A Jacques Lecarme

En 1995, date de la mise en écriture du livre qui s’appellera Laissé pour conte1, Serge Doubrovsky est un écrivain reconnu. Il est un homme de 67 ans lié à une femme blonde, sa cadette de deux décennies, nommée par discrétion Elle. Depuis 1968, date de la mort de sa mère Renée Weitzmann, Doubrovsky a dû assumer et assurer, avec le concours de sa sœur Paule, sa propre conservation2. Si l’on joue, comme Doubrovsky, avec les sons, les mots, on remarque qu’un des possibles anagrammes du terme conservateur est l’adjectif « recouvrantes » : que recouvraient les feuillets de l’avant-dernière version de Laissé pour conte ?3 J’avais déjà dit ailleurs que Serge Doubrovsky était un auteur à « écriture à structuration rédactionnelle », réfractaire à toute programmation initiale, à tout plan qui guiderait sa plume dans une direction fixée d’avance. L’auteur évoque lui-même à maintes reprises son work in the making dans ses ouvrages ou lors de colloques. De ce point de vue, l’analyse de l’avant-texte de Laissé pour conte ne me surprit donc pas. La rédaction, l’avancement du roman autofictionnel se fait au fil des pages insérées dans sa machine à écrire. On compte environ 26 à 30 lignes par feuillet – hormis les passages dans lesquels sont citées des extraits de lettres envoyées et/ou reçues, tapées en simple interligne, et qui présentent jusqu’à 52 lignes. L’ouvrage publié compte 429 pages, un feuillet de l’auteur correspond à 85 % d’une page du livre édité. Le dossier génétique comporte par contre 502 feuillets : le compte est presque bon.

Pourquoi donc parler de cet avant-texte s’il n’a pas été soumis à différentes phases de réécriture, s’il y a si peu de remises en question du texte initialement rédigé par Doubrovsky ? Nous sommes bien loin des 2.599 feuillets du « Monstre » devenu Fils4, nombre qu’il faut multiplier par trois, donc environ 9.000 pages dactylographiée et corrigées, si on y intègre les remaniements divers et que l’on inclut les versions intermédiaires, manuscrit qui, dans la version pré-éditoriale avait fondu à 535 feuillets !

Premièrement parce que tout travail génétique nous apprend quelque chose sur la mise en mots de l’ouvrage publié et nous éclaire sur le cheminement d’un texte jusqu’à ce que le lecteur puisse le feuilleter dans une librairie pour le rapporter chez soi.

Ensuite, pour mettre en avant l’évolution de l’écriture de l’auteur depuis La Dispersion5(commencé en 1966), Fils (commencé en 1969) et donc, en 1995, Laissé pour conte.

Troisièmement, pour tout simplement faire ce qui est notre travail de chercheur : informer le lecteur des divers éléments de refontes de certains passages qui, éparpillés et rares, sont d’autant plus significatifs. Je distinguerai donc ici le travail de corrections, celui des ajouts puis celui des suppressions.

I. Les corrections

Peu nombreuses, les corrections substitutives seront ici données par ordre chronologique dans l’avancement du texte.

a) Restitution de la vérité biographique afin d’honorer le pacte autofictionnel établi entre l’auteur et son lecteur.

Le premier exemple se trouve à la page 176 de l’édition publiée. Le narrateur Serge Doubrovsky s’étonne que son collègue d’université Milton Hindus (1916-1998)6, ami proche de sa belle-famille, spécialiste de Céline, de Proust et de Walt Whitman n’eût pas acquis de titre de doctorat. La réponse de ce mandarin des lettres trouble Serge Doubrovsky par sa clarté :  « Serge, what was the point of having a PhD, just after the war no Jew could teach in a good university ». Donc, Hindus était Juif, comme Serge. Le narrateur avoue que cela le déconcerte :

why did you go and visit Céline in Denmark in 47, à peine la guerre finie, Céline purge sa peine au Danemark, Hindus vient juste de dépouiller son uniforme, peut-être même il le porte encore, en France alors, Céline, silence […] on oublie Céline dans sa taule lointaine, Hindus, lui, se souvient, il lui rend visite au Danemark, l’interroge, son assiduité le soutient, bon gré mal gré, un dialogue s’instaure, Céline n’oubliera pas, qui sait, Entretiens avec le Professeur Y7, je questionne Hindus de A à Z, pourquoi il a été là-bas, pourquoi il a, toujours la même réponse, I always were interessted in his work […] quel démon peut pousser un juif, qui vient de risquer sa peau sous l’uniforme, à aller réconforter par sa présence son pire ennemi, cela me dépasse, j’en ai toujours voulu à Hindus »  sur le f° 190 correspondant à cette page 176, on découvre ceci: « why did you go and visit Céline in his jail in 45.

Dans l’avant-texte, l’événement inintelligible pour Serge Doubrovsky est daté de juste à la fin de la guerre. Hindus serait allé voir Céline en prison ? Non. Serge Doubrovsky se souvient que son collègue de Brandeis s’est rendu plus tard au Danemark et corrige la date en remplaçant 1945 par 1947. Nous savons qu’ici la mémoire trompe l’auteur. Hindus, après avoir eu des relations épistolaires avec Céline lorsque celui-ci est emprisonné au Danemark, entretient avec lui des années durant une correspondance fournie et l’aidera même à survivre en lui envoyant notamment du café et du thé. Hindus décidera d’aller voir Céline à Korsør et arrive en Europe en juillet 1948.8 Pourquoi l’auteur avait-il d’abord écrit 1945 ? Pour rendre plus intelligible le voyage de son collègue ? Ou par simple oubli qu’il rectifiera une fois qu’il avait la bonne information ? Impossible de le savoir aujourd’hui. Toujours est-il que l’auteur corrigera ce passage en reconstituant le fait réel, même s’il fait erreur sur la date précise.

Faisant preuve du même souci du pacte de véracité avec son lecteur, l’avant-texte présente un autre exemple, moins important mais nonobstant significatif pour son contrat autofictionnel. Serge Doubrovsky changera le jour d’une date qu’il a dû vérifier. Le 8, lorsqu’Elle repart rejoindre sa fille en abandonnant le narrateur dans son « caveau » était un mercredi et non un vendredi, comme on le lisait sur le feuillet 236.

b) L’avant-texte fait preuve de plusieurs corrections d’ordre stylistique (et historique).

Soit, par exemple le feuillet 411 ( Doubrovsky 1999 : 352). Le narrateur ressent un retour de jalousie irrépressible lorsque son épouse Claudia s’absente depuis presque un mois toujours le même soir. Un jour, cherchant à vérifier ses soupçons, il prend sa voiture pour rencontrer un détective qu’il avait tout simplement trouvé dans le bottin. Le narrateur sort de Manhattan, trouve l’adresse, sort de sa voiture et, une fois devant la porte du détective, il découvre au nom de famille que cet enquêteur est juif. Serge Doubrovsky tourne les talons et repart illico, dévalant les marches à toute allure. Commentaire : « comment ça peut être con un homme, remonté dans ma voiture avant qu’ils aient eu le temps de me coller un PV, je déboule » changé en « je décampe ». Remplacer « je déboule », qui devait ici signifier le mouvement de descendre les escaliers du palier en trombe par « je décampe », c’était premièrement éviter que le lecteur s’embrouille avec ce verbe qui peut aussi signifier « entrer avec violence dans un endroit », bien que lui, il enfuie, mais aussi associe le champ synonymique de « camp » à celui de la judaïté et le fait d’être espionné, donc dénoncé. La substitution de ce verbe renforce un non-dit qui était moins explicite dans la version antérieure mais qui fait partie intégrante de l’histoire de l’auteur.

C’est aussi dans cette veine historique que Serge Doubrovsky a corrigé la minuscule à « occupation » en majuscule à la page 196. Le narrateur se promène avec Eliskà à Prague en octobre 1968 et le souvenir de sa propre « incarcération » remonte dans ses entrailles : « vingt-huit ans, plus d’un quart de siècle que j’ai eu mon Occupation ».

c) Dans un souci d’intelligibilité, certaines corrections s’imposaient à l’écrivain lors de sa relecture. Page 184, on lit « la plume m’a toujours démangé ailleurs qu’en critique littéraire, littérature en direct, j’ai soumis à Alain mon premier roman, il l’a lu avec attention, amitié, L’Un contre l’autre, dit avec gentillesse, il a des qualités certaines, mais pour l’instant, il faut le ranger dans un tiroir ». Dans la version pré-éditoriale, l’écrivain étant encore son propre destinataire, donner le titre du roman était redondant et négligeable. Ce n’est que lors d’une ultime relecture que Doubrovsky apportera le titre du manuscrit rédigé à cette période, mais il s’agit d’un titre voilé, reconnaissable uniquement par les initiés de son œuvre car « L’un contre l’autre » est un des nombreux titres prévus pour Fils.  

d) D’autres corrections touchent à la question de la moralité de l’écriture et conjointement à l’inévitable interaction de l’œuvre de l’écrivain autofictionniste avec son entourage direct, familles, amis, amours qui risquent ou craignent de se reconnaître dans l’ouvrage. Dans le cas qui suit, Jacques Lecarme s’était senti visé à travers ces lignes pour lui calomnieuses. Le passage initial, plus explicite et donc prêtant le flan à un possible malentendu, se lisait comme suit :

f° 273

« Barthes disait, la littérature c’est ce qu’on apprend à l’école je me balade dans les manuels scolaires, j’ai mes cendres dans les Nathan, Hatier, Bordas, Robert du XXe, Encyclopédia Universalis, même le Quid, je suis dans la section « autobiographie », d’autres fois, dans le « roman », pour d’autres encore, bien normal, moi, le roi des indécis, je suis parmi les « indécidables », avant j’étais

f° 274

parmi les indésirables, déjà mieux, un net progrès, la France est un pays méticuleux, on y récence avec minutie, on dresse des listes avec zèle, le chef de la Gestapo Dannecker a envoyé un télégramme de félicitation à son homologue Legay, il s’attendait à une simple compilation alphabétique, par rue aussi on était classés, et par  profession, je suis désormais doublement inscrit, sue le fichier des Juifs établi par les bons soins de la police française, et dans la littérature française, un petit coin, tout petit, fin du XX », pas un chapitre, n’y ai pas droit, ne mérite pas, mais une note quand même, une notule, me suffit, j’ai mes deux inscriptions funéraires sur ma stèle, fin des errances, je laisse deux minuscules marques dans l’Hexagone, deux infinitésimales traces, mais plus personnelles qu’un os de paléolithique, un casque troué de Verdun, même si pour me retrouver un jour il faudra des fouilles ardues, on découvrira mon nom. »

Jacques Lecarme qui avait publié la notice dans l’Encyclopédia avait été profondément blessé et pria Serge Doubrovsky de récrire ce passage, ce que ce dernier fit en y rendant plus évident la réelle reconnaissance ressentie vis-à-vis de son ami qui l’avait aidé à contrebalancer la liste de juifs condamnés à mort en lui procurant, avec l’Encyclopédia Universalis, une petite place dans cette sphère d’éternité, le dictionnaire universel. Afin de ne pas trop allonger cet article, je me permets de renvoyer le lecteur aux pages 242 et 243 de Laissé pour conte. Auront disparus l’homme de la Gestapo et seront remerciés les « chercheurs généreux » qui accordent par leurs écrits, colloques et séminaires à l’écrivain juif « un sursis, une survie ».     

II. Les ajouts 

Le chapitre sera bref car cet avant-texte ne compte que deux ajouts. Le premier se trouve à la page 86 où, pour raisons de clarté, sera ajouté la signature à la première lettre : « Ton Serge ».

La seconde advient à la page 111 de Laissé pour conte. Le motif en est avant tout l’accentuation du comique de la situation relatée. Exposons rapidement l’histoire : nous sommes à Dublin, Hartcourt Street. Le narrateur, désireux de faire plus amplement connaissance d’une charmante jeune et jolie personne, la fait monter dans sa chambre sous-louée à une dame juive, âgée, austère et bigote. Soudainement « la vieille qui monte, frappe à ma porte, j’ouvre, you can’t have female guests, je dis, she’s a friend, elle, en colère, no female, Sir, in your room, moi du coup en rogne, capitulé, dû sortir avec elle, sous la pluie, dans la rue, seulement je me suis vengé, avant de vider pour toujours les lieux, j’en ai acheté, du bacon, et j’ai frotté quatre ou cinq assiettes avec dans la cuisine » Ajout : « plus deux ou trois poêles ». (f° 110)   

III. Les suppressions

Les suppressions s’ancrent presque toutes dans un souci de préservation de soi et, les détracteurs de Serge Doubrovsky ne pourront refréner un idiot ricanement, de l’intégrité et du respect de l’autre. C’est avec l’autorisation de l’auteur qui, dans la lignée de Sartre, souhaite la transparence en ce qui concerne ses écrits, que je propose ici la lecture de certains des passages coupés (et d’autres pas). Outre une cinquantaine de feuillets que ELLE (Marine) a fait couper à Serge Doubrovsky, nous trouvons aussi :

1) La lettre à sa  première épouse Claudia a été raccourcie d’un feuillet entier (p. 85). Avant la première phrase que l’on lit dans la version publiée, le manuscrit donnait ceci :

f° 81

«  Tu ne pourras certes pas te plaindre que je t’oublie ou que je ne t’écris pas assez souvent ! Je t’ai envoyé hier une longue lettre très « cafardeuse »    je ne peux pas t’écrire autrement que comme je sens. Ainsi que je te l’ai déjà dit, toi et ma mère êtes les eux seules personnes à qui je ne puisse jamais rien cacher !                   Chez moi, au Vésinet, j’étais arrivé non pas à l’équilibre     mais du moins à une sorte de résignation devant l’inévitable    et puis, lorsqu’il m’a fallu partir et que je me suis soudain trouvé dans une ville étrangère, hostile, moyenâgeuse, de nouveau absolument seul, j’ai rechuté dans l’état de désespoir profond où j’étais après ton départ. Alors je t’ai écrit cette longue lettre      il y a entre nous cette différence de réaction que j’ai essayé hier de t’expliquer pas la qualité et la profondeur de mon amour pour toi. Je voudrais que tu me comprennes, et que tu ne me trouves pas étrange, juste parce que je sors un peu de l’ordinaire. C’est vrai, je ne suis pas tout à fait comme les autres, mais c’est pour cela que tu m’as distingué et que tu m’aimes et pas conséquent tu dois comprendre que notre séparation est mille fois plus pénible pour moi en ce moment que bien des séparations d’amoureux. Mon amour pour toi est quelque chose de tellement vital, de tellement central, que c’est le principe même de ma vie, et lorsque tu es absente, je m’éteins, je meurs, je cesse réellement d’exister     ce n’est pas une simple métaphore, c’est une description clinique : il n’y a qu’à me regarder     Ne t’étonne pas de me vois si abattu ; si triste : je t’aime trop pour pouvoir même respirer librement quand tu me manques !! J’éprouve pour toi, ma chérie, une passion dévorante. Toutes mes amours antérieures n’étaient, en quelque sorte, de la préfiguration, la répétition de cette grande passion. Et maintenant je la sens déchainée en moi comme une force irrésistible… Comme Phèdre, « C’est Vénus tout entière à sa proie attachée »… Tous les ressorts de mon être, toutes les forces de mon esprit et de ma volonté sont tendus dans un même élan vers un même objet : CLAUDIA »

Et là, la suite reprend, comme dans le livre publié « Que te raconter ? ». Il semble que l’auteur jugea trop emporté ce début de lettre d’amour, trop exaltées ses déclarations à sa première femme et qu’il préféra abréger la missive sentimentale et qu’il supprimera.    

2) Une autre raison de procéder à des suppressions est la discrétion et le respect d’autrui. Par exemple, le nom de famille d’une chercheuse n’est plus donné en entier lorsque sa lettre publiée est citée in extenso page 244. La signataire ne s’appelle ici que « Stéphanie ». Aujourd’hui, avec l’accord de la chercheuse de jadis que nous avons retrouvée, il est possible de restituer le nom que Serge Doubrovsky avait nommé dans son manuscrit : il s’agit de Stéphanie Filion. Elle avait rédigé un mémoire à l’université de Québec à Montréal en 2001 sur « Répétition et récit d’enfance dans l’œuvre romanesque de Serge Doubrovsky ».

La seconde suppression s’est imposée aux yeux de Doubrovsky par considération pour un collègue apprécié. Il concernait sa vie privée et en particulier son épouse trompée. Il n’est pas important pour la compréhension de l’œuvre de Serge Doubrovsky de la reproduire ici, elle est purement personnelle.

Une troisième coupe concerne le nom propre d’une des anciennes amantes de l’auteur, mais qui, offert tel quel au lecteur, ne pouvait que déconcerter ce dernier. La nommer avait été pour l’écrivain la mise sur papier d’une réminiscence instantanée, venue sous « la plume » de manière presque involontaire. Ce n’est que par acquit de conscience, pour d’éventuels chercheurs ou biographes, que ce nom peut être indiqué car il revient souvent dans les divers ouvrages romanesques de Serge Doubrovsky. Il s’agit de Mitzi d’Amérique, nom qui précédait celui de Micheline dont il sera question dans les pages 340 sq.

En ce qui concerne la dernière occurrence d’un passage censuré, cette suppression a soit été faite à la demande d’ELLE ou parce que ce passage était impubliable pour l’auteur après le chapitre « Beuveries » du Livre Brisé. Il s’agit d’une scène de ménage de violence conjugale dans laquelle le lecteur aurait indubitablement reconnu celles qu’Ilse et Serge vivaient des années plus tôt, liées à l’alcoolisme de l’épouse (Doubrovsky 1989 : 314). Dans ce passage, ELLE, déjà ivre en début de soirée, nargue, frappe, blesse et violente le narrateur Serge qu’elle interpelle avec mépris par son patronyme : « tais-toi, Doubrovsky, quand elle est lancée, inutile d’insister, Elle va me passer à tabac » Ici s’insèrent les lignes suivantes :

j’en prends pour mon grade, mais j’en ai pris aussi directement sur la patate, lorsqu’elle est bourrée, ça arrive, il y a de sacrées bourrades, pan sur le bac, claque sur l’oreille gauche, mon appareil auditif tout neuf cassé net, moi aussi, peux avoir la main lourde, algarade dans la rue en revenant de diner à la Rotonde, me bouscule, lui flanque une beigne, elle tombe, sur le trottoir, dans les pommes, j’essaie de la soulever, peux pas, lui tapote les joues, inerte, je commence à paniquer, un jeune gars passe avec une fille, me regarde, je lui explique, par bonheur il est costaud, il l’a portée dans ses bras jusqu’à mon appartement, la dépose sur son lit, elle geint, ouf, je ne sais pas comment remercier le type, il sourit, il repart avec sa fille, le lendemain, Elle ne se souvient de plus rien. 

Puis le texte reprend comme dans la version publiée.

Dans Laissé pour conte, l’auteur n’ira plus aussi loin dans les révélations de sa vie privée qu’en 1989. Mais il garde cependant l’essentiel car pour Serge Doubrovsky, taire totalement le malheur serait manquer plus gravement encore à ce qu’il y eut d’indicible, et ce qui ne peut s’effacer. Dans un premier moment, il fallait en passer par la misère des mots quitte à trahir ce qui, leur échappait de toutes parts, se réduit à la nudité d’un cri, au sourd gémissement d’une bête prise le pied dans un piège, la perte de souffle, à un atterrement sans fin. Mais une fois ceci couché sur papier, il devint trop dangereux, voire impossible de répéter la même fin d’Ilse Romero pour Elle. Doubrovsky reconnut lors de la relecture ce tremblement de haine et d’effroi qui peut tuer et préféra supprimer ce violent passage.

On en finit avec les suppressions avec un thème plus léger : les feuillets 376 à 383 ont été coupés pour des raisons de redondance. Serge Doubrovsky y avait rassemblé des autocitations pour accentuer ses paroles des pages précédentes, ce qui pouvait donner une impression d’autosuffisance et de redites.

Il est évident, lorsqu’on regarde ces suppressions, que Serge Doubrovsky, d’une campagne d’écriture à l’autre, remplace ce qu’on peut appeler le « vouloir dire originel » par un « vouloir dire fabriqué ». C’est ainsi que l’avant-texte se meut en roman publiable.

Conclusion

Le parcours de l’écrivain Serge Doubrovsky, de « l’Evasion », avant-texte de La Dispersion, à Laissé pour conte, en passant par « Le Monstre » (Fils) est celui d’un homme qui domestique de mieux en mieux son écriture du premier jet, et cela au sens graphique du terme qui se situe entre l’expérience psychique et la pratique de l’écriture. Si, dans ses commencements des années soixante-dix le brouillon retraçait une sorte de première mouvance textuelle présyntaxique, de rêveries, de plongée dans laquelle l’inconscient est encore très vivant, extatique, le Serge Doubrovsky plus âgé dispose d’un  inconscient moins brouillé, plus ouvert vers le futur lecteur. Une certaine « impression culturelle » domine son écriture, son imagination. Les agencements montrés par cet avant-texte soulignent un réel mouvement vers l’autre et mettent entre parenthèses l’éternel retour sur soi. On pourrait ici parler de « sagesse » de l’avant-texte dactylographié. L’auteur a pris conscience de l’impact de la mise en mot de sa vie et celles des autres qui l’entourent. L’homme qui disait tuer une femme par livre (Le Livre Brisé) a mûri. Lui qui met sa vie, ses femmes, son histoire en mots, connaît à présent la peur de la page blanche ; les expériences vécues à la sortie de ses autres ouvrages ont tempéré le jaillissement quasi automatique, consonantique, psychologique de son écriture, bref, l’auteur contrôle avec plus de précaution et recul sur soi ce qui peut être appelé la graphorrhée de ses plus jeunes années. C’est aussi que la recherche scrupuleuse de la vérité, l’absurde prétention de tout dire sont devenues des instances auxquelles se soumettre reviendrait à s’enfermer dans les limites d’un dessein et manquerait du même coup la réalité des faits derrière laquelle se dissimule comme la braise sous la cendre ce que les mots, le style, ont pour mission de ranimer. Maintenant, attendons le prochain ouvrage dont environ 300 feuillets ont déjà été dactylographiés !

1  Doubrovsky, Serge. Laissé pour conte. Paris : Grasset, 1999.

2  Même si aujourd’hui, l’écrivain a chargé l’IMEC (Caen) de conserver ses divers avant-textes.

3  Avant-texte que j’ai pu lire grâce à Jacques Lecarme à qui Serge Doubrovsky avait demandé de bien vouloir lui donner son avis sur ce nouvel ouvrage.

4  Doubrovsky, Serge. Fils. Paris : Galilée, rééd. Folio : 2001 : n° 3554.

5  Doubrovsky, Serge. La Dispersion. Paris : Mercure de France, 1990. Voir pour les avant-textes Grell, Isabelle, « De L’Evasion à La Dispersion, Serge Doubrovsky », La revue littéraire 36. Paris : Editions Léo Scheer ( septembre 2008) : p. 111-138.

6  Milton Hindus, Crippled Giant. Hardcover Publisher: Boar's Head Books Publication, 1950. En Français, L.-F. Céline tel que je l'ai vu. Paris : Minard : 1969. Le livre peut être lu sur le site de google-books : http://books.google.fr/books?id=bNlXb6-DcBcC&dq=%22milton+hindus%22+Crippled+Giant&printsec=frontcover&source=bl&ots=lHqmEMQuXn&sig=dUBy1TD2oo0Wcj-5cfJRnqjPvVU&hl=fr&ei=7-SsSdS4PJmzjAff2YyjBg&sa=X&oi=book_result&resnum=1&ct=result#PPP1,M1

7  Céline, Entretiens avec le Professeur Y. Paris : Gallimard, 1948, réédition Folio 1996.

8  Il se rend d’abord à Paris puis passe trois semaines auprès de Céline. Ce voyage se révèle pour l’un comme pour l’autre une immense déception. Puritain, plutôt naïf, profondément conservateur, dénué de tout humour, excessivement convenable, Hindus est déconcerté et scandalisé par la conversation, les caprices, les frasques, bref, par l’attitude générale de Céline, lequel se sent tout aussi mal à l’aise en compagnie d’une nature tellement opposée à la sienne. Cependant, les deux hommes continuent à correspondre pendant plusieurs mois encore après le retour de Hindus aux Etats-Unis.