., Amserdam, Rodopi, 1997), issu, comme le présent volume, d’un colloque qui s’était tenu à Londres.

5   « La stratégie de la forme », p. 263. En revanche, nous ne nous attarderons pas sur la phrase qui suit : « On distinguera ce phénomène de la présence dans un texte d’une simple allusion ou réminiscence, c’est-à-dire chaque fois qu’il y a emprunt d’une unité textuelle abstraite de son contexte et insérée telle quelle dans un nouveau syntagme textuel, à titre d’élément paradigmatique. » Avec le recul, on voit mal ce que peut être une simple allusion, ni comment une unité textuelle pourrait être abstraite de son contexte d’origine sans en conserver la trace ou insérée telle quelle dans un nouveau syntagme sans en être affectée.

6  Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski (Paris, Seuil, 1970), p.260.

7  La Poétique de Dostoïevski, p. 254-256.

8  Catherine Volpilhac-Auger, « Montesquieu en ses livres: une bibliothèque à recomposer », (P. D’Iorio et D. Ferrer eds., Bibliothèques d’écrivains, Paris, CNRS Éditions, 2001), p. 58. C’est à cet article que nous empruntons cet exemple et le suivant.

9  « Montesquieu en ses livres », p.59.

10  In Le Signe et le texte: Etudes sur l'ecriture au XVIe siecle en France, Laurence Kritzman ed., Lexington, French Forum, 1990. Voir aussi M. Riffaterre, «L’intertexte inconnu», Littérature 2, 41, 1981.

11  « Contraintes intertextuelles », Texte(s) et Intertexte(s), p.38

12  Ces anomalies sont extrêmement nombreuses, mais on ne peut pas dire qu’elles constitueraient une « grammaticalité » nouvelle. Les mots et syntagmes ordinaires demeurent malgré tout majoritaires dans l’œuvre.

13  Les carnets VI.B.42, p.143 et V.B.46, p.16. Voir James Joyce's "The Index Manuscript": "Finnegans Wake" Holograph Workbook VI.B.46 (Danis Rose ed., Colchester, A Wake Newslitter Press, 1978), p. 23.

14  Mark Twain Adventures of Huckleberry Finn (New York, Harper & Brothers, 1912), p. 57.

15  Finnegans Wake 224.30.

16  Voir The Finnegans Wake Notebooks at Buffalo, volume 33 (ed. Vincent Deane, D. Ferrer et Geert Lernout, Turnhout, Brepols, 2003), p. 147.

17  Dans « Avant-texte et littérarité » (Genesis 9, 1996, p.25), Michael Riffaterre considère que la genèse se poursuit dans le texte et devient « genèse de la lecture », mais insiste sur une coupure radicale, du fait que « Les variantes de l’avant-texte ne sont accessibles qu’au généticien et n’agissent que sur lui », sans se demander sur quel lecteur agissent les subtiles intertextualités qu’il met en évidence.

18  « How it Strikes a Comtemporary » (The Crowded Dance of Modern Life, ed. Rachel Bowlby, Londres, Penguin, 1993), p. 30-31.

19  François Rastier, dans l’article cité plus haut (« Parcours génétique et appropriation des sources » in Texte(s) et Intertexte(s), p. 194) écrit avec bon sens : « Si tous les rapports entre textes relèvent de l’intertextualité, pourquoi les rapports entre les divers états d’un texte n’en relevraient-ils pas ? » Mais il s’agit surtout pour lui de vérifier que les migrations de sèmes s’opèrent aussi bien des brouillons aux textes que des sources aux textes, et il n’en tire guère de conclusions quant au statut de l’avant-texte. Dans leur « Flaubert: “Ruminer Hérodias” : Du cognitif-visuel au verbal-textuel » (in D. Ferrer et J.-L. Lebrave eds., L’écriture et ses double, Genèse et variation textuelle, Paris, Éditions du CNRS, 1991) Almuth Grésillon, Jean-Louis Lebrave et Catherine Fuchs avaient déjà décidé de traiter sur le même plan les « reformulations intertextuelles » et les « reformulations intratextuelles ».

20  Voir D. Ferrer, « La toque de Clementis : rétroaction et rémanence dans les processus génétiques », Genesis 6, 1994.

21   D. Ferrer, « Quelques remarques sur le couple énonciation-genèse », L'énonciation/ la pensée dans le texte, Texte 27/28, 2000, p.14.

22  Voir notamment Roland Barthes par Roland Barthes (Paris, Seuil, 1975), p.70.

23  La Poétique de Dostoïevski, p. 256.

24  Carol Le Berre, François Truffaut au travail (Paris, Cahiers du Cinéma, 2004), p.101.

25  Voir Bibliothèques d’écrivains, passim et D. Ferrer, “Towards a Marginalist Economy of Textual Genesis”, Reading Notes, Variants 2/3, 2004.

26  François Truffaut au travail, p.104.

27  National Library of Ireland, MS 36,639/9/1.