Comme j'ai soulevé le problème de l'incertitude dans un ouvrage précédent1, je suivrai une autre route dans le texte qui suit et me détiendrai sur le passage de la madeleine par trop connu des Proustiens, qui indique cependant une piste originale pour comprendre ce phénomène. Toutefois, je ne traiterai pas du concept d'incertitude selon Heisenberg qui vise à peine les objets du monde microscopique.  Je définirai ce concept à peine d'un point de vue littéraire. Il n'y a sans doute qu'une analogie entre les deux concepts vu qu'ils ne recouvrent pas la même réalité, mais il se pourrait que le concept proustien aide à comprendre ou à enrichir celui d'Heisenberg ou vice-versa.

“Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? Pas seulement: créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans la lumière”.2

L'inconnu, la chose à être créée est là, mais de forme curieuse. Etant là comme chose, elle n'existe pourtant pas encore comme être, ce qui arrivera quand l'esprit lui donnera une réalité et la fera  entrer dans la lumière.  Ce n'est pas cependant une création ex nihilo  puisqu'il existe quelque chose qui ne passera à l'état de chose que sous l'action de l'esprit. La disposition de l'esprit préexiste à l'apparition d'un nouvel être:   “Il est en face de quelque chose" qui n’est pas encore ... proche de, dans l'attente de  comme si l'ouverture de l'esprit attirait la venue d'un être pour lui donner l'existence ou la possibilité d'exister.

La mise en scène de la situation du personnage Marcel par Proust n'est-elle pas un modèle d'incertitude ? Nous sommes au bord d'une création, mais avec l'inconvénient qu'elle ne dépend pas de matières extérieures, d'un objet à explorer ou à décrire macro, micro ou nanoscopiquement comme un nouvel astre, le corps humain ou une bactérie, il ne s'agit pas de démonstrations mathématiques, de tabulation de données ou même d'une tentative d'appréhender la tonalité de la lumière comme le ferait un peintre pour les couleurs.

Il s'agit d'abord d'une disposition de l'esprit, ensuite d'une exploration créatrice qui enveloppe l'existence et l'être.

La disposition à l'incertitude ou à une bifurcation, c'est-à-dire, une disposition à accepter une chose non attendue, surprenante n'est pas dans la ligne logique de la pensée; elle n'est pas non plus comme un cadeau dont la forme se laisserait soupçonner sous son emballage, il n'y a pas de matière sans forme, il n'y a rien en vue ni quelque chose de pressenti. Que cela dépende de l'écrivain ou du personnage, l'attente peut engendrer des sentiments allant de l'angoisse à la confiance passant par la crainte, la défiance et l'indifférence.  La seule certitude du personnage, est qu'il va arriver quelque chose.

L'incertitude vient de l'objet qui va surgir, mais elle exige un esprit ouvert.

Jean-Pierre Changeux souligne qu' "apprendre (la langue pour les enfants), c'est éliminer les pré-représentations".  Pour le narrateur proustien, il ne s'agit pas de l'acquisition d'une langue, mais de la création d'un nouveau référent au moyen d'une histoire. Alors que l'enfant cherche  à s'insérer dans le langage existant déjà, parlé par ceux qui l'entourent, l'artiste essaie d'inventer un nouveau langage ou un nouveau code qui servira de point de repère à ses lecteurs. Même si nous considérons cette différence, nous pouvons être d'accord avec Changeux sur l'étape préliminaire à la création; l'artiste éliminera ou effacera les informations qui font obstacle à l'arrivée du nouveau tout en sachant que le nettoyage ne sera pas total.   Différent de l'enfant, l'artiste accumulera une série d'informations par le raisonnement, le rêve et les perspectives de tout genre. Le nouvel objet devra trouver son chemin pour aboutir à la page de l'écrivain, sur la toile du peintre, etc.  

L'incertitude vient en partie du connu qui doit être éliminé parce qu'il cache la possibilité de  l'existence d'un nouvel objet.

“Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient"

Le nouveau est attiré par le bonheur et la certitude de l'apparition de quelque chose. C'est-à-dire, que la certitude du bonheur que suppose le nouveau soutient la quête et vainc l'incertitude sur  l'objet qui surgirait. L'attracteur est la joie offerte à l'avance.

L'incertitude exige la certitude entourée de bonheur que quelque chose va venir.

"Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui (mon esprit), je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement; j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées”.

L'objet n'a pas facile à arriver, mais il est dans le héros et non au dehors; c'est-à-dire que l'origine de l'objet est connue; il a déjà été enterré ou enregistré un jour dans l'esprit du personnage. Par qui? Nous ne le savons pas, mais probablement il y a longtemps sans qu'il le sache par des tiers, un livre lu, une œuvre d'art, un mot dit à la bonne heure, une mélodie qui l'a charmé, un monde dans lequel il a joui, etc. Comment ? Au moyen d'une saveur semblable à celle de la madeleine qui telle un aimant attire la saveur d'aujourd'hui. La sensation semble plus efficace que l'intelligence pour la recherche ou l'invention artistique.

L'objet fait partie de l'histoire du personnage, mais la certitude concerne à peine une sensation.

 “Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit”

Le narrateur soupçonne une souvenir visuel, mais il ne peut rien arracher de la “compagne inséparable” et de la  “seule interprète possible” qui, autant que l'affect, ne dit pas a priori de quoi il s'agit ni ne raconte l'histoire de ce souvenir; la saveur annonce à peine l'arrivée de l'image à mesure que le héros fait l'effort nécessaire.

Le héros est presque sûr de la modalité de l'objet, une image visuelle, mais continue à avoir des doutes quant à l'époque et aux circonstances.  L'apparition de l'objet incertain est provoquée par un hasard ou une circonstance accidentelle.

Cependant, l'accidentel n'élimine pas une partie du déterminisme. La saveur est en vérité l'effet d'un souvenir qui devient guide ensuite dans le labyrinthe de l'esprit, bien qu'il soit provoqué fortuitement: ”ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre , contre mon habitude, un peu de thé”.   Une sensation accidentelle comme la saveur d'une gorgée de thé mélangée à un biscuit, poursuivie avec obstination, emporte le souvenir caché dans les profondeurs de la mémoire pour reprendre l'expression maritime proustienne.  

L'apparition de l'objet visuel incertain a à voir aussi avec l'esprit du sujet et est donc déterminée d'une certaine manière.

“Et tout d’un coup, le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que /.../ ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté /.../ Mais quand d’un passé ancien, rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles  mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme les âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.”.

Le contact avec le nouvel objet se fait à travers les pulsions orale et de l'odorat, pulsions primitives par excellence, puisque ce sont les premières qui ont contribué à construire la carte érotique du sujet et qui touchent de plus près le Réel.   La saveur et l'odeur découlent d'un contact direct avec l'objet savouré ou senti.

L'objet incertain fait partie d'un parcours qui a aux deux extrémités la même sensation logée dans l'esprit du sujet.

Résumant cette première partie, je peux dire que l'incertitude vient de plusieurs facteurs:

  • 1. de l'objet qui va surgir

  • 2. du connu qui cache la possibilité de l'existence du nouvel objet

  • 3. de la conformation et de la nature de l'objet

  • 4. de la limitation de la certitude à la sensation

  • 5. de l'époque et des circonstances

  • 6. de l'apparition de l'objet qui dépend d'un hasard ou d'une circonstance accidentelle

La certitude entoure-t-elle l'incertitude ou est-ce le contraire?   

La question se pose étant donné que l'incertitude est inclue dans l'histoire du personnage bien que la certitude engage à peine une sensation, que l'objet est déjà déterminé d'une certaine manière puisqu'il vient de l'esprit du sujet, que l'objet incertain fait partie d'un parcours qui a la même sensation logée aux deux extrémités de l'esprit, que  le sujet sait que l'objet incertain est une image visuelle bien que sans modalité connue.

Pour la madeleine, la recherche d'un nouvel objet découle du "plaisir délicieux" ressenti à la première gorgée. C'est-à-dire qu'une condition initiale, un plaisir, dirige et sous-entend le processus qui donne au héros la certitude d'un bonheur plus grand dans le futur et favorise l'ouverture de l'esprit.

En d'autres mots, l'incertitude vient parfois du connu autant que de l'inconnu dans une première étape, ensuite, de la nature du nouvel objet et du moment de l'apparition et, enfin, du travail de l'esprit.

A partir de ces éléments apparemment simples et évidents, il nous reste à savoir comment la conception proustienne de l'apparition du neuf apporte quelque chose d'inédit à la poétique de l'incertitude et comment l'administrer.

1. D'abord, Proust réussit à unir ce qui paraissait impossible, à  savoir, l'imprévisible de ce qui viendra,  ici la maison de Combray, avec le déterminisme de l'effet rétroactif, une sensation d'autrefois revécue aujourd'hui aujourd'hui. Il y a une relation de cause à effet, mais l'effet traverse le temps pour chercher la cause. Ne suivant pas l'horizontalité temporelle, la quête permet ainsi de briser l'indéterminisme initial. C'est une première bifurcation qui  n'oublie pas le point de départ ou les conditions initiales (le plaisir et la saveur), mais au contraire, en tient compte. Le passage d'une zone d'incertitude à une zone stable est possible avec ce mécanisme bien proustien, l'oubli de la chronologie des faits ou mieux, l'écrasement des années ou encore, la réduction des années dans un même espace ou dans un même corps. C'est le Temps incorporé du Temps Retrouvé, comme si le temps était littéralement entré dans le corps, notion différente de celle du temps qui court. Les personnages sont  transformés en géants, puisque leur taille sera évaluée au nombre d'années accumulées et non à leur hauteur. Ce phénomène, bien proche de la scène mallarméenne, situe les événements sur une scène de théâtre. C'est une manière de dribbler l'incertitude dans le produit final et de construire un monde déterministe et non créé par hasard. Alors que l'homme croit que le temps calendaire l'aide à vivre parce qu'il le démarque par rapport à la naissance et la mort, le narrateur proustien fuit ce modèle et ancre sa quête dans une espace atemporel.

2. Deuxièmement, le narrateur proustien insère de l'incertitude à plusieurs moments :

2.1 La première étape de la découverte est attribuée au hasard. Il n'y a pas de scientificité ni de lois, c'est le pur empirisme. C'est comme si le nouvel objet, même s'il était rattaché à une sensation d'aujourd'hui, dépendait de circonstances totalement aléatoires.   Hasard ou nécessité; Jacques Monod témoigne de cette inquiétude et soutient que la naissance de l'Univers est le résultat d'une loterie cosmique. Ne pouvons pas faire appel au calcul des probabilités ?  

La création dépendrait-elle d'un hasard : un thé aux biscuits offert au héros pendant l'hiver ? Si nous abandonnons l'imaginaire de la trajectoire, qui voit les étapes une à une, et adoptons la fenêtre de Prigogine dans laquelle les circonstances, si aléatoires soient-elles, se rencontrent, s'enferment dans un premier moment, sur une page, dans un temps déterminé ou autour d'une référence, (c'est la fenêtre du physicien); ensuite, ces mêmes circonstances s'auto-organisent et, enfin, produisent une nouvelle stabilité.

Comprenant ainsi le processus, nous évitons le choix entre le démon laplacien et Jacques Monod et admettons qu'à une zone d'indéterminisme peut succéder une zone de déterminisme qui à son tour débouche dans une zone d'indéterminisme et ainsi de suite. Le hasard ou l'incertitude serait à comprendre comme à peine un des nombreux facteurs de la constitution d'un nouvel objet qui intégré structuralement à d'autres facteurs détermine la création.

2.2 L'incertitude du nouvel objet provient de la conformation et de la nature de celui-ci.

Cependant, comparant l'expérience initiale, le thé aux biscuits pris dans la maison de la mère, et l'expérience rappelée, la même scène, mais avec la tante Léonie à Combray, les différences sont minimes, la plus grande étant l'époque distante auquel le reste est rattaché.  Autrement dit, l'image visuelle n'est pas neuve, elle était enterrée dans la mémoire, la nouveauté réside dans le parcours original d'une sensation à une autre, la traversée qui a permis de buter sur la scène parallèle. Analysant cette association entre les deux sensations, celle d'aujourd'hui et celle d'autrefois, nous pouvons penser que la saveur d'aujourd'hui contient la saveur d'hier dans ses plis; en d'autres mots, le héros ne pouvait ressentir le plaisir  une seconde fois s'il n'avait pas eu le même plaisir la première fois. Dans une espèce de rebond, la seconde sensation appelle la première. La nouveauté n'est pas par conséquent dans la première, mais dans la relation entre les deux.  L'objet dit nouveau était déjà là en partie, mais le héros ne pouvait le comprendre ni la décrire sans le ricochet de la première sensation.  Ce rebond semblable à l'action du signifiant lacanien pourrait faire de cette sensation non simplement un signe qui par son contenu appelle le héros, mais un véritable signifiant qui vide de contenu, représente le héros.  

En d'autres mots, le nouvel objet n'est pas entièrement dans le passé comme le lecteur de l'œuvre proustienne peut le penser. La création littéraire ne consiste pas à se souvenir du passé accumulant les souvenirs involontaires ou vivant un processus semblable à celui de la madeleine.

J'ai déduit de l'analyse du texte  que l'incertitude sur le nouvel objet vient de l'ignorance du temps, des circonstances et de l'époque. Mais suivant le commentaire précédent, nous nous apercevons que le nouvel objet complet inclut la propre sensation inédite, la sensation rappelée  et son contexte. Une pareille sensation a été ressentie de fait dans un passé lointain, mais l'image visuelle rattachée à cette sensation est restée dans la mémoire de la sensation toujours présente; peu importe quand exactement. Le biographe du personnage s'occupe sans doute de cela, mais le propre narrateur annonce que tous les dimanches "ma tante Léonie m’offrait (la madeleine) après l’avoir trempée dans son infusion de thé ou de tilleul". Cela pouvait être n'importe quel dimanche des vacances du héros à Combray. La sensation contextualisée répétée tant de fois avait réussi à s'implanter dans l'esprit du héros et surgir dans un contexte pareil.

Sa richesse dépend en partie du passé, mais elle n'apparait pas sans l'acte présent.

Si nous voulons donc découvrir les circonstances de l'apparition du nouveau, nous devons revenir au début du texte sur la madeleine: “Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. /.../. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissante joie?”.

Le nouvel objet, différent des autres sensations arrivées précédemment, s'annonçait entourée d'une puissante joie.

Alors que d'autres inventions s'engendrent dans la douleur et la tristesse, le héros proustien est surpris par une sensation accompagnée d'un "plaisir délicieux". Le climat d'incertitude commence dans ce sentiment pour le personnage. Devons-nous conclure que le sentiment ou l'affect trouble tellement l'esprit qu'il provoque le plongeon dans le temps et le saut dans la fenêtre de Prigogine? C'est comme si la joie ébranlait les points communs de référence et obligeait l'esprit à en chercher d'autres. Notons que Lacan dit une chose semblable quand il affirme que la base de l'incertitude consiste dans la possibilité de revenir au S1 ou au non énumérable. Le narrateur proustien y est arrivé par la joie.