Présenter dans son intégralité le corpus avant-textuel joycien, avec les entrecroisements, infléchissements, évolutions et "révolutions" de ses différentes phases d'écriture, relèverait de la gageure tant pratique que théorique, étant donné l'hétérogénéité des documents conservés (mais aussi leurs lacunes ou même non-existence pour certaines étapes de recherche ou de rédaction) et la diversité des paramètres critiques à laquelle ceux-ci pourraient être soumis.  Nous isolerons donc certains "temps forts" significatifs parmi les notes éparses, carnets et brouillons, holographes ou (re)transcrits, qui jalonnent le parcours scriptural de l'écrivain irlandais, en essayant à chaque stade d'y repérer à la lueur d'exemples plus ponctuels quelques principes d'analyse ou problématiques théoriques propres à ce corpus mais potentiellement transposables à d'autres écrivains:

- Un premier ensemble constitué par les recherches de jeunesse autour du projet autoreflexif du "portrait de l'artiste";

- L'accroissement de la prise de notes systématique dans les fameux carnets holographes, à partir de la moitié de la composition d'Ulysse, qui marque le retour à l'esthétique plus "classique" d'une expansion narrative-stylistique après celle de l'économie moderniste qui avait présidé à la refonte de Stephen le Héros en Portrait de l'artiste en jeune homme;

- Le témoin, unique en son genre et diachroniquement ambivalent, du carnet dit "Scribbledehobble", dans le passage d'Ulysse à Finnegans Wake (connu sous le nom de l'"Oeuvre en cours" - Work in Progress - pendant les seize années de sa longue gestation).

- L'exemple sans précédent de la "capitulation" de Joyce face à la tentative d'élaborer une voix féminine pour la jeune fille Issy dans le chapitre des "Leçons" de Finnegans Wake (II.2).

Cette sélection nous permettra de mettre l'accent sur ce que je nommerai la "mise-en-oeuvre" d'une poétique génétique de / dans l'avant-texte joycien, fonction qui va croissante au fur et à mesure que Joyce s'engage dans son travail global d'écriture et, ce faisant, d'un texte à l'autre, déploie la dimension intra-spéculaire et "méta-compositionnelle" - je reviendrai sur ce terme - de la prise de notes aux brouillons successifs, par une série de pratiques dont l'examen nous aidera à décloisonner dans ces contextes propres à notre écrivain les distinctions encore tenaces entre texte "achevé" et avant-texte(s) précurseur(s).

1.  L'atelier de l'artiste1

Même si l'on peut concevoir l'ensemble de l'oeuvre et de la recherche scripturale joycienne comme une vaste et incessante refonte des masques de l'artiste, on peut néanmoins repérer une "première période" plus proprement autobiographique, qui s'étend de la vocation d'écrivain (1902-3) à la jonction entre Portrait de l'artiste en jeune homme et Ulysse (1914-15).  A ce stade de la maturation artistique, l'accent est mis sur des vignettes à charge symbolique, les célèbres épiphanies, dont l'Archive2 a conservé certains exemples et dans lesquelles au moins un critique a voulu voir le modèle formel toujours actif, même si repensé, de noyaux de composition aussi tardifs que ceux de l'Oeuvre en cours.3

Foyers d'énergie autour desquels s'organise la narration et, plus généralement, l'esthétique joycienne à cette époque, ou vers lesquels le récit s'oriente pour y culminer (surtout pour Gens de Dublin), ces vingt-deux brefs sketches en prose numérotés ayant survécu d'une série de (semble-t-il) soixante et onze fragments individuels (Buffalo I.A), rédigés pour plus de la moitié sous forme de saynètes dramatiques et, pour dix-huit d'entre eux, retranscrits par le frère de Joyce, Stanislaus, dans le "commonplace book" (Cornell 18) du début 1901 jusqu'en 1903, peuvent être conçus en partie comme l'application pratique des vues exprimées par Joyce dans un essai antérieur sur "Drama and Life" (janvier 1900).  Elles sont également la mise en oeuvre des premières notes d'esthétique pour la plupart disparues dans leur forme d'origine, bien que citées dans la biographie de Gorman (écrite du vivant de l'auteur)4, et qui alimentèrent ce que l'on nomme l'"épisode de l'Université" de Stephen le Héros (lequel fut commencé en décembre 1904), ossature du manuscrit conservé aujourd'hui (chapitres XV à XXV) qui deviendra le cinquième et dernier chapitre du Portrait.5  De ces carnets primitifs, seules subsistent deux notes au recto et au verso d'une feuille réglée grand format (Yale 1.1), extraits du "carnet de Paris" (février-mars 1903) dans une version sans doute antérieure, suivies d'un premier brouillon du premier fragment du "carnet de Pola" (novembre 1904-mars 1905).

C'est à la croisée de ces fragments dramatiques et de ces reflexions abstraites sur l'esthétique du jeune Joyce qu'il faut lire l'essai mi-narratif, mi-théorique "A Portrait of the Artist", premier jalon des remaniements d'autoportraits fictifs qui fut recopié au net dans un cahier le 7 janvier 1904 (Buffalo II.A) et accompagné de notes (II.A-16 à 22).  Suite à son rejet par les éditeurs du magazine littéraire Dana, Joyce se décide en effet à étoffer cette ébauche discursive et, à l'aide entre autres des compositions épiphaniques et des notes d'esthétique déjà mentionnées, à entreprendre la rédaction de Stephen le Héros, première version prolixe de ce qui deviendra, une fois réduite et refondue, le Portrait de l'artiste en jeune homme.  Le travail de réécriture n'aura donc pas tant pour but des retouches ou révisions du manuscrit en soi que son futur déploiement dans un contexte romanesque.

Du roman, inachevé, n'ont survécu qu'une douzaine de chapiitres/fragments de la deuxième moitié de la mise an net (sur les soixante-trois envisagés), correspondant à l'"épisode de l'Université".  Des sept premiers chapitres, au ton plus lyrique (car en rapport, dans la théorie esthétique de Joyce alias Stephen Dedalus, avec l'enfance immature du protagoniste), nous n'avons jusqu'à présent aucune trace, tandis que seuls des notes et plans, contenus également dans le cahier manuscrit de "A Portrait of the Artist" et remontant à février-mars 1904, nous sont parvenus pour les chapitres VIII à XIV.  Le manuscrit du roman avorté est couvert de marques indiquant sa réutilisation comme matériau de composition du Portrait.  L'un des documents attestant de cette réécriture laborieuse fut le "carnet de Trieste", datant de la deuxième des deux visites à Dublin en 1909 et composé de vignettes plus ou moins élaborées sur personnages ou thèmes dans un ordre alphabétique, dont certaines se chevauchent avec les catégories du carnet de Pola (Cornell 25), visiblement conçu afin d'engranger du matériau prénarrativement construit portant surtout sur des expressions et gestes typiques pouvant être canalisés ultérieurement vers ce complexe projet de fiction (Portrait, chap. V, ou révisions des deux premiers chapitres [environ 1912-14]; certaines de ces notes feront même leur réapparition jusque dans les premiers chapitres d'Ulysse consacrés à Stephen).  Ce témoin de la refonte est d'autant plus crucial qu'il se situe peu avant la "crise d'écriture" de 1910-11, lorsque Joyce détruit sans doute non pas une version manuscrite originale complète de Stephen le Héros, vraisemblablement jamais terminé comme tel, mais un état intermédiaire dont les vestiges seront réinjectés dans les chapitres I à III du Portrait (on peut donc établir un parallèle intéressant entre la prise de notes prénarrative du carnet de Trieste et un état de rédaction d'une oeuvre au statut de plus en plus transitoire).  Pour Gabler, qui fut le premier à développer cette théorie, ce qui nous a été légué de Stephen le Héros correspond donc à ce qui restait à réécrire d'une version intermédiaire afin d'élaborer le Portrait de l'artiste en jeune homme.

Quelles observations théoriques peut-on tirer de l'examen de ces documents bien souvent discontinus?

- D'une part, le faible nombre, à cette période, de notes préliminaires à tout brouillon même primitif, non préconstruites, que l'on ne peut sans doute imputer uniquement à l'état lacunaire des avant-textes;

- D'autre part, la coexistence, dans un espace manuscrit contigu, de divers états de composition; ex.: les notes éparses faisant suite à l'essai du "Portrait de l'artiste" présentent des ébauches de plan romanesque et listes de personnages pour divers chapitres de Stephen le Héros - avec, pour l'une des leçons religieuses du quatrième jour de la retraite d'août à décembre 1893, l'annotation "(Epiphany of Hell)", indiquant donc l'insertion ultérieure de l'une de ces compositions épisodiques;

- Enfin, une porosité des genres plus accrue dans le dossier avant-textuel, où tout "texte" / état rédigé est susceptible d'être "remis en jeu" pour devenir l'avant-texte d'un autre projet en pillant le contenu pour le réorienter dans sa dynamique compositionnelle propre: plus la recherche est à un stade de balbutiement ou plus les états manuscrits sont jugés réversibles, plus l'espace avant-textuel et les catégories génériques sont flexibles, voire ambigüs.  Nous verrons comment, pour les projets ultérieurs, on peut repérer un même flou de la spatialisation et de la généricité, au-delà des changements de méthode de Joyce (intensification de la prise de notes liée à la nature plus ambitieuse et encyclopédique des projets et plus grande autoreflexivité des processus de composition et de leur rapport avec le produit "fini").

2.  Première révolution d'écriture: le milieu d'Ulysse

On ne peut faire démarrer l'écriture d'Ulysse proprement dite que vers juin 1915, date du départ de Trieste pour Zürich et une fois que Joyce s'est débarrassé de projets concurrants se chevauchant et interférant avec cette idée d'une odyssée romanesque: achèvement du Portrait (chapitre V), y compris la mise au net des premiers chapitres pour la publication en feuilletons dans The Egoist; correction des épreuves de Gens du Dublin (dont la dernière longue nouvelle, "Les morts", rappelons-le, fut liée aux tous premiers balbutiements d'Ulysse, envisagé tout d'abord, dès 1905-6, comme autre recueil de nouvelles, puis comme court roman); rédaction des Exilés dans son ensemble; mise au net et corrections de Giacomo Joyce.  En raison d'une pénurie de témoins avant-textuels, la naissance de ce qui deviendra l'un des plus formidables romans de ce siècle est plus résistante à la reconstruction que la deuxième moitié de la composition, riche en jalons génétiques6, ou a fortiori que les débuts de Work in Progress.  Il est sans doute légitime de faire correspondre à cette graduelle polarisation sur un seul grand projet le "changement de cap" de Dedalus à Bloom, possible (voire nécessaire) une fois épuisé le matériau autobiographique déployé autour de l'alter ego fictif.  Advient donc une seconde phase de création, caractérisée par d'autres stratégies et visées d'écriture (mais aussi, bientôt, scandée par des conditions matérielles de production différentes: les échéances mensuelles de publication, par exemple), en fait un retour (une "révolution" au sens étymologique) vers une amplitude d'écriture plus encyclopédique et "classique": si la trajectoire des dix premières années vise schématiquement à raffiner le geste créateur autour de portraits quintessentiels selon une économie d'esthétique "haut-moderniste", le véritable essor d'Ulysse au-delà d'un simple prolongement des perspectives ouvertes par la fin du Portrait de l'artiste en jeune homme est à situer dans la radicale expansion du cadre narratif et donc compositionnel.  On peut donc émettre l'hypothèse, à la suite de Danis Rose et John O'Hanlon dans The Lost Notebook - reconstruction de l'un des carnets de Buffalo VI.D présumés disparus selon le catalogue d'origine7 et dont l'existence peut être déduite de certains groupes d'unités recopiées par Mme France Raphaël dans un carnet de la série VI.C (VI.C.16)8 - que Joyce avait dû sans doute composer en premier les chapitres d'orientation dédalienne: la "Telemachia" (trois premiers chapitres), "Charybde et Scylla" (au mileu) et le sketch pour "Eumée" (antépénultième chapitre).9  C'est vers cette époque également que Joyce compile une liste de brèves locutions et phrases en grec (carnets VIII.A.1, 2, 4, 6), sans doute pour catalyser la reflexion odysséenne au niveau linguistique (le canevas structural et symbolique du roman lui ayant été fourni par les aventures de l'Odyssée homérique ainsi que par l'étude de Victor Bérard, Les Phéniciens et l'Odyssée).  Comme le font donc remarquer Rose et O'Hanlon: "le manuscrit VI.D.7 [...] retrace l'une des périodes les plus importantes du développement artistique de Joyce - le moment où le schéma d'Ulysse se cristallise dans son esprit - et [...] il comporte la référence la plus ancienne qu'il ait été possible de retrouver à la fois au jour du roman, 16 juin 1904, et à son héros, Leopold Bloom."10

Mais allant à l'encontre de Rose et O'Hanlon, pour qui l'absence de témoins génétiques de la première phase s'explique par leur perte présumée, je ne postulerai l'existence de carnets de notes plus fournies et plus systématiques qu'à partir de ce seuil où se dessine cette autre phase, plus encyclopédique, de l'écriture joycienne, dorénavant moins alimentée par du matériau thématique connu: ce passage, qui donnera au nouveau projet son ampleur et sa spécificité, du "style initial"11 (extension du programme narratif-thématique du Portrait) aux épisodes de la deuxième moitié du roman, après "Charybde et Scylla" (qui offre au personnage-artiste-héros une ultime chance de s'autoengendrer par diverses manipulations de théories esthético-philosophiques à travers la bi(bli)ographie shakespearienne).12  Il est donc concevable que Joyce, à la fois libéré de projets enchevêtrés de longue date et sous la pression des échéances de publication, ait éprouvé le besoin de recourir à une prise de notes plus énergique et structurante pour l'écriture d'un texte encore largement in statu nascendi.13  C'est cette amplification des notes avant-textuelles souvent organisées en index thématiques, reposant sur un système de biffures en plusieurs couleurs jusqu'à nos jours encore largement inexploré et, notamment pour les carnets de l'Oeuvre en cours, de retranscriptions quasi-totales des unités disponibles, que l'on va retrouver jusqu'à la fin de la trajectoire artistique de l'écrivain.

Nous devons à Phillip Herring l'édition commentée des deux corpus principaux de manuscrits existants14 et la reconstruction de la séquence suivante:

- Buffalo VIII.A.5: carnet de Zürich: notes à l'état brut (1918);

- des premières notes pour le roman, Joyce sélectionna le matériel prometteur, qu'il inventorie dans les Notesheets (BL Add MS 49975, fols. 6-29), divisé en chapitres (les sept derniers épisodes: 1919-21 - fols. 1-5 contiennent du matériau relatif au Portrait);

- succession des étapes de rédaction (deuxième niveau de brouillons, assemblage non homogène dans ce qui constitue le "manuscrit Rosenbach") et de corrections, parmi lesquelles il faut signaler le document V.A.2 de Buffalo; dernier carnet connu se composant de notes tardives de révision, arrangées par têtes de chapitres et utilisé pour les dactylogrammes et les épreuves en placard des épisodes à partir des "Lotophages", avec notes plus substantielles pour les deux derniers chapitres ("Ithaque" et "Pénelope"), le V.A.2 peut être considéré à juste titre comme un précurseur du fameux carnet VI.A (voir infra).

Au fur et à mesure que Joyce accumule les strates de prises de notes pour divers projets d'écriture, on peut mesurer combien il répugnait à se séparer de tout matériau inutilisé et était fervent pratiquant de la récupération des éléments non utilisés par transfert sur de nouveaux supports.  Cette tendance à la rétention, doublée d'une mémoire vivace par ailleurs thématisée au niveau scriptural et narratif (nous y reviendrons), pose un véritable problème d'identification des liens entre avant-texte et texte.  Nous prendrons deux exemples pour illustrer notre propos:

- Au moins l'une des épiphanies de jeunesse (Buffalo I.A-70) fut réutilisée, plus de dix ans après, dans "Nausicaa", chapitre à tendance narrative "régressive" car plus en synchronie avec le "style initial" qu'avec les expérimentations plus tardives de la deuxième moitié du roman, ce qui explique sans doute le recours à cette composition antérieure (je laisse de côté l'argument, entrevu plus haut, qui fait de l'épiphanie la forme sans cesse réutilisée et réinventée de l'écriture joycienne).  On ne peut donc pas a priori écarter l'hypothèse d'une filiation étendue dans le temps entre avant-texte et texte.  Néanmoins:

- L'une des premières unités manuscrites des Notesheets, "Heb[rew] triliteral roots" (VIII.A.5, p. 1; JJA 12:131), provenant de l'ouvrage de Bérard Les Phéniciens et l'Odyssée, a été identifiée par Herring comme l'unique source manuscrite d'un élément de Finnegans Wake dans ce carnet (p. 505, l. 4, à propos des "triliteral roots" de la femme-rivière ALP).  Or un critère de "pertinence globale", qui touche moins à la source extra-manuscrite qu'à l'interprétation de la destination éventuelle de la lexie, doit être invoqué, qui autorise à écarter comme peu légitime cette filiation; même si l'unité des Notesheets est linguistiquement semblable, il semble préférable de la rattacher à la future discussion entre Bloom et Stephen dans "Ithaque" portant notamment sur des caractéristiques de l'hébreu, voire à un recyclage mémoriel de thématiques antérieures par une oeuvre postérieure court-circuitant la notule manuscrite.  Du reste, un bref passage de la section "Ithaca" du carnet VI.A (p. 851) jette un regard retrospectif sur la grammaire et l'alphabet en hébreu et en araméen et corrobore l'intuition d'écarter cette filiation pour le moins exceptionnelle.

3.  Le témoin du carnet VI.A ou "Scribbledehoble"

Oeuvre synthétique par excellence, Finnegans Wake représente à la fois la culmination des processus de représentation autoreflexive et de l'encyclopédisme narratif, thématique et linguistique déjà entrevus dans Ulysse.  Rencontre entre une logique combinatoire quasi-scientifique des mots-valises (sur le versant de la création) et, pour plus que tout autre idiolecte littéraire traditionnel, un imaginaire de la lecture-comme-reconstruction (sur le versant de l'interprétation), l'ultime oeuvre de Joyce est traversée par une problématique consciente de l'invention de la lecture comme re-création de l'écriture, entre "producteur" (Joyce) et "consommateurs" (les lecteurs-critiques), et, en intégrant dans son fonctionnement propre la nécessité de l'exégèse en même temps que son echec inéluctable15, à la fois encourage et défie le travail du généticien.

Outre l'archive des brouillons et stades de rédaction / publication ultérieurs, nous disposons d'un corpus de carnets holographes, répartis en quatre séries (la dernière, VI.D, étant présumée disparue) et conservés à Buffalo, ayant servi à la composition, selon un principe de prise de notes et retranscription du matériau non utilisé qui, nous venons de le voir, fut inauguré dans sa systématicité pour la deuxième moitié d'Ulysse et étendue encore davantage pour les recherches pré-narratives de l'Oeuvre en cours.  Sans aller jusqu'à prêter à ces documents une logique autotélique propre, puisqu'en définitive ils n'avaient de raison d'être que comme préambule aux strates de rédaction de l'oeuvre à venir, il faut leur reconnaître néanmoins un certain degré d'autonomie que leur confère l'orientation de la prise de notes (notamment à partir de sources externes, souvent criblées selon des critères préétablis) vers une idée de l'oeuvre quelque rudimentaire et indéterminée que celle-ci ait pu être, et ceci même à un stade primitif.

Unique dans sa série ainsi que dans son genre, le carnet VI.A ou "Scribbledehobble" - du nom de sa première unité, intégrée au chapitre des "Leçons" - se situe justement à mi-chemin entre ces deux pratiques d'écriture.  En raison de son format et de son infrastructure tout aussi exceptionnels - ce carnet de vastes dimensions est divisé en sections et sous-sections correspondant aux oeuvres antérieures et titres de chapitres ou parties - il fut longtemps considéré à tort uniquement, et bien que la filiation en amont vers une forme d'origine soit précaire, comme un proto-carnet faisant l'inventaire des notes non utilisées pour les derniers chapitres d'Ulysse, ou alors comme le témoin d'une intention de refondre les poses stylistiques adoptées précédemment, donc comme une série d'échos, de résumés ou de prolongements du passé scriptural de Joyce (qui ainsi aurait étendu à son propre corpus l'expérience que les "Boeufs du soleil" avait conduite sur les stades diachroniques de la langue littéraire anglaise).  Or, si l'on en juge d'après des récentes tentatives de reclassification chronologique de l'ensemble des carnets de Buffalo, le Scribbledehobble serait une sorte de "maître-carnet" d'orientation dans lequel Joyce aurait consigné divers types de matériau à des stades forts différents de la composition de l'oeuvre, y compris des "digests" d'éléments provenant de feuilletons publiés de l'Oeuvre en cours.16

Une autre facette de la composition de ce carnet matriciel permet de l'associer à ce qui reste sans doute la trouvaille la plus étonnante de Joyce dans la phase de structuration de la nouvelle oeuvre: l'invention des fameux "sigles"17, ces "boîtes de rangement" polyvalentes destinées à supplanter les (abbréviations de) noms de personnages archétypes, encore trop individualisés, afin d'aimanter plus aisément la prise de notes vers de grands paramètres narratifs et thématiques encore flous et d'aider à rendre plus interactives et généralisables les vignettes décousues que Joyce composait dans les premiers temps.18  Ce canevas compositionnel interne remplace donc l'échafaudage structurel externe qu'avait été l'Odyssée pour Ulysse19, d'où le fait que ce puissant outil d'intégration sémantique sera également doté d'une fonction de structuration formelle en étant utilisé pour renvoyer aux parties et sous-parties de l'Oeuvre en cours (par exemple, le carré désignait le "contenant", maison de la famille Earwicker aussi bien que l'oeuvre elle-même, etc.).  Étant donné les contraintes spécifiques de la genèse du Wake, on ne s'étonnera donc pas que la narration intègre de façon croissante les traces de sa germination, ce que j'ai appelé le versant "métacompositionnel" de l'élaboration narrative et dont je donnerai deux exemples par la suite.

4.  Deuxième révolution d'écriture: la voix féminine dans le chapitre II.220

Clé de voûte de l'armature du Wake, le chapitre des "Leçons" fut assemblé par vagues et de façon rétrograde (de ce qui sera la fin du chapitre vers ce qui deviendra son début) durant quelques neuf années, de 1926 à 1935 environ, marquées par bon nombre de problèmes de santé (vue) et notamment familiaux (les troubles psychiques de Lucia), qui ne furent pas sans incidence sur son développement insolite.  L'une de ces conséquences fut la décision tardive de démanteler le discours continu de la jeune fille Issy que Joyce s'efforçait de composer à des fins autant scripturales que thérapeutiques dans le cercle familial - ce que le chapitre appelle le "family umbroglia" - pour les faire retourner à l'état fragmentaire d'où il les avait péniblement tirées (à présent les notes en bas de pages).21  Certes il y avait déjà eu chez Joyce, comme chez tout écrivain rétentif désireux de ne rien abandonner du travail scriptural, des exemples de "déchets", tels ces fragments avortés du Portrait (cote MS 49975; JJA, 10, pp. 1219-22) "cannibalisés" pour le premier chapitre d'Ulysse ("Télémaque"), attestant si besoin est de la continuité narrative entre les deux romans par-delà leurs chevauchements textuels.  Mais jamais jusque-là une "marche arrière" avait-elle été le signe de la reconnaissance d'une impasse d'écriture (si l'on omet de ce constat la refonte globale d'un texte en un autre).

Un tel chamboulement ne pouvait se faire sans laisser des traces textuelles certes infimes mais parlantes du processus de composition-révision, a fortiori puisque, à mi-parcours dans la création de Finnegans Wake, Joyce avait peaufiné sa conscience des rapports subtils que l'élaboration de son texte entretenait avec son résultat "final".  Ce sont ces traces d'élaboration narrative portant sur les processus de composition mêmes que je qualifierai de "métacompositionnelles" et que je vais illustrer à la faveur d'une courte présentation de la genèse insolite et mouvementée de II.2.

La leçon de géométrie (à présent p. 282 sq.) - ou "geomater" puisque les deux jumeaux ont pour tâche de (re)construire le triangle equilatéral du sexe de la mère - fut la première sous-partie à voir le jour, en juillet 1926, mais ce n'est guère avant 1933, dans la foulée du chapitre précédent, que Joyce se remit à l'ouvrage pour tenter d'achever cette étude de potaches, non sans avoir pris au préalable d'amples notes dans le carnet VI.A (voir c) et d) à la note 16).  A partir de ces bribes consignées surtout sous la rubrique "PERSONAL" (VI.A, pp. 1-10), il concocta coup sur coup cinq brouillons ou dactylogrammes d'une section commençant par "Scribbledehobbles are...", dont la fonction, une fois l'épisode assemblé, devait être de faire un contre-poids introductif à la leçon d'Euclide.  Or, malgré d'intenses révisions du dernier stade d'écriture de l'unité narrative "Scribbledehobbles..." afin d'insuffler une impulsion dramatique à un collage de notes encore trop mécanique, Joyce se mit à biffer diverses unités du passage comme il avait coutume de le faire dans les carnets, et réinjecta en partie seulement ces éléments raturés à la suite de l'épisode "Storiella" - lequel traitant justement de grammaire et sexualité féminines - à la fois dans le texte central et en notes décousues pour Issy.

Un examen détaillé de ces folios de part et d'autre de ce processus de démantèlement permet d'éclairer la refonte radicale décidée par Joyce.  Après l'annotation du manuscrit, Joyce esquisse une "introduction" radicalement différente au problème de géometrie, et c'est ce que signale l'ajout auto-critique "And.  But rather" sur le manuscrit 47478‑286 (JJA 52, pp. 14 et 196; voir fig. 1), précédant un brouillon de l'ouverture du paragraphe des "wranglers" (à présent p. 266, l. 20 ‑ p. 267, l. 11) et comprenant l'identification de "Storiella as she is syung", qui va bientôt prendre une ampleur proportionnelle à l'étiolement de l'incohérent passage "Scribbledehobbles...".  L'écriture nettement détachée de cette remarque semble souligner son aspect métaopérationnel et il en est de même pour le repentir holographe "And.  Nay, rather." du manuscrit 47478‑298 (JJA, 52, pp. 208 et 244; voir fig. 2), couvert de ratures, qui précède un autre ajout manuscrit correspondant à une première ébauche de ce qui sera le début de la page 282 et qui suivra dans la version finie cette évidente auto-correction d'intention.

Que s'est-il passé?

Le changement de "mais" en "voire" scelle la décision de se débarrasser de ce passage en tant qu'introduction à la leçon de géometrie et de l'atomiser en partie dans des notes pour Issy.  Ces deux remarques relèvent de stratégies de correction et de repentir qui auraient pu fort bien être formulées à haute voix, ce qui du reste n'est pas sans incidence sur la construction des instances énonciatives dans le chapitre.  Le pont métacompositionnel (à présent en 281.28‑29) se démarque à l'attention du généticien dans le Wake par son isolation spatiale, au milieu d'ilots narratifs fragmentés, ainsi que par ses marques de ponctuation explicites; il constitue le point d'ancrage de la dé/re-composition du chapitre et est la cicatrice visible de sa douloureuse genèse, en particulier du moment critique où les problèmes de composition furent portés sur le devant de la scène et où ceux-ci ne furent résolus qu'en adoptant une double orientation qui allait entraîner l'écriture sur deux versants symétriquement opposés:

1) un versant plus narratif et thématique, bien que reflétant également les remaniements de structure: la composition rétrograde de "Storiella" en parallèle avec l'éclatement d'une unité narrative à peine focalisée en notes disjointes de bas de pages;

2) un versant au contraire plus axé sur les impératifs de la composition mais se devant de faire écho aux éléments narratifs et thématiques afin d'établir une dynamique textuelle, d'une séquence à l'autre, vers la leçon de géometrie proprement dite: les passages de transition (à présent en 275.03‑279.09; la longue note d'Issy, p. 279; les divers segments en 280‑282.04, chacun ayant sa propre histoire complexe - telle la fameuse phrase d'Edgar Quinet en 281.04‑13, mais devant s'insérer à l'origine après 272.15; etc.).

Une semblable mise en relief par l'écriture peut être observée pour l'ajout en début d'un chapitre lui-même inséré entre deux chapitres déjà composés: "So?", qui, barré puis réécrit avant les premiers mots du chapitre I.6, va servir de jonction autant compositionnelle que narrative.

Sans doute en janvier 1924, Joyce rédige ce qui devait devenir l'ouverture du chapitre I.7 - soit dit en passant, le dernier autoportrait fictif, sous les traits du faussaire Shem the Penman - sur le même (deuxième) brouillon de la fin du chapitre I.5.  La décision, unique dans la composition de Finnegans Wake, voire sans précédent chez Joyce, d'intercaler tout un nouveau chapitre - les douzes questions portant sur l'"album de famille" "afin d'équilibrer /\abcd [les quatre chapitres du livre III] avec plus de précision"22 - est donc extraordinairement révélatrice de la flexibilité structurale de l'Oeuvre en cours.  Le squelette de ce chapitre dialogique fut bâti durant l'été 1927, lorsque Joyce élabora la disposition en douze questions-réponses, chacune correspondant à l'un des sigles, en même temps qu'il esquissa une première version de l'adresse introductive à Shem dans laquelle "So?" se détache clairement comme indicateur d'un embrayage narratif et d'une insertion compositionnelle (JJA, 47, pp. 2‑3).  Tandis que, à l'autre extrémité, Joyce mit en place une jonction plus énergique que ne le permettait la fin de I.5 entre la fin du nouveau chapitre et le début de I.7.

Certains de nos axes de reflexion se sont trouvés affinés et approfondis pour la période la plus riche en jalons avant-textuels, où la notion de "mise-en-oeuvre" - d'une oeuvre dite justement en cours - reçoit tout son sens.  Résumons-les brièvement:

- "compétence" croissante acquise dans l'inscription pré-textuelle du travail linguistique: celle-ci se révélerait pleinement si l'on disposait d'assez de temps pour présenter une "radiographie" des stratégies présidant à la prise de notes des carnets de périodes différentes;

- intégration de la dynamique compositionnelle à la trame narrative, de la dynamique interne à la prise de notes (qui laisse affleurer certains des préconstruits thématiques qui seront implantés dans l'oeuvre) à l'incorporation des processus de création dans le tissu même du texte.  De la découverte de Joyce qu'il pouvait devenir un artiste en relatant comment on devient artiste23 à ces mécanismes métacompositionnels sophistiqués en passant par l'expérimentation verbale des "Boeufs du soleil" où fut thématisée la reflexion sur l'homologie séduisante entre divers processus de gestation (littéraire, linguistique et physiologique), on mesure la fascination de l'écrivain irlandais pour l'organicité des compositions scripturales et la synergie entre dynamique génétique et texte achevé; d'où:

- rôle de la mémoire, thématisée de façon croissante, depuis les renvois textuels propres à Ulysse (où le texte conserve le souvenir de ses (dys)fonctionnements précédents) à l'absorption quasi-homéopathique des vicissitudes génétiques dans une "oeuvre en cours" où prédominent les schémas mnémoniques: si l'écriture originale du Wake consiste en partie en une relecture de sources multiples injectées sous forme de notes ou index dans les carnets, la lecture nécessairement créative du texte se doit d'activer cette mémoire des (ré)inventions de l'écriture;

- l'examen des avant-textes de Joyce éclaire à quel point la dynamique d'écriture, quelque soit son stade, reste toujours potentiellement ouverte (et ré-ouvrable) aux deux bouts, entre processus et programme: vers l'ensemble des oeuvres passées et vers un avenir scriptural hypothétique (cas du carnet dit Scribbledehobble); ou bien, régressivement, vers la note antérieure et, progressivement, vers l'étape de rédaction suivante à laquelle toute inscription est inexorablement vouée.

"Conclusion": et après Finnegans Wake?

En guise de (non-)conclusion à cette trop succincte présentation, il convient de faire état d'une approche de la relation entre texte et avant-texte à laquelle le généticien ne semble pas a priori disposé par vocation: celle qui, comme toute étude critique littéraire plus "classique", lui ferait prendre le texte "fini" comme point de départ d'une trajectoire analytique.  C'est pourtant un tel geste qui devrait présider à tout examen de ces deux carnets post-Finnegans Wake, qui peuvent difficilement être envisagés comme préludes à aucune oeuvre future puisque Joyce mourut avant même d'avoir pu esquisser quelque début que ce soit (malgré plusieurs vagues intentions sur lesquelles la critique a longuement spéculée).  Ces carnets (VI.B.48: été-automne 1939, peu après la publication de Finnegans Wake, et VIII.C.2: 1940) poursuivent la dynamique thématique de la prise de notes, recélant de possible prolongements du contexte historique dans lequel fut publié le dernier roman, peu avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale (l'index du VI.B.48, pp. 21‑2, consacré à la Finlande, eut pour origine la vaillante résistance de cette nation face à son invasion par l'Armée rouge en novembre 193924), ou bien prolongeant la langue ambiante en des temps où la survie linguistique pouvait être à l'ordre du jour (le VIII.C.2 renferme un index de mots français).  Par ailleurs, ces deux ultimes témoins de l'activité scripturale joycienne se caractérisent en apparence par le même décousu dont on pouvait faire état dans les premiers carnets de l'Oeuvre en cours.  La boucle mythique qui anime le texte mais aussi son développement génétique ‑ les tout premiers sketches narratifs furent remaniés et étoffés pour être fondus dans le continuum textuel ‑ se trouve prolongée par le lasso des notes de recherche préliminaires, où début et fin se rejoignent en une perspective identique.  L'oeuvre ne reconduit plus au ferment avant-textuel, selon les visées du généticien, mais débouche sur ces après-textes fragiles et aléatoires qui auront pourtant le dernier mot...

1     Pour une première tentative de reconstitution éditoriale du dossier, avec ses lacunes et incertitudes chronologiques, on se référera à The Workshop of Dedalus: James Joyce and the Raw Materials for "A Portrait of the Artist as a Young Man", éd. Robert Scholes et Richard M. Kain, Evanston (Illinois), Northwestern University Press, 1965.

2       Il s'agit de The James Joyce Archive, éd. gén. Michael Groden, New York, Garland, 1978, à laquelle il sera fait référence sous la forme JJA suivi du numéro du volume, pour tout témoin manuscrit méritant plus particulièrement d'être consulté dans cet ensemble de facsimilés.

3      Ainsi David Hayman parle-t-il d'"épiphanoïdes" pour ces brèves vignettes rédigées par Joyce dans la période de structuration de Finnegans Wake (1923-26); voir son étude "I Think Her Pretty: Reflections of the Familiar in Joyce's Notebook VI.B.5", Joyce Studies Annual 1990, éd. Thomas F. Staley, pp. 43-60.

4       Herbert Gorman, James Joyce, New York, Rinehart, 1939, pp. 96-99, 133-38.  Reproduit in The Workshop of Dedalus, pp. 52-55, 80-83.

5       Selon la numérotation de Hans Walter Gabler corrigeant une erreur d'interprétation du manuscrit dans l'édition originale de Spencer: à la moitié du chapitre XVIII, la note "End of Second Episode of V" (p. 610) fut lue par ce dernier comme indiquant le début d'un nouveau chapitre.

6       Une des premières études fut l'excellent ouvrage de A. Walton Litz, The Art of James Joyce: Method and Design in Ulysses and Finnegans Wake, Londres, Oxford University Press, 1964, où l'accent est fort justement mis sur la proximité de méthode entre l'écriture des deux oeuvres, au-delà des divergences entre les deux projets.

7       Voir James Joyce's Manuscripts and Letters at the University of Buffalo: A Catalogue, éd. et intr. Peter Spielberg, Buffalo: University of Buffalo Press, 1962.

8       Longtemps associés hâtivement à Finnegans Wake, deux des carnets VI.D sont en fait liés à la préparation d'Ulysse: l'un, tardif, est peut-être le dernier recueil de notes pour le projet odysséen; l'autre, le carnet VI.D.7 reconstruit par les éditeurs, peut-être l'ensemble le plus ancien (ainsi que VIII.A.5 conservé à Buffalo), et porte uniquement sur Ulysse.  On se reportera à l'essai de Daniel Ferrer, "Les carnets de Joyce: avant-textes limites d'une oeuvre limite", Genesis, 3, 1993, pp. 55-56, pour une brève mais judicieuse présentation des visées génétiques de cette reconstruction, qui, au lieu d'aider à éclaircir le sens du texte final, est reconfigurée grâce à l'oeuvre publiée mise ainsi à sa disposition.

9       James Joyce: The Lost Notebook, éd. Danis Rose et John O'Hanlon, Préface de Hans Walter Gabler, Edimbourg, Split Pea Press, 1989, pp. xii-xiii.

10       James Joyce: The Lost Notebook, p. xi (je traduis).

11       Voir Michael Groden, Ulysses in Progress, Princeton, Princeton University Press, 1977, mais aussi sa préface au volume corrspondant de l'Archive (JJA 12), notamment p. xxviii: "ce n'est que plus tard, à l'époque où Joyce écrivait l'épisode des "Cyclopes" (lorsque l'ancienne esthétique de la compression se transforma en une nouvelle esthétique d'expansion), que Joyce commença à sauvegarder tous ces matériaux d'écriture" (je traduis).

12       On peut dresser une chronologie sommaire de ces premiers jalons comme suit: a) octobre 1916: Joyce annonce à Miss Weaver qu'il est sur le point d'achever les trois premiers épisodes et qu'il a commencé à écrire les "Rochers errants" et le "Nostos" (trois derniers épisodes du retour à 7 Eccles Street) - cf. Letters of James Joyce, II, éd. Richard Ellmann, Londres, Faber, 1966, p. 387; b) avril 1917: il se propose d'envoyer à Ezra Pound des extraits du chapitre sur Hamlet ("Charybde et Scylla") - cf. Letters, I, éd. Stuart Gilbert, Londres, Faber, 1957, p. 101; c) 20 juin 1917: l'écrivain se prépare à livrer le roman en feuilletons d'environ six milles mots chacun à compter du 1er janvier suivant - cf. Selected Joyce Letters, éd. Richard Ellmann, New York, Viking, 1975, p. 227.

13       Dans une lettre au collectionneur de manuscrits John Quinn, en date du 24 novembre 1920, Joyce écrit qu'il trie des notes en les arrangeant par chapitres: "J'ai commencé Ulysse en 1914 et le terminerai sans doute en 1921.  [...]  L'ensemble des notes remplissent une valise de petites dimensions, mais au cours de déménagements continuels il m'a très souvent été impossible de les trier définitivement avant la publication de certains feuilletons.  [...]  Avant de quitter Trieste j'ai fait ce tri pour tous les épisodes jusqu'à "Circé" inclu.  Les épiosdes qui comportent le plus grand nombre d'ajouts sont ceux des "Lotophages", des "Lestrygons", de "Nausicaa" et des "Cyclopes." (Letters, III, éd. Richard Ellmann, Londres, Faber, 1966, pp. 30-31; je traduis).

14       Joyce's Notes and Early Drafts for Ulysses.  Selections from the Buffalo Collection, éd. Phillip F. Herring, Charlottesville: University Press of Virginia, 1977 - version antérieure: "Ulysses Notesheets VIII.A.5 at Buffalo", Studies in Bibliography XXII, 1969, pp. 287‑310 - et Joyce's Ulysses Notesheets in the British Museum, Charlottesville: University Press of Virginia, 1972.

15       Daniel Ferrer arrive à une formulation analogue (Op. cit., p. 46).  Voir notamment le chapitre I.5 de Finnegans Wake pour la mise en scène parodique de multiples scénarios critiques.

16       Ainsi, par exemple, pour Danis Rose dans The Textual Diaries of James Joyce, Dublin, Lilliput Press, 1995, pp. 24-37, on peut isoler: a) du matériau recyclé d'un carnet antérieur à l'Oeuvre en cours (écriture "A"), probablement juillet 1923, et utilisé pour ce qui, selon lui, aurait été une proto-version du Wake ("Finn's Hotel"); b) du matériau recyclé du VI.B.7 (écriture "B"), probablement automne 1925; c) du matériau recyclé de carnets précédents (écriture "D"), début mars 1931, d'abord utilisé pour les premiers brouillons du chapitre II.1, puis pour II.2; d) du matériau recyclé des publications du livre I dans la revue transition (écriture "D"), octobre-novembre 1931, utilisé pour la révision du premier jeu de ces textes publiés.

17       Ce terme fut lancé par Roland McHugh dans son étude pionnière de ce que Rose et d'autres nommeront par la suite les hiéroglyphes; voir The Sigla of Finnegans Wake, Londres, Edward Arnold, 1976.

18       On notera au passage, en rapport avec cette flexibilité matricielle des sigles, l'organicité rhizomatique des "entrées en oeuvre" à ce stade initial de l'écriture de l'Oeuvre en cours et l'esquisse d'un tronc narratif souple permettant le "profilage" structural-thématique ultérieure.

19       Voir par exemple la lettre de Joyce à Harriet Shaw Weaver du 9 octobre 1923; Letters, I, p. 203.

20       Pour une étude détaillée des mécanismes compositionnels et thématiques des passages qui vont suivre, on se reportera à "Towards a Female Grammar of Sexuality: The De/Recomposition of 'Storiella as she is syung'", Modern Fiction Studies, 35.3, 1989, pp. 569‑86, et "Fumbling for One Continuous Integument; The Poetics of Composition of Work in Progress," Writing Its Own Wrunes For Ever: Essais de génétique joycienne / Essays in Joycean Genetics, éd. Daniel Ferrer et Claude Jacquet, Tusson, Du Lérot, 1998, pp. 45-81, tous deux du présent auteur.  On doit également à David Hayman une étude pionnière de cette complexe refonte du chapitre II.2 dans ""Scribbledehobbles" and How They Grew: A Turning Point in the Development of a Chapter", Twelve and a Tilly: Essays on the Occasion of the 25th Anniversary of Finnegans Wake, éd. Jack P. Dalton et Clive Hart, Londres, Faber, pp. 107‑18.

21       La forme finalement retenue pour le chapitre fut celle d'un cahier d'écolier, avec un texte central (la leçon à apprendre) complété de gloses en marges et de notes en bas de pages.

22       Selected Letters, p. 327; lettre du 14 août 1927 à Harriet Shaw Weaver (je traduis).

23      Je reprends en la traduisant la judicieuse remarque du biographe Richard Ellmann dans son James Joyce, éd. rév., New York, Oxford University Press, 1980, p. 144.

24       "The Finn again wakes" devint même an puissant leitmotif dans la correspondance de Joyce à cette époque car il y voyait une justification post facto de la conjonction thématique avec son héros archétype (voir Letters I, p. 408; III, p. 472, et Selected Letters, p. 403).  Pour un plus large contexte d'analyse, voir Danis Rose et John O'Hanlon, "Finn McCool and the Final Weeks of Work in Progress", A Wake Newslitter, XVII.5, 1980, pp. 69‑87.