En amical  hommage à  Janeta

Communication du 23 mars 2007 au séminaire Techniques et Pratiques de l’Écrit  à l’occasion de la mise en route du projet OPTIMA I dont Janeta a assumé avec brio  la responsabilité  au nom de l’équipe Valéry.

L’équipe Valéry de l’ITEM (CNRS/ÉNS), qui s’attache depuis une dizaine d’années à mettre en lumière l’intérêt spécifique des manuscrits de l’auteur, s’est naturellement penchée sur le dossier des brouillons de La Jeune Parque dont l’évidente richesse, doublée d’une complexité manifeste, génère un certain nombre d’interrogations1. Loin de conduire le chercheur vers la découverte d’un processus programmatique, les manuscrits de Valéry offrent généralement l’image d’une genèse réticulaire où la succession des phases d’écriture s’avère difficile à établir ; les brouillons constituent un véritable chantier, reflétant des pratiques scripturales d’une mouvance in(dé)finiment modulable2. Visant à une estimation chronologique fiable pour les quelque 440 feuilles volantes préparatoires  du dossier — écrites pour la plupart entre l’été 1913 et le début de l’année 1917, ayant au fil du temps fait l’objet de plusieurs classements, autographes ou allographes —  nous nous livrerons en quelque sorte à une endogenèse.

Il n’est pas inutile, avant toute chose, d’évoquer l’insistance de Paul Valéry, généticien avant la lettre, sur la nécessité d’interroger les tâtonnements de la création : mieux que l’œuvre publiée (selon lui devenue muette), ils portent témoignage de l’Ego scriptor / Ego poeta.  En exemple ce fragment d’un Cahier  de 1915, contemporain de l’élaboration du poème : « Erreur commune des critiques qui expliquent la genèse d’une œuvre en ne retenant que cette œuvre et sans tenir compte des conditions générales d’une fabrication quelconque par un homme […] » (C, V, 675). Ou encore cet ajout marginal dans un Cahier de 1933 : « En général ceux qui ont voulu étudier la "création" sont partis des œuvres  et ne savaient ni ne pouvaient (ni ne songèrent à) partir des états réels —  de l’informe, du non – œuvre, des fluctuations, de l’hétérogène, dudésordre[…] » (C, XVI,  516). Cependant, si, dans ses prises de position publiques, Valéry s’attacha à entourer d’une sorte d’aura mythique la fabrication du poème3, à l’évidence il s’était essayé, durant les 4 années d’une difficile gestation, à mettre en œuvre sa théorie d’une composition accordée à la quête pychophysiologique qu’il menait depuis vingt ans dans ses Cahiers4.

Nos constatations

1°) Constatations d’ordre externe

Les brouillons originaux  de La Jeune Parque se présentent, montés sur onglets au département des manuscrits occidentaux de la BnF, dans trois registres reliés de cuir vert sous les cotes N.a. fr. 19004, 19005, 19006 ; par convention nous les désignerons ici  JP1, JP2, JP3.  Des microfilms existent, à partir desquels ont été tirées les photocopies que l’équipe a utilisées pour un nouveau regard sur ces brouillons5, le contact avec les originaux, fondamental, n’ayant pu être réservé qu’à une infime minorité d’entre nous et pour des occasions de plus en plus mesurées en raison des consignes de sauvegarde à la BnF; d’où la responsabilité  scientifique de ces rares privilégiés. Car, on ne le précisera jamais assez, ni les microfilms ni leurs photocopies ne font appréhender l’évidence du dossier de genèse initialement composé ; pas plus qu’il n’est possible d’y déceler la totalité des indices graphiques originels. Ajoutons que la question des repères se complique du fait que Valéry le plus souvent traitait rectos et versos de manière temporellement indépendante.

Il va sans dire que l’aspect physique des documents a durablement retenu notre attention. Les connaissances dont Claire Bustarret nous a fait bénéficier ont guidé nos travaux et nous avons procédé à un examen  minutieux des supports de l’écriture. C’est un fait désormais bien connu que Valéry récupérait tout papier situé à portée de sa main dans le fouillis de son bureau ;   aussi reconnaît-on  dans le dossier « Jeune Parque »  toutes sortes de papier, que l’on peut classer en 3 catégories :

  • 1. papiers de type écolier de formats divers, principalement à réglure horizontale (JP3, f. 17, par ex.), à trait de marge tantôt  rouge (JP3, f. 6) tantôt bleu (JP3, f. 33), parfois sans marge apparente ; certains de ces papiers sont filigranés (JP1, ff. 69 à 74 : deux bras armés d’une hache). Un certain nombre d’autres sont à petits carreaux, sans filigrane (tel JP2, f.2). Le quadrillage pouvant avoir diverses dimensions (3mm, par ex.) ou prendre une forme rectangulaire  (JP3, f.51).

  • 2. papier machine : vélin ordinaire (JP1, f. 4) ou tramé (JP3, f. 39) – avec ou sans filigrane ;  mais aussi vergé – lui-même filigrané (JP3, f.52) ou non (JP3, f. 15).  Le vélin filigrané le plus souvent rencontré est celui de marque « CHANCERY BANK EXTRA STRONG », filigrane que la reproduction de l’un des ff. dans Genesis 18, p. 80, fait apparaître assez nettement. De par la similtude du papier utilisé, on est à même de déceler les interfaces entre ce corpus et la recherche abstraite sur feuilles volantes.
    – Plusieurs autres filigranes sont reconnaissables, entièrement ou partiellement : par ex. PARIS, avec dessin d’écusson (JP3, f.50) ; IMPERIAL STRONG (JP1, f. 38) etc. Cependant, dans le cas de feuilles de papier découpées ou déchirées, l’absence de filigrane n’est pas toujours significative ; sur certains demi-feuillets, on aperçoit un début de filigrane ou on le devine à peine.  
    – Divers types de vélin non filigrané coexistent en outre, tels un papier pelure d’un toucher parfois légèrement craquant (ex. JP1, ff.  11 à 18 ou JP3, f. 62) et un vélin épais, lisse, évoquant le papier à lettre (entre beaucoup d’autres exemples : JP3, f. 10, f. 15, ff. 36/37 ; JP1, ff. 129 à 168).
    – Un  papier vergé filigrané « PUR CHIFFON » se distingue par son épaisseur et ses qualités esthétiques : s’il est le plus souvent réservé aux recopies soignées dans JP1, on le rencontre également en petits morceaux découpés  (JP3, f. 34). Autre vergés à filigrane : JP3, f. 52 (« GRAN…[tronqué] » avec couronne de laurier) ; JP3, f. 132 (« ORIGINAL ») ;  JP1, f. 5 (écusson et couronne).

  • 3. nombreux papiers de récupération :
    –feuilles arrachées à des carnets d’échantillons (JP3, f. 48)
    –morceaux de  papier Kraft  (JP3, f. 61) ou de papier à dessin (JP3,  f. 60bis ; f. 74)
    – chemises cartonnées (JP3, f. 1)
    –versos d’enveloppes ou de lettres personnelles (JP3, f. 28)
    –papier deuil (JP3, f. 31)
    –versos de lettres bancaires (JP3, f. 8)
    –versos de cartons d’invitations (concerts, expositions) ou autres (JP3, f. 30)
    –bulletins d’adhésion à l’association des « Amis des Cathédrales » (JP3, f. 42)6

Sur ces supports variés, Valéry utilisait toute la panoplie des instruments de graphie en usage à son époque : plumes à encre noire, le plus souvent, pour la rédaction de premier jet ou les recopies ; plumes à encre violette ou (plus rarement) bleue,  destinées, dans la majorité des cas, aux ajouts et corrections ; crayon noir servant fréquemment aux ajouts marginaux et aux modifications interlinéaires ; crayons de couleur, bleu ou rouge, marquant une fonction signalétique (souvent mais pas toujours) ou servant à barrer. À ces instruments traditionnels, il faut adjoindre la dactylographie : quoique la machine à écrire, au début du 20ème siècle, soit d’un emploi encore peu commun chez les écrivains, Paul Valéry en avait acquis une dès 1909, stimulé peut-être par l’exemple de son ami André Lebey – qui, lui, en possédait déjà deux ; de nombreux ff. de JP1 sont des dactylographies de mise au net (par ex. ff. 30 à 39 ; ff. 75  à  111).

2°) Constatations d’ordre interne

La variété matérielle des documents de genèse de « La Jeune Parque » conduit simultanément à s’attacher aux éléments internes.

Gardons en mémoire les déclarations deValéry à propos de sa méthode scripturale : se proposant pour idéal de ne pas écrire à la suite, il soulignait sa volonté d’ « Écrire de plusieurs sortes la même chose » (CIV, 141) ou  d’ « écrire en traitant presque simultanémenttoutes les parties de l’ouvrage » (C, XVIII, 560). Dans d’autres contextes que celui de la Parque, nous avons vérifié que sa propension infinie aux reprises, relances et réécritures – aussi longtemps qu’une contrainte externe ne lui imposait pas le point final. « Écrire, c’est récrire » (C, XI, 830) affirmera-t-il encore.

Nul étonnement donc à ce que les brouillons attestent de ce re-travail perpétuel. Rares sont les feuillets exempts de tout ajout ou rature, qu’ils aient été calligraphiés à la main ou qu’ils aient été dactylographiés ; la mise au net, pour Valéry, ne signifie pas version définitive : des modifications sont apportées même aux dactylographies. Infiniment plus nombreux sont les feuillets sur lesquels se cherchent des rimes, s’enchaînent des appels métaphoriques, se testent des vers, se biffent certains mots ou groupes de vers – que tantôt pourtant l’on découvrira ailleurs, développés ou transformés, ou bien dont  tantôt l’on  vérifiera l’abandon…

Le dossier génétique de « La Jeune Parque » présente effectivement tous les cas de figure, hormis l’existence d’un document compact de type cahier ou carnet. Trois sortes de documents mobiles coexistaient chez Valéry :

– des feuilles entières de format machine (approximativement 21 X 27 cm.) – utilisées tantôt pour la mise au net (JP1 surtout) tantôt pour la recherche brouillonnée (JP2 principalement).

– de nombreux feuillets demi-format (moitiés de feuilles découpées ou déchirées) soit pour les esquisses préalables à un essai de rédaction, soit pour les variantes a posteriori.

–  des morceaux de dimensions variées (nombreux dans JP3), d’aspect particulièrement brouillonné. Peut-être utilisés en parallèle aux autres ff. et en interconnexion avec eux.

Il nous apparaît plausible de postuler un va-et-vient réciproque des uns aux autres plutôt qu’une progression linéaire de l’ébauche à la mise au net ; et il nous semble également patent que certains des feuillets griffonnés représentaient non un premier jet hâtivement noté mais une sorte de mémento d’idées et/ou de vers rédigés antérieurement. Les photocopies suivantes circulent parmi vous en exemples : JP2, f. 27 r° (recopie en 2 colonnes sur feuille entière)7 ; JP1, f. 187bis (calligraphie avec ajout ms au bas du f.) ; JP1, f. 14 r°/v° (feuillet de demi format – sans continuité du r° au v°) ; JP3, f. 11 r° (feuillet de recherche) ; JP2, f. 18 r° (une partie recherche ; une partie qui paraît plutôt constituée de reprises griffonnées, puis rayées pour cause d’une autre réécriture) ; JP2, f. 31 semble une reprise hâtive d’états antérieurs, qui se retravaillent ; JP1, f. 171 r° (groupe de vers dactylylographiés avec ajouts manuscrits, marginaux et interlinéaires) ; JP1, f. 32 (petit fragment avec essais embryonnaires).

Le déchiffrement et la transcription de ces feuillets nous ont très tôt fait prendre conscience des difficultés de la tâche.  À cela plusieurs causes : d’une part l’effacement, dû au temps, de certains mots ou passages au  crayon noir (que, d’ailleurs, les microfilms consultables n’étaient pas parvenus à fixer) ; d’autre part une graphie souvent griffonnée, sur de nombreux feuillets, voire l’illisibilité totale dans les cas où Valéry se contentait de prolonger, d’une sorte de ligne ondulée, la lettre initiale d’un mot ou le début d’un vers ; enfin la transparence des feuillets en papier pelure qui rend hasardeuse l’interprétation des lignes d’écriture en raison de leur chevauchement recto/verso. La nécessité de relectures multiples (à divers moments et sous des éclairages différents) s’est donc imposée ainsi que le bien-fondé de plusieurs regards, ne négligeant aucun des indices qui concourent à évincer les confusions et les erreurs ; exemples de transcriptions ainsi rectifiées :  l’adjectif « heureuse » (JP3, f. 30) primitivement lu « peureuse » ; ou le nom « horreur » lu, d’abord et plusieurs fois,  « terreur ». L’extrême minutie du travail a donc pris force de loi et l’immersion répétée dans les feuillets a favorisé les rapprochements, comparaisons, confrontations : « Le travail attentif de transcription et les remarques qu’il suggère éclairent bien souvent, plus qu’on ne l’imaginait, la genèse du texte. »8

Nos interrogations

La question dominante, à laquelle se raccordent peu ou prou les autres, est celle de la chronologie interne. Aucune réponse sûre n’a pu être fournie jusqu’à présent à l’un ou l’autre des niveaux de nos interrogations.

1°) Les dates-limites  de la composition.

Si l’on s’en rapporte à Valéry lui-même, le processus poétique qui aboutira à  La Jeune Parque s’est enclenché en 1913.  Mais fut-ce réellement en  juillet, à Perros-Guirec, ainsi qu’il l’affirma à deux reprises dans sa correspondance avec ses amis, André Gide et André Lebey9? Et lorsqu’il soulignait qu’il l’avait commencé « sans le savoir », devons-nous comprendre qu’ à ce moment-là il ne songeait encore qu’à compléter de 40 ou 50 vers la réédition de ses poèmes de jeunesse ? Produisant alors un germe embryonnaire (« Pandora », cité supra) qui prendrait corps ensuite ? Un fragment d’un Cahier de juin ou juillet 1917 (la publication du poème ayant eu lieu à la fin d’avril) revient sur les temps forts de la création tels que Valéry semble vouloir se les remémorer : 1913, pour l’Ouverture du poème et l’introduction de la thématique du Serpent ; 1915–1916 pour le travail intense — c’est au printemps 1916 que Valéry annonce à Geneviève Bonniot–Mallarmé : « je vais maintenant sur les 300 vers » (le poème publié en comptera 507).  

À quel moment ce travail en croissance quasi exponentielle obtiendra-t-il son statut d’achèvement ? Des lettres conservées au département des manuscrits mettent en relief la pression nécessaire de son éditeur pour persuader Valéry d’en finir avec sa Jeune Parque. Le 27 octobre 1916, Gaston Gallimard lui écrit : « Puisque vous voulez bien que j’imprime votre poème tel qu’il est, quand puis-je aller le chercher ? » – Valéry pourtant ne se résout pas à le lui livrer. Le 18 janvier 1917, Berthe Lemarié, bras droit de Gaston Gallimard, le relance, lui précisant que l’éditeur avant de partir en voyage l’a priée de « demander votre poème dès que vous l’aurez achevé […] ». Mais, quoique Valéry, à la fin de ce mois de janvier 1917, convoque chez lui Pierre Louÿs pour lui donner lecture intégrale du poème prétendûment achevé, une autre lettre de Berthe Lemarié, le 6 février,  lui réclame à nouveau le manuscrit : « Si  vous désirez, souligne-t-elle, que votre poème paraisse au printemps, il serait temps d’en faire commencer la composition. » ; des notes de Jeannie Valéry, l’épouse du poète, laissent entendre que celui-ci profitera encore, au mois de février, de quelques jours de repos forcé dus à une bronchite pour retravailler ses vers…

 Quelles furent les modifications finalement entreprises :  apports de détail ? Déplacements ? Suppressions ? Dans l’état actuel du dossier, aucune constatation sûre ne permet d’en décider.

2°)  Rareté des feuillets datés

L’on ne possède pas d’éléments pour une datation certaine des étapes d’écriture. Plusieurs papiers de récupération sont certes porteurs de dates, mais ne fournissent néanmoins qu’une indication  a quo. Entre autres, une lettre–circulaire  du C.I.C., datée du « 18 avril 1913 » (JP 3, f. 8)  ou un carton d’invitation à la commémoration, en date du « jeudi 12 juin 1913 », de la mort de Léon Dierx (dont les photocopies ont circulé). Mentionnons aussi : la partie supérieure d’une lettre personnelle au journaliste anglais Arnold Bennett, datée du « 8 avril 1915 » (JP3, f.  90 bis) ; une enveloppe avec cachet postal du « 16. 7. 1915 » (JP3, f. 55) ; un carton d’exposition du « dimanche 30 janvier » (JP3, f. 116) et un bulletin d’adhésion des « Amis des Cathédrales » du « vendredi 23 juin », deux dates que la consultation d’un calendrier perpétuel autorise à situer en 1916.  Autres papiers datés : JP3, f. 25  (« 30 avril 1913 ») ; JP3, f.  68 (« 16 oct. 1916 ») etc. ; nous n’en donnerons pas ici un relevé intégral. Une remarque illustre bien les aléas des indices de datation : sur le f. 61 de JP2, est tracé un vers, suivi de deux essais embryonnaires, qui sera fixé dans le poème publié (« La houle me murmure une ombre de reproche ») ; or le verso de ce feuillet (primitivement recto) est occupé par un dessin représentant la fille de Valéry encore enfant : dessin daté de 1908 – bien avant donc que Valéry ne songe à revenir à la poésie et à mettre en train son poème.

De l’étude de ses autres chantiers de feuilles volantes, nous avons retenu que Valéry applique stricto sensu les principes  mentionnés plus haut : il écrit sur plusieurs supports au cours d’un même créneau temporel ;  il réécrit, à diverses reprises et/ou de diverses façons, un même vers ou ensemble de vers. On rencontre parfois indiquée, dans la marge des séquences de vers recopiés, une mention d’année, manifestement apposée a posteriori  : « 1915 » (JP2, f. 40 r°) ; « 1913 » (ibid., f. 41 r°) ; « 1916 » (f. 43 r°).  Mais était-ce l’année de l’éclosion thématique ou celle de la mise en vers ? Privilégiant l’écriture sur feuilles volantes, Valéry s’octroyait la possibilité de combinaisons multiples et se trouvait à même de procéder à de véritables gammes d’écriture, sans souci de continuité, sans logique d’utilisation du recto au verso. Une telle façon d’opérer ne convenait-elle pas parfaitement à l’élaboration de ce poème qui, du propre aveu de son auteur,  n’avait eu à ses débuts ni titre ni sujet… Ajoutons que la similitude des papiers incitant à situer différentes gammes dans une même période peut être trompeuse — l’emploi du vélin « CHANCERY BANK » s’est étalé en fait sur trois ou quatre ans.  De même que la présence d’un  plan n’est pas à prendre pour preuve certaine de l’antériorité de cette page par rapport aux feuillets de développement thématique; le mot « Final » lui-même figure sur des feuillets variés.

Comment alors déterminer avec certitude les phases de cette écriture non programmatique ?

3°) Autres questions

De quelle manière aussi interpréter les nombreux signes internes de classements chiffrés ?  Plusieurs paraissent de la main de Valéry, d’autres non. Certains sont inscrits à l’encre, d’autres au crayon noir ou de couleur ; certains dans le coin supérieur gauche du feuillet, d’autres dans le coins inférieur droit; certains encerclés, d’autres pas. Un même feuillet peut d’ailleurs porter plusieurs de ces chiffres, distincts ou superposés. Selon quel ordre eurent lieu les déplacements qu’ils signifient ? Pour se retrouver au voisinage de quels autres feuillets ? La règle de cette numérotation se dérobe à  notre interprétation ; sans doute faudrait-il mettre côte à côte les feuillets ainsi numérotés, comparer l’écriture des chiffres (couleur et épaisseur de la trace de crayon, par ex.) pour tenter de reconstituer les regroupements – Mais y parviendrions-nous de manière sûre ?  Nous faisons circuler des photocopies de JP3  pour exemples : le  f.  12 r° porte le chiffre « 7 » (en haut à gauche) et  son v°, le chiffre « 6 » de facture apparemment analogue ; le f. 13  est marqué d’un « 4 », en haut à droite ; le f. 15 r° porte un « 3 »  dans sa partie supérieure gauche ;  sur le f° 16 r°, le nombre « 15 » à droite [au-dessus de la foliotation BnF] tandis que son  v° porte un « 11 »  dans le coin supérieur gauche. Quant aux feuillets de JP2, censés appartenir à un « cahier », ils portent également les traces de classements divers au crayon noir. Par exemple, une numérotation possiblement autographe, en chiffres très petits, dans le coin supérieur droit des feuillets, signale une succession régulière (« 18 » à  « 28 »),  du f. 27 au f.  37 ;  puis du f.  43 au  f. 54  (numérotation autographe : « 34 » à  « 45 »). Cependant, dans le coin inférieur droit, des nombres à peine lisibles, certains effacés par la personne (était-ce Valéry ? rien n’est moins sûr) les ayant tracés,  signalent différents regroupements : sur le f. 29 r°, on devine « 33 » puis « 22 » ; sur le f. 39 r°, « 59 »  se superpose à « 43 », lui-même ayant sans doute remplacé « 51 » ; le chiffre « 7 », situé le plus à droite dans le coin de la page, fut peut-être antérieur à tous les autres  – à moins qu’il ne leur ait été postérieur…

À quelles fluctuations chronologiques répondent, pour leur part, les lettres émaillant les feuillets de travail, toutes autographes, les unes à l’encre, les autres au crayon bleu ou rouge ? Nombreuses dans les feuillets de JP3 (par ex. ff. 34, 42, 90, 114-115, 117, 127…), elles semblent destinées à organiser par thèmes les groupes de vers. Des photocopies de JP3 circulent parmi vous :  f. 5 r° (ébauche de 4 thèmes « A.B.C.D. », suivis d’un « Final ») ;  f. 3 r° (encerclement des 4 thèmes « A.B.C.D. » plus un 5ème,  « E », non cerclé  –  présentation reprise et complétée sur JP2, f. 13 verso10) ; f. 4 r° (feuillet récapitulatif avec thèmes énumérés jusqu’à « O », le nombre de vers déjà écrits étant reporté sur la partie droite de la page ; indice de classement chiffré « I » dans le haut gauche de la page, assorti  de la précision « 20 pages »).

Selon quels critères vérifier ces recoupements ? Les ff. JP2, 15 r° et JP3, 22 r° illustrent la mobilité d’affectation des lettres thématiques. Le f. JP3, 120 montre les hésitations de Valéry : « J » (crayon noir) → « < P > (crayon rouge) → « J » (crayon bleu).

Quel est l’auteur ou quels sont les auteurs des marques allographes au crayon noir ?

4°) Le casse-tête des classements externes

Les références données dans cet exposé (JP1, JP2, JP3) font appel à la foliotation de la BnF, qui sert de base aux recherches ; dans ce classement, le verso n’est jamais tenu pour indépendant du recto. Cependant tous les feuillets portent aussi la marque d’un inventaire antérieur au transfert des documents de Valéry à la BnF11. À chaque groupe de feuillets, cet inventaire attribuait un numéro de dossier ; à l’intérieur du dossier, chaque feuillet recevait un numéro d’ordre, inscrit sur la partie inférieure droite du verso : ainsi, la cote  antérieure de JP3 f. 4  était-elle « 144  28/37 » , soit le 28ème feuillet d’un dossier « 144 » qui en contenait « 37 ».

Depuis le milieu des années 90, nos recherches sur les feuilles volantes de Valéry nous ont enseigné l’intérêt de cette numérotation Rousseau. En ce qui concerne les brouillons de JP, la reconstitution des dossiers (pour l’essentiel, dossiers « 144 » à « 149 »), aboutissant à des successions autres que celle du classement BnF, permet des rapprochements différents. On voit nettement, par exemple, que le dossier « 149 »  était constitué autour de la thématique « Terre trouble… » rattachée à l’héritage poétique de Mallarmé : 7 de ses feuillets (sur un total de 14) se retrouvent dans JP3 tandis que les 7 autres sont classés parmi les « Vers anciens » ;  si la circulation des Vers anciens à  La Jeune Parque nous est évidente, il  n’est pas inutile de la vérifier de la sorte.

Cet inventaire originel n’est-il pas à regarder néanmoins avec précaution ? Car, entre le décès de Paul Valéry (juillet 1945) et l’enregistrement, par Denise Rousseau, de l’état des documents à son domicile (1957-1958), eut lieu à la BnF l’exposition Paul Valéry de 1956 qui présentait ainsi les feuillets de La Jeune Parque : « ébauches autographes » (sous le n° 241) ; « copies dactylographiées avec corrections autographes » (sous le n° 242) ou encore « brouillons autographes » (sous le n° 244) — que Julien Cain, Administrateur de la B.N., disait distinguer des précédents parce que témoignant du « point de départ du mécanisme poétique ». On peut imaginer que l’ordre  du dossier valéryen en fut bouleversé.  Valéry lui-même n’avait-il pas d’ailleurs procédé, entre les années de la genèse du poème et la fin de sa vie, à des déplacements de feuillets à l’occasion de rééditions, d’entretiens critiques, ou bien encore au moment de ses cours de Poétique et de certaines de ses publications (« Théorie esthétique », « Mémoires du poète ») ?

C’est dire que la succession originelle des feuillets suscite plus de suppositions que de certitudes.

5°)  L’énigme du « Cahier de brouillon » JP2

Tel qu’il se présente à la BnF, le « Cahier » JP2 apparaît en réalité comme un regroupement de feuillets provenant de plusieurs dossiers de l’inventaire Rousseau :

  • 32 feuillets  sont visiblement issus du dossier « 148 » qui en contenait 54. Mais si les ff. 33 à 54 semblent manquer, ne sont-ce pas eux que l’on retrouve à la suite, bien numérotés de 33 à 54 mais sans référence au dossier 148 ?  Et alors comment expliquer cette différence de traitement ?

  • 2 feuillets proviennent d’un dossier « 145 » (les 83 autres composant une large partie de JP3).

  • un feuillet appartenait au dossier « 146 » et un autre au dossier « 147 » (dossiers copieux, chacun de plus de 100 ff. qui se retrouvent principalement dans JP1).

  • 3 feuillets sont issus d’un dossier « 161 » (il reste à situer les 37 autres).

  •  1 feuillet provient d’un dossier « 160 » dont il faudrait retrouver les 13 autres.

  • 2 feuillets sur un total de 12 faisaient partie du dossier « 175 ». Les recherches menées par Françoise Haffner attestent que 9 sur 10 des autres feuillets de ce dossier « 175 » sont intercalés dans un Cahier de 1913  nommé « Gladiator ».

De format 20, 3 x 27, 2 cm., à  l’exception du f. 19 coupé en deux  – qui faisait partie des 132 ff. du dossier « 146 » (une large part s’en retrouve en JP1 et une autre partie, plus réduite, dans JP3), tous ces feuillets, fixés maintenant sur onglets, apparaissent comme ayant  été détachés (mais quand ?) d’un ou de plusieurs blocs  – leur bord gauche à petites dentelures autorise à le postuler. Le papier machine ordinaire, non filigrané, est le plus souvent jauni, froissé, avec des bords abîmés ; plusieurs feuillets portent la trace d’une pliure centrale, les deux volets ainsi constitués n’ayant pas été utilisés dans le même sens.

Le n° 246 de l’exposition Paul Valéry de 1956, indiqué comme « Cahier d’ébauches autographes », contenait « 91 ff. » : fut-il à l’origine de JP2 ? Si oui,  pourquoi et comment est-on passé dans JP2 à un total de 65 feuillets ? Soient « 61 ff. » foliotés à la suite +  2  répertoriés « 1bis » et « 14bis ») + 2 notés « A »  et « B »…

Nous savons qu’un premier microfilm des brouillons de La Jeune Parque, antérieur même à l’inventaire de Denise Rousseau, puisque réalisé immédiatement après le décès de Valéry, se trouve entre les mains d’un particulier ;  serons-nous un jour en mesure de le confronter aux deux états de succession actuellement à notre disposition (classement BnF /  inventaire Rouseau) ?

Il reste beaucoup à faire pour tenter d’y voir plus clair.

Nous entretenons l’espoir que la numérisation des feuillets mise en œuvre par le  projet OPTIMA contribuera à nous y aider.

1 Un condensé de ces « nouvelles lectures génétiques » a  paru  dans La Revue des Lettresmodernes Minard (n° 11 de la série Paul Valéry), 2006.

2  Voir aussi « Lieux génétiques inédits chez Paul Valéry – Des feuilles volantes et des Cahiers aux premiers brouillons de La Jeune Parque », Genesis 18/02,  pp. 67-90 ; « Le laboratoire génétique "feuilles volantes" et Cahiers », BÉV n° 98/99, 2005.

3  Se reporter, en particulier, à « Mémoires du poète » (Œ, I, 1473-74) et aux divers documents fournis en notes à La Jeune Parque dans ce même tome (pp. 1621 et sq.).

4  Cet idéal de composition durablement évoqué (en référence à ses modèles : Léonard de Vinci, Poe et Wagner) sera fondé sur le préalable d’« un calcul quasi symbolique » (C,  XXVII, 143). Cette référence renvoie, comme plusieurs autres dans ce texte, à l'un des XXIX volumes des Cahiers de Paul Valéry en  fac-similé (CNRS, 1957-1961); en revanche CIV, 141 (infra) se réfère au tome IV de l'édition intégrale des Cahiers 1894-1914, Gallimard (CXII à paraître en 2012).

5  Paul Valéry 11, « "La Jeune Parque" – des brouillons au poème, nouvelles lectures génétiques », La Revue des Lettres Modernes, Minard, 2006.

6  Photocopies montrées en séance : JP1, f. 2 r°/v° (papier quadrillé) ; JP3, f. 3 (vélin « CHANCERY… ») ;  JP3, f. 31 (lettre personnelle sur papier deuil) ; JP3, f. 8 (Circulaire du Crédit industriel et Commercial) ;  JP3, f. 3 (carton d’invitation à une cérémonie commémorative).

7  Autre exemple de feuille entière : JP 1,  f. 19 (« Pandora »). Cette pièce de vers, encore brouillonnée,  pouvait être l’un des essais pour la cinquantaine de vers nouveaux que Valéry avait tout d’abord eu l’intention d’adjoindre à la réédition des ses « Vers anciens » réclamée en 1912 par André Gide et Gaston Gallimard.

8  PV 11, op. cit., p. 16.

9  Voir correspondance Valéry Lebey Au miroir de l’histoire, « Les Cahiers de la Pléiade », Gallimard, 2004, p. 401.

10  Voir Genesis, op. cit., p. 82.

11  Inventaire effectué par Denise Rousseau à la demande de Madame Valéry vers la fin des années 50.