Dans Le Monde des livres du 20 décembre dernier, sous le titre peu flatteur de « Divagations généticiennes », Laurent Jenny fait une mauvaise querelle aux recherches sur les manuscrits modernes. Son appréciation très discutable du problème mérite une mise au point. Essayons d’être aussi clair que l’avait été naguère G. Genette (« Ce que nous disent les manuscrits », Le Monde, 7 11 1989) lorsqu’il répondait avec vigueur aux mêmes types d’attaque anti‑génétique. En exhumant l’immense réserve de sens que contiennent les manuscrits des écrivains (des centaines de milliers d’archives inexplorées), l’approche génétique, depuis une quinzaine d’années, a entrepris un redéploiement matériel et interprétatif de l’espace littéraire sans précédent dans l’histoire moderne de la critique. En dévoilant leurs secrets, ces documents inédits ont profondément renouvelé la connaissance des œuvres  : des énigmes restées sans réponse ont été élucidées, beaucoup de vérités admises et de notions établies ont volé en éclat, l’idée même d’œuvre littéraire s’est élargie et la question « qu’est‑ce qu’écrire » s’est engagée dans la voie de recherches aux résultats vérifiables. L’approche génétique permet de relire les textes à la lumière de leurs brouillons en observant comment s’élaborent les formes et les significations, en suivant pas à pas la démarche de l’écrivain aux prises avec son projet d’écriture. Mais la génétique ne se limite pas aux avant‑textes d’œuvres publiées : ses champs de découvertes les plus féconds sont, par exemple, les inédits et les projets de rédactions non aboutis en terme de publication, les notes de voyages, journaux intimes, carnets d’idées, dossiers de documentation et manuscrits de travail qui témoignent d’une recherche fondamentale que l’écrivain mène pour elle‑même parallèlement à ses rédactions. Les manuscrits de Pascal, Balzac, Stendhal, Heine, Flaubert, Zola, Proust, Sartre, Valéry, Joyce, Céline, Musil, Ponge, etc. ont ainsi fait l’objet d’éditions et d’études génétiques qui n’ont pas peu contribué, depuis les années 1980, à stimuler la recherche sur ces vastes corpus. Mais, dès les premières publications, ces travaux ont fait des vagues et rencontré une vive opposition : comme toute mutation critique importante, la critique génétique perturbe le champ intellectuel où elle se déploie. Son tort est de bousculer quelques vieilles habitudes tout en déversant sur la scène critique une profusion d’objets textuellement incorrects dont l’herméneutique ne sait que faire. Les brouillons, plans, notes, ébauches, carnets, scénarios, notes d’enquête, etc. substituent un foisonnement de documents complexes à ce qui était, avec le texte, l’ordre limpide d’un objet unique et délimité.
Agacé, nostalgique et visiblement inquiet, L. Jenny estime qu’il serait préférable dorénavant de faire comme si ces manuscrits de travail n’avaient jamais existé. Ce déni de réalité, intellectuellement très étrange (il y a des manuscrits, mais je ne veux rien savoir de ce qu’ils nous pourraient nous apprendre sur le texte) trouve sa justification théorique dans le présupposé de « clôture ». Le texte, objet de l’herméneutique, est institué comme totalité interprétable par « le geste arbitraire et souverain », du critique : « pas de lecture possible sans clôture des textes. » L’idée n’est pas neuve. La « clôture » structurale du texte a servi, depuis trente ans, à débarrasser l’analyse littéraire du biographisme : combat utile, et peut‑être toujours actuel, mais qui n’a rien à voir avec les manuscrits. Ce que la génétique cherche à reconstituer en étudiant les brouillons du texte, ce n’est pas l’auteur de l’œuvre, mais son processus d’écriture. Clôture ou pas, on se demande comment l’œuvre pourrait constituer une entité n’entretenant aucune relation avec le travail de l’écrivain, ni aucun lien avec ses manuscrits. L’œuvre littéraire est un manuscrit. Par quel miracle, du seul fait de l’existence d’un « bon à tirer » et d’une transposition typographique, le contenu de ce manuscrit deviendrait‑il étranger au travail d’écriture qui lui a donné naissance ? Mystère. Notons d’ailleurs qu’il y a un certain risque à faire l’impasse sur la genèse, car le « geste arbitraire et souverain » du critique ne met pas à l’abri des bévues et des contre‑sens. Que penser scientifiquement des interprétations qui, à l’abri de cette fameuse « clôture du texte », se trouvent en contradiction flagrante avec les brouillons de l’œuvre ? Les cas ne sont pas exceptionnels. En fait, les manuscrits offrent un moyen sûr pour contrôler et valider les hypothèses formées à partir du texte et constituent une excellente prophylaxie contre la méprise, l’ignorance ou le délire d’interprétation. Enfin et surtout les documents de genèse sont à l’évidence, pour la critique, une formidable mine de découvertes : un véritable Eldorado, une caverne d’Ali Baba saturée de trésors herméneutiques.
Alors, pourquoi tant de réticences ? Parce que parmi tous ces trésors, certains sont sans doute un peu lourds à porter. Un, surtout : la plupart des manuscrits apportent un démenti formel à la possibilité de conclure sur le sens des textes. L’avant‑texte de l’œuvre ne suspend pas la relation interprétative, mais il la rend indiscutablement plus complexe et y introduit une dimension problématique. Au risque de disparaître dans ce qui fait sa spécificité, le texte littéraire ne supporte pas d’être institué en configuration de sens fini. Le clore, c’est le défigurer car il ne se construit précisément qu’en déjouant à chaque instant le risque d’engendrer une interprétation hégémonique et totalisante. Les brouillons et les documents de genèse le démontrent à chaque page, presque à chaque ligne  : le plus petit geste d’écriture (le choix d’un mot, une rature, un ajout, un déplacement) est toujours déterminé par la coexistence de plusieurs exigences simultanées, exigences hétérogènes qui, séparées, pourraient alimenter autant d’interprétations distinctes, mais qui, dans l’œuvre à l’état naissant, sont strictement solidaires et doivent être étudiées comme telles. Pour la génétique, c’est cette solidarité et ses effets de problématisation du sens qui constituent la « réalité » structurale de l’écriture : un phénomène de surdétermination généralisée, une structuration qui tisse l’avant‑texte comme un réseau de liens de liens, et dont la dynamique reste active dans le texte comme moteur de lectures indéfiniment plurielles.
C’est donc à une conversion de l’herméneutique que conduit certainement l’approche génétique, et il n’y a sans doute pas d’autre cause à l’angoisse de l’herméneute. Pour exorciser la menace, L. Jenny use des arguments les plus légers. La génétique s’entourerait des signes extérieurs de la scientificité (équipes de recherche, haute technologie, scanners, hypertextes, etc.) sans parvenir à être une vraie science. Aucun doute là‑dessus : la génétique s’inscrit dans la logique des sciences de l’homme qui ne relèvent nullement des sciences dites exactes. À ce compte, la sociologie, l’histoire, la linguistique, l’ethnologie, l’archéologie, etc. ne sont pas non plus des sciences. Mais la génétique construit son étude structurale de l’écriture sur l’analyse de phénomènes observables et n’a que peu de chose à voir avec les « psychologies de la création » ou études de la « création littéraire » qui ont pu prévaloir autrefois, pas plus qu’avec la vieille philologie. Poéticiens, narratologues, analystes, sociologues, stylisticiens, sémioticiens etc. les généticiens viennent presque tous du structuralisme et, à leur manière, en ont conservé l’esprit : la plupart des concepts propres à la critique génétique sont nés d’une réflexion critique sur la théorie du texte confrontée à la réalité des manuscrits. L. Jenny se trompe aussi, ou cherche à tromper, en expliquant que l’objet de la génétique est « l’origine même de l’œuvre littéraire », qu’il est « inobjectivable » et échappe donc par définition à la science. Les généticiens ne s’intéressent pas plus à l’origine de l’œuvre que les linguistes à l’origine de la langue : leur objet est l’avant‑texte tel qu’on peut le reconstituer en suivant les métamorphoses de l’œuvre, des premières notes auquel il a donné lieu aux dernières corrections du texte sur épreuves. En étudiant ces documents, le but de la génétique n’est nullement de faire apparaître la littérature « dans sa fragilité périssable », ni de la « déréaliser » : pour qui se donne la peine de le déchiffrer et de l’interpréter, un brouillon n’a rien d’irréel ni de littérairement périssable. C’est au contraire la littérature même à l’état natif.
À cours d’argument, et fasciné sans doute par cette image morbide du périssable, L. Jenny en vient à une fort étrange association d’idées : ce n’est pas un hasard, dit‑il,

« si la grande époque des brouillons qui intéressent tant la génétique est aussi celle de la fabrication des papiers les plus médiocres, vouant le patrimoine des manuscrits modernes à l’imminence d’une disparition »

Je suppose que L. Jenny veut ici évoquer la grave question des papiers acides (qui, soit dit en passant, concerne les imprimés tout autant que les manuscrits) et la menace de destruction organique qui pèse sur les écrits des XIXe et XXe siècle. Mais quel rapport entre ce désastre attendu et le travail des généticiens ? L. Jenny veut‑il dire que les « divagations généticiennes » seraient dans l’ordre de la pensée critique aussi mortellement dissolvantes pour la littérature que le chlore et l’acide qui détruisent lentement nos bibliothèques ? Qui parlait de divagation ? Poursuivant sur le même sujet, L. Jenny s’en prend aux alliées naturelles de la génétique, les nouvelles technologies :

« Face à cette perspective un généticien comme Pierre‑Marc de Biasi réagit en prônant la conversion de l’archive en sa copie numérique ou optique »

Et l’herméneute de s’insurger contre sur ce « simulacre hyperréel doté d’ubiquité et de reproductibilité infinie » où s’avérerait, selon lui, toute la nuisance de la « grande rêverie » généticienne qui tend à dissoudre le texte et à métamorphoser « la lecture en traitement de l’information ». Que répondre ? Avec les conservateurs et les collectionneurs d’autographes, les généticiens sont probablement au monde les gens les plus farouchement attachés à la sauvegarde matérielle des manuscrits. Mais cette indispensable sauvegarde concrète doit‑elle exclure la numérisation des fonds ? La Bibliothèque de recherche François Mitterand sera équipée de postes de lecture multimédia, et l’information scientifique circule déjà sur Internet. La conversion numérique permet la consultation du manuscrit sans dommage pour l’original (c’est, en beaucoup mieux, le microfilm de notre époque) ; elle rend envisageable la diffusion et la transmission instantanée des documents partout où ils sont nécessaires à la recherche, et donne réalité au projet d’un partage des richesses intellectuelles. Enfin et surtout, la numérisation constitue une garantie supplémentaire de pérennité pour le patrimoine. S’il en doute, que L. Jenny aille demander au conservateur des manuscrits de Sarajevo ce qu’il en pense.
Les critiques de L. Jenny à l’égard de la génétique relèvent à la fois d’une inquiétude passéiste et d’une hostilité spontanée contre « les organismes de recherche », c’est‑à‑dire, en un mot, contre le CNRS sans lequel, en effet, l’étude des manuscrits modernes n’aurait jamais connu le développement qui lui attire tant de vindicte. Mais il serait vain d’ignorer la vigueur des antagonismes qui se cachent derrière cette animosité. L’herméneutique déteste l’idée de science parce qu’elle a toujours flirté avec l’idéalisme et l’intemporel : son modèle implicite est le texte sacré, solidement étayé par la glose et le commentaire ; le Livre est le seul Dieu et le critique est son prophète. Difficile, dans ces conditions, d’échapper à la tentation intégriste. La critique génétique, au contraire, est résolument laïque. Ce qui l’intéresse, ce sont les traces interprétables du travail intellectuel telles que les archives permettent de les observer. En cherchant à construire une épistémologie historique de l’écriture littéraire, la génétique littéraire arrache la relation critique à la fiction de sa souveraineté et réinsère le texte dans le logique profane de sa genèse. Mais ce geste, loin de rendre caduque la relation critique, enrichit le texte d’une dimension qui lui faisait cruellement défaut : la quatrième dimension, celle du temps, où le sens reprend possession de sa propre histoire.