Qu’y a-t-il dans le vide qui leur puisse faire peur ?
Qu’y a-t-il de plus bas et de plus ridicule1 ? 

Les personnages d’À la recherche du temps perdu souffrent de logorrhée, soit qu’ils passent leur temps dans des salons, soit que, seuls, ils arrangent leur for intérieur à l’instar d’un « salon mental » (RTP, I, 569). Mais parlent-ils vraiment ? Au premier abord la réponse est négative : « nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien dire que répéter indéfiniment le vide d’une minute » (RTP, II, 260), assure le narrateur en s’en prenant à l’amitié. Tout se passe comme si, de son point de vue, la parole était traversée par un vide handicapant, la rendant incapable de remplir les fonctions de communication, d’expression etde transmission que nous avons tendance à lui attribuer. Mon enjeu sera, d’une part, de reconstituer le tribunal devant lequel Proust porte la parole, et, d’autre part, de vérifier si le vide qui la creuse ne présente pas un aspect positif, qui profiterait à son déploiement.

Parole, discours

Avant d’aborder le problème du vide, il est opportun de retracer l’image de la parole produite par À la recherche du temps perdu. Elle consiste dans l’acte de vocalisation des signes verbaux accomplis par des corps assujettis au travail du temps : les mots. Mots et corps étant inséparables, les changements qui affectent ces derniers ne sont pas sans altérer la texture des premiers, dont ils rendent caduc le sens (RTP, I, 601-602). Par ailleurs, en dépit des situations critiques faisant éclater le langage en morceaux (le réveil, les épiphanies de la mémoire, la rencontre avec les signes de l’art), les mots, chez Proust, n’existent pas sous la forme d’électrons libres, mais s’organisent tout d’abord en phrases, puis en discours, susceptibles d’être organisés en trois catégories : le discours mondain, le discours amoureux et le discours intérieur.

Or, s’il est aisé de reconnaître la présence de ces trois discours dans À la recherche du temps perdu, il ne l’est pas de définir le critère à la base de cette tripartition. Sans doute, il ne dépend pas du sujet traité, en l’occurrence les réceptions dans le discours mondain, la passion dans le discours amoureux, les péripéties de l’âme dans le discours intérieur. En effet, les Guermantes et leur coterie, les Verdurin et leur petit clan, discutent souvent de thèmes « élevés », comme l’art ou la politique, mais leurs conversations restent du bavardage. De manière analogue, les amoureux n’expriment jamais ce qu’ils éprouvent, et cependant leurs paroles sont affectées par la passion. De même arrive-t-il aux rêveurs d’avoir des échanges virgiliens avec telle ou telle ombre : ceux-ci restent, malgré tout, des soliloques, analogues aux flux de conscience qui surprennent le narrateur quand la reviviscence des affects éteints s’accompagne de l’apparition de mots, pinceaux des souvenirs :

Et longtemps après mon rêve fini, je restais tourmenté de ce baiser qu’Albertine m’avait dit avoir donné en des paroles que je croyais entendre encore. Et en effet elles avaient dû passer bien près de mes oreilles puisque c’était moi-même qui les avais prononcées. (RTP, IV, 121)

Si le critère pour distinguer les discours d’À la recherche du temps perdu n’est pas le sujet, est-ce lelocuteur ? Pour le dire autrement, si les propos sur Hugo tenus par Mme de Guermantes sontdu bavardage, est-ce en raison de la nature mondaine de cette femme ? Non, car, chez Proust, l’identité personnelle ne détermine pas celle du discours, mais l’inverse. Ainsi, si les causeries de Mme de Guermantes sont mondaines, ce n’est pas parce qu’elle est mondaine, mais pour une raison mystérieuse, indépendante de sa nature, faisant que, en s’y livrant, elle condamne à la déchéance son « moi profond » au profit de l’émergence du « moi social ».

L’idée que les discours déterminent l’identité personnelle – comme si cette dernière était le produit d’une habitude langagière et comme si l’acte de parler précédait le fait d’être ce que l’on est – est corroborée par l’exemple de ces personnages hybrides, tels que Swann, le narrateur et Charlus, qui ne changent pas seulement dans le temps, mais également dans l’espace, et dans la mesure où ils changent de discours. Ainsi, quand Swann s’abandonne à des monologues obsessionnels, portant sur ce qu’Odette a fait ou désire faire, il quitte son moi mondain, superficiel, pour devenir un sujet abyssal, se nourrissant des signes et des mots susceptibles de lui dévoiler l’âme de sa maîtresse. Le narrateur subit une transformation analogue lorsqu’il s’éprend d’Albertine, à laquelle, par ailleurs, il adresse les mêmes reproches qu’autrefois ses parents, en expérimentant une sorte de « devenir mère », de « devenir père », de « devenir tante » reposant, là encore, sur le langage :

Sans doute, chacun devant faire continuer en lui la vie des siens, l’homme pondéré et railleur qui n’existait pas en moi au début avait rejoint le sensible, et il était naturel que je fusse à mon tour tel que mes parents avaient été. De plus, au moment où ce nouveau moi se formait, il trouvait son langage tout prêt dans le souvenir de celui, ironique et grondeur, qu’on m’avait tenu, que j’avais maintenant à tenir aux autres, soit que je l’évoquasse par mimétisme et association de souvenirs, soit aussi que les délicates et mystérieuses incrustations du pouvoir génésique eussent en moi, à mon insu, dessiné comme sur la feuille d’une plante, les mêmes intonations, les mêmes gestes, les mêmes attitudes qu’avaient ceux dont j’étais sorti. (RTP, III, 615).

En ce qui concerne Charlus, ses aspects multiples dépendent aussi du discours dans lequel il est pris, au point que l’on peut concevoir la folie qui le caractérise à la fin du roman comme un trouble langagier plutôt que mental2, de même que son « inversion », avant d’être l’héritage de Sodome, est l’effet de l’âme d’une aïeule ayant transmigré dans son corps après la mort (RTP, III, 299), ou d’une « nichée de jeunes filles » ayant trouvé refuge dans sa voix (RTP, II, 123).

Pour clore cette série d’exemples sur la modulation de l’identité par le langage, songeons à ces personnages qui, sans changer de personnalité, changent néanmoins de classe sociale selon l’accent qu’ils prennent et les expressions dont ils se servent. C’est, d’une part, le cas du duc de Guermantes et de la princesse de Parme, qui, aristocratiques par le sang, s’expriment, respectivement, comme un petit bourgeois (RTPII, 533) et comme une femme du peuple (RTP, II, 798), et, d’autre part, de Françoise, la servante dont le vocabulaire savoureux, ancien comme celui de la duchesse de Guermantes, jette une goutte de sang bleu, sinon dans son corps, du moins dans son esprit (RTP, III, 544).

Le vide

Ni l’objet, ni le sujet des discours qu’À la recherche du temps perdu rapporte, en même temps qu’elle le produit, ne rendent donc raison de leur spécificité. Sur quoi repose-t-elle alors ? Il se peut que la réponse soit enveloppée dans l’impression de vide qu’ils suscitent chez le lecteur. Car ce vide, tout en étant toujours le même, n’est pas toujours à la même place : parfois il se situe entre ce que les personnages disent et ce qu’ils pensent, parfois entre ce qu’ils disent et ce qu’ils désirent, parfois entre les mots qu’ils empruntent à la presse et la réalité des événements, parfois, enfin, entre le logos et la vérité inscrite dans les symboles des rêves ou de la mémoire involontaire.

Ainsi peut-on définir comme mondain ce discours séparé du moi profond des locuteurs, et constitué, à la fois, par des expressions transindividuelles (proverbes, dictons, lieux communs) et par des formules conventionnelles, notamment de politesse, dont le langage du corps accentue la vacuité. Ainsi la princesse de Parme, en accord avec son « snobisme évangélique », cherche constamment « à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les signes extérieurs du langage muet », qu’elle est de plain-pied avec n’importe quelle personne. En réalité, sa politesse « ne va pas au-delà de ce que ce mot signifie », et ce dans la mesure où elle est un dérivé de la vie des cours, où les « scrupules de conscience » sont transposés « du domaine des affections et de la moralité aux questions de pure forme » (RTP, II, 422-423). De ce fait, si le discours mondain est séparé, en premier lieu, de ce que les personnages ressentent et connaissent (ou plutôt ignorent, les Verdurin comme les Guermantes étalant souvent des connaissances fausses), il est séparé, en second lieu, de la pratique, si bien que ses adeptes ne pèchent pas par vanité et hypocrisie sans pécher également par mollesse :

Je maudissais ces vains bavardages de gens qui souvent, sans même l’intention de nuire ou de rendre service, pour rien, pour parler, quelquefois parce que nous n’avons pas pu nous empêcher de le faire devant eux et qu’ils sont indiscrets (comme nous), nous causent, à point nommé, tant de mal. (RTP, I, 602-603)

Discours de surface, modulé sur les propos de Madame Tout-le-Monde, le discours mondain s’oppose au discours amoureux, modulé sur l’intériorité des locuteurs. Or cette dernière, chez Proust, se définit par la souffrance. En effet, avant même que l’être aimé ne les rende malheureux, ils souffrent du fait de ne pouvoir pas communiquer avec lui. Ainsi le narrateur renonce-t-il à dire à Gilberte qu’il ne l’aime plus, sachant que ses paroles ne lui parviendront que « déviées, comme si elles avaient eu à traverser le rideau mouvant d’une cataracte », « méconnaissables, rendant un son ridicule, n’ayant aucune espèce de sens » (RTP, I, 601). Il éprouvera une frustration analogue le jour de sa présentation à Albertine, avec laquelle il aura l’impression d’avoir échangé non pas des mots, mais des cailloux :

J’avais causé avec elle sans plus savoir où tombaient mes paroles, ce qu’elles devenaient, que si j’eusse jeté des cailloux dans un abîme sans fond. Qu’elles soient remplies en général par la personne à qui nous les adressons d’un sens qu’elle tire de sa propre substance et qui est très différent de celui que nous avions mis dans ces mêmes paroles, c’est un fait que la vie courante nous révèle perpétuellement. (RTP, II, 236)

La précarité du sens, sa dénaturation lorsqu’il passe des mots du locuteur aux oreilles de l’interlocuteur, ne seraient pas si graves, si les personnages d’À la recherche du temps perdu ne poussaient pas le langage vers une sorte de pis-aller, en s’en servant pour occulter leur volonté. Par exemple, le narrateur et Swann torturent les femmes aimées par des « causeries investigatrices » (RTP, III, 533), que la simple curiosité ne saurait expliquer. Tout se passe comme si, dans leurs laïus respectifs, le vide séparait, ou tâchait de séparer, leurs paroles de leur jalousie, ainsi que le narrateur le suggère en décrivant la manière – sournoise, rusée – dont Swann essaie de détourner Odette du projet d’aller à l’Opéra-Comique sans lui :

À défaut du sens de ce discours, elle comprenait qu’il pouvait rentrer dans le genre commun des « laïus », et scènes de reproches ou de supplications dont l’habitude qu’elle avait des hommes lui permettait, sans s’attacher aux détails des mots, de conclure qu’ils ne les prononceraient pas s’ils n’étaient pas amoureux, que du moment qu’ils étaient amoureux, il était inutile de leur obéir, qu’ils ne le seraient que plus après. Aussi aurait-elle écouté Swann avec le plus grand calme si elle n'avait vu que l'heure passait et que pour peu qu'il parlât encore quelque temps, elle allait, comme elle le lui dit avec un sourire tendre, obstiné et confus, « finir par manquer l’Ouverture ! ». (RTP, I, 286)

Quant aux discours d’Odette et d’Albertine, tantôt ils cachent l’indifférence qu’elles éprouvent à l’égard de leurs victimes, d’où une série de mots insincères, simulant la tendresse et l’affection, tantôt un désir coupable ayant un tiers comme objet, d’où une série de mensonges, dissimulant ce désir et les plans machinés pour le réaliser.

Nous pouvons inférer de ces données que, dans l’amour tel que Proust le peint, le dialogue n’existe pas ; ou plutôt il existe sous la forme d’un simulacre derrière lequel se perpétue une « scène », que les mensonges, d’une part, les malentendus, d’autre part, rendent infinie3. Or, c’est justement en tant que scène, c’est-à-dire en tant que parole qui délie, que le discours amoureux dévoile à ses sujets – les individus assujettis à sa législation – la profondeur de leur âme. En effet, en s’apercevant que la parole n’est pas en mesure de les rapprocher de l’être aimé, mais n’arrivant pas, pourtant, à renoncer à leur amour (ayant pris les dimensions de leur être, ce dernier ne peut pas les quitter sans les détruire), ils comprennent que l’enjeu de l’Éros n’est pas la possession de l’Autre, mais la quête de soi – de ce qui, en soi, est « terra incognita » (RTP, III, 500), « pays obscur » (RTP, I, 45), « nuit » (RTP, I, 344). Aussi la scène amoureuse est-elle le moteur d’un tout autre discours : le discours intérieur ou soliloque.

Effets de profondeurs

Le passage de la scène amoureuse au soliloque – où le locuteur et l’interlocuteur sont la même personne, mais clivée – se charge, chez Proust, d’une valeur initiatique. D’une part, parce que, comme le rappelle Michel Foucault, la littérature et la fêlure, au sens de la folie, sont soudées depuis un temps immémorial4, si bien que la découverte de la fêlure, en tant que possibilité du délire, est susceptible de charrier celle de la vocation. D’autre part, chez Proust, la littérature surgit de la méditation, c’est-à-dire de la conversion de l’expérience sensible en un « équivalent spirituel » ou « idée » (RTP, IV, 457). D’où le surprenant éloge de l’intelligence que, dans Le Temps retrouvé, le narrateur entrecroise avec celui de la sensibilité, en le condensant dans le credo classique, plutôt que romantique : « ce sont nos passions qui esquissent nos livres, le repos d’intervalle qui les écrit » (RTP, IV, 486).

Mais le discours intérieur n’est pas nécessairement réfléchi ; il ne coïncide pas nécessairement avec l’anamnèse de la vie intérieure, propédeutique pour l’expérience littéraire. Dans sa forme irréfléchie, il peut prendre trois formes : celles de la rêverie, de la remémoration et du rêve5.

La rêverie est le discours du désir ; elle consiste dans une chaîne d’associations préconscientes centrées sur un objet inatteignable, soit qu’il se situe hors de la portée de l’être humain, soit que ce dernier change dans le temps. Songeons aux rêveries du narrateur dont le thème est le voyage. D’une part, il désire voir tel ou tel lieu, qu’il imagine atteindre par tel ou tel moyen de transport, d’autre part, avant même d’avoir été visité, ce lieu ne satisfait pas son désir de voyager, vaste et variable comme un ciel d’automne. Insatisfait, il associe au lieu originaire d’autres lieux, ou plutôt d’autres noms de lieu, enveloppant des espaces dont la réalité est purement psychique. Or, comme cette dernière diffère de la réalité géographique, quand il se rend sur place, il ne peut qu’éprouver un sentiment de dépit, pareil à celui que suscite la découverte de la trahison chez un être en qui on avait confiance :

Si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais de ces villes, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres ; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre plus belle, mais aussi plus différente de ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, d’aggraver la déception future de mes voyages (RTP, I, 380).

Pour le dire autrement, entre les noms de lieu et les lieux ainsi nommés subsiste un hiatus, un vide, que les lois qui règlent l’univers proustiens défendent de combler. En ce sens, la rêverie est un flux de conscience séparé, d’une part, d’un objet inconnu que les noms embrassent sans le préciser, et, d’autre part, de la réalité, dont les vagues se heurtent contre les rochers de l’Imaginaire, l’érodant sans parvenir à le détruire6.

Au pôle opposé du discours de la rêverie, projeté vers l’avenir inatteignable de l’accomplissement, il y a le discours régressif, marchant au rebours de la flèche du temps, tenu par la mémoire involontaire. Il est « préfacé » par l’accident psychique dit « intermittence du cœur » (RTP, III, 148), et provoqué par la rencontre, fatale et fortuite, avec une sensation analogue à une sensation refoulée. Alors, grâce à la collision de ces deux fragments de temps sensible, l’un présent, l’autre passé, tous les événements de jadis, les lieux que l’on a visités, les êtres que l’on a aimés, ressuscitent dans l’ordre que la mémoire leur donne, et qui est avant tout celui des phrases qu’elle se murmure à elle-même (RTP, I, 47). Et pourtant, pas plus que le désir, la mémoire involontaire n’échappe au vide. Omniprésent et omnipuissant, le vide fait ici diverger le passé remémoré, dit par une âme se recueillant sur elle-même, du passé tel qu’il a été vécu. D’où l’impression d’incommensurabilité qui hante ces deux dimensions, soit d’un point de vue qualitatif (le passé remémoré est plus vrai que le passé vécu7), soit d’un point de vue quantitatif (le passé vécu dépasse le passé remémoré, de sorte que le récit calqué sur ce dernier sera nécessairement elliptique8).

La troisième forme de discours intérieur récurrente chez Proust est le discours onirique. Il présente une structure bicéphale, étant, d’une part, le discours par lequel l’individu, au réveil, essaie de reconstruire son rêve, et, d’autre part, le discours du rêve proprement dit, susceptible de révéler au dormeur maints mystères, non pas en aiguisant son intelligence, mais en la neutralisant, « car on dit que nous voyons souvent des animaux en rêve, mais on oublie que presque toujours nous y sommes nous-même un animal privé de cette raison qui projette sur les choses une clarté de certitude » (RTP, II, 177).

Hélas, « ces mystères que nous croyons ne pas connaître et auxquels nous sommes en réalité initiés presque toutes les nuits » (Ibid.) ne sont pas disponibles pour l’esprit éveillé, qui doit se contenter de quelques bribes sémantiques, de quelques fragments de syntaxe, dérobés au monde du sommeil. En effet, ce dernier est séparé du monde de la veille par le Léthé ou fleuve de l’Oubli (RTP, III, 157), qui se change, au réveil, en fleuve de la Remémoration – de la chambre occupée, de la minute présente, du moi qu’on incarnait avant de s’endormir (RTP, II, 387). En ce sens, si le discours du rêve est séparé de la conscience, le discours du rêveur éveillé est séparé de la Vérité, dont la présence là-bas, au loin, dans les ténèbres du sommeil, lui est rappelée par un sentiment obsédant de manque :

Mais dès que je fus arrivé à m’endormir, à cette heure, plus véridique, où mes yeux se fermèrent aux choses du dehors, le monde du sommeil (sur le seuil duquel l’intelligence et la volonté momentanément paralysées ne pouvaient plus me disputer à la cruauté de mes impressions véritables) refléta, réfracta la douloureuse synthèse de la survivance et du néant, dans la profondeur organique et devenue translucide des viscères mystérieusement éclairés. (RTP, III, 157)

Fêlures

Entre le sentiment de manque éprouvé par le narrateur insomniaque et le vide découpant sa parole, il se peut qu’il existe un lien. En effet, si l’on pose que l’identité personnelle est déterminée par la nature du discours, un discours fêlé, quelle que soit sa forme, ne peut que provoquer l’éclatement du moi. On a coutume de rapporter cet éclatement au travail du Temps, qui ravage les corps aussi bien que les esprits. Ainsi Beckett identifie-t-il le Temps avec le tyran contraignant les « créatures de Proust » à se déformer sans cesse9, et Deleuze avec le mouvement forcé par lequel ces mêmes créatures sont, dès leur vivant, des mourants ou des demi-morts10. Aussi Ricœur partage-t-il l’idée d’Anne Henry selon laquelle il y a, en amont d’ À la recherche du temps perdu, le sentiment que l’Identité a été perdue11, du moins jusqu’au jour, dirait Benjamin, où le hasard d’une réminiscence ne permette à l’individu de la retrouver12.

La question, à présent, est de savoir si, avant de transformer l’individu en un « dĭvĭdŭus13 », le Temps ne trouble pas sa parole, comme si cette dernière était l’instrument par lequel il s’inscrivait dans sa chair, la pointe dont il se servait pour tracer sa condamnation à mort.

Le problème étant abyssal, je me bornerai à l’aborder, en rappelant que, dans À la recherche du temps perdu, les effets du temps (naissance, mort, devenir) et de sa suspension (sentiment de l’éternité, intermittences du cœur, aliénation mentale) entretiennent avec la parole des liens patents, dont la forme dépend du discours où elle se décline. Par exemple, le bavardage aliénant et aliéné des mondains repose sur l’angoisse de la mort : tabou dont il ne faut pas parler, au risque de retomber dans l’enfer de l’intériorité14. La scène amoureuse, quant à elle, découvre à ses sujets le caractère transitoire du sentiment qui la dicte15, alors que la méditation qui en prend le relais les invite à sonder la profondeur de leur vécu :

J’avais autrefois entrevu aux Champs-Élysées et je m’étais mieux rendu compte depuis, qu’en étant amoureux d’une femme nous projetons simplement en elle un état de notre âme ; que par conséquent l’important n’est pas la valeur de la femme mais la profondeur de l’état ; et que les émotions qu’une jeune fille médiocre nous donne peuvent nous permettre de faire monter à notre conscience des parties plus intimes de nous-mêmes, plus personnelles, plus lointaines, plus essentielles, que ne le ferait le plaisir que nous donne la conversation d’un homme supérieur ou même la contemplation admirative de ses œuvres. (RTP, II, 189-190)

Enfin, la synergie entre Kronos et Logos apparaît dans le discours intérieur : en tant que mémoire involontaire, ce dernier crée ou récrée le passé ; en tant que discours du désir, il préfigure ou anticipe l’avenir ; en tant que discours onirique diurne, il apparaît comme une tentative d’inscrire dans le cadran du temps les restes d’un rêve intemporel (RTP, IV, 120), en tant que discours onirique nocturne, comme la fréquentation d’un autre temps, dialogue avec l’éternité (RTP, III, 372).

Par ailleurs, comme le soutient Ricœur dans Temps et récit II16, le chiasme entre temps et langage se laisse entrevoir, chez Proust, dans l’écriture. Or, le problème du temps dans l’écriture n’est pas en exacte continuité avec le problème du temps dans la parole, car des rapports ambivalents subsistent entre ces deux objets, où la rupture et le divorce alternent avec la fraternité et la filiation. Plus précisément, d’une part, ils s’excluent, l’écriture reposant sur le deuil de la parole, sur l’avènement du silence (RTP, IV, 460 ; 47617). D’autre part, ils sont entrelacés par le vide qui traverse la première, comme le narrateur le suggère lorsqu’il met la littérature face à ses limites : « Ce qui est senti par nous dans la vie ne l’étant pas sous la forme d’idées, sa traduction littéraire, c’est-à-dire intellectuelle, en rend compte, l’explique, l’analyse, mais ne le recompose pas » de manière objective (RTP, III, 876). Il s’ensuit qu’aucun livre n’est le dépositaire d’une vérité universelle, mais que chaque livre est un miroir permettant au lecteur de lire en lui-même (RTP, IV, 489 ; 610), d’y lire ce manuscrit aux « signes inconnus » que personne, sauf lui, ne saurait déchiffrer :

Le livre aux caractères figurés, non tracés par nous, est notre seul livre. . Ce que nous n’avons pas eu à déchiffrer, à éclaircir par notre effort personnel, ce qui était clair avant nous, n’est pas à nous. Ne vient de nous-mêmes que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres. (RTP, IV, 458-459)

Comme la parole, l’écriture est ainsi sillonnée par un objet indicible, identifié par le narrateur avec une essence située non pas hors de lui, dans les choses, mais en lui, dans la façon dont il les perçoit : « C’est elle que l’art digne de ce nom doit exprimer, et, s’il y échoue, on peut encore tirer de son impuissance un enseignement (tandis qu’on n’en tire aucun des réussites du réalisme), à savoir que cette essence est en partie subjective et incommunicable » (RTP, IV, 464). Incommunicable, cette essence n’est pas, pourtant, silencieuse, ni muette. Au contraire, elle est fusionnée avec le ton profond de notre âme : « violon […] que l’uniformité de l’habitude a rendu silencieux », mais que les réviviscences de la mémoire et les changements de lumière sont susceptibles d’éveiller, en le mettant dans les conditions de renouveler, pour nous, le monde extérieur (RTP, III, 535).

Peut-être est-ce en raison du caractère tonal de l’essence que la littérature, art des mots, n’est pas l’instrument le plus adéquat pour la reproduire. Peut-être est-ce pour cela qu’il est séparé d’elle par le même vide que nous avons vu courir dans les labyrinthes de la parole. Cette hypothèse est renforcée par le fait que le narrateur accorde aux arts aphasiques, comme la peinture et la musique, le pouvoir de la dire, ou plutôt de la faire voir et de la faire entendre. Apparu un moment dans les pages d’« Un amour de Swann »sur la sonate de Vinteuil, le triangle musique, peinture, essence, réapparaît dans La Prisonnière, où le narrateur fait l’éloge de Vinteuil et d’Elstir, parce qu’ils arrivent à rendre sensible la différence ineffable vibrant en chacun de nous :

Cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu’il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu’en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l’art, l’art d’un Vinteuil comme celui d’un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus et que sans l’art nous ne connaîtrons jamais. (RTP, III, 726)18

Et toute la question est de savoir si cet art révélateur de mondes comprend également la littérature, ou bien s’il ne la comprend pas. Question qui, jusqu’au jour de la matinée Guermantes, hante le narrateur (RTP, III, 693, 702 ; 883 ; RTP, IV, 443-444), en renouvelant en lui les doutes sur la nécessité de s’y vouer, comme si la littérature était menacée par la même absence de sens qui menace la parole, les vertus, et, pour le peintre athée, la toile (RTP, III, 693).

En conclusion, en dépit de ses voix multiples et intarissables, À la recherche du temps perdu suggère que la parole est vide, quel que soit le corps qui la vocalise ou le propos dans lequel elle se décline. Ce paradoxe n’étonnera plus, à présent. Car, c’est justement lui, le Vide, qui rend polyphonique le livre, en en découpant la matière verbale en trois discours – mondain, amoureux, intérieur – dont la combinaison engendre des personnages hétéroclites, scellant et déroulant les paysages les plus variés.

Comme il est positif pour la parole, le vide l’est également pour l’écriture, à laquelle il accorde l’éternité des choses inachevées, auxquelles il est défendu de mourir puisque, en un sens, elles n’ont jamais terminé de naître (RTP, IV, 610). Par ailleurs, dans l’écriture, le vide est récupéré également sous la forme de « ponctuation » : pause et mesure, ou, pour le dire autrement, tempo : le Temps converti en musique19, le temps devenu style et donc pensée, « nos plus belles idées » étant « comme des airs de musique qui nous reviendraient sans que nous les eussions jamais entendus, et que nous nous efforcerions d’écouter, de transcrire » (RTP, IV, 456-457).

Voilà donc que, bien qu’elle soit faite de mots, l’écriture enveloppe un noyau dur, lequel repose, paradoxalement, sur le même vide qui la creuse, mais qui ne la creuse pas sans lui permettre de devenir musique, et ainsi de réaliser, ou presque, les trois fonctions forcloses à sa compagne : l’expression de l’intériorité, la transmission des idées, la « communication des âmes » (RTP, III, 763). D’où la décision, prise par le narrateur assez tardivement, de renoncer aux salons pour se consacrer au livre et, par le livre, aux hommes et à leurs discours – au désir énigmatique qui les dicte, à la loi mystérieuse qui les gouverne :

Et d’ailleurs, n’était-ce pas pour m’occuper d’eux que je vivrais loin de ceux qui se plaindraient de ne pas me voir, pour m’occuper d’eux plus à fond que je n’aurais pu le faire avec eux, pour chercher à les révéler à eux-mêmes, à les réaliser ? A quoi eût servi que, pendant des années encore, j’eusse perdu des soirées à faire glisser sur l’écho à peine expiré de leurs paroles le son tout aussi vain des miennes, pour le stérile plaisir d’un contact mondain qui exclut toute pénétration ? Ne valait-il pas mieux que, ces gestes qu’ils faisaient, ces paroles qu’ils disaient, leur vie, leur nature, j’essayasse d’en décrire la courbe et d’en dégager la loi ? (RTP, IV, 564)

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1  Blaise Pascal, Pensées, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1977, p. 488, fragment 744.

2  Telle, du moins, est l’opinion de Deleuze, selon lequel « si Charlus est le maître du Logos, ses discours n’en sont pas moins agités par des signes involontaires qui résistent à l’organisation souveraine du langage, qui ne se laissent pas maîtriser dans les mots et les phrases, mais font fuir le logos et nous entraînent dans un autre domaine. » Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2010, p. 209.

3  Une image suggestive de la scène, en tant que dispute infinie et mortifère, est esquissée par Barthes dans Fragments d’un discours amoureux : « La scène est comme la Phrase : structuralement, rien ne l’oblige à l’arrêter. » Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1977, p. 245, rien sinon la mort : « Seule la mort peut interrompre la Phrase, la scène. » Ibid., p. 248.

4  « Entre la folie et le langage, la parenté n’est pas simple, ni de pure filiation ». Néanmoins, ils sont liés « dans un tissu enchevêtré et inextricable où le partage au fond ne peut pas se faire. » Michel Foucault, « Le langage en folie », La grande étrangère. À propos de la littérature, Paris, EHESS, coll. « Autobiographie », 2013, p. 51.

5  Rêverie, rêve et mémoire ne sont pas des conditions suffisantes pour la création de l’œuvre d’art. L’erreur de Marcel, dissipée le jour de la matinée Guermantes, est d’en surestimer la puissance inspiratrice. Cela ne signifie pas qu’ils n’en ont aucune, mais que, sans le travail sur soi sollicité par les déceptions amoureuses, rêverie, rêve et mémoire ne font pas écrire.

6  En ce qui concerne la « rêverie nominale » dans À la recherche du temps perdu, voir, notamment, l’article de Barthes « Proust et les noms », Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 2014, p. 118-130, et le chapitre de Mimologiques de Genette intitulé, significativement, « L’âge des noms », Gérard Genette, Mimologiques. Voyage en Cratylie, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1999, p. 361-377.

7  « Soit que la foi qui crée soit tarie en moi, soit que la réalité n’existe que dans la mémoire, les fleurs qu’on me montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de vraies fleurs. » (RTP, I, 182). Dans Proust et les idées sensibles, Carbone réfléchit à cette suprématie ontologique du passé sur le présent, en la liant au fait que le passé est le résultat d’un logos performatif – la parole de la mémoire – qui récrée les choses non pas comme elles ont été vécues, mais comme elles n’ont pas pu l’être, sous la forme d’événements intemporels, idées de l’Aiôn. Mauro Carbone, Proust et les idées sensibles, Paris, Vrin, coll. « Matière étrangère », 2008, p. 78.

8  Elliptique est la Recherche qui, en dépit de sa « longueur », ne nous dit pas tout, ainsi que le montre Genette dans Figures III, en nous signalant ces locutions itératives et ces imparfaits narratifs visant à condenser en peu de mots des habitudes de conduite et de pensée qui, si elles avaient été narrées, auraient compromis la lisibilité du récit. Gérard Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Poétiques », 1972, p. 145-157.

9  Samuel Beckett, Proust, traduit de l’anglais par Edith Fournier, Paris, Minuit, 1990, p. 23.

10  Gilles Deleuze, Proust et les signes, op. cit., p. 191.

11  Paul Ricœur, Temps et récit II. La configuration du temps dans le récit de fiction, Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points Essais », 1984, p. 250.

12  Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens », Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, Paris, Payot, coll. « Rivages », 2002,p. 153.

13  Notion de Carbone, selon lequel « Proust nous force à liquider la supposée unité de l’étant que la pensée philosophique moderne avait posée sous toutes choses en tant que leur mesure et leur vérité, le sub-jectum, en nous montrant l’incessante modification, le fait de se découvrir “divisé” (dĭvĭdŭus) de l’individu, terme dont nous savons qu’il signifie, présomptueusement, “indivisible”. » Mauro Carbone, « La chair du visible », Europe, n° 996, 2012, p. 314.

14  Le duc de Guermantes notamment se refuse à entendre parler de la mort, conçue comme un trouble-fête, susceptible de compromettre les plaisirs mondains. Aussi nie-t-il, contre toute évidence, la mort de son cousin Osmond de Guermantes : « Il est mort ! Mais non, on exagère, on exagère ! » (RTP, III, 123), et celle de Swann, auquel il assure, tout en le voyant mourant, qu’il se porte « comme le Pont-Neuf » (RTP, II, 578).

15  « On donne sa fortune, sa vie pour un être », pour savoir ce qu’il fait et ce qu’il veut, « et pourtant cet être, on sait bien qu’à dix ans d’intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préférerait garder sa vie. » (RTP, III, 604-605).

16  « La décision d’écrire a ainsi la vertu de transposer l’extra-temporel de la vision originelle dans la temporalité de la résurrection du temps perdu. En ce sens on peut dire, en toute vérité, que la Recherche raconte la transition d’une signification à l’autre du temps retrouvé : c’est en cela qu’elle est une fable sur le temps. » Paul Ricœur, Temps et récit II. La configuration du temps dans le récit de fiction, op. cit., p. 272.

17  Ainsi pense aussi Blanchot : « Là où il ne parle pas, déjà (le langage littéraire) parle ; quand il cesse, il persévère. Il n’est pas silencieux, car précisément le silence en lui se parle. » Michel Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1955, p. 55.

18  Le rôle de la musique dans À la recherche du temps perdu est mis en relief par plusieurs philosophes, ainsi que le rappelle Carbone dans Proust et les idées sensibles (lui-même a consacré à ce problème un texte, paru dans l’appendice dudit essai sous le titre « Amour et musique : thème et variations »). Celui de la peinture l’est notamment par Descombes qui, dans son ouvrage sur Proust, décrit la façon dont le héros, dans l’atelier d’Elstir, désapprend l’usage des mots au profit d’une réconciliation avec le visible. Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, Minuit, coll. « Critique », Paris, 1987, p. 272-290.

19  À ce propos, Isabelle Serça considère la ponctuation comme la forme que le Temps prend lorsqu’il se laisse écrire : « La ponctuation de la phrase est une ponctuation du temps : la phrase, délimitée et mesurée par la ponctuation, crée cette “forme dans le temps” qu’est le rythme, notion à la fois spatiale et temporelle qui fonde toue œuvre artistique. » Isabelle Serça, Esthétique de la ponctuation, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2012, p. 16.