I. Le moulin de la critique proustienne a longtemps puisé son eau dans l’usage labile et mouvant que Proust fait du mot « impression »1, car ce dernier l’actualise grosso modo dans les acceptions suivantes :

(1) l’impression obscure, fruit de l’apparition instantanée d’un aspect de la nature (lumière, reflet, couleur...) ;
(2) l’impression réminiscente, dont le socle appartient à une expérience passée ;
(3) l’impression esthétique, dont l’art est quelquefois l’objet, mais toujours la conséquence ;
(4) l’impression originale (ancienne), qui frappe les sens (et l’inconscient) au point d’ensemencer un souvenir lointain, futur.

Pour simplifier beaucoup, et nous limiter à la « lettre »2 proustienne, il n’est que de reprendre ces qualifications en les appuyant au besoin des citations qui les dictent, les suggèrent ou les inspirent.

Il semble bien que le phénomène de l’impression accueille, aux yeux de Proust, un dénominateur commun à toutes ces acceptions, et qui est celui d’une mise en relation : quel que soit l’objet, ou la nature, ou le processus qui l’engendre, l’impression serait le résultat, précieux pour la création littéraire, d’une relation d’analogie ou de contiguïté entre deux éléments.

1. Ainsi de l’impression « obscure », qui résulterait de l’appeau que lance un objet matériel, par l’un ou l’autre de ses aspects (forme, couleur, volume, lumière, reflet) à un autre « objet », volatile, mystérieux, immatériel, quelque vérité ou pensée sous-jacente qu’on peut imaginer du côté de l’idée ou de la forme ; cette sorte de correspondance symboliste apparie l’impression à l’interrogation qu’elle sollicite, mais dont la constante, du moins dans la Recherche, est de n’aboutir jamais à une reconnaissance totale :

… déjà à Combray je fixais avec attention devant mon esprit quelque image qui m’avait forcé à la regarder3, un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou, en sentant qu’il y avait peut-être sous ces signes quelque chose de tout autre que je devais tâcher de découvrir, une pensée qu’ils traduisaient à la façon de ces caractères hiéroglyphiques qu’on croirait représenter seulement des objets matériels (IV, p. 457, je souligne)4.

2. Or, autour d’une même réflexion esthétique, dans ces pages trop célèbres du Temps retrouvé, Proust convoque tour à tour des impressions obscures (un nuage, un triangle...) et des réminiscences (le bruit d’un couteau sur une assiette, l’empois d’une serviette, un volume de François le Champi...), qui ont en commun à la fois leur côté « matériel », en ce qu’elles atteignent toutes deux le sujet par les sens, mais aussi la nécessité pour ce dernier d’en dégager l’esprit5. Dans ces deux cas, « impression » accueille dans sa signification l’emploi artisanal que suppose la fabrication du livre et la trace qu’il laisse sur la page blanche de l’esprit : c’est le « grimoire compliqué et fleuri », le « livre vrai dicté par la réalité, le nôtre ». L’impression réminiscente ne gagne son nom d’« impression », au regard de Proust, qu’en tant qu’elle se dégage elle aussi, « hors du temps », d’une relation précieuse (« essence commune » : IV, p. 477) entre, cette fois, une sensation passée et une sensation présente. Alors que la sensation individuelle, isolée, n’a pas grand chose à dire à l’écrivain, c’est sa mise en relation qui permet de cueillir un peu d’aliment pour l’art :

Car trouvant seulement cette impression de beauté quand [...] une sensation semblable, renaissant spontanément en moi, venait étendre la première sur plusieurs époques à la fois, et remplissait mon âme, où les sensations particulières laissaient habituellement tant de vide, par une essence générale, il n’y avait pas de raison pour que je ne reçusse des sensations de ce genre dans le monde aussi bien que dans la nature... (IV, p. 497).

C’est donc parce qu’elle donne accès à une Idée que l’impression réminiscente appartient à la classe des impressions esthétiques, au même titre que celles que peuvent produire les œuvres de génie, musique, peinture, littérature : après avoir raconté comment les pavés inégaux, puis le bruit d’une cuiller contre une assiette, l’empois d’une serviette, le cri strident d’une conduite d’eau, un volume de François le Champi l’ont plongé dans l’extase, le narrateur prend sur lui de les évaluer : « quand des impressions vraiment esthétiques m’étaient venues, ç’avait toujours été à la suite de sensations de ce genre » (IV, pp. 497-8, je souligne). Ce n’est pas tant l’objet sur lequel on médite, qui remporte le titre d’esthétique, que la réflexion qu’il encourage.

3. Cela dit, l’impression « esthétique »comme mise en relation peut aussi bien se dégager d’un objet qui serait déjà lui-même une œuvre d’art. Reconnaître, dans telle toile d’Elstir, l’échange − ou l’osmose − entre deux matières (l’eau et la terre), ou dans la sonate de Vinteuil, entre deux langages (le violon et la cascade), c’est faire trésor d’une découverte dont le produit (une certaine conception du style) sera versé lui aussi au compte du livre à venir.

4. L’impression originale (ou « ancienne » : IV, p. 455) enfin, cristallise autour d’une sensation prétexte tout un cliché négatif qui développera plus tard, à la faveur du hasard, un souvenir involontaire. C’est, à la suite des grands motifs de la matinée Guermantes qu’on a déjà rappelés, le projet que se formule le narrateur, mais qu’il a déjà pratiqué nonchalamment tout au long de son récit : « Seulement, une condition de mon œuvre telle que je l’avais conçue tout à l’heure dans la bibliothèque était l’approfondissement d’impressions qu’il fallait d’abord recréer par la mémoire » (IV, p. 612, je souligne). Elle aussi joue d’une mise en relation, non plus d’analogie, mais de contiguïté : celle qui se noue entre la sensation matérielle et le sentiment interdit qui provoquera son occultation, son « oubli ».

Force nous est donc d’enregistrer l’extrême polysémie du mot6, que règle seulement en apparence sa spécification adjectivale et que chapeaute une destination commune, la mise en relation, le plus souvent analogique, mais aussi métonymique, d’autant de couples d’éléments : matérialité/immatérialité, langage sensoriel/langage affectif ou intellectuel, présent/passé, sensation/sentiment. L’impression ne se confond pas avec la sensation, le sentiment ou le souvenir : elle est le produit, la conséquence, ou mieux la sublimation de l’analogie qui soudain se manifeste entre objets, sensations, sentiments, que celle-ci œuvre dans l’extase naturelle, dans l’appréciation d’un art ou dans le souvenir involontaire. Mais mon propos n’est pas ici de rediscuter les définitions données au mot « impression » soit par Proust dans son œuvre, soit par ses critiques, mais de contribuer très modestement à sa typologie, avec un argument distinctif qui résulte d’une étude structurale de la mémoire involontaire, et qu’il s’agira ici d’engager dans le débat.

II. Le mystère entier des impressions dites « obscures », ainsi que les occurrences 2) et 4) du mot qui touchent l’une et l’autre, de façon symétrique, au phénomène de la mémoire rendent bien tentante l’idée d’associer, du moins pour le temps de l’analyse et de la réflexion, « impression » et « réminiscence ». Proust lui-même, dans un passage célèbre du Temps retrouvé les unit, mais sans les identifier. Pourtant, l’avant-texte d’un autre passage clé de Swann (I, p. 176) envisage pour un même lot d’apparitions deux sens cachés possibles, l’un esthétique, l’autre mémoriel :

C’est quelque image qui était à priori sans valeur intellectuelle quelque clocher filant dans une perspective quelque fleur de sauge, quelque tête de jeune file, quelque forme qui s’imposait à moi. Bien sou[vent] j’ai su pour quelques unes voir surgir tout d’un coup découvrir la beauté ou le passé qu’elles contenaient et qui m’avait fait à leur p/appr[oche] passage dresser l’oreille intérieure7.

Symétriquement, à l’heure de Jean Santeuil, Proust n’hésitait pas à concevoir qu’une impression profonde ressentie au contact de la nature et décrite pour telle séance tenante, puisse devenir sans faute, comme ce jeu d’obscurité et de lumière, ce « vif éclat du soleil matinal » qui projette des ombres douces, source de réminiscences heureuses et répétées :

Ce charme garde toujours sur nous le même pouvoir. Grâce à lui, sans avoir besoin pour cela d’en retrouver les jeux, le jardin, la santé, les espérances, nous retrouvons pour un moment la douceur même de notre enfance8.

L’écrivain n’a sans doute pas aussitôt − ou même pas toujours − interdit aux impressions obscures un lien avec la mémoire des sens. Et il reste encore çà et là des traces de ce flou dans Du côté de chez Swann, où des impressions capables d’éveiller l’exaltation semblent s’investir dans des réminiscences ultérieures :

Les fleurs qui jouaient alors sur l’herbe, l’eau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leur apparition [des vérités] continue à accompagner leur souvenir de son visage inconscient et distrait ; [...] ; et pourtant ce parfum d’aubépine qui butine le long de la haie où les églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d’une allée, une bulle formée contre une plante aquatique par l’eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur faire traverser tant d’années successives, tandis qu’alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent (I, pp. 181-2, je souligne).

Le projet de les associer donc, par hypothèse, m’avait aidée à tracer les frontières de mon corpus, alors que je m’apprêtais à analyser la thématique de la mémoire involontaire. Alertée par la constatation que les critiques de ce thème se cantonnaient le plus souvent à une poignée de trois, cinq ou huit motifs, m’inquiétait le soupçon que ce parti pris d’échantillonnage occultait tout un versant du thème et barrait l’accès à une approche structurale de la matière. Il m’avait donc semblé opportun de régler un nouveau ratissage du texte : m’y encourageaient non seulement la polysémie – ou même le flottement – que Proust confère çà et là au mot « impression », mais aussi le concept d’« objet herméneutique » auquel J.-P. Richard confie précisément la tâche d’élargir l’ensemble de ces motifs à tout ce qui fait sens pour le héros (« un nuage, un triangle, un clocher, une fleur, un caillou... »), et encore les brouillons enfin déchiffrés où ces mêmes motifs, d’ailleurs plus nombreux, ont parfois une senteur d’embryon de réminiscence9. Par ailleurs, vu la nature du souvenir (... de quelque chose), il semblait impératif, au regard de l’analyse textuelle, d’accueillir son point d’origine : « l’impression première ». Ne pouvait-il être fructueux, voire nécessaire, de ne plus aborder le souvenir involontaire par le seul côté textuel de sa réminiscence, mais de lui associer son « cliché original » ? Sinon, comment lui construire une lecture thématique coopérant avec le développement de l’intrigue ?

 On confierait ensuite aux premiers résultats de l’analyse la tâche d’ajuster les dents de ce râteau peut-être trop serré. Vu que tant d’épisodes de mémoire involontaire avaient pu échapper longtemps aux critiques, il était légitime d’au moins se demander si ces « impressions obscures », qui parfois dans les brouillons s’imaginaient un passé ou un futur, n’avaient pas lové elles aussi, quelque part dans un pli du texte, quoi qu’on en ait, soit un souvenir qui leur corresponde, dans l’aval du récit (acception n° 4), soit une impression première, dont la « résistance » sournoise aurait empêché le héros de prendre ces « impressions obscures » pour ce qu’elles auraient été vraiment : des souvenirs qui s’ignorent (acception n° 2) ? était-il alors nécessaire de convoquer la croyance proustienne en une existence antérieure ? Ou suffisait-il de prendre en compte un simple silence de la narration intradiégétique, correspondant à un oubli féroce du héros, mais que pouvait combler sans peine quelque analepse complétive signée du narrateur ?

En somme, la lecture microscopique des « impressions obscures », nécessaire à légitimer ou non leur appartenance au phénomène de la mémoire, impliquait qu’on opte dès le départ pour une enquête ouverte dans toutes les directions du récit (amont, aval), pour peu que celle-ci s’engage méticuleusement dans une recherche textuelle de l’âme sœur, comme dans ces jeux d’association d’images qui ne prennent fin que lorsque chaque carte a trouvé sa compagne.

C’est sans doute un effet de perspective qui a fait prendre pour une ferme « option d’école »10 ce qui n’était encore qu’une hypothèse vouée à déverrouiller un territoire et à rafraîchir une lecture. Bien sûr, S. Beckett et H. Moss versaient un peu d’eau sur mes aubes lorsqu’ils enjambaient le trio des classiques réminiscences au profit d’une énumération décidément plus généreuse ; bien sûr, J.-P. Richard et A. Barnes m’invitaient à aiguiser le regard sur ce que je pressentais être la compagne obligée des souvenirs involontaires, cette sensation première destinée à se répéter plus tard avec tout son cortège.

Mais j’ai sans doute moins pensé alors que les impressions obscures étaient des réminiscences qui s’ignoraient11 − ce qui pourtant n’est pas si invraisemblable, puisque tout de même, la lecture des trois arbres et des trois clochers peut emprunter cette voie, et la documenter par les traces sémiques du texte12 −, que des «noyaux d’un futur souvenir»13 : ce qui, génétiquement du moins, n’est pas si exceptionnel non plus, puisque dans ses textes antérieurs à la Recherche, Proust s’attache souvent à ce type d’impression « prévoyante » qui se destine d’avance un souvenir...

III. Mais l’épreuve du texte restait à faire. Se gardant d’exclure à priori la possibilité que les impressions obscures aboutissent à quelque réminiscence, l’analyse du thème de la mémoire a tout l’air d’avoir ensuite apporté à la question un élément de réponse inattendu. Ce qui oblige à ne pas sous-estimer la dérive heuristique qui parfois éloigne le « devis » du « bilan ». Revoyons donc les différents ancrages qui sous-tendent la réflexion thématique consignée dans Délits/Délivrance.

1. La condition de l’enquête a consisté à glaner dans larecherche non seulement tous les souvenirs involontaires, grands, petits et minuscules, dans un souci d’exhaustivité, mais aussi, pour chacun des cent motifs ainsi débusqués, les impressions anciennes qui devaient, en bonne logique, les avoir tout naturellement inspirés : un affût, exigeant mais fécond, de patiente analyse sémique, a recomposé toutes ces paires que forment l’impression originale et son souvenir.

Or, déjà là, ces motifs d’impressions « obscures » qui font problème (nuages, triangles, clochers, touffes d’herbe, fleurs et cailloux divers) restent quant à eux obstinément célibataires, même si on leur réserve le même traitement subliminal de détection sémique qui, pour d’autres motifs tant discutés (les arbres d’Hudimesnil, les clochers de Martinville)14, ou ignorés jusque-là (les cinéraires15, les roues silencieuses16), donnent des résultats textuels intéressants. Les impressions obscures mises en vedette par Proust ne se sont pas avérées les noyaux de futurs souvenirs, et pas davantage des souvenirs qui s’ignoraient renvoyant − par défaut ou par croyance − à des épisodes d’une même ou d’une autre existence. Aussi n’ont-elles pas lieu d’apparaître dans le bilan que constitue la liste finale des motifs de mémoire involontaires en appendice du volume.

2. Ma lecture thématique a pour corollaire formel une équation stylistique assez fermement pratiquée par Proust, semble-t-il, une sorte de logique interne du thème apparemment sans résidu. Lorsque, dans le droit fil de l’hypothèse psychanalytique (impression oubliée - > impression refoulée), s’est fait jour son implication stylistique (impression refoulée - > texte voilé), sont sortis de la brume les nombreux procédés d’écriture qui camouflaient ces épisodes premiers dans le texte et avaient empêché lecteurs et critiques de les déterrer jusqu’ici ; et, symétriquement, les procédés, plus voyants, qui au contraire étaient chargés de mettre en lumière le moment du retour du refoulé, du souvenir dit involontaire17.

Or il faut ici encore se rendre à l’évidence : la spécificité stylistique de ces impressions originales qui fondent les souvenirs involontaires (refoulé = camouflé) les distingue radicalement des autres impressions qui, elles, méritent une attention (et une diction) immédiate de la part du sujet, puisque celui-ci s’interroge et se creuse à la recherche de la vérité qu’elles lui cachent obstinément. Autrement dit, ces dernières, quoique « obscures » pour l’herméneutique, en ce qu’elles posent au héros une énigme irrésolue, ne le sont pas du point de vue phénoménologique, car, au lieu que sa conscience « passe à côté », le héros l’y applique au contraire passionnément, et interroge ces impressions de toute l’ardeur ésotérique qu’y mettaient les symbolistes. On comprendra dès lors qu’elles ne sont pas davantage « obscures » du point de vue textuel (c’est-à-dire camouflées), puisque le narrateur, à la suite du héros, en scelle l’expression dans quelques rares « morceaux de bravoure » soucieux d’être phosphorescents.

C’est ce qui m’amène, à posteriori, à ne pas considérer comme impression propre à la réminiscence, mais plutôt comme impression esthétique pure, cette émotion du héros face au septuor de Vinteuil qui à la fois mobilise séance tenante toute la conscience de l’auditeur mais aussi donne lieu à une description très aigüe et attentive : « Je savais que cette nuance nouvelle de la joie, cet appel vers une joie supraterrestre, je ne l’oublierais jamais » (III, p. 261), un « appel que je ne cesserais plus jamais d’entendre » (III, p. 263). Comment, à ce stade avancé de l’analyse, prendre encore pour amorce de mémoire involontaire une sensation qui n’a pas lieu d’être refoulée ni, surtout, jamais oubliée ?

3. « Raconter » la mémoire involontaire tout au long de la Recherche montre aussi que dans le lot des souvenirs, la dominante affective n’est certes pas à la joie : le sentiment que libèrent les plus nombreuses réminiscences tient à l’obsession de trois délits, pour une délivrance gagnée au prix d’un aveu meurtrissant. On ne saurait donner raison à Willy Hachez (comme à tant d’autres avec lui), qui propose comme dénominateur commun des impressions et des réminiscences la félicité particulière qu’elles causent18. Non que le bonheur ne participe de la mémoire involontaire, mais d’une part il n’y est pas majoritaire (il jaillit dans la madeleine et les motifs de la matinée Guermantes, mais presque nulle part ailleurs), d’autre part il est, par rapport à l’expérience affective et axiologique, davantage une sublimation secondaire qu’une conséquence immédiate.

4. Toutefois, si mon étude, qui se limite à la mémoire involontaire19, en éclaire la prolifération, sinon l’ubiquité dans l’œuvre, il serait erroné d’en déduire que la mémoire y est pensée comme le thème souverain. Car la mémoire, figée par la culpabilité d’un triple crime, n’en donne pas moins son élan à l’écriture, et sa sublimation, son salut sont dans la découverte esthétique. C’est sans doute l’optique du regard jeté sur le texte qui donne cette autre impression puisque, structuraliste (ou, si on préfère, systémique), elle s’impose une investigation complète et une interrogation de la cohésion forme-sens : c’en est assez pour occuper quelque temps un seul esprit. S’il est vrai que la question de la mémoire tourne autour de deux aspects, la structure de l’œuvre et l’esthétique qu’elle développe, je me suis attachée pour ma part à sa seule structure, laissant à d’autres le soin d’en discuter l’esthétique.

S’offre ainsi la possibilité de réévaluer la questions des « impressions obscures » à partir d’un argument neuf : ce point d’aboutissement d’une structure en devenir, dont le dernier état (la Recherche publiée) manifeste une étonnante cohérence structurale. S’il est vrai que l’impression originale de toute réminiscence proustienne se caractérise, du point de vue phénoménologique, par une vacance de la conscience, et du point de textuel, par un camouflage de son récit, alors celle-ci se distingue sans conteste de l’autre type d’impression, appelée « obscure » en ceci que cette dernière, en revanche, sollicite instamment la conscience et les sens du héros au moment de son épiphanie, et donc reçoit du narrateur une description immédiate. Ou, pour aller plus loin, alors que « l’impression obscure » existe immédiatement et pour le héros et pour le narrateur, à l’inverse l’impression originale de réminiscence n’existe que pour ce dernier, puisque l’autre passe invariablement « à côté », par définition. Il n’est donc pas étonnant, col senno del poi, que les « impressions obscures » recensées au départ de l’analyse n’aient donné lieu, dans le ratissage thématique du texte, à aucune découverte ni d’épisode passé, ni de souvenir futur. Mais ce résultat n’a de force et d’assise que dans la version ultime de l’expérience proustienne, telle qu’elle s’est patinée d’elle-même, estompant les hésitations, les ambiguïtés et les tâtonnements propres à Jean Santeuil et aux brouillons. En fin de compte, dans la Recherche, les « impressions obscures » ne semblent pas partager avec les réminiscences l’empire de la mémoire.

La question n’en est pas résolue pour autant, car celui qui manque encore dans ce débat, c’est le bénédictin soucieux de s’engager dans un relevé complet des « impressions obscures ». De même que cette tâche folle a donné lieu, pour la mémoire involontaire, à un corpus thématique insoupçonné jusque-là et, partant, à un ensemble de réflexions structurales et formelles qui sans elle n’auraient jamais pu voir le jour, de même sans doute les « impressions obscures » habitent Jean Santeuil, les brouillons et l’état final de la Recherche dans des lieux plus diffus et plus secrets que ne le laissent deviner les quelques rares passages balisés par les commentaires du narrateur, seuls à sous-tendre la discussion depuis son début. Les recenser d’abord, sur la base d’un nombre fini de traits, permettrait finalement d’éprouver l’efficacité de leur définition et la réalité de leur frontière par rapport aux autres expériences privilégiées.

1  Aussi n’a-t-on pas tort de vouloir y mettre bon ordre, comme il faudrait le faire aussi dans les différents types de mémoire que met en scène la Recherche, et qui sont plus nombreux qu’il n’y paraît.

2  Par exemple, on donne ici à l’adjectif « esthétique » le sens que lui confère Proust lui-même, non celui (un de ceux) qu’il a acquis dans la pensée de certains critiques. Quant à l’« esprit » de ces distinctions au regard de l’histoire du débat critique, je renvoie à l’article très lucide et bien documenté de Jean-Marc Quaranta, « La place de la mémoire : mémoire involontaire et expériences privilégiées dans l’oeuvre de Marcel Proust », Bulletin Marcel Proust, n° 47, 1997, p. 99-122.

3  « qui m’avait fait impression », dit une précédente version (Esquisse XXIV, extraite du Cahier 57, IV, p. 817). Ces impressions obscures apparaissent aussi dans les Cahiers 26 (printemps 1909) et 11 (1910).

4  Les références renvoient à l’édition Tadié d’À la recherche du temps perdu, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, vol. I, 1987 - vol. IV, 1989.

5  « Cependant, je m’avisai au bout d’un moment, après avoir pensé à ces résurrections de la mémoire, que, d’une autre façon, des impressions obscures avaient quelquefois, et déjà à Combray du côté de Guermantes, sollicité ma pensée, à la façon de ces réminiscences, mais qui cachaient non une sensation d’autrefois mais une vérité nouvelle, une image précieuse que je cherchais à découvrir par des efforts du même genre que ceux qu’on fait pour se rappeler quelque chose, comme si nos plus belles idées étaient comme des airs de musique qui nous reviendraient sans que nous les eussions jamais entendus, et que nous nous efforcions d’écouter, de transcrire » (IV, p. 457).

6  Que je ne prétends nullement avoir épuisée ici.

7  Cahier 26, f° 16 r°, passage transcrit par Bernard Brun dans « Une des lois vraiment immuables de ma vie spirituelle : quelques éléments de la démonstration proustienne dans des brouillons de Swann », Bulletin d’informations proustiennes, n° 10, 1979, p. 26. Je souligne.

8  Jean Santeuil, Paris, Gallimard, Pléiade, 1971, p. 299, je souligne.

9  Voir Henri Bonnet, « Le temps retrouvé dans les Cahiers », Cahiers Marcel Proust 6, Études proustiennes I, Gallimard, nrf, 1973, pp. 111-162 et Bernard Brun, « Une des lois vraiment immuables de ma vie spirituelle... », op. cit., en particulier p. 37, où est dressé un inventaire des objets qui apparaissent dans les avant-textes connus de ce seul épisode.

10  Voir J.-M. Quaranta, art. cité,p. 105.

11  Sans même faire les frais d’une quelconque « vie antérieure ».

12  Voir à ce propos les argumentations de Délits/Délivrance, Padova, Cleup, 1991, pp. 109 à 128.

13  « Impressions et réminiscences ne sont pas à ce point incompatibles : n’en est-il pas des impressions obscures comme des impressions tout court, qu’elles puissent à notre insu enrober le noyau d’un futur souvenir, et se réserver une seconde vie ? ». Je cite ici un lieu de Délits/ Délivrance, éd. citée, p. 75, qui, considérant l’épisode des aubépines comme une impression obscure, n’ignore déjà plus qu’il reviendra sous forme de réminiscence. Interface ambiguë de ces deux positions (l’une de l’ordre de l’hypothèse, l’autre de l’ordre de la découverte), l’épisode des aubépines, voit en effet se rencontrer les deux phénomènes, s’il est vrai qu’il « rend compte d’une impression obscure » (l’architecture des fleurs et leur parfum) et qu’il « correspond en même temps à l’empreinte originale d’une réminiscence » (par le dessin de leurs feuilles).

14  Voir plus haut note 8.

15  G. Henrot, « D’un bleu de cinéraire. Note sur un fragment de la Recherche », Bulletin d’informations Proustiennes, n° 26, 1995, p. 127-143.

16  G. Henrot, « Le Fléau de la balance. Poétique de la réminiscence », Poétique, n° 113, février 1998, p. 69-71.

17  Une synthèse de ces procédés est offerte dans : G. Henrot, « Le fléau de la balance », op. cit., pp. 61-82.

18  Voir Willy Hachez, « Impressions obscures et souvenirs involontaires », Bulletin de la Société des Amis de Marcel Proust et des Amis de Combray, n° 23, 1973, p. 1698.

19  À l’exclusion des autres types de mémoire et a fortiori des autres « expériences privilégiées ».