BRÈVE PRÉSENTATION DE LA QUESTION

Dans les recherches concernant l’acquisition du langage écrit est insé-rée l’analyse des ratures présentes dans les textes écrits par les élèves en salle de classe, cadre au sein duquel ces ratures apparaissent comme des indices d’opérations métalinguistiques. Les travaux de nombreux chercheurs français (Turco 1988 ; Penloup 1994 ; Boré & David 1996 entres autres) et, en particulier, les recherches menées par Claudine Fabre (1990, 2002), pionnières en ce qui concerne les études sur les brouillons des élèves, soutiennent que le retour de l’apprenti sur le texte qu’il écrit implique, d’une certaine manière, une capacité de réflexion à analyser des éléments linguistiques (syntaxiques, phonologiques, lexicaux, morphologiques, orthographiques, etc.). Selon ce que Fabre affirme, « lorsque le scripteur modifie, il se place de fait dans une position métalinguistique » (Fabre, 1990 : 14). Cette affirmation va dans le même sens théorique que celui soutenu par Rey-Debove (1982) :

La rature est une activité métalinguistique, et non linguistique, parce qu’elle n’entre pas dans l’opposition « écrire/pas écrire » (opposition linguistique). La rature d’un mot travaille sur un énoncé déjà là […]. Le fait de barrer entre dans l’opposition métalinguistique « ajouter une séquence/retrancher une séquence », les deux opérations échappant à la spontanéité de l’encodage phrastique.

Selon Fabre (1986 : 59), « les variantes des brouillons marquaient une démarche d’interrogation et d’ajustement, travaillant sur la scription, la langue, le discours, et susceptibles d’être les traces de diverses activités métalinguistiques et métadiscursives ». Cette démarche d’interrogation et d’ajustement indique qu’on suppose l’existence d’une autonomie dans les activités métalinguistiques au sein de laquelle le « sujet qui rature » et l’« élément raturé » se trouvent dans des instances distinctes et séparées, à savoir, d’une part, la langue, en tant que système régi par des règles et des normes qu’il convient de dominer, et d’autre part, le mode de fonctionnement de l’apprenant, reflétant et analysant les éléments qui composent le système.

Considérer la rature comme une activité « méta », désignant une certaine distanciation entre l’apprenti et le texte qu’il écrit, nous conduit à nous interroger sur ce que cette position réflexive peut nous révéler de la relation entre le sujet et les marques qui apparaissent durant l’acte d’écriture. C’est à partir de ce point que nous aimerions lancer quelques réflexions sur la dimension des ratures rencontrées dans les textes écrits par des écoliers, en nous focalisant en particulier sur celles qui ne visent pas l’amélioration du texte, objectif premier de l’acte de raturer.

MÉTHODOLOGIE ET OPÉRATIONS MÉTALINGUISTIQUES

En général, les approches méthodologiques des études sur la rature des textes scolaires sont centrées sur le produit d’un processus d’écri-ture, elles analysent de fait le texte (brouillon ou texte « remis au propre1 ») dans sa forme achevée, en portant l’accent non seulement sur le caractère quantitatif des ratures que présentent les textes, mais aussi sur la description des types de ratures figurant dans les brouillons collectés.

Fabre, en se penchant sur les caractéristiques des altérations rencontrées dans les énonciations écrites, se demande de quelle façon les écoliers parviennent à rédiger un discours écrit devenant, au travers des modifications successives du texte, un « ensemble langagier socialisable2 » (1987 : 15). Il analyse des textes écrits par des élèves qui fréquentent l’école élémentaire3 en considérant que les modifications rencontrées dans les textes signalent une attitude réflexive chez celui qui écrit à l’égard du texte qu’il écrit.

Pour accéder aux retours des élèves sur les textes et à leurs façons de les raturer, Fabre propose une méthodologie bien précise. Dans le cadre d’une salle de classe, le chercheur prie les professeurs de CP,CE1, CE2, CM1 et CM2, de demander à leurs élèves de produire untexte. Le plus important, du point de vue méthodologique est que soient respectées trois étapes du processus d’écriture :

– 1re étape : le brouillon (le « premier jet »), écrit au crayon bleu ou noir ;

– 2e étape : la relecture du brouillon en utilisant obligatoirement un crayon rouge pour d’éventuelles modifications ;

– 3e étape : la copie de ce texte au crayon vert.

Selon l’auteur, le procédé méthodologique ne peut pas générer de préoccupation relative aux aspects communicationnels, pragmatiques ou encore aux conditions de production et aux genres textuels liés aux textes que produisent les apprentis.

Le professeur, dans le respect les conditions de production ordinaires d’un écrit scolaire, peut proposer en classe de langue française une rédaction ou un dialogue, ou encore un texte descriptif et explicatif, le recours à ce procédé méthodologique a pour but de faire apparaître les pratiques d’écriture répétitives. De la sorte, les élèves écrivent pour le professeur, lequel remet le matériel au chercheur.

Justifiant son travail à partir d’une perspective linguistique, Fabre décrit les ratures produites sans établir quelque type de relation que ce soit avec d’autres aspects qui peuvent prendre en considération des informations sur le niveau social et économique des élèves, sur les pratiques de lecture et d’écriture de la communauté à laquelle ils appartiennent ou encore sur les didactiques d’écriture qui valorisent ou non les procédés liés à l’acte de raturer.

Il convient de préciser qu’un tel procédé méthodologique met en évidence les ratures en tant que traits graphiques figurant sur la feuille de papier, celles-ci pouvant exprimer, au travers de marques paralinguistiques comme des flèches ou des rayures, des relations avec des éléments linguistiques et discursifs propres au processus d’écriture.

Dans le cadre de ses travaux manifestement descriptifs, cherchant à savoir si les ratures forment un système ou encore possèdent une genèse, Fabre analyse des centaines de textes écrits par des écoliers.

Elle relève environ 6. 000 ratures et identifie quatre types d’opérations métalinguistiques : la substitution, la suppression, le déplacement et l’addition. Cependant, l’auteur lui-même souligne le caractère relativement lacunaire des interprétations que ces opérations autorisent, et avoue qu’il serait difficile d’établir des limites, indiquant que le retour de l’élève sur le texte qu’il est en train d’écrire n’apporte pas obligatoirement des « améliorations » (1986 : 60) ou des perfectionnements en ce qui concerne la qualité de ce qui s’écrit.

Dans la « substitution », un terme est substitué, remplacé soit par un autre, soit par lui-même (réécrit). Quand un terme est éliminé puis écrit de nouveau, d’après Fabre, l’hésitation montrerait que le jeune auteur éprouve des difficultés à « choisir » le meilleur terme ; quand un terme est raturé puis substitué par un autre, la correction indiquerait « plutôt de l’apprentissage de la scription qu’une réflexion sur le discours » (1986 : 76), même si la mise en forme définitive ne s’avère pas la plus correcte. Toutefois, elles (ces opérations) ne dérivent pas toutes d’une activité métalinguistique. Par exemple, le changement constant de « m » en « n », comme dans la « la ferne ferme » et dans « ...le père m n noel », paraît surtout relever, selon ce qu’affirme Fabre (op. cit. : 74), de l’erreur motrice dans l’écriture de la lettre.

De fait, on ne peut nier qu’une question graphique interfère dans la confusion entre le “m” et le “n”, mais la question à prendre en considération est : peut-on nier l’existence d’une relation homophonique qu’impliquent entre elles ces deux formes signifiantes ?

Dans la « suppression », le terme choisi est rayé, raturé et non substitué : ce sont des ratures non productives qui traduisent « soit l’abandon de la vigilance linguistique, soit celui de l’invention » (op. cit. : 73).

En effet, le « déplacement », dans lequel des graphèmes, des syllabes ou des mots entiers sont anticipés ou répétés, comme dans le cas de « un p tout petit hippotanes… », représente la troisième des opérations présentes dans les textes des écoliers. Dans l’exemple ci-dessus, le « p » serait une anticipation de « petit », et ceci « peut-être parce que la motricité de la main va, spécialement pour les débutants, moins vite que la parole intériorisée (...) […] La synchronisation, propre au scriptural, de la motricité de la main et d’une verbalisation en projet, n’est pas complète » (ibidop. cit. : 76).

Dans le cas des « additions », opérations les moins représentatives des ratures produites par les écoliers de six à sept ans, l’auteur nous dit qu’elles sont les indices d’un processus de correction d’une lacune antérieure. Quant à savoir pourquoi elles apparaissent avec une fré-quence moindre, Fabre assure que, à l’inverse des opérations de « suppression », où l’écriture est raturée, l’ajout de termes ou d’expressions, se révèle être, pour les écoliers ayant peu d’expérience de l’écriture, une opération très difficile. C’est dans ce sens que pour l’auteur la pré-dominance initiale des opérations de « substitution » et de « suppression » serait en accord avec une perspective génétique culminant « dansl’hypothèse d’une émergence progressive de la conscience linguistique » (op. cit. : 78 ; ; caractères italiques de l’auteur).

Du point de vue quantitatif, les ratures de substitution rencontrées dans les manuscrits du CP et du CM2 furent celles qui présentèrent le plus grand intérêt : 45 % du total des modifications identifiées dans l’ensemble des documents, la raison étant que celles-ci relèvent d’opérations métalinguistiques. Ce type de rature, selon Fabre, est « la plus fondamentale et […] la plus universelle c’est-à-dire la plus usitée quels que soient le type d’écrit et le type de scripteur » (Fabre 1990 : 132). Nous nous attacherons au statut et à la nature de cette position « méta » où surviennent les ratures de substitution.

Les limites d’une typologie des opérations métalinguistiques

Un premier point à souligner, parmi les descriptions et interprétations de ces opérations métalinguistiques, réside dans les indications de l’auteur concernant les problèmes de « motricité » et leur relation avec le « mot intériorisé ». Le type de relation auquel l’auteur se réfère reste peu clair. En outre, l’importance donnée aux problèmes de motricité pour expliquer la présence initiale des ratures dans les textes des écoliers de six à sept ans supprime la possibilité d’interpréter ces marques dans le domaine linguistique.

Soulignant la récurrence de certains phénomènes, comme le retour d’un fragment raturé ou la prédominance de l’utilisation d’une opération au détriment des autres en raison de l’extrême hétérogénéité qu’impliquent les altérations, l’auteur conclut que les activités relèvent de la relation très personnelle que chaque écolier entretient avec l’écriture.

Une autre question relative à ces opérations concerne les limites et interrelations entre les opérations elles-mêmes, à savoir que, conformément aux définitions ci-dessus mentionnées, nous pourrions considérer que dans la « substitution » se trouvent une « suppression » et une « addition », et que le « transfert » suppose une « suppression » initiale, suivie d’une possible « substitution » ou « addition ». Bien que l’auteur lui-même commente ces questions d’interrelations entre les opérations (Fabre 1987 : 16), nous pouvons nous questionner sur les limites qui existent entre ces interrelations. Nous pouvons aussi nous demander comment une opération peut en générer une autre.

Il convient également de comprendre comment ces ratures décrites comme des opérations métalinguistiques, ou bien la suppression ou encore le déplacement d’un terme de la chaîne syntagmatique, peuvent interférer sur le sens du texte, allant même jusqu’à produire de nouvelles ratures.

Finalement, et c’est là le plus important mais le moins présent dans les travaux de l’auteur, il convient de définir la méthode d’enseignement de la langue écrite car elle constitue en soi un mode de signification. Celle-ci détermine les interventions du professeur face à ce qui est considéré dans les textes comme correct ou non, ou encore face au rôle que la rature exerce sur le texte. Rappelons que, dans les premières classes de l’école élémentaire, l’enseignement de l’écriture repose en grande partie sur les aspects graphiques (forme des lettres, enseignement d’un type de lettre spécifique) et sur les conventions orthographiques.

Cela n’aurait-il pas pour conséquence de convoquer la présence de ces opérations de « suppression » et de « substitution », plus précisément de celles qui sont identifiées en plus grand nombre dans les textes écrits par les écoliers impliqués par la recherche de Fabre ?

Sans aucun doute, l’auteur prend en considération ces caractéristiques de l’enseignement de la langue écrite, mais n’accorde aucune importance au fait que la production de texte peut être signifiée dans le processus de scolarisation ; cela revêt une importance capitale si nous prenons conscience que notre dire se construit dans une altérité avec l’Autre. Altérité que Authier-Revuz nomme « hétérogénéité constitutive » à laquelle tout dire se trouve inévitablement soumis :

Tout discours se montre constitutivement traversé par « d’autres discours » et par le « discours de l’Autre ». L’autre n’est pas un objet (extérieur, dont on parle), mais une condition (constitutive, par qui on parle) du discours un sujet parlant qui n’est pas la source première de ce discours (Authier-Revuz 2004 : 69).

À cette hétérogénéité se confronte un sujet qui n’est plus le centre de son dire. Plus précisément, maintenir l’illusion d’un « moi » source de domination du dire est, pour le sujet, une fonction nécessaire pour qu’il puisse fonctionner avec toutes ses claudications. De cela découle la nécessité de nous assumer en tant que sujet divisé, décentré, entendu fondamentalement comme un « effet du langage » ; la position d’extériorité du sujet face au langage se fait au travers de l’illusion nécessaire de distance et de séparation : distance qu’il maintient comme observateur et manipulateur d’un langage duquel il se trouve séparé. Les opérations métalinguistiques, au travers de leur propriété réflexive, rendent cette illusion « réalité ». Elles effacent, ou encore, pour utiliser un mot plus précis, « dénient » l’hétérogénéité qui la constitue. C’est précisément dans les « ratures équivoquées4 » que nous rencontrerons l’aspect incontournable de la relation du sujet avec la langue et avec le discours.

Car, s’il y a réellement « réflexion » consciente ou métalinguistique, pourquoi est-elle si intermittente, pourquoi bien souvent ne se manifeste-t-elle pas ? Si la reformulation résulte d’une activité cognitive, pourquoi n’apparaît-elle pas dans l’ensemble du texte, ou, pour le moins, dans une partie significative de celui-ci ? Si les reformulations n’indiquent pas toujours un mouvement allant dans la direction du succès, du résultat probant ou bien du maintien d’une unité graphique, orthographique ou discursive ; si elles ne sont pas présentes dans l’ensemble du texte, ou encore, si, dans un même passage, nous trouvons par hasard des « erreurs » pour lesquelles n’existe aucun indice de reformulation, et d’autres encore pour lesquelles il en existe (sans parler des reformulations résultant d’erreurs, lorsque l’élève biffe ce qui est bon et écrit à la place des « choses erronées »), alors peut-être devrions-nous tenter d’interpréter ces phénomènes autrement que dans une optique cognitive. Nous pourrions reformuler ce qui précède en posant la question suivante : comment interpréter une telle hétérogénéité en considérant l’ordre de la langue elle-même comme fondamentalement hétérogène ?

LA RATURE ET SA DIMENSION SUBJECTIVE

Bien que l’élève écrive les mots de la manière la plus « correcte » possible, certaines ratures présentes dans les manuscrits scolaires indiquent un chemin tortueux, le scripteur abandonnant l’écriture adéquate au profit d’une forme « incorrecte ». Nous appréhendons dans ce cas l’émergence de l’« équivoque » simultanément provoquée par et suscitant la rature. Notre intention est, alors, d’établir lesbases théoriques qui nous permettront de discuter les « erreurs de reformulation » ou, plus spécifiquement, les « ratures équivoquées », en nous penchant particulièrement sur les modes de fonctionnement de la langue et sur la relation de celle-ci avec le scripteur.

La rature et le « semblant d’erreur »

Considérant que l’acte de raturer est très largement fondé sur ce qui « paraît erroné », le scripteur rature seulement ce qu’il a écrit quand il se trouve affecté par son écriture, lorsqu’il l’écoute5 comme « erronée » ou insatisfaisante (même si, de fait, elle ne l’est pas). Il entre-prend alors de reformuler.

Face à ce « semblant d’erreur » présenté par la rature, nous pouvons nous demander quels rapports peuvent présenter les forces sous-jacentes à l’acte de raturer avec l’écoute, ainsi qu’avec un certain « sentiment d’étrangeté » que le scripteur ressentirait face à sa propre manière d’écrire.

Lorsque le scripteur, dans ce qu’il est en train d’écrire, reconnaît (« écoute ») que quelque chose n’est pas conforme, il éprouve un « sentiment d’étrangeté » pouvant provoquer un « retour » sur le texte, matérialisé par des ratures sur la feuille de papier. Ainsi, il convient de reconnaître que la rature ne survient pas uniquement lorsqu’il y a reconnaissance d’une erreur ; on peut raturer ce qui est correct. C’est pourquoi il est nécessaire de considérer la rature en se fondant sur le processus de subjectivation qui englobe sujet, langue, sens et possibilités d’ « écoute ». Ce traitement est rendu nécessaire dans la mesure où nous pourrions comprendre que le « semblant d’erreur » est lié à un registre imaginaire66 dans lequel les éléments linguistiques et discursifs possèdent une « valeur de vérité », comme nous tenterons de le montrer par la suite.

L’équivoque et la rature

Si nous observons que la langue, de façon structurelle, comporte un manque irrémédiable, elle constitue un non-tout comme dirait Milner (1987) à partir de la notion de lalangue7 (Lacan 1985), nous constatons que son fonctionnement inclut une manière singulière de produire des erreurs. Ainsi le registre du Réel, considéré comme ce qui échappe à l’appréhension totale du Symbolique, comme ce qui se fait présent dans tout et qui compose la réalité humaine (science, histoire, langue, politique, etc.), est la condition présidant à l’émergence de toute équivoque.

L’équivoque est alors ce qui embrouille les strates de sorte qu’un énoncé puisse être simultanément lui-même et un autre. Pour citer Milner, nous dirions :

... il est également toujours possible – sans s’éloigner de l’expérience immédiate – de faire valoir en toute locution une dimension de non-identique ; c’est l’équivoque et tout ce qu’elle promeut, homophonie, homosémie, homographie, tout ce qui fait surgir le double sens et le dire à demi-mot, incessant tissus de nos conversations (1987 : 13).

Quelle possibilité de relation y aurait-il entre la rature et la dimension de non-identique, de l’équivoque dans la langue ? De quelle façon l’harmonie pourrait-elle promouvoir l’équivoque et interférer dans la rature ? Ces questions nous conduisent à la formulation suivante : l’apparition de l’équivoque dans la langue peut susciter chez le scripteur un étonnement dans la mesure où celui-ci reconnaît, quelque part dans la chaîne syntagmatique, une différence, laquelle manifeste, au travers de la rature, une « valeur de vérité ». Cette écoute et son effet de retour surl’écrit, condition de l’acte de raturer, rendent le scripteur otage de ce que nous appelons « semblant d’erreur », laquelle produit, en retour, un effet imaginaire de contrôle et d’autonomie. Vu le caractère de subjectivité présent dans l’acte de raturer, nous entrevoyons alors deux mouvements : d’une part, la rature comme « élément stabilisateur », où l’on vise à atteindre les propriétés constitutives de la langue, d’autre part, la rature comme « élément déstabilisateur », où l’émergence de l’« équivoque » peut laisser penser que la présence d’éléments signifiants rompe un ordre prévisible de la langue, introduisant ainsi la dimension du « non-identique » qui menace à tout instant « le tissus de nos conversations ». C’est précisément ce type de rature que nous appelons « rature équivoquée ».

Les axes de fonctionnement de la langue et le sujet

Si nous nous arrêtons un moment sur la théorie de la valeur telle qu’elle est formulée par Saussure dans la deuxième partie de son Cours, selon laquelle la linguistique définit le fonctionnement de lalangue, qui repose sur deux axes, à savoir le syntagmatique et l’asso-ciatif, alors nous appréhendons toute la portée de l’affirmation saussurienne selon laquelle « la langue est un système qui ne connaît que son ordre propre » (Saussure 1995 : 31) – fonctionnement qui, du fait qu’il est étranger à la volonté et à la conscience individuelle, manifeste de façon intrinsèque un savoir inhérent à la langue elle-même.

Nous considérons que, si le fonctionnement de la langue possède comme prémisses des relations et reste étranger à l’ordre de la perception, il n’est pas possible de le définir en termes de connaissance commune à tous les individus. Comme l’affirme Saussure, les unités de la langue seraient des produits d’un « mécanisme inobservable », signifiant par là même l’impossibilité d’exercer un quelconque type de contrôle sur ce mécanisme (sauf par un effet imaginaire).

Ce mécanisme inobservable est mû par l’articulation des axes syntagmatique et paradigmatique, de sorte qu’on peut affirmer que la linéarité de la langue laisse percevoir les termes disposés dans une relation d’enchaînement et de continuité (métonymique) ainsi que dans une relation associative (métaphorique) au sein de laquelle les termes qui subsistent in absentia peuvent déstabiliser la chaîne. Comme le déclare Milner :

Non seulement le langage est un objet susceptible de métaphore et de métonymie, mais il n’est susceptible que de cela. Pourquoi ? Parce qu’en fait la métaphore et la métonymie sont les seules lois de composition interne qui soient possibles là où seules les relations syntagmatiques et paradigmatiques sont possibles (Milner 1989 : 390).

Inscrit dans ce double fonctionnement, le sujet se place dans une position réflexive, matérialisée dans la rature, qui lui donne la possibilité de se séparer, « lui et sa pensée, de la langue qu’il observe de l’extérieur comme un objet » (Authier-Revuz 2004 : 73).

Dans ce sens, traiter ces activités métalinguistiques en considérant la « motricité », la « focalisation », la « motivation » ou la « cognition » comme des « causes » possibles du processus de rature paraît éliminer un fait du domaine linguistique. Cela ne reviendrait-il pas à pulvériser l’objet langue en l’introduisant dans d’autres domaines et en empêchant d’interpréter la langue elle-même en son propre fonctionnement ? Ou encore ne considérerait-on pas la rature comme une marque purement spatiale sur la feuille de papier dont les emplacements (selon qu’ils se situent au début, au milieu ou à la fin de la ligne, avant ou après des mots ou catégories linguistiques déjà constituées) indiqueraient l’intention première de celui qui écrit, sans tenir compte des effets de sens dont elles pourraient provoquer la mobilisation ?

RATURES, OPÉRATIONS MÉTALINGUISTIQUES ET ERREURS

Nous allons analyser quelques ratures équivoquées présentes dans un manuscrit scolaire écrit dans des contextes de production relativement divers d’où Fabre tira son matériel de recherche. Nous avons recueilli ce manuscrit par le truchement de la banque de données « Pratiques de textualisation dans l’école », dont l’objectif est de documenter, classifier et construire un patrimoine8 de textes écrits dans des contextes scolaires, à différentes époques, et dans différents contextes de production.

Le caractère proprement équivoque de la langue fait que les ratures ont elles-mêmes tendance à être équivoques. C’est-à-dire que l’élève, en tentant d’améliorer le texte ou de l’écrire correctement, finit parfois par produire des erreurs. Ces « ratures équivoquées » revêtent une dimension singulière, car on ne les rencontre dans aucun des cinq cents et quelques manuscrits qui composent notre corpus de recherche.

Dans le contexte que nous considérons, les ratures analysées proviennent d’une « histoire inventée » : situation didactique dans laquelle l’institutrice de troisième année d’école élémentaire9 propose à ses élèves d’inventer une histoire en vue de l’insérer dans le livre qu’ils écrivent tout au long de l’année scolaire. Sa stratégie didactique consiste à rassembler les écoliers par groupes de deux, l’un étant chargé de dicter, l’autre d’écrire. Avant d’écrire le texte, les deux écoliers se mettent tout d’abord d’accord sur ce qu’ils vont écrire, puis l’institutrice leur remet un crayon et une feuille de papier pour qu’ils puissent commencer à écrire l’histoire convenue.

Choisissons un petit passage du début du texte. Celui-ci nous aidera à réfléchir sur la nature et le statut des phénomènes métalinguistiques qu’indiqueraient les ratures10 selon les auteurs sur lesquels nous débattons.

Dans ce bref fragment en portugais, nous constatons la présence de trois traces explicites de ratures :

Image1

1. la suppression et le déplacement de la lettre I [E]1111 au début de la ligne ;

2. l’addition de NE [MA] après UN [UM] et, immédiatement après, sa suppression par l’utilisation d’une rature ;

3. la substitution de F [V] par [Z] dans le mot « FOIX » [VES]. D’après la description de Fabre, il y aurait dans ce petit passage une méta-opération de « déplacement » (1), une méta-opération de « suppression » (2) et une « substitution » (3). En présence de cette description, nous pouvons poser les questions suivantes : de quelle façon cette description nous aide-t-elle à comprendre le processus de la rature et la relation de l’écolier avec le texte qu’il écrit, ou, pour être plus précis, qu’est-ce qui pourrait produire des interférences dans ce que l’on désigne par « opérations métalinguistiques » ? Quelle est la nature, quel est le statut théorique de cette description ? En considérant celle-ci uniquement sur la base du résultat final (le texte présen-té), pourrions-nous facilement supposer que les écoliers ont une « connaissance linguistique » ?

Cette absence d’autres marques de paragraphes au long du texte met en doute une domination supposée de l’élève sur cette notion, comme pourrait le laisser penser le déplacement de la lettre I [E] dans l’hypothèse où l’on considère l’activité réflexive propre à l’activité métalinguistique.

Pour ce qui est de l’ordre de la syntaxe, comment expliquer la « suppression » de NE [MA] dans « IL ÉTAIT UNEFOIX » [ERA UMA VES] qui indiquerait justement la concordance de genre requise par la langue portugaise ?

Enfin, comment pouvons-nous comprendre la rature orthographique commise au travers de la méta-opération dans laquelle la lettre [Z] remplace la lettre F [V] dans le mot « FOIX » [VES] ?

Pour pouvoir préciser ces points, il convient de recourir à un processus méthodologique permettant de mettre en lumière ce qui s’est passé au moment où le texte a été raturé. Nous analyserons donc le dialogue au cours duquel Jacques (10 ans 11 mois) et Anderson (12 ans 2 mois)1212 élaborent l’histoire. Il est important de souligner que nous avons pris connaissance du dialogue et avons observé les écoliers effectuant les ratures en les filmant au moment précis où ils étaient en train d’écrire.

Fragment 113 : Jacques a terminé d’écrire « ÉTAIT UN NE »14[era UM MA] quand Anderson, en train de dicter ce qui devait être écrit, demande à son collègue la feuille de papier et le crayon pour corriger quelque chose et continuer d’écrire l’histoire.

1) Anderson : « Tu te trompes… (il prend la feuille et le stylo à bille que Jacques a en main)… donne-moi ça, va… (Anderson raye “ne” [ma] et il écrit “foix[ves] à côté15) un… »

Jacques : « ... “une fois” est avec “U”. »

Anderson : « (il regarde Jacques) fois… »

Jacques : « … avec “S16 [Z] … et avec “S” [Z]… »

Anderson : « … “zois”17 va rester comme ça… D’accord, oh ! (en se rapportant au mot “foix” [ves] qu’il avait écrit auparavant). »

Jacques : « (il questionne l’institutrice) “une fois”ça prend un “S

? »

La traduction de la conversation ne pouvant être qu'approximative, nous tenterons modestement de demeurer fidèles au sens des paroles prononcées par les écoliers et aux significations que révèlent les ratures de leur dialogue. La traduction en français du texte original étant impossible, nous proposons, tant bien que mal, une translittération.

7) Institutrice : « Si tu te trompes, tu rayes, n’est-ce pas ?… écris

par-dessus… (Tandis que l’institutrice parle, Anderson rature “F”[V] (“FOIX” [VES]) et il écrit au-dessus un [Z]18 . »

Jacques : « … tu vois bien que ça prend un “S” [Z], mon gars… ça prend avec “S” [Z]… »

Anderson : « (il lit, sussure de façon rapide, presque inaudible) “zois [ZES] … “zois”. » [ZES] … »

Le bref dialogue entre les deux enfants enregistré par le film peut nous aider à comprendre avec plus d’exactitude ce qui est réellement écrit tout d’abord et raturé par la suite. Dans le fragment ci-dessus, la rature que fait Anderson sur « NE » [MA] relative à ce qu’il dit (« tu te trompes… ») (1er tour) ; la « correction orale » de Jacques sur l’écriture du mot « FOIX » [VES] quand il dit « ... avec “S” [Z]… et avec “S” [Z]… » (4e tour) ; et l’« erreur » d’Anderson lorsqu’il rature la lettre F [V] du mot « FOIX » fragilisent théoriquement la notion de rature en tant qu’opération métalinguistique, de sorte que la correction du scripteur indique une réflexion sur la langue, ou encore une perception ou focalisation sur ce qui est erroné ou exact.

Comment interpréter de telles occurrences dans une perspective englobant sujet et langue considérés dans leurs effets réciproques dans le discours ? Comment abolir, à partir de cette relation, les articulations entre le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, si on considère l’équivoque comme un élément qui menace et déstabilise tout le dire ?

Comme nous l’avons souligné antérieurement, l’enseignement de l’écriture à cette période de la scolarité repose largement sur des discours qui constituent un imaginaire du texte en fonction des conventions spatiales, graphiques, orthographiques et textuelles, telles que : l’espace pour marquer les paragraphes, l’usage des lettres majuscules, l’emplacement des titres et des marges, le type et le graphisme, l’orthographe, etc.

Dans ce sens, la rature sur le I [E] à la première ligne et son « déplacement », qui indiquerait que l’écolier semble délimiter le paragraphe, ne serait-elle pas beaucoup plus l’effet (ou l’identification19) du discours habituel en classe quand l’institutrice enseigne à l’élève qu’il faut commencer le texte par « un paragraphe et une lettre majuscule » ? Cet effet du discours relève-t-il d’une opération métalinguistique ? Ne renvoie-t-il pas plus à une étape de l’enseignement de la langue portugaise où les règles formelles (majuscule, minuscule, paragraphe) sont privilégiées dans le discours de l’institutrice sans pour autant qu’il y ait chez les écoliers une « prise de conscience » de ces règles ? Dans ce sens, on peut supposer que la rature effectuée par Anderson signalerait un lien entre des dires qui normalisent la langue dans la salle de classe et le mode d’insertion de ces dires dans l’écriture de l’élève.

La rature sur « NE » [MA] effectuée par Anderson, dans le 1er tour, produit l’expression « IL ÉTAITUNFOIX » [ERA UM VES] et suscite également quelques interrogations. Pourquoi l’élève rature-t-il ce qui était correct, sans rien remplacer à cet endroit ? Du fait qu’il ne nous soit pas possible de formuler une hypothèse sur cette rature, nous pouvons seulement supposer que la rature concernerait peut-être la lettre N [M] de nouveau écrite par Jacques.

Une rature équivoquée

Pour continuer l’analyse de ce petit passage, portons notre attention sur les ratures effectuées sur le mot « FOIX » [VES] (3e rature). Dans la langue portugaise, les sonorités des phonèmes/Z/et/S/sont très proches, pouvant, selon la position qu’ils occupent, se prononcer exactement de la même façon, comme dans les mots en portugais :

– « beleza » (beauté)/ « coisa » (chose), – « azar » (hasard)/ « asa » (aile),

– « prazo » (délai)/ « caso » (case),

– « coser » (coudre)/ « cozer » (cuire), – etc.

Il n’est pas nécessaire d’aller très loin pour montrer combien, en contradiction avec les conventions orthographiques, sa substitution est fréquente dans les textes écrits par les écoliers.

Dans le premier fragment, même après l’intervention de l’institutrice (« Si tu te trompes, tu rayes, n’est-ce pas ?... écris par-dessus… (7e tour) et du commentaire de Jacques (« ... tu vois bien que ça prend un “S” [Z], mon gars… ça prend avec “S” [Z]… » (8e tour), il fut impossible d’effectuer « une correction adéquate » de la part d’Anderson relative à la position qu’occuperait la lettre [Z] dans le mot [VEZ]20. Dans ce sens, il paraît licite de supposer que les paroles de Jacques (4e, 6e,8e tours) peuvent être considérées comme l’indice d’une espèce de « bricolage » concernant des énoncés stéréotypés qui circulent dans la salle de classe quand on essaie d’informer les écoliers ou de leur répondre sur les questions d’orthographe. En outre, nous devons également prendre en considération l’existence possible d’une interférence due à une ressemblance phonétique pouvant s’établir entre [Z] et [V], en portugais, laquelle peut contribuer à créer des équivoques.

Nous pourrions arguer du fait que le problème émane d’Anderson qui écrit, celui-ci ayant peut-être « confondu visuellement » les formes graphiques « Z » et « V » ou s’étant tout simplement trompé dans la position des lettres. Nous avons déjà montré qu’aucune des ratures effectuées par les deux écoliers sur l’écrit ne « corrige » ce qui est « erroné » Au contraire, ils finissent par effacer ce qui est « correct » au profit de ce qui est « erroné ».

En conséquence, si les opérations métalinguistiques se révèlent être des indices de l’action graduelle de l’écolier sur son texte, nous pouvons réinterpréter celles-ci à partir des articulations nouant les instances de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel et, par consé-quent, les modes de liaison entre sujet et langue, et interroger la relation du sujet avec la langue sans la réduire à un aspect d’ordre simplement conceptuel, ce qui paraît n’être ni consistant sur le plan théorique, ni suffisant pour interpréter ce qui se passe ici même dans cette relation.

Le geste de raturer semble bien résulter d’un effet imaginaire de la « correction » ou des pratiques discursives scolaires. En dépit des opérations métalinguistiques qui les caractérisent, ce mode de fonctionnement des ratures indique donc aussi le jeu auquel sont soumis les écoliers dans le processus d’écriture.

La référence à l’écoute21évoque pour nous quelque chose de contingent dont le fonctionnement repose sur les relations entre l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel, montrant ainsi l’impossibilitéqu’il y a de prévoir sur quel point de la chaîne syntagmatique elle va émerger. Ainsi nous pouvons seulement affirmer la nécessité de reconnaître une différence ou quelque chose produisant l’effet d’une différence.

Fabre observe également dans ses données que les ratures des textes scolaires, particulièrement les substitutions avec changement, vont dans le sens de la norme : « Elles fonctionnent donc comme des “corrections” proprement dites, même si le résultat final n’est pas correct » (1986 : 75). Sans aucun doute, nous oublions volontairement que le sujet de Fabre est celui qui abstrait et infère des propriétés de la langue mais également que la rature est pour lui une « opération » et non pas un effet du langage sur le sujet. Ce que nous voulons souligner, et les travaux de Fabre le montrent, encore que de façon latente, c’est que les ratures chez l’enfant invitent à rechercher la ressemblance22, à distinguer ce qui se dit/ce qui se fait ou ce qu’on « doit » dire/ce qu’on « doit » faire. Loin de signifier « contrôle », « séparation » et « distance », il faut reconnaître que cela tient plus de la soumission que du fonctionnement linguistique discursif.

Pour mieux expliciter cela, retournons à la rature sur le F [V], lequel est remplacé par S [Z] et sur ce que dit Jacques dans le 8e tour. Qu’est-ce qui fait que cet énoncé « correct » apparaît comme l’indice d’une « erreur » ou d’une rature plutôt singulière ?

D’un côté, nous constatons dans « FOIX » [VES] une écoute de l’écrit dans laquelle Jacques reconnaît l’existence de problèmes d’ordre orthographique, en effet son langage peut être sensible à la pression des formes de corrections effectuées par l’institutrice quand elle se penche sur les problèmes entre [S] et [Z], communs dans l’orthographe du portugais et présents à ce niveau de l’apprentissage.

En outre, ce qui paraît produire l’équivoque de la rature sur « FOIX » [VES] se trouve dans le fait qu’il est très commun que les écoliers des toutes petites classes utilisent le [Z] au lieu du [S]. Cela indique que ces lettres sont en relation constante à ce moment de l’apprentissage de la langue écrite, principalement du fait de la relation homophonique qui existe entre elles.

Dans le cas d’Anderson, ce qui paraît produire l’équivoque de cette rature dans ‘FZOIX’/ [VZES] se trouve précisément dans la proximité phonétique entre/S/et/Z/lorsque ces lettres sont situées à la fin des mots de la langue portugaise. Autrement dit, le son/S/se trouve dans son imaginaire tellement lié au son/Z/qu’il ne perçoit aucun problème orthographique lorsqu’il écrit [VES]. Si cette apparence imaginaire ne permet pas le déplacement du [S] dans [VES] dans le cadre d’une opération métalinguistique de substitution, la différence, c’est-à-dire la rectification réclamée par son collègue, sera ancrée dans ce qui est correct.

Anderson écoute ce que dit Jacques bien qu’il ait attendu un instant pour reformuler et altérer le texte. Pourtant, quand il fait la « correction », il ne se focalise pas sur le [S] dont l’homophonie avec la forme [Z] garantit la stabilité, mais sur le début du mot ; ainsi la forme [Z] prend-elle la place de la forme [V], elle est donc écrite « ZOIX » [ZES]. C’est ce mouvement de retour au texte, de façon absolument subjective, qui confère à la rature l’effacement de quelque chose qui fait « semblant d’erreur ». Dans ce sens, l’acte de raturer ne peut escamoter la dimension équivoque de la langue.

Par ailleurs, un autre facteur peut contribuer à effectuer cette rature équivoquée. Il est très fréquent, en salle de classe, que le professeur explique une lettre d’un mot en se référant à un autre mot, en utilisant des paroles du genre « “pierre” s’écrit avec un p comme “papa” », ou « le mot “chaussure” commence par c comme “cerise” », et ainsi de suite. C’est peut-être en raison de cette forte relation avec le discours de l’Autre, que Jacques dit « ... avec “S” [Z]… et avec “S” [Z]… » (4e tour) ; ce qui se trouve sur le droit chemin finit par s’égarer de manière imprévisible en établissant un axe d’équivalence métaphorique entre [V] et [Z] et en créant un mot inusité [ZES]. Bien qu’Anderson le répète : « (il lit, sussure de façon rapide, presque inaudible) “zoix” [ZES]… “zoix” [ZES]… » (9e tour), il ne lui semble pas être suffisamment étrange pour qu’il le rejette.

L’homophonie existante entre ces formes, productrice de cette rature équivoquée, égare les strates linguistiques relatives aux sonorités et au sens. C’est à cet instant précis que la relation entre le sujet et la langue tout à la fois se révèle et s’occulte, exposant ainsi la fragilité du scripteur face aux mouvements des formes signifiantes.

De cette manière, la « rature équivoquée » est un produit de l’entrelacement du réel de la langue (lalangue) désigné par les articulations entre les formes signifiantes en jeu (dans cette rature l’homophonie tient une place déterminante) et le registre symbolique dans lequel s’insèrent les propriétés, règles, contraintes structurales de la langue, et la façon par laquelle, imaginairement, les formes signifiantes acquièrent unité et sens.

Cet entrelacement du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire et les positions subjectives du sujet en rapport avec la langue pourraient nous conduire à une interprétation se fondant sur le fonctionnement linguistique discursif lui-même pour expliquer les opérations méta-linguistiques et leur statut théorique.

En prenant ainsi en considération le statut « réflexif » et l’intention qui se trouve présente dans les opérations métalinguistiques, nous pouvons dire que les « éléments phonématiques du signifiant se développent bien avant de rencontrer la ligne dans laquelle prend sa place ce qui est appelé à l’être, l’intention du signifiant […] qui alors s’occulte » (Lacan 1992 : 238). De la sorte le signifiant prédomine l’intentionnalité.

L’analyse de cette rature peut mener à rendre suspect le présupposé théorique sur lequel se fonde la conscience ou la capacité réflexive du scripteur du fait que celle-ci provoque une équivoque, cela veut dire que l’équivoque apparaît également où il y a demande de correction.

QUELQUES MOTS POUR FINIR

À tout ce qui a été mentionné, il convient d’ajouter cette dernière considération :

Si le métalangage est le moyen par lequel s'analyse le langage, que dire des occurrences que, dans ce contexte, l’on pourrait très bien qualifier d’« erreurs de reformulation » ? Pourquoi non seulement les « erreurs » mais également celles de « reformulation », n’amènent-elles pas les chercheurs partisans d’une perspective énonciative à se méfier des opérations « métalinguistiques » en tant qu’elles peuvent être considérées comme expression d’une capacité réflexive qui sépare le sujet et la langue ?

Risquons une réponse. C’est peut-être parce que le métalangage est l’effet que produit le langage lui-même ; la réflexivité et la « prise de conscience », quelles qu’elles soient, sont une question de langage23, avant d’être une question cognitive, ou parfois même une question motrice, comme paraissent l’indiquer les propos de Fabre.

Le déplacement de « ÉTAIT » [ERA], l’effacement de « NE » [MA] et surtout le remplacement de « FOIX » [VES] par « ZOIX » [ZES] désignent surtout, soit dans l’erreur elle-même, soit dans sa reformulation, une incompatibilité par rapport à la notion dopération « métalinguistique » ou ce qu’elle infère, autrement dit la possibilité de se supposer un « métalangage », le suspens de ce système, mais, également, du statut cognitif de ces opérations. Comme l’ont fait observer Lier-de-Vitto et Fonseca (1997), « le métalangage fait apparaître un sujet qui choisit, fait abstraction et agit sur les propriétés de la langue, c’est-à-dire qui l’examine et le contrôle “de l’extérieur” : un sujet face au langage et hors la loi » (ibid. : 58).

Loi du fonctionnement linguistique et discursif, certainement. L’axiome lacanien « il n’est pas de métalangage » consiste précisément à affirmer qu’il n’existe rien en dehors de la sphère du langage – « il n’est pas de langage de l’être », dit Lacan (1985 : 160). La déclaration lacanienne consiste à attester que la langue touche la lalangue et se laisse traduire, comme l’exprime Milner (1983 : 49), par « il y a quelque chose du langage qui s’inscrit en tant que non-tout ». Ainsi, la croyance en l’existence d’un métalangage finit par mettre le chercheur dans une situation confortable en le soustrayant au fait que lesujet est traversé par le langage et qu’il n’en est pas le maître.

Pour finir, nous pourrions dire que, si les quatre métaopérations aident à décrire le phénomène, elles ne peuvent pas encore l’interpréter.

En tenant compte d’un sujet que la langue habite et structure, nous avons essayé ici de dépasser les descriptions et les généralisations de ces opérations afin de comprendre la présence de la rature dans le processus de l’écriture.

Traduction : Georges Lebigre (georgeslebigre@free.fr)

1  Nous entendons par « remettre au propre » le fait de recopier un brouillon en éliminant toutes les erreurs et ratures qui s’y trouvent, usage particulièrement répandu dans les milieux scolaires brésiliens.

2 Fabre utilise la définition présentée par Culioli (1982 : 10) quand il affirme que le brouillon peut être interprété comme « tout ensemble complexe d’états successifs en voie de stabilisation ».  

3  Les textes que Fabre analyse furent écrits par des écoliers de 6 à 10 ans fréquentant le Cours Préparatoire, le Cours Elémentaire et le Cours Moyen (conformément au système français d’enseignement). Dans le contexte sco-laire brésilien correspondant, les enfants de cette tranche d’âge fréquenteraient le premier et le second cycle de l’Enseignement Fondamental.

4  Néologisme qui sera justifié infra.

5  La notion d’« écoute » que nous utiliserons a pour origine la psychanalyse lacanienne, celle-ci étant réinterprétée dans les travaux d’acquisition du langage oral développé au Brésil (Lemos 1998, 2000). Nous pouvons dire ici que le sujet reconnaît quelque chose qui se produit de façon imaginaire à l’intérieur d’un ordre symbolique.

6  Nous nous référons ici à la triade Réel-Symbolique-Imaginaire, qui affleure dans toute la pensée lacanienne. À ce sujet voir, entre autres, Lacan 1998. Authier-Revuz (1995 : 188) commente l’importance de la position méta-énonciative pour l’énonciateur, car il y voit « un lieu privilégié de l’imaginaire de l’énonciation », signifiant par là que le métalangage est une illusion vitale avalisée par l’imaginaire, lequel permet au sujet de fonctionner en dépit de toutes ses claudications.

7  Lacan (1985 : 180) forme le terme « Lalangue » pour nommer le non-tout, tout ce qui ce qui ne se laisse pas appréhender en totalité et affirme que « tout ce qu’on sait faire avec la lalangue dépasse de beaucoup ce que nous pouvons concevoir au titre du langage […] un langage toujours hypothétique par rapport à ce qu’il soutient, c’est ça lalangue ».

8  Ce patrimoine est la propriété de la cellule de recherche « Manuscrits scolaires et Processus d’écriture » (http://www.manuscritosescolares.ufal.br). Dirigée par le Professeur Dr Eduardo Calil, cette cellule est liée au CNPq (Conseil National brésilien pour le Développement de la Recherche).

9  Cette année correspond à la deuxième année de l’école primaire du système d’enseignement brésilien.

10  Bien que la singularité des formes signifiantes de chaque langue rende impossible une traduction précise, nous avons choisi de traduire « Il était une fois » par « Il était une foix», en tentant de préserver, autant que possible, laproximité de la langue française et, tout à la fois, de garantir la littéralité de l’erreur de l’élève. Nous présenterons le manuscrit en portugais, puis, une illustration de ce que serait ce manuscrit en français (pour cela nous altérons le manuscrit original).

11  L’italique indique la forme correspondante, et parfois de façon approximative, en français. Le crochet indique la forme en portugais.

12  En dépit de leur âge, à l’époque, ces écoliers étaient scolarisés en deuxième année d’une école publique de Maceió (Brésil). Comme nous le savons, dans les premières classes des écoles primaires brésiliennes, il est très banal de constater la présence d’enfants en retard.

13  La traduction de la conversation ne pouvant être qu'approximative, nous tenterons modestement de demeurer fidèles au sens des paroles prononcées par les écoliers et aux significations que révèlent les ratures de leur dialogue. La traduction en français du texte original étant impossible, nous proposons, tant bien que mal, une translittération.

14  Divisant l’article féminin « UNE » [UMA], l’élève écrit tout d’abord « UN » [UM] et ensuite « NE » [MA].

15  Il s’agit d’écrire « IL ÉTAIT UNE FOIS » [ERA UMA VEZ] Nous retranscrivons ce petit dialogue en français en faisant porter les ratures de l’écolie-renfant sur l’écriture de l’article « UNE » [UMA] et du nom « FOIX » [VES]. En écrivant « FOIX » [VES] Anderson fait une faute d’orthographe assez commune en portugais, en remplaçant la lettre S [Z] par la lettre X [S] qui sont homophoniques à la fin de ce mot. Dans l’intention de rapprocher cette erreur (le mot [VES] en portugais) de la langue française, nous avons choisi de créer le mot « FOIX ».

16  En portugais, l’élève fait la correction orale du mot [VES] qu’il a écrit, en disant qu’il faut changer la lettre [S] pour la lettre [Z]. En français, le chan-gement équivaudrait à changer l’écriture de « FOIX » par l’écriture correcte de « FOIS ». Dans l’intention de maintenir la cohérence des translittérations et de récupérer approximativement le sens de ce qui est en train de se dire, dans la parole de l’élève, nous indiquons la présence de la lettre S, comme si celle-ci était correcte dans l’orthographe française. Rappelons qu’en por-tugais, celui-ci dit [Z] comme indiqué entre les crochets.

17  Ici il est difficile de transcrire le démarche de l’élève, car aucune forme cor-respondante n’existe en français. Anderson décide de corriger la lettre fina-le [Z] en portugais, mais « il se trompe » et la place au début du mot « FOIX » [VES], et crée le mot « ZOIX » [ZES]. La forme correspondant en français « ZOIX », et la forme en portugais [ZES], n’existent pas.

18  En conformité avec le manuscrit original, sur la forme [V] utilisée de façon adéquate en portugais, l’élève rature et écrit [Z].Ici il est difficile de trans-crire le démarche de l’éléve pois não há forma significante correspondente em francês. Jaques décide de corriger la lettre finale ‘Z’en portugais, mais “il se trompe” et la place au début du mot ‘FOIX’/ [‘VES’], criando a palavra ‘ZOIX’/ [‘ZES’]. La forme correspondant en français ‘ZOIX’, et a forma en portugais ‘ZES’, n’existent pas.

19  Le problème de l’identification du sujet dans ces discours est uniquement suggéré ici. Pour l’heure, il ne nous est pas possible de l’analyser avec plus d’acuité, de façon plus rigoureuse. Nous considérerons ce fait comme un point faible de notre argumentation devant faire l’objet de travaux ultérieurs.

20  En français, nous utiliserions la lettre S dans le mot « FOIS ».

21  Nous ne devons pas oublier que la notion d’écoute est liée à l’hétérogénéité, à la singularité et à l’intermittence que les ratures représentent (cf. supra).

22  Il est intéressant de noter que chez le poète la rature va dans le sens opposé à celui qui semble prédominer chez l’enfant ; elle fonctionne comme un élément de création, montre la recherche et la reconnaissance d’une différence chez le poète, d’une différence rompant l’ordre du prévisible.

23  Dans ce sens, nous pouvons approcher nos réflexions du travail de Derycke (2004). De même, elles ne permettent pas de généraliser car elles achoppent sur la singularité d’un sujet inévitablement habité par la langue.