Qu’est‑ce que le patrimoine écrit ?

Appliquée aux réalités françaises, la notion de « patrimoine écrit » désigne à la fois un univers matériel aux dimensions vertigineuses (des milliards d’objets très divers qui ont en commun d'être porteurs d'écriture), une tradition professionnelle fort ancienne (celle des archives, des bibliothèques et de la conservation), un ensemble d’institutions modernes et républicaines (les collections publiques créées par la Révolution), et un enjeu majeur de la politique culturelle d'aujourd'hui et de demain. Mais le patrimoine écrit n'est pas seulement une idée complexe qui synthétise du concret et de l'immatériel, du passé, du présent et de l'avenir, c'est aussi un concept en plein renouvellement. La civilisation de l'écriture est en mutation, les objectifs culturels s'élargissent et s'enrichissent sous l'effet d'intenses mutations techniques et intellectuelles, de nouveaux dynamismes se mettent en oeuvre, et l'on commence à entrevoir à quelles conditions l'immense trésor de la culture écrite pourrait se métamorphoser en un tout vivant et cohérent, rendu accessible à tous, pénétrable et familier. L'idée même de « patrimoine écrit » contient ce pari qui pourrait être l'un des plus beaux défis de notre temps  : le projet de transformer ce gigantesque monument de mémoire en un espace quotidien de pratique des savoirs, de dialogue des cultures et de renouvellement de la pensée.
Il n'y a pas de véritable pensée sans émotion, et, malgré les apparences, le patrimoine écrit est tout le contraire d'une abstraction. C'est un lieu de contact direct avec les traces vivantes de la culture écrite  : l'espace d'une expérience saturée d'émotions. En entrant pour la première fois aux Archives en 1830, le jeune Michelet, complètement bouleversé, découvre un univers de documents où la vie du passé, proliférante et intacte, revient vers lui comme à l'état naissant  : des siècles de vie quotidienne, de créations, d'espoirs, de pensées, de souffrances, d'inventions qui se mettent, sous ses yeux, à revivre au présent. Cette impression violente de « résurrection » dont Michelet a fait, en son temps, le principe de renouvellement des recherches historiques, n'est pas une illusion. Pour peu que sa culture personnelle lui en donne le désir, n'importe qui peut en faire l'expérience, dans une bibliothèque ou aux archives, en se plongeant dans le manuscrit de son roman préféré ou dans les secrets d'un vieux grimoire qui n'a pas été ouvert depuis des siècles. Avant tout autre chose, le « patrimoine écrit » est cet immense réservoir d'émotions et de découvertes.

Un univers d'objets

La notion de « patrimoine écrit » désigne d'abord concrètement un « univers d'objets », mais un univers si vaste et si prodigieusement diversifié qu'il serait bien difficile d'en délimiter les contours en quelques lignes : la Bibliothèque nationale et les bibliothèques municipales détiennent quelque 40 millions de livres ou de manuscrits antérieurs au XXe siècle ; les Archives nationales contiennent près de trois milliards de documents antérieurs à 1789.
Ces millions de livres, manuscrits et documents de toute sortes représentent la mémoire de notre culture écrite nationale, et bien au‑delà d'elle, un formidable florilège de la tradition écrite mondiale, de l'Orient à l'Occident, des origines à la période immédiatement contemporaine. Imaginons une visite qui permettrait de tout voir d'un seul coup d'oeil. Qu'y trouverait‑on ? Des centaines de milliers de manuscrits anciens, antérieurs à l'ère de l'imprimerie : une foison de documents littéraires et historiques, les premières copies connues des grands textes de l'antiquité, des milliers de parchemins enluminés dont on ne saurait dire s'ils sont textes ou oeuvres d'art plastique, les parchemins où se sont essayées les premières formulations « vulgaires » en langue française écrite, les incunables, le prodige des oeuvres sorties des premières imprimeries à bras qui cherchaient encore à imiter l'écriture manuscrite. Puis le regard se porterait sur les imprimés : des millions de volumes publiés depuis cinq siècles dans tous les domaines de la pensée et de la culture : publications rares ou courantes, reliures royales et brochures à quatre sous, éditions originales, livres précieux, périodiques, éditions illustrées, etc. Derrière ces montagnes de livres, les manuscrits modernes, fragiles liasses de papier où se sont conservées les traces de l'activité manuscrite depuis l'invention de l'imprimerie  : des dizaines de milliers de textes autographes, carnets, brouillons, notes de travail, mémoires, plans, scénarios, épreuves corrigées, livres annotés dans les marges, correspondances, testaments, etc., où l'on trouve, à l'état naissant, parfois avec les ratures et les hésitations de l'idée qui se cherche, un demi millénaire de recherches et d'innovations littéraires, scientifiques et culturelles. Impossible, pourtant, de s'y attarder  : derrière ces livres et ces manuscrits, le panorama découvre les horizons quasi illimités du patrimoine archivistique  : des milliards de documents officiels (registres, contrats, etc.) historiques, politiques et administratifs (traités, décrets, ordonnances, mémoires, discours, articles, tracts, affiches, etc.)  : du rarissime papyrus mérovingien aux documents des organismes contemporains, ce sont là toutes les archives publiques et privées qui constituent la mémoire historique du pays, celle qui avait tant ému Michelet.
Mais ce n'est pas tout. Le « patrimoine écrit » étend encore son empire, bien au‑delà de la sphère des livres ou des manuscrits littéraires, scientifiques et historiques, à l'ensemble des documents porteurs d'écriture ou de signes : il contient l'immense domaine des cartes et plans (dessins, cartes, portulans, plans, atlas, globes, etc.), les estampes  (qui se situent aux confins de l'écrit, mais qui sont souvent dotées de textes), les documents musicaux, architecturaux, le domaine des arts du spectacle (documents de mise en scène, livrets, scénarios, affiches, projets de décors, etc.) de la numismatique occidentale et orientale (monnaies, médailles, talismans, etc.), de la sigillographie, etc., sans oublier l'important secteur contemporain des « nouveaux supports d'écriture », qui est appelé à contenir une part essentielle du patrimoine écrit de notre temps.
Bref, le concept de « patrimoine écrit » désigne une totalité, celle de la culture du signe écrit  : ses limites sont celles d'un gigantesque labyrinthe, et il n'est guère besoin d'entretenir des arrière‑pensées borgésiennes pour se représenter la difficulté vertigineuse que constitue le projet d'organiser concrètement cet univers en espace praticable. Pourtant, personne ne s'est jamais perdu dans ce dédale, et, en règle générale, celui qui s'y aventure finit même toujours par accéder au livre, au document ou à l'information qu'il cherchait. C'est que la culture de l'écrit est devenue, dans notre société, l'une des choses les mieux partagées, mais c'est surtout que le labyrinthe est balisé depuis bien longtemps par une tradition professionnelle et institutionnelle. L'avenir du patrimoine écrit repose entièrement sur cette tradition.

Le dispositif des collections publiques

La richesse et la notoriété de cet immense patrimoine ne datent pas d'hier : il a fallu des siècles pour construire les grandes collections publiques, elles contiennent la mémoire d'une bonne partie de notre culture nationale, et leur enrichissement se confond avec l'histoire même du pays et de ses provinces.

Les fonds de l'actuelle Bibliothèque nationale proviennent originairement  de la librairie des rois de France. La première de ces collections royales fut celle de Charles V qui en 1380, comptait 1000 volumes de manuscrits français et étrangers, nombre tout à fait exceptionnel pour l'époque : ce roi, grand défenseur des lettres, avait lui‑même développé ses fonds en faisant copier et traduire de nombreux textes et conservait sa bibliothèque à Paris dans le donjon du Louvre. Malheureusement, ses collections furent entièrement dispersées en 1422, à la mort de Charles VI, et en grande partie achetées par le duc de Bedford. Cette dispersion catastrophique mit longtemps à être surmontée : dans la seconde moitié du XVe siècle, la librairie royale de Louis XI comptait encore moins de cent volumes. Le véritable acte de baptème de la bibliothèque royale date en fait du règne de François Ier qui, en 1544, ordonna la fusion de la bibliothèque royale de Blois (où se trouvaient les collections héritées de Louis XII) et des nouveaux fonds de manuscrits grecs (réunis pour le roi, à Fontainebleau, à partir de 1527, par l'humaniste Guillaume Budé). Cette nouvelle bibliothèque royale, d'abord installée à Fontainebleau, puis transférée à Paris en 1567 sous Charles IX, était dotée depuis le 28 novembre 1537, du privilège — essentiel pour l'avenir des collections, mais qui eut bien du mal à s'imposer — de recevoir un exemplaire de tout nouveau livre imprimé dans le royaume. Pendant deux siècles, ces fonds se sont sans cesse développés, en connaissant, par phases, de profonds remaniements  : Louis XIV qui, en 1660, hérite d'une collection de moins de 17 000 pièces (6088 manuscrits et 10 658 livres), meurt en laissant derrière lui une Bibliothèque royale comprenant 70 000 imprimés, 15 000 manuscrits et plusieurs centaines de milliers d'estampes et médailles : des fonds considérables acquis, sous l'autorité de Colbert, par une incessante politique d'achat en France et sur toutes les places européennes. Les collections royales continuent de s'accroître au XVIIIe siècle, notamment sous l'impulsion géniale du grand conservateur Jean‑Paul Bignon (qui introduit une conception radicale de l'enrichissement : « achetons tout, l'avenir fera le tri »),tant et si bien qu'à la veille de la Révolution, la bibliothèque du roi contient déjà 300 000 volumes imprimés. En 1789, la Révolution transforme la Bibliothèque royale en Bibliothèque nationale, crée les Archives et verse au bénéfice de ces collections, devenues « publiques », l'immense patrimoine écrit des couvents et des monastères (près de 15 000 manuscrits , environ 250 000  ivres imprimés, 85 000 estampes, etc.), les archives des corps judiciaires de l'Ancien Régime, des académies et corporations de métiers, etc. auxquels viendront s'ajouter les fonds des châteaux désertés par les émigrés, divers « biens nationaux » et, bientôt, les enrichissements de la période impériale.
L'histoire de ces enrichissements n'est évidemment pas dissociable des problèmes d'organisation matérielle qui se sont posés, à chaque nouvelle étape, pour conserver, classer et rendre accessibles les collections : des siècles d'expérience ont été nécessaires pour mettre au point des solutions que l'accroissement des fonds, l'évolution des techniques et des idées, les changements politiques et intellectuels n'ont cessé de remettre périodiquement en cause. Depuis l'époque révolutionnaire qui a fondé le principe des collections nationales et publiques, l'organisation des fonds a dû s'adapter, avec plus ou moins de succès, à l'exigence d'une diffusion démocratique donnant, à tout citoyen, le droit d'accès au patrimoine écrit de la nation. Mais il y a loin du principe à la mise en oeuvre, et depuis deux siècles, les collections publiques n'ont cessé de se réorganiser, plus ou moins heureusement, pour satisfaire à cette exigence. Nous parvenons aujourd'hui à l'un de ces moments de mutation qui, grâce à certaines initiatives récentes, pourrait aboutir à redessiner plus largement le paysage du patrimoine écrit français.
La conservation et l'enrichissement de cet immense univers d'objets reposent traditionnellement en France sur une double compétence — celle des archives et celle des bibliothèques — exercée par quatre institutions de conservation ayant, chacune, ses attributions propres : la Bibliothèque nationale, l'ensemble des Bibliothèques municipales, les Archives nationales et l'ensemble des Archives départementales et communales. Ce dispositif à quatre termes permet d'effectuer le partage des collections selon deux grandes perspectives qui se combinent.
Le patrimoine écrit est d'abord réparti, en toute logique, selon la nature des fonds conservés. On distingue d'un côté le domaine « littéraire » au sens large (comportant la littérature proprement dite mais aussi le domaine des sciences, des savoirs et de la culture) qui est placé sous la responsabilité de la Bibliothèque nationale et des Bibliothèques municipales, et de l'autre, le secteur archivistique (les documents administratifs, juridiques, économiques, publics ou privés, ainsi que de nombreux fonds à valeur culturelle et scientifique) qui relève de la compétence des Archives nationales, départementales et communales. Les frontières, aux confins de certaines zones (comme l'histoire, par exemple), peuvent parfois manquer de netteté, et l'attribution de quelques secteurs pourrait certainement être longuement discutée, mais globalement, chacun des deux continents est bien dessiné.
L'intérêt de ce dispositif réside dans le fait que cette première répartition se double d'un second partage des compétences : celui qui permet, depuis peu, de redistribuer plus équitablement les responsabilités centrales et locales conformément aux principes de la décentralisation. De ce point de vue, les collections publiques sont organisées selon deux polarités : d'une part une exigence de cohérence centrale qui est assurée, à Paris, par la Bibliothèque nationale et les Archives nationales, et d'autre part une véritable reconstitution des collections territoriales qui a pu être activement mise en oeuvre, à l'échelle du pays tout entier, grâce aux réseaux des bibliothèques municipales et des archives départementales et communales. Ce système est d'ailleurs très souple : les bibliothèques municipales peuvent aussi bien détenir des collections appartenant à l'Etat et confiées à la garde des communes que des fonds acquis par les villes.
Bien entendu, le dispositif complet des collections publiques ne se limite pas exactement à cette structure bi‑polaire (archives / bibliothèques, centralisation / décentralisation). À cet ensemble s'ajoutent de nombreuses autres institutions de conservation, dont quelques‑unes de très haute qualité, comme la bibliothèque de l'Institut, la bibliothèque de l'Assemblée nationale, la bibliothèque Mazarine, etc., ainsi que le vaste réseau des bibliothèques universitaires et interuniversitaires, dont le fonctionnement relève de la compétence du ministère de l'éducation nationale. Mais à l'exception de quelques cas remarquables (comme les collections de la Sorbonne ou de la bibliothèque Sainte‑Geneviève à Paris, ou celles de la Bibliothèque nationale universitaire de Strasbourg), ces bibliothèques universitaires ont cependant une vocation plus pédagogique que patrimoniale. Enfin, bien qu'il ne s'agisse pas d'une institution publique, mais d'un établissement privé majoritairement financé par l'Etat, il convient de mentionner l'existence de l'IMEC (Institut mémoires de l'édition contemporaine) à la fois pour l'importance de ses collections (archives privées, accessibles à la recherche sous certaines conditions, placées en dépôt par les éditeurs qui en conservent la propriété), et pour la signification symbolique de sa création (1988, inauguré en 1990) qui prouve l'intérêt des milieux éditoriaux et des pouvoirs publics pour le patrimoine écrit, y compris dans sa dimension professionnelle (l'édition) et ses aspects les plus contemporains.
Placé pour l'essentiel sous le contrôle technique du ministère de la culture, le dispositif des collections publiques a donc pour vocation de gérer le patrimoine écrit de la France, c'est à dire tout à la fois de veiller au bon état des objets conservés, d'accroître les fonds par de nouvelles acquisitions, et d'assurer la diffusion des collections et leur valorisation auprès du public. En pratique, cette mission repose sur le travail quotidien des conservateurs.

La conservation

Les conservateurs des bibliothèques et des archives ont l'honneur d’appartenir à la longue chaîne de ceux qui, depuis des siècles, se sont succédé pour sauvegarder, comprendre et enrichir le trésor de la tradition écrite, et pour le transmettre, intact et plus vaste encore, aux générations futures. Ce serait pourtant une erreur d'en déduire que les conservateurs n’ont affaire qu’au passé. Cet univers de la « conservation » est un monde où l’on travaille à l'échelle d’une temporalité de grande amplitude, à la fois rétrospective, actuelle et prospective, en se tenant, certes, à l’écart des fluctuations éphémères de la mode, mais en portant une attention vigilante aux urgences du présent. Pour conserver et enrichir les collections, il faut perpétuellement se souvenir : garder présents à l’esprit des siècles de tradition et d’histoire, savoir remonter le plus loin possible vers les origines pour en sauver matériellement les traces. Mais, conserver, c’est aussi, chaque jour, assurer au présent la survie de tout ce qui constitue le patrimoine acquis, le restaurer, le rendre accessible au public et aux chercheurs, le faire connaître. Enfin, conserver, c’est aussi voir dans le présent ce qui va devenir du passé mémorable : c’est prévoir, se rendre capable d’anticiper sans cesse sur l’avenir des recherches et de la création. C’est imaginer aujourd’hui ce qui risque d’avoir du sens pour la culture de demain, saisir au jour le jour les opportunités qui ne se représenteront pas, et savoir aussi ne pas « tout » garder, effectuer une sélection pertinente qui rende possibles l’inventaire, la consultation et l’exploitation des fonds conservés.
Bref, le conservateur est, à part entière, un chercheur dont la mission de sauvegarde et d’enrichissement du patrimoine se traduit aussi par une responsabilité grandissante dans la diffusion, la valorisation et l’exploitation scientifique des collections. Une telle évolution n'est pas seulement intellectuelle : elle implique également des ressources techniques, de nouveaux équipements, bref, tout un environnement instrumental qui, malgré quelques récentes améliorations, reste encore très insuffisant dans la plupart de nos institutions de conservation, et sensiblement  inférieur à la moyenne européenne.

La recherche

Les relations d’échanges et de complémentarité entre le monde de la conservation et celui de la recherche scientifique sont aussi anciennes que l'existence des bibliothèques et des archives. Mais l’évolution récente des recherches, notamment en sciences de l’homme et de la société, a conduit à transformer cette proximité en une véritable solidarité. Pour une large part de ses investigations, l’historien, le sociologue, le linguiste, le textologue ou le généticien des textes procède, avec ses finalités spécifiques, comme le conservateur  : avant de parvenir à des résultats, il lui faut identifier, inventorier, dater, classer, déchiffrer et analyser les objets du patrimoine écrit sur lesquels il travaille. Dans certains secteurs l'interaction est totale.
Depuis une vingtaine d'années déjà, des laboratoires et des équipes de recherches se sont constitués en France, dans les Universités et au CNRS, pour tenter de donner forme à un nouveau type d'exploitation scientifique des documents, notamment historiques et littéraires, du patrimoine national. C'est dans la recherche sur les manuscrits modernes, et sous l'impulsion de l'ITEM (Institut des Textes et Manuscrits modernes, CNRS), que les progrès de ces études ont été récemment les plus spectaculaires. Les collections publiques françaises possèdent pour la littérature des XIXe et XXe siècles des fonds considérables où l'on trouve non seulement les manuscrits définitifs des grands écrivains, mais également de très importants dossiers comprenant parfois la totalité des documents de rédaction des oeuvres. C'est en procédant à une exploration systématique de ces fonds encore largement inédits que les chercheurs ont été conduits à définir un ensemble de nouveaux outils techniques et théoriques : l'approche génétique, qui se propose d'étudier les textes « à l'état naissant », en essayant de comprendre et de modéliser leur genèse en termes de « processus ».
Ce nouveau regard, attentif à la fois à la matérialité des documents, à leur historicité, et aux « processus » qu'ils permettent de mettre en évidence, n'appartient pas en propre aux études littéraires : les recherches historiques et sociologiques par exemple en ont fait, elles aussi, et depuis plus longtemps encore, un instrument de renouvellement fondamental de leurs analyses et de leurs méthodes théoriques. Ainsi, l'IRHT (Institut de Recherche et d'Histoire des Textes, CNRS) qui a pour mission de rechercher, microfilmer et étudier les manuscrits anciens, joue depuis 1937 un rôle déterminant dans les recherches sur la culture écrite antique et médiévale. Les études en musicologie et en arts du spectacle, actuellement en plein essor, ont suivi le même trajet, et l'on voit maintenant se définir de nouveaux domaines d'investigation génétique : par exemple, en histoire des idéologies (comment se sont construits les échanges entre les cultures écrites française et allemande depuis deux siècles ?), en histoire des sciences modernes et contemporaines (comment se constitue l'avant‑texte d'une découverte ? par quel processus le texte scientifique produit‑il du nouveau ?), ou en architecture (comment s'élabore un projet d'agence en temps réel ?).
Tous ces travaux qui proposent de nouvelles réponses à la question « qu'est‑ce qu'écrire ? »  se rapprochent sensiblement de plusieurs zones de recherches centrales aujourd'hui : la modélisation informatique de traitements de texte « intelligents », la maîtrise de nouveaux moyens d'expression symbolique, et, d'une façon générale, la vaste et nouvelle problématique des sciences cognitives et des recherches en intelligence artificielle. À l'horizon de ces investigations, on sent se profiler une sorte de convergence théorique qui pourrait bien constituer un enjeu scientifique majeur pour le début du XXIe siècle.Tous ces dynamismes suggèrent, on le sent bien, la définition de nouvelles formes de collaboration, plus approfondies encore que par le passé, entre le ministère de la culture et le ministère de la Recherche et de la Technologie : politique culturelle et politique scientifique se trouvent désormais, dans certains secteurs, liées par une solidarité qui peut se transformer en une formidable promesse d'avenir.

Politique culturelle et prise de conscience

Ce nouvel intérêt des chercheurs pour le patrimoine écrit est le résultat d'une évolution relativement autonome qui a eu sa logique propre dans chaque spécialité et qui ne peut se comprendre qu'à l'échelle de plusieurs décennies. Mais, d'une façon plus générale, il existe aujourd'hui une coïncidence historique entre ces nouvelles orientations scientifiques qui ne sont d'ailleurs pas restées inaperçues dans l'opinion, un certain changement d'état d'esprit dans le grand public, et une série d'heureuses initiatives qui ont contribué à redessiner le paysage français du patrimoine écrit.
Loin de toute préoccupation partisane, force est de reconnaître que la politique culturelle a su récemment se doter, en ce domaine, de moyens d'action décisifs qui ont été mis en oeuvre au bon moment. C'est évident, par exemple, en matière de financement des opérations d'enrichissement et pour plusieurs actions spécifiques comme celles qui ont présidé, partout en France, au renouveau éclatant des bibliothèques municipales et des archives nationales et départementales, sans oublier, bien entendu, les nombreuses expositions nationales et régionales qui ont ouvert le patrimoine écrit au grand public.
Ces progrès ne sont pas indépendants de certains dynamismes suscités dans d'autres sphères de responsabilité du ministère de la culture et de l'Etat. Il est clair que la politique du livre et de la lecture en général, et les grandes initiatives culturelles qui ont marqué la décennie, ont joué un rôle non négligeable sur l'évolution des mentalités : la commémoration de la Révolution assortie du vaste programme d'expositions et d'éditions que l'on a connu, le grand projet de la Bibliothèque de France, les discussions publiques et les débats de fond qu'il suscite dans le pays, ont largement contribué à mettre à l'ordre du jour la question du patrimoine historique et littéraire. Toutes ces initiatives ont fini par provoquer un certain mouvement d'information dans l'opinion publique. On se documente, on donne son avis, favorable ou défavorable, mais l'essentiel est là : on y pense, on y réfléchit. L'intérêt des Français pour l'histoire et pour l'univers des livres, des manuscrits, des archives a connu, ces dernières années, un essor sans précédent, qu'il est facile de mesurer à la place grandissante que la presse et l'ensemble des médias offrent à ces questions, devenues contre toute attente de véritables questions d'actualité. La découverte d'un manuscrit littéraire inédit, l'édition d'un document historique inconnu, l'ouverture d'une grande exposition patrimoniale, peuvent aujourd'hui faire la une de la presse nationale ou l'objet de véritables dossiers d'enquête. C'est un signe qui ne trompe pas.
La politique culturelle n'est évidemment pas seule responsable de cette situation nouvelle qui correspond aussi aux circonstances et à une évolution profonde de notre culture contemporaine. Cet aspect est sûrement essentiel À l'approche des réalités communautaires, tout en intensifiant ses échanges avec ses partenaires, chaque nation en Europe ressent le besoin d'un certain retour réflexif sur sa propre identité culturelle, et, de cette identité, le patrimoine écrit constitue, évidemment, le symbole linguistique et historique le plus chargé de significations. Et, bien au‑delà de l'Europe, il s'agit sans doute aussi d'un problème qui concerne l'horizon mondial de la culture.
Comment ne pas voir, dans une telle interrogation sur l'univers des bibliothèques et des archives, le besoin, en cette fin de siècle, de faire le bilan des « Temps modernes », de mieux comprendre comment s'est fabriquée cette culture de l'écrit dont nous sommes héritiers et qui se trouve visiblement aujourd'hui à un tournant décisif de son histoire ? L'effondrement de la Galaxie Gutenberg, annoncée dans les années soixante par les sectateurs de MacLuhan, n'a pas eu lieu, et les nouvelles technologies informatiques semblent promettre à la culture écrite un nouvel empire, plus vaste encore que celui de l'imprimerie. Mais, dans le même temps, le règne grandissant de l'image et la multiplication des médias réduisent de plus en plus clairement ce monopole de l'information et de la communication qui restait naguère le privilège, presque sans partage, du message écrit. Nous sommes parvenus à un moment où le statut de la chose écrite, tout le monde en est conscient, entre dans une phase critique de redéfinition. C'est dans ce cadre complexe qu'il faut évaluer le sens des dispositions prises aujourd'hui en faveur du patrimoine écrit.
Les pouvoirs publics se sont engagés en France dans une véritable réflexion sur les orientations d'une politique concrète d'enrichissement en choisissant pour maxime de leur action les quatre mots d'ordre : sauvegarder, enrichir, diffuser et valoriser. La mise en oeuvre de ces impératifs s'est traduite par des avancées considérables, mais aussi par la mise en évidence de nouveaux problèmes dont la résolution semble déterminante pour l'avenir.

La dialectique de l’enrichissement et de la sauvegarde

Le patrimoine écrit s'est accru depuis dix ans dans des proportions très importantes. Si l'on se reporte aux seules pièces citées dans ce livre, les nouvelles acquisitions couvrent chronologiquement un millénaire d'histoire et de culture écrite : de l'année 1969 (le manuscrit, sur parchemin, d'un acte de vente en Ariège, acquis par dation, Archives nationales) ou de l'année 1075 (manuscrit grec de Saint Théodore Stoudite, acheté par la Bibliothèque nationale) jusqu’aux années 1980 (par exemple, la revue « Obliques », achetée par les Archives départementales de la Drôme, ou les manuscrits de 442 nouvelles de Daniel Boulanger, donnés à la Bibliothèque de l'Arsenal (Bibliothèque nationale ).
Sur les quatre cas d'acquisition qui viennent d'être cités, deux ont la particularité d'être des achats. Il ne faudrait pas croire que cette proportion a la moindre valeur générale, bien au contraire. Tout en représentant un moyen d'action essentiel, l'acquisition par achat ne constitue quantitativement qu'une petite partie des moyens d'enrichissement dont sont dotées les collections publiques : chaque année, des fonds entiers et des milliers de documents précieux viennent rejoindre les collections des bibliothèques et des archives par dations*, dons*, donations* et legs*. D'autre part, les grandes institutions centrales de conservation disposent, par vocation, d'une procédure légale d'enrichissement permanent de leurs collections : le « dépôt légal » permet à la Bibliothèque nationale de recevoir, dans le cadre de ses collections, la totalité des imprimés qui paraissent chaque jour en France  : soit par an, environ 40 000 nouveaux ouvrages, plus de 1 500 000 fascicules de périodiques, près de 3000 documents se rapportant à la musique, des milliers d'estampes, des monnaies etc. Ce versement permet en partie de définir, notamment pour les imprimés, l'étendue des compétences de la Bibliothèque nationale : est de son ressort tout ce qui relève de ce « dépôt légal ». Ce qui n'empêche nullement une certaine redistribution des versements, en faveur par exemple de bibliothèques décentralisées qui en fonction de leurs besoins ou de leur spécialisation, peuvent  pour certains ouvrages, devenir attributaires d'une partie des exemplaires déposés à Paris. De la même manière, les fonds des Archives sont constitués à près de 90% par les « versements » administratifs d'archives, et c'est grâce à cette sauvegarde systématique que, depuis 1789, peut se constituer, jour après jour, une part essentielle du patrimoine écrit : la mémoire historique de la nation. Pour la seule année 1990, ces versements ont été évalués à 69 kilomètres‑linéaires de documents, sur lesquels les conservateurs ont sélectionné, pour la conservation, un total de 23 kilomètres‑linéaires d'archives, soit exactement le tiers des fonds recueillis. Les Archives de France procèdent également à la conservation de fonds privés placés en dépôts (par exemple les 30 000 dossiers d'écrivains de la Société des gens de lettres), lesquels restent la propriété des déposants tout en bénéficiant des meilleures conditions de conservation.
Outre ces enrichissements quotidiens, les deux grandes institutions centrales mènent une politique de développement intensif de leurs fonds par achats. À cette fin, la Bibliothèque nationale dispose d'importants crédits d'acquisition par subventions du ministère de la culture (qui sont passées de 6,28 MF en 1988 et 1989 à 11,50 MF en 1990) auxquels viennent s'ajouter les interventions du Fonds du Patrimoine pour les acquisitions exceptionnelles, ainsi que la contribution, parfois décisive de mécènes, de sociétés et de particuliers. Les Archives de France, de leur côté, comptabilisent, depuis 1981, un millier d' « entrées par voies extraordinaires »dont près de 500 achats de pièces rares ou de fonds entiers, pour un montant total de 11,67 MF. Certaines de ces acquisitions ont permis de faire entrer, en bloc, dans les collections, des masses considérables de documents : le chartrier de Tournon, acquis en 1990, contient à lui seul des milliers de pièces (20 mètres‑linéaires).

Les succès de la décentralisation

Ces deux grandes institutions nationales sont des symboles : détentrices de collections prestigieuses, elles tiennent depuis toujours un rôle de premier plan dans le développement du patrimoine écrit. Mais il y avait quelque injustice et un certain irréalisme à ne concevoir l'enrichissement des collections publiques que d'un point de vue centralisateur. Les municipalités et les archives départementales détiennent en fait depuis fort longtemps une part également très importante du patrimoine écrit de la France : les confiscations de la période révolutionnaire, de nombreux legs, des donations locales, et une judicieuse politique d'achat ont, en deux siècles, permis aux villes et aux régions de constituer des collections considérables. Paradoxalement, ces bibliothèques municipales et ces archives départementales, qui ont en charge la responsabilité essentielle d'enraciner le patrimoine écrit dans chaque partie du territoire national, et de sauvegarder la diversité et la richesse des cultures régionales, ont pu avoir pendant longtemps le sentiment d'être oubliées au profit quasi exclusif des grandes institutions d'Etat. Il était urgent de reconsidérer le problème.
Conformément aux dispositions relatives à la décentralisation, les départements sont devenus, de droit, responsables de leur mémoire et de leurs collections. Dès 1982, le ministère de la culture a inscrit au rang de ses priorités une série d'actions spécifiques en faveur des bibliothèques municipales et des archives. À l'échelle de toutes les initiatives prises depuis dix ans en ce domaine, cette dynamique nouvelle impulsée par la Direction du livre et de la lecture et par la Direction des Archives de France, représente incontestablement l'un des plus beaux succès de la nouvelle politique d'enrichissement du patrimoine écrit.Par une série de subventions accordées aux municipalités, par une recherche vigilante dans les catalogues de ventes, par l'exercice du droit de préemption de l'Etat en vente publique pour le compte des villes, la Direction du livre et de la lecture a pu chaque année doter des dizaines de villes françaises (entre 23 et 34 villes de 1982 à 1989, 52 villes en 1990) de moyens exceptionnels pour développer leurs collections locales. Et il ne s'agit pas d'acquisitions secondaires : un manuscrit enluminé du XIIe siècle pour Lille, un Psautier du XIIIe siècle à Colmar, le Livre d'heures d'Isabeau de Ponbriant, manuscrit du XVe siècle, à Rennes, l'Armorial de la Toison d'Or, manuscrit du XVIe siècle, pour la ville de Dijon, un superbe atlas portulan de la Méditerranée du XVIIe siècle à Marseille, l'édition originale des Pensées de Pascal à Clermont‑Ferrand, le manuscrit de L'Ile mystérieuse de Jules Verne à Nantes, le manuscrit du Cornet à dés de Max Jacob à Orléans, etc.
En 1990, les crédits attribués aux bibliothèques municipales pour l'enrichissement de leur patrimoine ont été quadruplés (passant de 0,89 MF à 3,60 MF ), et pour parfaire cette dynamique, un nouvel instrument a été créé  : le Fonds Régional d'Acquisition pour les Bibliothèques (FRAB) qui, dans trois régions déjà (Bretagne, Bourgogne et Pays de Loire), associe l'Etat et la Région pour un financement paritaire des nouveaux enrichissements. C'est grâce à ce dispositif que de précieux manuscrits de grands écrivains sont ainsi venus accroître, en 1990, plusieurs collections municipales : Alfred Jarry (Laval), Lamennais (Saint‑Malo), Max Jacob (Quimper), etc.
Bref, assortie des moyens financiers indispensables et d'une réflexion stratégique globale, la décentralisation est, en matière de patrimoine écrit comme en beaucoup d'autres domaines, une politique d'avenir dont les résultats ne se sont pas fait attendre et peuvent être déjà considérés comme exemplaires, aussi bien du côté des bibliothèques que du côté des archives.

Enrichissement et sauvegarde matérielle

Le concept d'enrichissement du patrimoine écrit repose sur le principe d'une appropriation matérielle des fonds et des documents précieux, rares ou uniques, qui constituent les traces les plus significatives de la culture écrite. Une collection publique devient propriétaire, au profit de la nation ou d'une collectivité locale, d'un objet, à la fois concret et symbolique, dont la valeur vénale est proportionnelle à la rareté. Cette idée d'acquisition patrimoniale est indissociable du principe de sauvegarde. En effet, il ne faut pas oublier qu'en matière de patrimoine écrit, on a le plus souvent affaire à des objets extrêmement fragiles  : de simples feuilles de papier portant des traces plus ou moins stables d'encre, de crayon ou de peinture. Les manuscrits de l'époque médiévale, sur parchemin, sont nettement plus solides ; mais ils viennent de plus loin dans le passé, et cet avantage reste bien mince au regard des périls qui ont parsemé leur itinéraire historique. Ils en portent d'ailleurs souvent les traces, et ne peuvent être conservés qu'après des travaux, parfois très délicats, de restauration.
En entrant dans une collection publique, l'objet est enfin arraché aux aléas du sort et, une fois restauré, trouve sa place dans un univers protégé où il va pouvoir traverser le temps à l'abri des mésaventures. Mais l'histoire ne s'arrête pas là : même si étymologiquement le mot bibliothèque est formé sur les mots grecs « livre » et « coffre », le travail des conservateurs ne se résume pas, bien au contraire, à mettre les livres au coffre. Non seulement le document précieux ne sera pas mis au secret mais il sera étudié par le conservateur, présenté au public, exposé en France et à l'étranger, communiqué aux chercheurs qui auront besoin de travailler sur l'original, etc. Or, sauf à prendre les précautions les plus méticuleuses, la moindre manipulation manuelle acidifie, la moindre exposition à la lumière brûle : la vie publique de l'objet sauvegardé provoque à chaque fois sa réinsertion dans un processus de dégradation. Ce type de problème n'est pas réservé aux documents les plus anciens. Au contraire, plus on avance vers l'époque contemporaine, et plus les documents sont fragiles. Il faut être conscient qu'à force d'avoir été lues et relues par des chercheurs, certaines pages de carnets d'écrivains du XIXe siècle, écrites au crayon ou à la mine de plomb, sont devenues aujourd'hui parfaitement illisibles : l'écriture s'est effacée, pour toujours. La négligence humaine n'est pas seule en cause. En l'absence de tout contact, l'usure serait plus lente, mais elle ne manquerait pas d'avoir lieu. Les diagnostics les moins pessimistes laissent entendre que l'immense majorité des livres fabriqués, de manière industrielle, depuis 1850, sont promis à un dépérissement total dans les cent ans qui viennent : si on les laisse en l'état, ils finiront en poussière, irréversiblement. Pour sauver un exemplaire de chacun d'entre‑eux il faut dès aujourd'hui entreprendre un programme de désacidification qui coûtera des sommes considérables et un investissement en travail de plusieurs dizaines d'années...Mais l'enjeu est de taille : il s'agit de toute la culture écrite de notre modernité, depuis un siècle et demi. Finalement, c'est en permanence qu'il faut assurer la sauvegarde matérielle de l'objet conservé, surveiller son état, et combattre les ravages du temps. Le patrimoine s'enrichit aussi en échappant au vieillissement, mais il faut des prodiges de techniques et de financement pour y parvenir, notamment pour les fonds modernes et contemporains, et avec des résultats toujours provisoires. C'est la raison pour laquelle on a conçu, comme moyen ultime de sauvegarde, le programme d'une campagne systématique de reproduction. Chaque pièce conservée sera dotée d'un double photographique conçu comme copie de sécurité : en cas de cataclysme, inondation, incendie, vol, ou erreur humaine qui ferait disparaître l'original, ou en cas de dépérissement matériel insurmontable. Sauf nécessité exceptionnelle, l'étude des documents fragiles pourra se faire sur un dérivé de cette copie de sauvegarde (une copie de consultation), sans qu'il soit nécessaire de manipuler trop souvent l'original.
L'enrichissement et la sauvegarde du patrimoine écrit sont ainsi les deux éléments d'une dialectique où se joue l'essentiel des problèmes de la conservation. On enrichit en sauvegardant mieux l'acquis, on sauvegarde aussi en acquérant de nouvelles pièces que l'on arrache aux aléas de l'histoire, mais qu'il faudra encore sauvegarder du dépérissement naturel. Il y a contradiction entre sauvegarde matérielle et diffusion concrète de l'objet, mais une sauvegarde sans diffusion n'ayant aucun sens, il faut encore sauvegarder l'objet en le dupliquant pour le diffuser sans risque.
En pratique, la sauvegarde, au sens large, des collections déjà conservées et des nouveaux fonds acquis sans achat, constitue un poste budgétaire considérable qui pourrait tranquillement absorber la quasi totalité des subventions prévues pour le patrimoine écrit. Cela n'empêcherait nullement les collections de s'accroître par dons, dations, legs, dépôts et versements légaux. Mais ce serait s'interdire d'agir positivement sur les contenus et les orientations de l'enrichissement. Pour se doter d'une politique active de développement, il est indispensable de pouvoir prendre l'initiative, d'aller à la rencontre de nouvelles pièces : il faut pouvoir acheter.

Harmoniser les enrichissements par achats

L'enrichissement des collections publiques ne s'effectue pas tous azimuts, mais répond à un programme de priorités assez précis qui est propre à chaque institution de conservation, selon sa spécialité, la nature de ses fonds, l'étendue de ses moyens financiers et ses objectifs. Ainsi la Bibliothèque nationale et les Archives nationales, qui détiennent des collections très importantes, se sont donné trois objectifs principaux d'enrichissement : combler les lacunes et compléter les fonds les plus importants, enrichir les collections de pièces exceptionnelles et de nouveaux fonds, et intervenir sur les marchés étrangers pour favoriser le retour en France des « Trésors nationaux ».
De leur côté, les bibliothèques municipales et les archives départementales pratiquent une politique d'acquisition très comparable, en développant leurs fonds propres, qui rivalisent quelquefois en qualité avec ceux des plus grandes institutions, et en portant une attention particulière aux pièces d'intérêt local ou régional. Les objectifs essentiels des bibliothèques consistent à compléter les collections d'éditions anciennes illustrant l'activité des premières imprimeries de la région, à enrichir les fonds de manuscrits médiévaux qui témoignent de l'histoire locale, à développer les collections précieuses consacrées à un grand écrivain ou à un personnage historique de la ville ou de la région, à élargir les collections issues de donations ou de legs importants (et dont la portée dépasse parfois largement le cadre de l'intérêt local), enfin à acquérir des ouvrages significatifs de bibliophilie contemporaine. Parallèlement les archives départementales et communales collectent les fonds documentaires privés et publics de la vie sociale, juridique, politique et administrative de la région, privilégiant les fonds importants sur les documents isolés, mais sans s'interdire l'acquisition de pièces exceptionnelles.
Ces objectifs sont respectés autant qu'il est possible, mais, en pratique, sans qu'une réelle programmation puisse être mise en oeuvre à une échelle globale, sauf en matière de dation en paiement  des droits de succession (loi du 31 déc. 1968), où la durée des démarches permet de dégager un certain temps de réflexion. S'agissant des donations, des dons et des legs, cette absence de programmation ne paraît guère préjudiciable à la politique d'enrichissement : prévu ou non prévu, ce type d'acquisition doit être considéré comme une heureuse opportunité par la collection qui en bénéficie.
Le problème est plus délicat dans le cas des acquisitions par achats. À l'exception des achats auprès des particuliers qui peuvent parfois se négocier à moyen terme, la plupart des acquisitions se concluent auprès des libraires et des marchands d'antiquités ou en vente publique. Or, dans ce cadre, les temps de réponse, en matière d'information, de décision et de financement, sont ceux du marché et peuvent devenir assez défavorables à une véritable politique d'enrichissement raisonné.
C'est d'abord un problème de gestion de l'information : il faut que les conservateurs de chaque institution (bibliothèque ou archives) sachent, en permanence, ce qui va se vendre, où, quand, et selon quelle estimation, ce qui suppose le dépouillement de nombreux catalogues de libraires et de ventes aux enchères. C'est ensuite un problème d'expertise et de décision. Enfin, c'est un problème de financement : si l'occasion semble bonne, il faut encore que l'institution intéressée parvienne à réunir, en un temps record, sur ses propres fonds ou, le plus souvent, avec l'aide du ministère ou d'autres partenaires, les moyens financiers suffisants pour intervenir utilement sur les enchères par préemption. Ce travail fait partie des attributions normales d’un conservateur, mais, en l'absence de tout instrument de concertation globale, chaque institution doit à chaque fois mener ces opérations, pour son propre compte et avec ses moyens propres, sans pouvoir bénéficier des investigations menées par les autres institutions, ni d'une programmation commune. La concertation et l'échange d'information existent tout de même, bien entendu, mais seulement sous la forme d'initiatives personnelles.
C'est, entre autres, pour surmonter cette difficulté majeure que le ministère de la culture et la Direction du livre et de la lecture ont cherché à concevoir un dispositif spécifique d'aide à l'achat en faveur des bibliothèques municipales. Mais, à une échelle plus large encore, il y aurait, semble‑t‑il, à inventer un véritable dispositif d'expertise, d'information, de communication et d'harmonisation qui favoriserait une politique d'achat parfaitement homogène et concertée, en tenant compte des moyens de financements, des objectifs spécifiques de chaque collection publique, des besoins de la recherche scientifique, et des réalités du marché. Il ne s'agirait nullement de réintroduire ici une structure centralisatrice qui ralentirait encore le mouvement, mais au contraire de créer les conditions d'un meilleur dialogue entre tous les partenaires concernés, en faisant circuler l'information plus largement et plus vite .

Collections publiques et collections privées

Les collections publiques sont, par nature, assez défavorisées face aux moyens d'action du marché privé. Pour remédier en partie à cette situation d'inégalité, l'Etat dispose, en France, depuis 1921, du droit de préemption* qui permet au ministère de la culture de ne pas participer aux enchères et de se substituer à l'adjudicataire, au prix de la dernière enchère. Beaucoup de pièces rares ou précieuses, qui avaient retenu l'attention des collectionneurs privés et des marchands, ont pu, grâce à l'exercice de ce droit, rejoindre les collections publiques. Mais la préemption est un droit que l'Etat doit savoir exercer avec précaution : il dérange violemment les règles du libre‑échange car c'est un acte d'autorité qui représente une sorte de mesure d'exception dans le marché. En ce sens il est parfois mal ressenti par le monde des marchands et des collectionneurs. Si la préemption était exercée de manière trop systématique, il serait à craindre que le marché privé des ventes publiques ne se restreigne considérablement au profit de négociations plus discrètes ou de ventes publiques organisées à l'étranger. Ce risque, qu'il faudra bientôt réévaluer à l'échelle du libre marché européen, reste en fin de compte assez imaginaire car, seraient‑ils multipliés par dix ou par cent, les budgets, déjà considérables, que l'Etat peut consacrer aux achats sur le marché, ne suffiraient pas à l'emporter sur les moyens financiers mis en oeuvre par certains milieux, ni à couvrir le champ total des échanges qui ont lieu chaque année en France et, a fortiori, sur les marchés étrangers.
L'Etat n'a pas pour vocation de se substituer à la propriété privée, et, si l'on excepte quelques spéculateurs qui ne méritent guère le nom d'amateurs, les collections privées constituent, parallèlement aux collections publiques, un élément essentiel d'édification du patrimoine national. Les vrais collectionneurs représentent une garantie d'enracinement du patrimoine dans le pays, une garantie de sauvegarde également, car l'amateur entoure ses objets précieux d'une sollicitude proportionnelle à sa passion qui peut être infinie, et y consacre des moyens qui peuvent dépasser de très loin ceux des collections publiques. Il n'est pas rare non plus que le collectionneur, simple particulier ou marchand, soit aussi un érudit, un chercheur dont l'expérience et le savoir fourniront un appoint parfois irremplaçable pour toutes les recherches portant sur sa spécialité. Enfin, il y a une certaine « créativité » qui est propre à l'acte de collectionner, et il n'est pas rare que le collectionneur privé, par les ressources de sa propre passion, anticipe de très loin sur les modes qui animent le marché, sur les valeurs qui en son temps hiérarchisent les objets culturels, et même sur les acquis de la science  : c'est à ce don d'anticipation et d'invention, à ce « génie » de la collection que l'on doit bien souvent la préservation in extremis de domaines considérables du patrimoine, restés inaperçus parce qu'encore inconcevables.
Mais, surtout, d'un point de vue pragmatique, l'Etat a besoin du collectionneur, parce que sans collectionneur, il n'y aurait ni achat, ni dation en paiement, ni don, ni donation, ni legs. Dans un très grand nombre de cas, les efforts que le collectionneur a pu consacrer au cours de sa vie pour réunir une collection prestigieuse, au point parfois d'y engloutir sa fortune entière et les revenus de son travail, finiront par être reversés au bénéfice des collections publiques, nationales ou municipales. L'entrée dans une collection publique est souvent ressentie, avec raison, par le collectionneur comme une véritable consécration. C'est aussi pour sa collection une garantie de pérennité : le marché privé disperse, la collection publique conserve et protège. Il appartient à l'Etat de jouer pleinement un rôle incitatif en favorisant l'existence et le développement des collections privées, et en offrant aux collectionneurs des dispositions légales avantageuses pour le versement de leurs pièces aux collections publiques. De ce point de vue, la procédure de dation en paiement  est certainement une excellente mesure légale : il faut espérer que son application dans le domaine du patrimoine écrit se développe plus largement dans l'avenir. Peut‑être n'a‑t‑on d'ailleurs pas encore exploré sur cette voie toutes les possibilités que l'aménagement de la fiscalité (celle de l'ISF par exemple, celle du mécénat, celle des entreprises) offrirait pour inciter certains collectionneurs à participer plus substantiellement à l'édification du patrimoine public ?

Éléments de prospective

Le patrimoine mis au secret

Si le collectionneur peut être considéré comme un partenaire utile, et même indispensable, de la politique d'enrichissement matériel des collections publiques, il n'en va pas toujours de même en matière de diffusion du patrimoine écrit, et ce problème, qui n'est peut‑être pas sans solution, mérite quelques instants de réflexion.
Imaginons qu'au cours d'une importante vente publique, comme on en a connu récemment à Paris avec la succession Sickles, un manuscrit inconnu de l'un de nos plus grands écrivains, ou un document historique inédit de première importance soit mis aux enchères. Les responsables de l'acquisition publique sont présents et disposent d'importants moyens pour préempter, mais néanmoins insuffisants pour « tout » préempter. Si, malgré son importance décisive, le manuscrit ou le document en question n'appartient à aucune des lignes d'achat prioritaire, l'objet sera inévitablement acquis par un collectionneur privé. Inutile de s'en désoler : l'Etat ne peut pas tout acheter, les bibliothèques et les archives doivent faire des choix, et il est naturel que la propriété privée exerce aussi ses droits sur les biens culturels et artistiques. Si le nouveau collectionneur est un ami de la science et du patrimoine, tout ira pour le mieux du monde  : il autorisera les spécialistes à étudier ce document inédit, une édition pourra en être donnée, et le contenu culturel de ce précieux objet pourra ainsi être porté à la connaissance du public.
Mais si, ce qui est malheureusement au moins aussi fréquent, l'heureux propriétaire décide de mettre son acquisition au secret, d'en interdire l'accès à qui que ce soit, il n'existera plus aucun recours pour consulter le document, le publier et le faire connaître au public. En matière de recherche scientifique, de telles lacunes peuvent bloquer toute une campagne d'investigation : imaginez que vous soyez en train de reconstituer point par point un processus d'invention ou de rédaction, et que l'on vous prive d'un dossier de documents constituant une étape décisive pour votre recherche : les brouillons d'une oeuvre inachevée de Proust, le plan préparatoire d'un discours historique de De Gaulle, ou une liasse de notes d'Einstein ?... Autant jouer au puzzle avec la moitié des pièces. Cette attitude de rétention et de mise au secret n'est pas le fait de tous les collectionneurs, mais elle reste très présente chez certains d'entre eux. Elle repose en fait sur l'idée fausse qu'un document inédit vaut financièrement plus qu'un document publié. La preuve du contraire a plusieurs fois été faite : une édition scientifique de portée internationale ou une publication largement diffusée dans le grand public ajoute, en réalité, au‑dit document une notoriété et une plus‑value au moins égale à celle que lui donnait sa qualité d'inédit. Mais il en va de ce préjugé comme de tous les autres : il est d'autant plus difficile à faire disparaître qu'il est irrationnel, et bon nombre de collectionneurs restent convaincus qu'il vaut mieux tout garder à l'abri des regards, dans un coffre.

Redéfinir juridiquement l'objet du patrimoine écrit

En devenant propriétaire de l'objet matériel, le collectionneur est aussi devenu, de fait sinon de droit, le propriétaire exclusif d'une partie de la culture nationale. Il ne me semble pas excessif de dire qu'il y a là un problème. La question est d'autant plus sérieuse qu'une fois mis au secret, le manuscrit ou le document rarissime peut disparaître pour toujours : le collectionneur est en droit de le vendre secrètement à une autre personne privée dont on ne retrouvera jamais la piste ; il peut aussi obtenir une licence d'exportation et le faire sortir du territoire national, ou se passer de cette licence et exporter le document de manière illicite, ou même le détruire purement et simplement si, sur le tard, cette excentricité devient à son goût. N’a‑t‑on pas entendu récemment un grand collectionneur étranger annoncer son intention de se faire, à sa mort, enterrer avec les plus belles pièces de sa collection ? Le droit tente de s'y opposer, naturellement, mais avec quel moyens ? Il ne faudrait surtout pas croire que ces aventures sont exceptionnelles  : des centaines de manuscrits de première importance dont l'existence est attestée par leur passage en vente publique dans la première moitié du siècle ont à ce jour disparu sans laisser aucune trace. Ces considérations semblent toutes aboutir à un problème de définition de l'objet constitutif des collections publiques, question qui me paraît en fait déductible du concept même de « patrimoine écrit ».
Pour y voir clair, prenons le cas d'un autre secteur, mieux connu, du patrimoine : les monuments historiques, le patrimoine architectural. En ce domaine, un propriétaire privé peut parfaitement posséder une oeuvre de tout premier plan, un château de la Renaissance par exemple, et en jouir personnellement sans pour autant être doté du droit d'en priver la nation. C'est qu'il existe une tradition légale qui a permis depuis longtemps à l'Etat de « classer » les monuments, c'est à dire de les protéger pour toujours en les rendant, par la même occasion, accessibles à la recherche scientifique et au public. Rien de tel n'existe encore réellement dans le domaine du patrimoine écrit, et les archives qui bénéficient déjà de ce statut ne sont guère nombreuses : 28 fonds sont aujourd'hui classés « archives historiques ». Peut‑être est‑il temps d'étendre plus largement le bénéfice de cette heureuse procédure, notamment dans le domaine littéraire et scientifique, à certaines des pièces maîtresses de notre patrimoine écrit ? Comment y parvenir ? Le classement d'office, qui est une mesure d'autorité et qui suppose un avis favorable du Conseil d'Etat, n'est évidemment pas une procédure généralisable. Il faut donc inciter les collectionneurs à demander eux‑mêmes le classement. Si aucun d'entre‑eux n'y pense actuellement, c'est qu'à la différence des monuments historiques où le classement ouvre droit à une aide de l'Etat pour la restauration ou l'entretien des biens classés, il n'existe, pour le patrimoine écrit , aucune compensation financière en faveur des collectionneurs : en ce domaine, le classement est une pure contrainte sans aucun avantage ni contre‑partie. Si l'on veut obtenir le classement de quelques chef‑d'oeuvres de la culture écrite, il semble naturel que l'Etat fasse au moins la proposition de prendre en charge, techniquement et financièrement, les frais de restauration, d'entretien et, peut‑être, de reliure des pièces qui pourraient en avoir besoin.Et, puisque nous en sommes arrivés à des réflexions purement prospectives, ne faudrait‑il pas envisager, d'une manière plus générale encore, de redéfinir juridiquement l'objet constitutif du patrimoine écrit ? On continue à gérer l'enrichissement du patrimoine avec une conception complètement archaïque de l'objet, fondée sur une confusion entre son identité (culturelle) et son unicité (concrète). Mais en réalité, en matière de patrimoine écrit, cet objet a la singularité d'être double : il y a d'une part l'objet concret, l'original, dans son unicité matérielle ; et il y a d'autre part l'information qu'il porte, son contenu et son identité culturelle. L'objet matériel, même précieux, n'est qu'une chose parmi les choses et peut, de fait, appartenir à n'importe qui : c'est un bien matériel qui relève de la logique du marché. En revanche, il me semble que le contenu culturel de cet objet, ne peut, de droit, qu'appartenir à tous : c'est une entité abstraite qui fait partie intégrante de la culture et du patrimoine scientifique français et mondial.
Par une singularité qui distingue l'objet du patrimoine écrit de la plupart des autres objets patrimoniaux, sa dimension scientifique et culturelle réside, pour l'essentiel, dans l'information graphique qu'il porte, c'est à dire dans son image visible et reproductible. Entre une toile de Van Gogh et une photo de ce tableau, la déperdition de sens est colossale : la matière de la peinture s'est évanouie. En revanche le contenu culturel d'une page autographe de Flaubert est presque tout entier dans ce que peut saisir l'objectif d'un appareil photographique. Il suffirait donc de reproduire l'image de l'objet : de constituer sur un support fiable une copie de sécurité matérialisant le contenu culturel de l'objet.
Imaginons simplement la procédure suivante : chaque pièce significative du patrimoine écrit passant sur le marché ferait, préalablement à toute cession, l’objet d’une reproduction, sous forme de cliché photographique, de microfilm, ou, mieux, d'image numérisée. Cette reproduction, conçue comme une sorte de nouveau « dépôt légal », serait attribuée à la collection publique adéquate, à charge pour elle d’en assurer et d'en contrôler très précisément la communication au public, après avoir vérifié si la diffusion du‑dit document est compatible avec la loi, et dans quelles limites. Cette simple copie de sauvegarde, assurée par le ministère de la culture ou par une institution officielle déléguée, ne représenterait pas une charge financière bien lourde pour l’Etat ; en revanche, elle se traduirait pour les collections publiques par un horizon d'enrichissement documentaire quasiment illimité.Inutile de préciser le bénéfice qui en résulterait pour la communauté scientifique et le public : il serait immense, et d'autant plus efficace que les nouvelles technologies de l'image permettent d'espérer beaucoup mieux encore que ne le fait le microfilm, une sorte de double iconique de l'objet, avec ses couleurs, la précision de tous ses détails, et, pourquoi pas, une certaine image de son volume.
Naturellement, il ne s'agirait nullement de « tout » copier  : une telle mesure  ne devrait être applicable qu'aux documents de première importance. Comme pour l'harmonisation des stratégies d'achat public, ce « dépôt légal » des copies impliquerait par conséquent l'expertise d'un organisme d'évaluation. En revanche, si la mesure doit rester sélective, il conviendrait aussi qu'elle devienne rapidement internationale : pour avoir quelque chance de réussite, sa zone d'application devrait, au minimum, s'étendre aux limites du libre marché européen et, dans ce cadre, faire l'objet d'une convention.

L'original et son double

Certes, il ne s'agit  là que d'une hypothèse de travail, mais, à bien y regarder, cette reproduction systématique des pièces importantes du patrimoine écrit passant sur le marché ne ferait, en réalité, qu'élargir le cadre d'une opération de microfilmage qui est d'ores et déjà engagée et qui, en principe, doit concerner l'ensemble des documents précieux contenus dans les collections nationales. Bref, qu'il s'agisse d'enrichissement, de diffusion ou de sauvegarde, la reproduction finirait, semble‑t‑il, par devenir une solution à tous les problèmes. Et, sur cette voie, pourquoi ne pas se contenter, à l'avenir, d'enrichir les collections de simples reproductions en choisissant des techniques fiables un peu plus riches que le microfilm ? Pour chaque pièce réelle, detenue ou non par les collections publiques, on procéderait à une copie de sécurité, régulièrement remise à jour et soigneusement conservée à l'abri dans un silo : bref, une copie jouant le rôle de l'original, d'où seraient tirées les copies de consultation diffusées, par les archives et les bibliothèques, à l'usage du public. Ce serait économique, sûr et bien moins encombrant : tant pis pour l'émotion du contact avec l'objet lui‑même. Je me fais naturellement ici l'avocat du diable, tout en pensant que, si l'on n'y prend pas garde, c'est bien en ce sens qu'iront irréversiblement les choses.
En réalité, l'objet concret original est irremplaçable. L'idée de sauvegarder les pièces qui échappent au patrimoine par une reproduction obligatoire n'a rien d'idéal : c'est indispensable, c'est infiniment mieux que rien, mais ce n'est qu'un pis‑aller, la chose doit être entendue. Les collections publiques doivent continuer à s'enrichir de pièces réelles, et les chefs‑d'oeuvres ou documents irremplaçables du patrimoine écrit  qui ne peuvent être acquis par l'Etat devraient tout simplement être « classés », comme on le fait pour les monuments historiques, et avec les mêmes moyens.
C'est en prenant la mesure de ce problème qu'il faut aussi raisonner, en matière de sauvegarde, sur les antagonismes entre diffusion et protection de l'original. Le projet qui consisterait pour des raisons de sécurité, à remplacer, dans l'avenir, l'accès direct aux documents réels par une consultation de copies ne peut pas se transformer en règle absolue sans entraîner de graves dommages pour la recherche. La meilleure reproduction du monde, en l'état actuel des choses (mais cela peut changer), ne peut fixer qu'une partie seulement des informations contenues dans un objet en trois dimensions. Nul ne mettrait l'idée en doute pour la sculpture, la peinture ou le dessin. Le problème semble moins essentiel en matière de documents écrits : c'est l'évidence, mais seulement dans certaines limites. Le format du papier, sa qualité, son épaisseur, sa couleur, l'aspect fin des tracés, l'encre, la mise en page, la séquentialité des folios, toutes ces variables matérielles, lourdement investies de valeur symbolique, sont des éléments qui ne peuvent guère apparaître sur un cliché photographique, alors qu'ils sont déterminants pour bon nombre d'études en critique textuelle et en sociologie culturelle.La solution de ce problème se trouve évidemment dans le compromis : l'essentiel des recherches sur un manuscrit précieux ou un document fragile peut évidemment s'accomplir sur reproductions. Lorsque l'accès à l'objet lui‑même est indispensable pour quelques séances d'études en dimensions réelles, il s'agit seulement de s'accompagner de toutes les mesures de sécurité possibles. Mais si cet accès n'est réellement réservé qu'à la recherche, à des chercheurs vraiment confirmés (et il conviendrait peut‑être en ce domaine d'être plus sélectif : un niveau de « maîtrise » ne semble pas suffisant pour autoriser un accès direct aux originaux), les risques ne sont pas bien grands : il n'y a en général pas plus de deux ou trois chercheurs de niveau doctoral ou post‑doctoral qui travaillent sur le même document, et leurs travaux aboutissent habituellement à une étude ou une édition critique des pièces, qui permet, pour un certain temps, de ne plus avoir besoin de revenir à l'original...
La nécessité d'un accès direct aux documents originaux a souvent été signalée avec beaucoup d'énergie par les spécialistes. Certains estiment qu'à défaut de mieux, il conviendrait de réfléchir à un mode de reproduction se rapprochant le plus possible du fac‑similé. L'idée est séduisante, et n'est pas irréaliste : des techniques contemporaines peu onéreuses donnent déjà de très bons résultats.Il ne s'agit pas seulement d'une discussion technique : le mode de reproduction des documents correspond aujourd'hui à un choix décisif qui engage non seulement l'avenir de la diffusion du patrimoine écrit et de la recherche, mais également la portée de grands projets comme ceux de la Bibliothèque de France, et au‑delà, l'avenir même de nos relations à la culture écrite. Le microfilm (ou la micro‑fiche) est bon marché, mais c'est un support physique inerte, figé dans sa séquentialité, et radicalement incompatible avec l'outil informatique. C'est une technique qui date des années 1930 et qui n'a plus grand chose à voir avec notre temps. Qu'on le veuille ou non, le microfilm est un instrument  révolu. Là où il n'y a rien d'autre, naturellement, il rendra encore de grands services ; mais sur l'essentiel, il ne permet plus de raisonner utilement pour l'avenir.
Il faut maintenant s'engager résolument dans la voie des technologies nouvelles, exploiter les ressources du stockage numérique et des bases de données textuelles. Pourquoi hésite‑t‑on ? Parce que ces techniques sont encore très coûteuses, parce que la pérennité des nouveaux supports n'est pas garantie à long terme, parce que la compatibilité des matériels exige un consensus international difficile à négocier, et surtout, dit‑on, parce que ces innovations techniques restent régulièrement menacées d'obsolescence  : on ne va pas dépenser des budgets colossaux pour s'apercevoir, au bout de cinq ans, que la technique choisie est définitivement dépassée. Toutes ces raisons sont sérieuses, certes, mais beaucoup moins paralysantes qu'il n'y paraît : ce qui est éventuellement menacé d'obsolescence ou d'incompatibilité, ce sont les techniques de stockage et de consultation, mais, sur l'essentiel, c'est à dire sur la saisie et la préservation des données, la pérennité est d'ores et déjà acquise grâce à la standardisation des normes (SGML pour les textes) : en terme d'architectures ouvertes, les données enregistrées aujourd'hui sont éternelles car elles sont conçues pour être transcodées, sans limite, dans le futur.
En réalité, la pérennité des supports, le renouvellement des techniques et la compatibilité des matériels ne sont pas des problèmes insolubles. La vérité est qu'il s'agit d'une question de volonté et de moyens financiers. En attendant l'écran haute‑définition et une normalisation de l'image numérisée, ou tout autre solution technique plus avancée, la seule attitude raisonnable est, me semble‑t‑il, de préparer le cadre d'exploitation futur en procédant, sans attendre, à la reconversion décisive — celle de la préservation des données — quitte, pour le reste, à raisonner de manière évolutive, sur des configurations expérimentales qui peuvent servir de test dans le cadre d'une remise à jour permanente. Certaines de ces configurations, communément utilisées dans les laboratoires de recherche, offrent d'ailleurs déjà des résultats fort convaincants  : actuellement, une simple saisie par scanner permet une restitution correcte du document à l'écran, un stockage intelligent sous forme de base de données hypertextuelles, et la production d'un fac‑similé presque parfait par imprimante laser.

Vers un Trésor communautaire ?

L'enjeu est de taille. Que peut‑on attendre de ces nouvelles procédures techniques ? Certainement une souplesse instrumentale très favorable à une large diffusion, à la recherche scientifique et au catalogage, mais surtout une « transportabilité » illimitée des fonds : une universalisation du patrimoine. Stocké sous forme immatérielle, numérique ou optique, le patrimoine écrit s'ouvre sur l'espace d'un véritable échange culturel international. Ce serait, si l'on veut, le stade ultime de l'enrichissement  : celui qui ne s'acquiert que par le partage et la mise en commun des ressources. Imaginons un instant que l'ensemble du patrimoine écrit des bibliothèques et des archives européennes soit rendu disponible, simultanément, dans sa totalité, en chacun des pays de la communauté...
Les migrations, les guerres, le commerce, les voyages, le hasard ont dispersé depuis des siècles des millions de documents aux quatre coins de notre continent  : les oeuvres de nombreux écrivains et de nombreux scientifiques sont aujourd'hui conservés fragmentairement dans des fonds matériellement éloignés par des milliers de kilomètres : à Paris, Berlin, Madrid,Varsovie, Milan, Londres, Moscou, Budapest etc. Les pièces du puzzle sont incomplètes en chacun de ces lieux, et il faut fréquemment des années d'efforts à celui qui veut les réunir, pour parvenir à reconstituer un jeu complet de reproductions. Or nous avons maintenant les moyens logistiques et intellectuels de faire que le puzzle soit toujours, et à chaque instant, complet, partout où il serait utile, y compris là où aucune des pièces n'existe concrètement. La bibliothèque du patrimoine européen ne peut se concevoir en termes de centralisation ou de décentralisation matérielle : son concept exige la délocalisation et l'espace d'une véritable relation d'ubiquité. Un livre ou un manuscrit n'est pas forcément une chose inerte qu'il faut aller consulter à l'endroit où il se trouve  : c'est aussi une série d'images qui peuvent circuler à la vitesse de la lumière, se rendre présentes au même moment en cent lieux différents, et s'y rematérialiser à loisir sous forme de fac‑similé imprimé. La bibliothèque de l'Europe aura la forme d'un réseau permettant une libre circulation de l'information, d'un bout à l'autre du continent.
Il ne s'agit nullement d'une utopie. Techniquement l'hypothèse est déjà de l'ordre des choses réalisables. Intellectuellement et politiquement, l'idée même de l'Europe contient ce projet de Trésor de la culture écrite occidentale comme l'un de ses principes, et en postule l'élargissement à un horizon mondial. Reste à savoir si la volonté commune d'y parvenir sera assez puissante pour vaincre la succession probable des obstacles économiques, juridiques et culturels qu'un projet de cette ampleur ne manquera pas de faire apparaître. La première étape pourrait être celle de l'inventaire et du catalogage, avant d'aboutir, en quelques décennies, à une véritable mise à disposition des documents eux‑mêmes. Une telle entreprise, qui marquera un tournant décisif dans l'histoire de la culture, dépasse très largement la problématique du patrimoine écrit français, et sa réalisation ne saurait évidemment être conçue, négociée, organisée et financée qu'à l'échelle d'un programme international qui exigera sans doute des prodiges d'énergie et de foi. Mais, à l'heure où cette Europe des cultures se fabrique, serait‑il si audacieux de saisir l'occasion d'engager un processus et de prendre date avec l'histoire ? Par sa tradition, la France a certainement un rôle de tout premier plan à jouer en ce domaine : un rôle d'impulsion et de coordination qui soit à la dimension de son destin culturel dans l'espace de la grande Europe.
Dans le codicille de son testament, d'ailleurs récemment versé aux Archives nationales, Victor Hugo, avait écrit, il y a un peu plus d'un siècle :

« Je lègue tous mes manuscrits, et tout ce qui sera trouvé, écrit ou dessiné par moi, à la Bibliothèque Nationale de Paris qui sera un jour la Bibliothèque des Etats‑Unis d’Europe »

 Le vieux prophète finira‑t‑il par être entendu dans son pays ? En parlant de « Bibliothèque des Etats‑Unis d'Europe » , Victor Hugo pensait déjà, en 1881, à l'urgence d'une intégration des cultures du Vieux Monde. Le temps est venu maintenant de reprendre contact avec les trésors, considérables, de l'Europe de l'Est. Ces trésors, qui ne sont pas moins importants que les nôtres, dont nous avons beaucoup à attendre, et qui font partie intégrante de notre histoire culturelle européenne, il faut, sans tarder, se rendre capable de les accueillir, de les comprendre et de les associer à un patrimoine commun des grandes nations occidentales. Cette exigence est immense, mais sans alternative, car en matière de politique culturelle on ne voit guère aujourd'hui de plus haute priorité : il s'agit  de réunifier, ou plutôt d'unifier un continent intellectuel.