Entre le manuscrit et la publication en volume, il existe une étape que l’on néglige parfois de considérer et qui n'en possède pas moins une importance décisive : l'étape de la prépublication. Nous désignons, par ce terme, le processus d'une publication partielle qui découpe des fragments à l'intérieur d’un ensemble et les propose au public, échelonnés dans le temps, grâce au support éditorial d'un quotidien ou d'une revue. Cette publication se caractérise par  son antériorité chronologique vis à vis de la publication définitive, et par des contraintes de lecture particulières, où l'attente de ce qui va suivre joue un grand rôle.
La définition que nous venons de donner implique que le feuilleton  romanesque du XIXe siècle doive être considéré comme une prépublication, mais non le feuilleton critique. En effet, le texte romanesque est découpé dans un ensemble, tandis que l'article critique forme un tout, et n'est pas le résultat d'un morcellement. Le cadre du feuilleton change donc de fonction quand on   passe du roman à l'essai critique : il offre ici une publication achevée, définitive, et là une publication fragmentaire, incomplète.
Cette situation est celle qui commande l'organisation du périodique au XIXe siècle. Le récit romanesque et le commentaire critique s'y côtoient, le premier comme une parole en attente – sorte d'exhibition anthologique –, le second comme une parole autonome, installée dans l'espace typographique qui est le sien. L'étape ultérieure du volume ne possède pas la même signification, pour l'un et pour l'autre : pour le roman, elle apporte la publication attendue ; pour le texte critique, le recueil d'articles constitue une seconde publication, mais plus aléatoire que la première, à la fois éloignée dans le temps et incertaine dans son contenu (certains textes sont choisis, d'autres écartés, et les remaniements sont importants). Que se passe-t-il au siècle suivant (le nôtre), quand la fiction commence à déserter les journaux et les revues ? Le feuilleton romanesque disparaît. Qu'advient-il du feuilleton critique ?
Le système que l'on vient de décrire se métamorphose, et l'essai critique se met à occuper la place laissée vacante. Non que l'article critique soit modifié dans son écriture même. Il possède toujours sa propre clôture. Mais c'est la perspective dans laquelle on le compose qui change. Le critique n'écrit plus au jour le jour, en fonction des circonstances. Il vise, plus ou moins consciemment, le volume futur. Du XIXe au XXe siècle le discours du commentaire transforme sa dimension matérielle : des limites de l'article il s'étend à celles du livre. Ou plutôt, il se constitue comme un agrégat d'éléments dispersés qu'il additionne et accumule : jadis autonomes, les articles apparaissent bientôt comme les chapitres d'un livre. Ainsi Alain construit-il son œuvre philosophique à partir des « propos » donnés régulièrement à la Dépêche de Rouen ou à la Nouvelle Revue française. L'article ne constitue plus désormais qu'une prépublication. C'est le volume qui apporte la publication définitive.
La mutation du régime de la publication qui s'opère du XIXe au XXe siècle, peut se résumer dans ce tableau d'ensemble :

Périodique

Volume

Roman (au XIXe siècle)

prépublication

publication

Essai critique (au XIXe siècle)

publication

nouvelle publication

Roman (au XXe siècle)

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publication

Essai critique (au XXe siècle)

prépublication

publication

On voit que le système moderne défavorise le roman, et profite, au contraire, à l'essai critique. Celui-ci peut jouer sur tous les plans et se présenter tantôt comme une pensée isolée, tantôt comme le fragment d'un livre futur. Ses possibilités d'émergence sont multiples.
Parallèlement, une esthétique du fragment se met en place. Honni, méprisé au XIXe siècle quand il se réduisait au feuilleton1, le fragment retrouve aujourd'hui ses lettres de noblesse. Qu'on songe seulement à la façon dont Roland Barthes sut en faire l'éloge et en exploiter toutes les ressources formelles. Le thème esthétique du fragment conjoint deux idées, essentielles dans notre modernité : il rappelle d'abord qu'un texte n'est jamais composé que de l'assemblage d'autres textes et que, pour écrire, il faut partir de pièces éclatées ; il apprend ensuite que la réalisation d'une continuité se fait grâce au montage d'éléments disjoints et que le sens naît de cette juxtaposition.

Ces remarques restent rapides ; elles mériteraient d'être nourries par une série d'exemples, mais la place nous manque ici. Terminons en ajoutant qu'au phénomène de la prépublication correspond – après la publication en volume – celui de la republication (ou postpublication) : ainsi, au XIXe siècle, le recueil d'articles critiques (qui a été évoqué plus haut), ou l'édition illustrée d'un roman ; au XXe siècle, la réédition en livre de poche ou en livre-club, pour le roman comme pour l'essai. Ces étapes de l'imprimé sont aussi importantes pour l'histoire du texte que le sont les différents états du manuscrit : elles permettent son existence matérielle et déterminent son accueil par le public. On le devine… à côté de la génétique de l'avant-texte, il y a place pour une génétique de l'imprimé, s'inscrivant dans  la même dynamique. En elle devraient se rencontrer, renouvelées, les questions de la genèse et de la réception.

1  Le rejet esthétique du feuilleton est un topos récurrent dans les déclarations des écrivains de la fin du XIXe siècle, notamment des naturalistes : on se plaint que sous cet aspect une œuvre littéraire devienne méconnaissable, et on affirme n’avoir qu’une hâte, c’est que le volume paraisse enfin pour que le public puisse prendre connaissance du texte véritable. Le feuilleton est accepté d’une point de vue économique et commercial ; il est refusé comme objet littéraire.