La fonction de l’artiste consiste autant
qu’à créer des images à les nommer.

Jean Dubuffet1

Dans le contexte de l’immédiat après-guerre, certains artistes propulsés sur le devant de la scène artistique parisienne partagent une fascination pour les effets aléatoires de matière2. Jean Dubuffet, Jean Fautrier ou Wols mettent en scène empâtements, empreintes, taches et texture de matière sur la toile : leurs gestes spontanés prennent des allures de face-à-face avec une matière indéterminée et informe. Cette pratique artistique s’oppose avec force à tout projet précis ou toute idée préalable que l’artiste traduirait en image. Davantage encore, ce combat immédiat avec la matière est l’expression d’un refus apparent de tisser des liens entre la pensée et les images plastiques. Cependant les titres d’œuvres3 donnés par ces artistes matiéristes perturbent la fantasmagorie4 d’un geste libéré de l’emprise de la pensée. Les avant-titres5 d’une œuvre d’art ne sont-ils pas précisément un go-between entre la pensée et le tableau ? Dès lors, ces derniers sont au chœur d’une triangulation entre d’une part, l’image mentale (au sens de représentation imaginaire suscitée par le titre, en liaison avec la vision intérieure de l’artiste) ; d’autre part, l’image iconique (qui correspond au référent) ; et, enfin, l’image plastique (caractérisée par la forme, la couleur, les effets d’ombre de lumière et de texture). Les avant-titres permettent ainsi à l’image de prendre forme par un processus de transposition entre le langage, la pensée et la matière : l’image mentale surgit dans l’esprit de l’artiste ou du spectateur et entre en tension avec les images iconique et plastique. C’est ce processus de titraison que nous souhaitons interroger par un cheminement dans les coulisses de la création d’un artiste écrivain.

Une rhétorique de l’informe

Maast informe (Portrait de Jean Paulhan) (1946)
Table de forme indécise (1951)
Paysage avec êtres tentant de se former (1952)
Paysage de l’informe (1952)
Laboratoire des formes (1952)
Circulation d’êtres en quête de forme (1957)

Dans un contexte dominé par l’existentialisme, Jean Dubuffet conçoit l’art comme un processus créatif dont le spectateur doit pouvoir revivre l’élaboration grâce aux traces laissées par l’artiste : grattage, incision, empreintes constituent la trame apparente du tableau ou du dessin. Cette pratique artistique est très rapidement légitimée par une assise théorique. Dès 1946, moins de deux ans après sa première exposition, Jean Dubuffet publie Prospectus aux amateurs de tout genre dans la collection « Métamorphoses » des Éditions Gallimard. Entrée fracassante sur la scène littéraire, Jean Dubuffet rejoint ainsi des écrivains qui pratiquent une littérature expérimentale d’avant-garde et Picasso dont l’importance à cette époque n’est plus à démontrer. Dans un élan iconoclaste, il condamne toute la production artistique qui lui est antérieure, notamment les avant-gardes. La tradition picturale mise à la trappe, Jean Dubuffet prône la spontanéité du geste, le hasard, la maladresse, l’importance de la matière, le corps à corps avec les matériaux, une sorte de primitivisme sauvage où toute forme s’origine dans la tache. En 1946, « Partant de l’informe », le titre du premier texte qui ouvre les « Notes pour les fins lettrés » est programmatique :

Le point de départ est la surface à animer – toile ou feuille de papier – et la première tache de couleur ou d’encre qu’on y jette : l’effet qui en résulte, l’aventure qui en résulte. C’est cette tache, à mesure qu’on l’enrichit et qu’on l’oriente, qui doit conduire le travail6.

La même année, en 1946, dans la série Mirobolus Macadam et Cie présentée lors de sa seconde exposition parisienne à la galerie René Drouin, Jean Dubuffet renonce aux couleurs chatoyantes au profit de recherches sur la matière. Gravier, sable, plâtre, poussier de charbon, cailloux, cambouis, cendre sont autant de matériaux insolites qu’il donne à voir dans certains de ses titres : Paysage charbonneux (1946) ; Portrait cambouis (1945) ; Monsieur Macadam (1945) ; Gambadeuse d’asphalte (1945) ; Femme pétrie d’argile (1946) ; Terracota la grosse bouche (1946). Jean Dubuffet prend le parti des matériaux et refuse la hiérarchie habituelle entre les êtres humains doués d’une conscience et les choses inanimées. Cette conception s’oppose à la tradition humaniste tandis qu’elle le rapproche d’un écrivain comme Francis Ponge dont le titre-manifeste de son recueil de poèmes Le Parti pris des choses indique les préférences. Ainsi, dans son refus de hiérarchiser le monde, ses cultures, ses arts, Jean Dubuffet n’est pas seul. Comme le rappelle Jean Laude, les œuvres de ce dernier et de Bissière expriment un « même glacis culturel des savoir-faire et des dons, […] le ressourcement aux arts non culturels, populaires ou prétendus “ primitifs”7 ». De plus, l’un et l’autre prônent l’utilisation de matériaux insolites. Ainsi, Jean Dubuffet écrit en 1946 : « Il est vrai que je me suis trouvé porté dans mes triturations de matières, et manières de les appliquer, à des allusions qui le plus souvent visent non pas des matériaux réputés nobles tels que le marbre ou les bois des îles mais plutôt des substances très vulgaires et sans prix aucun comme le charbon, l’asphalte ou même la boue, tous les accidents qui résultent du travail de la pluie sur différentes espèces de sols des plus communs, ou de la vétusté sur des objets eux-mêmes des plus grossiers tels que vieilles ferrailles, murs décrépis et toutes sortes de crasse et d’aspects appartenant à des rebuts et déchets8. » Dans cette description de sa pratique, Jean Dubuffet présente sa conception d’un art qui repose sur des matériaux choisis en raison de leur vulgarité, dans l’acception première de ce terme (à un moment de grande pénurie). Ce choix n’est cependant pas déterminé par sa situation économique personnelle, puisqu’on connaît son aisance financière, mais résulte d’une décision idéologique : incorporer dans la peinture des éléments étrangers au domaine artistique. D’où la présence de matériaux de rebut soutenus par un arsenal théorique pour défendre leur incursion dans l’art, arsenal fluctuant entre provocation, misérabilisme et existentialisme.

Or, parmi ces matériaux singuliers le sable est tour à tour choisi pour représenter l’informe ou, au contraire, une forme précise. L’artiste prend soin de mentionner ce matériau singulier dans des textes descriptifs : « La substance noire du fond, toute parsemée de sable fin, est de matières complexes […]. L’automobile est d’une boue grise mêlée de sable9. » Mais on peut se demander dans quelle mesure les solutions trouvées par Jean Dubuffet s’inscrivent dans une tradition artistique d’absence de formes définies. C’est à André Masson10 que revient le privilège d’avoir apporté des innovations capitales dans l’histoire de la peinture de l’informe par l’introduction de sable dans ses tableaux dès 1926. La transformation radicale que Masson fait subir au matériau et la révélation d’une autre réalité qui n’est plus sous l’emprise de la figuration comme chez Braque ou Picasso, donnent à ses œuvres un caractère expérimental. En outre, dans les tableaux de sable, l’aspect tactile est primordial : Masson y met en valeur la texture du minéral, qu’ils soient construits à l’aide de schémas préalables sur la toile ou que les grains soient dispersés selon le principe de l’automatisme. Jean Dubuffet, à son tour, refuse de réduire le sable à un simple matériau incorporé dans la peinture. En 1945-1946, il revendique cette fonction critique dès ses premières utilisations du sable dans la série des « Hautes Pâtes », lorsqu’il joue sur les aspérités des innombrables grains. Dans les travaux de Masson, la ligne sur les couches de sable frappe par sa légèreté ; chez Jean Dubuffet, elle se fait incisive et creuse l’épaisseur des multiples couches. Malgré ces différences, la filiation existe néanmoins entre la série des tableaux de sable de Masson et les œuvres de Jean Dubuffet de la série Mirobolus Macadam et Cie. Par la suite, le sable reste un matériau de prédilection pour Jean Dubuffet : utilisé dans la série des portraits de 1946-1947, parfois à plusieurs reprises pour une même œuvre11, il en est de même lors de sa période américaine quand il ajoute du sable à un enduit de blanc de zinc et de carbonate de chaux avec huile polymérisée12. Jean Dubuffet adopte à nouveau le sable comme matériau en 1959 avec la série des Texturologies aux matières épaisses. Le sable, pulvérisé, disposé en fines coulées, immerge le spectateur dans la multitude de ses grains et gomme toute notion de centre :

Texturologie XXVII (sable et argent) (1958)
Champ de sable (1958)

Ces titres de sable qui portent la double particularité chromatique et matérielle du terme, créent un effet visuel d’espace infini et informe. Par l’absence de limite et, par conséquent, de cadre, le peintre parvient à donner l’impression d’un fragment de la réalité. Il déclare d’ailleurs à propos des Texturologies :

J’aime les amples mondes homogènes sans jalons ni limites comme sont la mer, les hautes neiges, les déserts et steppes ; j’aspire à des peintures qui m’en procurent l’équivalence. Que les aires du terrain qui s’y trouvent évoquées soient aux dimensions d’une serviette ou tout au plus d’un lit ne me trouble pas à cet égard. Ou plutôt si : augmente mon trouble, par le vertige que m’occasionne l’équivoque de la dimension – le même souffle des grands espaces exhalés par un si petit site qui devient vaste comme toute une étoilerie d’été. La notion même de dimension y chavire et s’y abolit13.

Ces œuvres qui figurent toutes des vues du sol sans forme définie exigent un regard attentif pour parvenir à les différencier les unes des autres, regard placé sous l’emprise du titre qui joue des effets visuels :

Texturologie VII (ombreuse et rousse)
Texturologie XXX (éraflures, effacements)
Texturologie XXIX (aux blondeurs verdâtres)
Texturologie XXXVIII (glacis ocellés)

Dans cette série, le peintre atteint un point ultime du rapport au réel, comme s’il avait découpé un morceau de sol ou de mur pour l’encadrer, « comme un grand fragment de chaussée érigée sur le chevalet »14. La logique du peintre, si on la suit naïvement, est qu’il « n’y a pas d’art abstrait ou bien [que] tout l’art l’est toujours, ce qui revient au même » car « toute trace, toute tache, évoquent quelque chose »15. Le sol et, par extension, le sable constituent une entité à part entière ; seule la texture importe en raison des évocations qu’elle peut susciter. L’absence de cadre, qui a pour corollaire l’abandon de la notion de centre, signifierait la disparition d’un point de convergence caractéristique des compositions classiques16 : « Toute idée de centre de la peinture, à partir de quoi rayonnerait ou s’organiserait sa composition, est alors exclue17. »

Avec les titres donnés aux Texturologies,c’est donc la notion de centre et, par suite, celle de composition qui sont rejetées par le peintre. Ces titres montrent ainsi l’apparition d’un nouveau registre : un champ informe et illimité.

La recherche alchimique de la pâte picturale

L’arsenal théorique que Jean Dubuffet déploie pour légitimer une peinture de l’informe s’accompagne d’un geste artistique spontané. Ainsi, Michel Tapié décrit la manière dont Jean Dubuffet métamorphose les différentes matières :

Il dessine là-dedans avec une truelle ou une cuiller à soupe, un grattoir, un couteau, avec une brosse métallique ou avec ses doigts ; il joue avec les éclaboussures, projette souvent ses mélanges en versant de haut sur les toiles mises à plat par terre18.

Comment ne pas penser ici à la technique de Jackson Pollock ? Une relation nouvelle entre l’artiste et le médium partagée de part et d’autre de l’Atlantique se traduit par l’abandon du chevalet et des pinceaux traditionnels pour un travail à main nue, à « pleines mains »19. Le parallèle entre les deux artistes est d’ailleurs établi dans la presse artistique de l’époque par le biais de photographies publiées dans Artnews20 les présentant, l’un et l’autre, en train de réaliser une œuvre.

Mais chez Jean Dubuffet, le prolongement théorique de cette pratique montre qu’elle s’apparente à un processus alchimique et magique : « Ce n’est pas en regardant l’or, alchimiste, que tu trouveras le moyen d’en faire, mais cours à tes cornues, fais bouillir de l’urine, regarde avidement le plomb, là est ta besogne. Et toi, peintre, des taches de couleur, des taches et des tracés, regarde tes palettes et tes chiffons, les clefs que tu y cherches y sont21. » Les clés de la transmutation recherchées par Jean Dubuffet sont-elles celles de Baudelaire qui demandait à la ville sa boue pour la transformer en or ?

Au-delà des conseils ironiques que Jean Dubuffet adresse à ses lecteurs, notamment à « l’homme du commun », et des préoccupations sur les difficultés d’utilisation et de conservation qu’il rencontre22, l’alchimie est un processus de transformation de la matière dont il expérimente le miracle à chaque nouvelle peinture.

Je me suis servi longtemps cette année d’une pâte faite par moi-même au moment de l’emploi (elle sèche très vite) ; c’est un mélange d’oxyde de zinc et d’un vernis maigre mais épais, très chargé de résine, similaire à celui qu’on vend à New York sous le nom de vernis Dammar. Cette pâte, quand elle est fraîche, refuse l’huile, et les glacis gras dont on veut la couvrir se constituent de ce fait en énigmatiques ramages23.

Fasciné par les magnifiques effets produits par l’interaction des matériaux ou la transformation chimique des molécules, le but ultime qu’il donne à sa recherche est la découverte de « la clé des choses ». Cette clé est-elle cachée dans l’informe, dans ce déchet de la nature qu’est la boue ?

L’usage de la boue chez Jean Dubuffet est triple, c’est un matériau pictural, un modèle source d’inspiration et aussi un univers de référence qui légitime ses choix picturaux. Dans un texte publié sous le titre « L’auteur répond à quelques objections » et repris dans une autre revue sous le titre « Réhabilitation de la boue24 », l’artiste légitime, par le biais de considérations artistiques, les teintes sombres et monochromes de sa palette. La boue représente pour lui le moyen de rejeter les « matériaux réputés nobles25 », au profit « des substances très vulgaires et sans prix aucun »26. Mais surtout, la boue est associée à une peinture de l’informe : « Je songe à des peintures qui seraient tout uniment faites d’une seule boue monochrome sans aucune variation de couleurs, ni de valeurs, ni même d’éclat et de texture, et où seraient mises en œuvre seulement toutes ces façons de marques, traces et empreintes vives d’une main besognant la pâte27. » Lorsque Jean Dubuffet prend la défense de la boue, le thème n’est pas nouveau. Déjà, dès la fin des années vingt, Georges Bataille s’interrogeait sur sa signification : « La division de l’univers en enfer souterrain et en ciel parfaitement pur est une conception indélébile, la boue et les ténèbres étant les principes du mal comme la lumière et l’espace céleste sont les principes du bien28. » Gaston Bachelard propose, dans les années quarante, une « valorisation de la boue29 » qu’il rapproche également de la pâte30. Notons enfin que cette préoccupation apparaît dans des poèmes de Francis Ponge pour qui la boue est « ennemie des formes et se tient à la frontière du non-plastique. Elle veut nous tenter aux formes, puis enfin nous en décourager »31. Contrairement à la peinture fluide de nombreux artistes surréalistes qui recherchent l’étrangeté par le choc de réalités différentes, Jean Dubuffet jette son dévolu sur ce qu’il y a de plus matériel dans la peinture : la pâte et son double, la boue. Pour lui, l’étrangeté ne peut venir que du travail d’élaboration et de perpétuelles expérimentations d’une pâte qualifiée par Georges Limbour de « luxurieuse, truculente et dévergondée »32. C’est donc par ce travail de la pâte que Jean Dubuffet semble se libérer de l’emprise de la forme.

« L’art s’adresse à l’esprit, et non pas aux yeux33 »

Rhétorique de l’informe exprimée dans les écrits du peintre, pratique insolite du geste artistique et des matériaux employés sont unifiées par un genre d’écrit d’artiste : les titres d’œuvre d’art sont en effet au cœur de la tension entre une démarche théorique et une démarche pratique par leur pouvoir de suscitation.

Jean Dubuffet est le premier interprète de son œuvre à travers les titres. Grâce à eux, il joue sur la dissonance et la consonance avec l’image iconique. Les titres sont l’expression la plus immédiate et la plus condensée de l’acuité critique – moins une clé d’interprétation de l’œuvre que le signe d’une tension entre les mots et l’image et entre la genèse et la réception de l’œuvre. La catégorie des titres pose aussi le problème des liens entre les images mentale, plastique et verbale. Comment s’effectue le passage de l’image intérieure de l’artiste à celle visible sur la toile et à celle suggérée par le titre ? Les intitulés de Jean Dubuffet sont presque toujours créés après la réalisation de la peinture, de la sculpture, du dessin ou de l’œuvre gravée. Autrement dit, au moment où il choisit le titre, son image mentale est en concurrence avec l’œuvre qu’il a probablement sous les yeux. Les titres méritent un important travail d’élaboration destiné à toucher l’esprit du spectateur et à mobiliser les liens entre le langage pictural et la pensée. Les implications de cette fonction intellectuelle de l’art sont multiples : d’une part, il s’en dégage une condamnation d’un art « décoratif » dont la finalité serait de plaire ; d’autre part, une valorisation de l’intellect au détriment du visuel, ce qui place l’artiste en concurrence avec l’écrivain ; enfin, la volonté de proposer un art qui changerait notre manière de voir le monde. Jean Dubuffet tente de représenter une matière qui se situerait en dehors de la nomenclature du langage, des catégories du vocabulaire qui, d’après lui, découpent la réalité selon un lexique trahissant la pensée. D’où la présence conjointe d’une « palpation du regard », selon cette belle expression de Merleau-Ponty, et d’intitulés de tableaux associant une appréhension physique et parfois charnelle à une notion abstraite.

Les intitulés comprenant le terme « pierre » évoquent un processus de métamorphose alchimique. Matériau banal, difficile à travailler, la pierre est détournée de sa nature par Jean Dubuffet qui s’empare de ce référent pour en proposer une version imaginaire ; dotée de nouvelles propriétés liées à la pensée, elle devient alors propice à une méditation, comme le suggère la litanie des titres suivants : Pierre de raison (1951) ; Pierre philosophique (d’épanouissement) (1951) ; Pierre philosophique (d’apaisement) (1951) ; Pierre philosophique (de modération) (1951) ; Pierre philosophique (d’accommodation au suspens) (1951) ; Pierre brise logique (Pour exercice philosophique) (1952). Réalisés pendant son séjour à New York et dès son retour à Paris, les tableaux de la série des Paysages du mental et des Pierres philosophiques « visent à restituer le monde immatériel qui habite l’esprit de l’homme : tumultueux désordre d’images, de naissances d’images, d’évanouissements d’images, qui se chevauchent et s’entremêlent, débris de souvenirs de nos spectacles mélangés à des faits purement cérébraux et internes-viscéraux peut-être »34. Pour Jean Dubuffet, les paysages ne sont pas les reflets plus ou moins fidèles d’une réalité extérieure mais la transcription d’images mentales. Les Paysages du mental sont d’ailleurs qualifiés de « paysages de cervelle ». Les titres de la période américaine mettent l’accent sur un processus de mouvement et de transformation : Paysage agité (1952), Paysage du mouvant (1952) ou Paysage aux oxydes ferreux (1952). Ces œuvres de pâtes épaisses aux couches superposées constituées de craie, de plâtre, de colle et de matières synthétiques, comme le sparkel et le pierrolin, se plissent, se fissurent et se craquellent. Dans Paysage du mental (avec concrétions se chevauchant) (1951) ou Pierre en action lente (1952), on sent les réactions chimiques entre les différentes couches de glacis superposées. Le peintre, qui n’attendait pas qu’une couche soit sèche pour en ajouter une autre, provoque des ramifications et des coulures de ton brunâtre et rouge orangé qu’il tamponne ensuite au chiffon afin d’accentuer les effets de pliure, pendant que les mouvements de la main produisent des rayures, ou plutôt des griffures.

Alors que se diffusent les écrits de Merleau-Ponty sur la phénoménologie de la perception et ceux de Lacan sur le stade du miroir, Jean Dubuffet établit que la vision doit refléter la pensée et donc le mouvement. La dynamique tournoyante qu’il propose comme nouvelle façon de regarder les œuvres implique également de changer le regard porté sur le monde. Cette conception de la vision rappelle celle défendue par Jean Paulhan en littérature. Pour l’un comme pour l’autre, c’est à partir du banal et du quotidien que la poésie ou la peinture peuvent se régénérer. Dans l’ouvrage Les Fleurs de Tarbes, publié une première fois en 1936, puis à nouveau en 1941, Jean Paulhan évoque le rapport entre le langage et la pensée : « La poésie à tout instant nous montre étrangement un chien, une pierre, un rayon de soleil que dissimulait l’habitude35. » Ne s’agit-il pas de savoir si le langage ne fait qu’opprimer la pensée ou si, au contraire, la pensée, l’esprit, procède du langage36 ? C’est à l’aune de ce questionnement que se forge la théorie d’une nouvelle optique de Jean Dubuffet.

Dans la série des Paysages du mental, Jean Dubuffet cherche « à maintenir incertaine, en bascule, l’échelle des paysages peints dans cet esprit et qu’on puisse évoquer, selon l’humeur, devant la peinture intitulée Lieux solitaires, une vaste étendue de ce pays ou aussi bien une minuscule aire de sol figurée grandeur nature ou même agrandie »37. De même, il explique que le tableau Le Géologue « peut représenter, comme on le désire, une surface de terrain – quelque site aride ou sauvage – ou une coupe verticale dans le sous-sol : l’un et l’autre en même temps »38. C’est dire qu’il confronte des points de vue, qu’il multiplie les significations possibles dans le but de déconditionner le regard, comme les cubistes avaient tenté de le faire d’une autre manière, en additionnant les angles de vue. À son tour, Jean Dubuffet renouvelle la dialectique intérieur/extérieur en figurant des lieux selon un point de vue plongeant vertical, ou bien une vue à l’horizontale, ou encore par strates. C’est lors de son séjour américain que Jean Dubuffet expérimente dans ses titres une dialectique entre le visuel et le mental et théorise cette notion par la maxime : « L’art s’adresse à l’esprit et non pas aux yeux39 », qui sous-tend, à partir de ce moment-là, titres, descriptions d’œuvres particulières ou concepts généraux sur sa pratique artistique.

Les titres de Jean Dubuffet sont le lieu d’un conflit entre une attirance pour des phénomènes optiques et a contrario pour le monde abstrait des idées et leur mise en forme – ou leur cadrage – par l’écriture.

Les titres comme matrice de formes

Jean Dubuffet lui-même accorde aux titres une importance jusqu’à présent méconnue. Il intitule chacune de ses œuvres presque avec obsession, au point que seulement quatorze œuvres portent la mention « Sans titre », chiffre dérisoire par rapport à l’ensemble de sa production. De plus, le peintre ne se contente pas de titrer ses œuvres d’art, il titre également ses textes, ses notes jointes à des correspondances, ses conférences, ses productions musicales et ses expositions. En plus, de cette titraison systématique, pour reprendre un terme de Jean Dubuffet, les titres résultent d’un véritable travail d’écriture, ce qui montre encore une fois l’importance qu’il leur accordait. Les intitulés sont proches de la pratique des écrivains, puisqu’il s’agit d’un travail sur le langage et d’un moyen pour le peintre d’intégrer la littérature à ses recherches picturales. Une lettre d’avril 1944, adressée à Jean Paulhan, manifeste la prise de conscience de l’enjeu que constituent les titres dans la création artistique :

La rue, biensûr [sic], inconsistante, potage au nid d’hirondelle (ou beaucoup mieux : œuf couvé), plasma onirique. Pas encore pensée, à moitié chemin d’être pensée. C’est pour rire que j’intitule : Vue de Paris. Titre plus exact : « Vue de l’esprit humain au moment où la pensée d’une Vue de Paris est en voie de s’y former ». Donc pas seulement enfantin comme vous dites mais fœtal ; avec des membres qui commencent à peine à prendre forme, des rappels, non encore effacés, du poisson, du batracien, des antiques souvenirs. C’est sûr qu’il faut jouer serré, mettre en œuvre tous moyens, voire ruser, c’est bien vrai, pour surprendre cet instant et le fixer40.

L’argumentation de Jean Dubuffet repose sur la distinction entre un titre donné « pour rire » proposé au public et un autre « plus exact » dont Paulhan serait le dépositaire. Ce dernier titre, « Vue de l’esprit humain au moment où la pensée d’une Vue de Paris est en voie de s’y former » est troublant. D’inspiration probablement phénoménologique, il implique une double dissociation : d’une part la vue est celle, métaphorique, de l’esprit, et d’autre part, elle représente un processus mental et non une image fixe. Le peintre légitime et explique ce processus par l’omniprésence du mythe de l’origine à travers des expressions comme « œuf couvé », « plasma », « fœtal », et « antiques souvenirs ». Précisons que le champ lexical de l’origine fait appel au monde animal et en particulier à des animaux dont les ancêtres apparaissent très tôt dans la chaîne de vie : « poisson » et « batracien ». Enfin, les expressions « inconsistance » et « plasma onirique » rappellent le travail de Salvador Dalí sur la consistance des choses, leur mollesse, voire leur fluidité. Le thème de l’œuf, un des motifs du peintre surréaliste, est également évoqué par Jean Dubuffet, bien que le tableau mentionné ne présente aucun de ces éléments. À une illustration iconographique fidèle, il préfère des images mentales suggestives.

Dans ses écrits, Jean Dubuffet s’explique sur les raisons qui l’ont poussé à accorder une importance décisive aux titres. Ainsi, « Notes sur les lithographies par report d’assemblages et sur la suite des Phénomènes » remet radicalement en cause le processus d’élaboration des œuvres et le rôle des intitulés. Après avoir expliqué en détail le principe de la lithographie afin que son texte puisse être compris autant par des « profanes » que par des praticiens, il révèle sa fascination pour les macules, « les feuilles de décharge sur lesquelles se trouvent superposées au hasard […] des planches de couleurs différentes »41. Ayant constitué ainsi une collection de macules destinées à être utilisées pour les superpositions de couleurs, il décide finalement de les imprimer sous forme d’albums. Se pose alors le problème de l’identification, car rapidement la numérotation se révèle incommode. Les titres sont toujours donnés au moment de l’impression par la personne opérant à la presse lithographique ou par le peintre lui-même, qui finit par se prendre au jeu de la titraison des lithographies :

J’ai cependant longuement hésité avant de donner à la planche un titre impliquant cette figuration que je n’avais pas visée lors de son exécution, craignant quelque sorte d’abus, d’imposture. Peu à peu cependant à regarder la planche cette figuration s’y est pour moi associée de plus en plus étroitement, jusqu’à s’imposer si fort qu’elle satisfait sans aucun doute le titre donné. Ce premier pas fait, un bon nombre d’autres planches se mirent à fonctionner pareillement et reçurent de même (plus vite et plus facilement que les premières) leur titre. Je pus constater qu’à l’instant où elles avaient reçu leur nom leur pouvoir de convaincre augmentait à mes propres yeux de ce fait très fortement. Je m’adaptais progressivement à ce mécanisme. Alors que dans bien des cas au début j’éprouvais de l’embarras pour le titre à donner à des planches qui ne commençaient à me suggérer quoi que ce soit qu’après longtemps, je m’habituai à leur trouver le plus aisément et vite une signification et donc un titre, observant avec quelle surprise qu’aussitôt elles se précipitaient dans le sens de ce titre avec une force imprévisible42.

Le titre de cette note, « La fonction de l’artiste consiste, autant qu’à créer des images, à les nommer », résume de manière efficace l’intention du propos. Jean Dubuffet considère que seul importe le moment de surprise furtif et inattendu entre l’artiste et l’œuvre. De sorte que la part d’inadvertance et de décalage entre la première aspiration du peintre et le résultat obtenu s’impose avec force. Émerveillé par le mécanisme qui se déclenche, provoquant une idée de figuration ou plus exactement de « phénomènes », Jean Dubuffet avoue cependant un sentiment de fascination effrayante devant ce processus de nomination. Par le pouvoir évocateur du langage surgissent des images imprévues. Mais les lithographies Les Phénomènes demandent une attention soutenue pour que les formes se précisent par le titre qui stimule l’imaginaire du peintre, puis du spectateur. Comme il l’explique pour certaines planches, « l’évocation s’imposait avec tant d’évidence que le nom qu’elles appelaient se présentait de lui-même irréfutable »43. L’émergence la plus évidente est liée à des formes comme le cercle ou le segment de droite :

Gouttes, bulles et perles (1958)
Nappe léopardée (1959)
Texte moucheté (1959)

 Le poil (1958)
Tracés rectilignes (1959)

Pour d’autres planches lithographiques, l’évocation est moins spécifique, « plus polyvalente, plus générale et chevauchant des registres multiples, et le titre à leur donner nécessitait délibération »44. Les titres de la série Les Phénomènes reposent alors sur une poétique des quatre éléments et en particulier un théâtre du sol dont les moindres interstices sont scrutés par Jean Dubuffet. Avec ces lithographies, il exprime la texture complexe du monde qui l’entoure, l’emprise de l’ombre, les effets de l’eau dévastatrice, les rochers écaillés et rongés. Les Phénomènes sont aussi le lieu de surgissement d’une rêverie biologique – par la convocation d’une taxinomie faisant appel au processus créatif :

Germination (1958)
Bulbes, foliations (1959)

Les titres permettent aux planches lithographiques d’échapper au découpage – c’est-à-dire d’être réutilisées dans des expériences de superposition – en leur donnant le statut individuel d’œuvre d’art. Entraîné par leur aspect « d’atlas encyclopédique45 », Jean Dubuffet tente d’en répertorier les moindres recoins. Pour lui, la découverte et l’émerveillement ne peuvent venir que de l’interprétation qui émane d’une agilité mentale, d’une faculté de voyance capable de faire surgir des référents nouveaux. Ainsi écrit-il dans le texte consacré aux lithographies de la série Les Phénomènes où il est question des titres :

Je crois même que cette fonction de lire, de visionner dans toute image donnée, de la doter d’association d’idées, d’y voir apparaître des clés de transcriptions des choses et des propositions de nouveaux modes de représentation, sinon même de nouvelles thématiques et nouveaux champs plastiques et poétiques, est beaucoup plus importante pour un artiste que l’élaboration des images elles-mêmes46.

Certes, déjà Léonard de Vinci expliquait qu’il suffisait à Botticelli de jeter sur un mur une éponge imbibée de diverses couleurs pour qu’apparaisse par une sorte d’enchantement un paysage dans cette tache de peinture à peine créée. Jean Dubuffet, pour sa part, va mettre en lumière ce processus de création en introduisant dans les titres une expérimentation optique.

Un laboratoire de la couleur

Les titres chromatiques sont, pour une partie d’entre eux, le résultat d’une recherche lexicale qu’il est possible de reconstituer grâce aux archives personnelles de l’artiste, ses cahiers d’atelier. Les différentes étapes ayant conduit au choix de telle ou telle couleur ont ainsi pu être retranscrites. Par exemple, le lexique chromatique auquel l’artiste avait d’abord pensé et qu’il a par la suite éliminé, constitue autant de traces de la perception qu’il cherche à transcrire. On se demandera à quelles couleurs et quelles formes correspondent les termes qui lui viennent à l’esprit spontanément, c’est-à-dire dans les avant-titres, et quelles sont les teintes le plus souvent éliminées dans le titre final. Les exemples ci-après permettent tout d’abord d’observer que les couleurs neutres sont très souvent présentes dans les avant-titres47 :

Paysage blanc (avec deux maisons), blanc rosé et blanc bleuté
Paysage féerique(1949)

Personnage (noir et blanc)
Suscitation cursive (1957)

Topographie noire
Entrailles de terre (1959)

Il est possible que Jean Dubuffet ne souhaitât pas conserver dans le titre final les termes « blanc » et « noir » du fait de leur fonction descriptive qu’il leur assignait. Par ailleurs, ces avant-titres semblent avoir été rapidement donnés sans un long travail d’élaboration qui se serait manifesté par de nombreux repentirs de titres biffés.

En revanche, l’emploi des termes « vert » et « jaune », bien qu’ils ne soient pas non plus conservés dans le titre final, engendre des processus complexes dont le mystère se maintient dans le choix final. Ce choix est le résultat de trois ou quatre titres intermédiaires, comme on peut le voir à propos de Paysage à l’ours (Les mondes secrets) (1952) et Missions secrètes (1953) :

Carthage (Paysage au ciel vert)
Le plan de l’errance
Les terres internes
Paysage à l’ours (Les mondes secrets) (1952)

La Garrigue
Paysage jaune
L’été ardent
La Garrigue ensoleillée
Missions secrètes (1953)

Les résultats d’expériences de von Kries analysant le degré de saturation chromatique que l’œil ressent montrent que, d’un point de vue physiologique, ce degré est très faible pour le jaune et encore plus faible pour le vert48. N’est-il pas troublant de constater que la recherche lexicale de Jean Dubuffet l’entraîne à éliminer ces mêmes couleurs dans le titre définitif indépendamment des formes représentées ?

D’autres termes chromatiques se maintiennent dans les différentes ébauches jusqu’au titre final, avec seulement de légères modifications à partir d’une même racine lexicale. Le rose s’impose comme la couleur la plus fréquente :

Texturologie III (nuancée de rosâtre)
Texturologie III (rose) (1957)

Texturologie IV (Macadam à reflet rose)
Texturologie IV clair de Macadam
Texturologie IV (nuancée de rosâtre) (1957)

Des variations de perception chromatique de l’artiste l’amèneraient-elles à changer de titre ? Cette hypothèse ne suffit pas à expliquer le processus de transformation. En effet, le passage d’un titre à un autre s’accompagne d’une volonté du peintre de gommer certaines traces de subjectivité dans l’intitulé final. On peut supposer que ces fluctuations doivent moins aux coloris des toiles qu’à une tentative pour exprimer une image intérieure. Ainsi, Jean Dubuffet percevrait-il dans un premier temps le coloris de Texturologie III comme étant d’un rose impur, légèrement sale (« nuancé de rosâtre »), contenant peu de rouge ou d’une intensité faible ; puis il déciderait finalement d’éliminer ces connotations pour ne garder qu’un terme objectif : l’adjectif rose. Par ailleurs, soulignons la persistance de la « monochromie ». Tel un écrivain, Dubuffet biffe les mots jusqu’à obtenir un titre achevé, et revient parfois sur des avant-titres qu’il avait abandonnés. Ainsi le titre final Texturologie IV (nuancée de rosâtre) (1957), est celui qu’il avait d’abord donné à la Texturologie III.

Ces exemples prennent en compte exclusivement la variation lexicale d’un mot et non pas le changement de référent. Le processus est-il identique lorsqu’il s’agit du repentir du terme « rose » en « cerise » ?

Paysage gris avec fleuriste et chasseur de papillons
Paysage gris avec involontaires taches roses
Paysage gris aux taches cerise(1949)

Si le « Paysage gris » est conservé dans le titre intermédiaire et le titre final, Jean Dubuffet abandonne d’abord les aspects figuratifs et anecdotiques (« avec fleuriste et chasseur de papillons »), puis introduit un mécanisme de création artistique. Ce mécanisme correspond au caractère automatique, non contrôlé, des « taches roses » qui ne seront pas retenues. Quant au terme « rose », l’artiste lui préfère celui plus rare de « cerise » qui appartient par ailleurs au paradigme du rouge. À travers cet exemple, on observe que le changement de registre s’accompagne à nouveau d’une réduction à la fois affective, narrative et visuelle : les formes définies dans le premier avant-titre laissent la place à l’informe désigné par le terme « taches »

Les préférences finales de Jean Dubuffet font aussi appel à une certaine sensualité, comme le suggère le processus de changement de Paysage blond (1952) :

Paysage doré
Paysage de l’agitation
Paysage blond (1952)

Le registre du « doré » se concentre dans le « blond », terme qui évoque la blondeur d’une chevelure ou des champs de blé et qui induit, en filigrane, un adoucissement de l’intensité chromatique, un éloignement du clinquant, de l’éclat éblouissant de la dorure pour produire un effet apaisant plus naturel.

Les multiples changements chromatiques révèlent que les couleurs sont souvent supprimées dans le titre final, probablement en raison de la saturation chromatique que l’œil ressent, au moins pour le vert. À l’inverse, les teintes roses sont celles qui montrent la plus grande recherche lexicale par des ébauches ou par des repentirs qui, curieusement, s’accompagnent de la suppression de la dimension affective et de formes identifiables.

Des effets de zoom

Étudier l’élaboration des titres, suivre les multiples repentirs de l’artiste et écrivain et observer les effets visuels qu’ils déclenchent éclairent le mécanisme conduisant au choix définitif d’un intitulé. Les archives du peintre, ses cahiers d’atelier permettent de chercher une loi générale ou quelque régularité propre aux effets de cadrage présents dans les titres. Ces effets reflètent-ils un processus de généralisation, projetant une forme dans un espace plus vaste, le cadrage s’élargissant, ou un processus de spécification sertissant une forme dans un cadrage serré ?

Les avant-titres constituent des processus qui, au travers des tâtonnements et des hésitations du peintre, permettent d’en suivre le mouvement. Afin de montrer l’expérimentation optique à laquelle se livre Jean Dubuffet dans l’élaboration de ses titres, examinons les ébauches de titres, c’est-à-dire ceux qui révèlent une continuité entre le premier titre et le titre final par la présence d’un même terme ou d’un léger changement à partir de la même racine. Les séries des Paysages grotesques (1949) et des Paysages du mental (1951-1952) sont particulièrement propices à cet examen. Dans l’une comme dans l’autre série, le peintre pense tout d’abord à des titres évoquant des « grands angles », puis son intérêt se fixe sur une forme précise mise en valeur par un gros plan :

Quatre personnages dans un paysage
Paysage aux personnages applaudissant à l’exercice exécuté par l’un d’eux (1949)

Paysage
Paysage aux arbres de pierre (1952)

Dans le premier exemple, Jean Dubuffet dénombre les figures avant de créer un dispositif théâtral où la scène est centrée sur l’un des personnages, tandis que, dans le second, l’image mentale du peintre se focalise sur une forme verticale du paysage, les arbres, et sur leur matérialité qui amalgame le règne végétal et le règne minéral. Un effet de grossissement vient renforcer d’autres caractéristiques : l’action, dans le premier cas de figure (les exercices et les applaudissements), et, pour le second, le monde végétal (les arbres) figé dans le minéral (la pierre). La fréquence, en 1952, des occurrences d’ébauches de titres présentant la même structure – paysage abandonné au profit d’une vision centrée sur un élément – amène à s’interroger sur les raisons d’un tel changement et du processus mental qu’il sous-tend. Le choix des matériaux utilisés par le peintre peut apporter quelques éléments de réponse. Au cours de sa période américaine (1951-1952), Jean Dubuffet expérimente abondamment les propriétés des différents matériaux, il observe et décrit les effets de chacun des produits utilisés, adoptant une démarche analytique dont les traces se retrouvent dans les titres sous la forme d’un mouvement de spécification de la forme.

Les phénomènes d’éloignement suggérés par les ébauches du peintre se retrouvent à des périodes plus variées. Le processus visuel s’apparente alors au passage d’un zoom sur un motif ou un personnage à son insertion le plus souvent dans un paysage. Un exemple, puisé dans la série des Paysages grotesques réalisés au retour du Sahara, illustre cette dynamique :

Joueur de fifre
Paysage noir avec joueur de fifre (1949)

Dans le titre final Paysage noir avec joueur de fifre (1949), le paysage constitue le cadre au sens où il s’agit du fond sur lequel se détache une figure. Le changement de titre produit un élargissement du champ visuel par l’inscription du musicien dans un paysage, et une hiérarchisation implicite entre la figure et le cadre qui a ici pour fonction de réintroduire la nature. La focalisation ne porte plus sur le personnage seul mais sur le rapport entre ce dernier et la nature.

Par la suite, en 1959, alors qu’il expérimente l’usage de fragments de végétaux dans la série des Éléments botaniques,on peut observer la disparition de la vue plongeante. Ce changement ne s’expliquerait-il pas par la dissociation de l’image plastique, celledes feuilles et fleurs vues de haut, et de l’image iconique, destinée à perturber la perception du spectateur ? D’où le glissement d’un phénomène de visualisation à un phénomène d’intellectualisation, le peintre qualifiant à plusieurs reprises ces compositions de Paysage vertical pour choisir dans le titre final un référent abstrait :

Paysage vertical
Paysage hermétique (1959)

L’élaboration de ce titre illustre un processus mental probablement non conscient de la part de l’artiste, qui, pour le premier titre, se laisserait influencer par la composition de ses œuvres impliquant un regard vertical pour s’en détacher, ensuite, par l’usage d’un lexique plus abstrait. Au demeurant, un élément biographique éclaire ce processus. À cette époque, le peintre résidait à Vence où il ne possédait pas moins de cinq jardins : trois horizontaux, un vertical qui selon lui était la perle de ses domaines, « un joyau de botanique » composé de nombreuses espèces différentes et de collections de mousses, et, enfin, un cinquième, celui-là en pente, aux dimensions imposantes. Il est possible que la verticalité des deux derniers jardins ait marqué Jean Dubuffet, malgré lui, dans le choix même des titres de ses œuvres, mais qu’il ait abandonné ensuite la spécification spatiale pour une abstraction plus riche en significations.

Quant aux repentirs de titres caractérisés par un changement lexical, ceux de la même période de Vence jusqu’à la fin des années cinquante révèlent un effet de rapprochement. La dynamique des titres se manifeste aussi par l’abandon dans l’intitulé final d’une vue en surplomb :

Printemps grotesque
Regard à terre
L’herbe opiniâtre au sol jonché(1956)

Lepremier titre qui vient à l’esprit du peintre est composé d’un terme de saison et d’un qualificatif généralement considéré comme dévalorisant. Dans un second temps,cette qualification disparaît pour laisser place à l’émergence d’un regard, celui de l’artiste ou du spectateur. Enfin, dans l’intitulé final, Jean Dubuffet gomme tout regard et donc toute action pour insister sur la persévérance de l’herbe à pousser sur un sol probablement aride.

Pour les œuvres appartenant à la série des Matériologies et en particulier celles réalisées à partir de papier mâché, le changement de titre fait apparaître un nouveau référent. Le choix de Jean Dubuffet s’explique par le mécanisme d’association d’idées entre une forme suggérée par l’irrégularité du papier mâché et un détail de la physionomie :

Le réticent
Les yeux cerclés (1959)

L’emprise de la matière amène le peintre à délaisser des attitudes ou des expressions en faveur d’une partie du visage, ici les yeux soulignés par une forme précise. Le titre s’inscrit dans une tradition picturale des expressions, codifiée par Le Brun, en 1668, dans la Conférence sur l’expression générale et particulière des passions. Ce peintre et théoricien de la peinture sous le règne de Louis XIV considérait que les émotions s’expriment surtout dans le regard et dans le mouvement des sourcils : ainsi, le mépris s’exprime « par le sourcil froncé et abaissé du côté du nez, et de l’autre côté fort élevé, l’œil fort ouvert, et la prunelle au milieu […], le passage de l’estime à la vénération par des sourcils baissés […] et le visage sera incliné, mais les prunelles paraîtront plus élevées sous le sourcil […] »49. Jean Dubuffet tourne-t-il en dérision l’exercice de la « tête d’expression50 » tant par le choix du matériau que par le titre final ?

Par la suite, les repentirs présentant un élargissement du champ de vision se manifestent surtout en 1974 au moment où l’artiste abandonne le cycle de L’Hourloupe pour les séries des Paysages castillans ou des Sites tricolores,où réapparaissent des personnages. Ces peintures réintroduisent le proche et le lointain ainsi que le haut et le bas, pendant que la dynamique des titres successifs provoque un effet d’éloignement par l’abandon d’une spécificité :

Scène à deux personnages
= Scène de campagne
Paysage(1974)

Ces changements successifs provoquent une perte d’indications descriptives et d’une forme identifiée, celles du dénombrement et de la théâtralité signifiée par « scène ». À travers ces exemples, on voit comment l’intitulation peut fonctionner selon une logique émancipée des œuvres plastiques, la dimension visuelle étant inhérente au lexique des titres.

La mise au jour d’une oscillation entre deux effets de zoom divergents, celui provoquant une impression de plan rapproché et celui suscitant une impression d’éloignement et de généralisation, renforce l’hypothèse des intitulés comme un laboratoire expérimental parallèle à celui constitué parl’atelier du peintre.

La chronologie des étapes successives des titres a été reconstituée par les avant-titres retrouvés dans les archives de la création de l’artiste. Rhétorique de l’informe, recherche alchimique de la pâte picturale, titres comme matrice de formes, comme laboratoire de la couleur et comme effets de zoom ont ainsi permis de dévoiler une dynamique de la genèse des formes. Cette dynamique d’écriture dans le processus de titraison a été mise au jour à partir de deux types de transformation : l’ébauche, titre initial ou intermédiaire dont au moins un élément est conservé, et le repentir qui traduit un changement radical de la référence et de l’action par rapport à la formulation précédente du titre. Qu’il s’agisse d’ébauche ou de repentir, il est nécessaire de préciser ce qui est retenu comme formulation de départ : celle qui précède ou la première du processus – le titre proprement dit peut être le fruit d’un repentir par le jeu d’une succession d’ébauches.

De fait, la titraison constitue un corpus particulièrement propice à l’étude des traces d’écriture dont cette étude se veut une tentative de projet pilote51. Au sein des archives de la création artistique, le titre occupe une position stratégique en établissant un pont entre le regard et la matière, l’écriture et la pensée. Davantage encore, la titraison comme champ d’investigation dans le domaine de la critique génétique – va-et-vient permanent entre l’œil et l’esprit – reste encore à découvrir.

*  L’auteur tient à remercier la Fondation Dubuffet et en particulier Sophie Webel pour avoir mis à disposition les archives de l’artiste, Françoise Levaillant qui est à l’origine de ce travail pour son continuel soutien et Daniel Ferrer pour ses conseils avisés et stimulants.

1  Jean Dubuffet, titre d’une note sur les lithographies par report d’assemblages et sur la série des Phénomènes, Prospectus et tous écrits suivants (1967), t. II, Paris, Gallimard, 1986, p. 475.

2  En histoire de l’art, la bibliographie qui concerne les notions de matière de forme et d’informe est imposante. Pour la période de l’après-guerre, on peut cependant se référer aux travaux suivants : Un art autre où il s’agit de nouveaux déviages du réel, Paris, Gabriel Giraud, 1952 ; Paris-Paris. 1937-1957. Création en France, Paris, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1977 ; L’Art en Europe, les années décisives. 1945-1953, Genève, Skira, 1988 ; Les Années50, Paris, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1990 ; L’Écriture griffée 1934-1960, Saint-Étienne, 1990 ; Paris Post War. Art and existentialism. 1945-1955, Londres, Tate Gallery / Frances Morris, 1993 ; Florence de Mèredieu, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne,Paris, Bordas, 1994 ; 1946 : L’art de la reconstruction, Genève, Skira, 1996 ; Krzystof Pomian, « Les matériaux de l’art », Techne, n° 8, « Matériaux et techniques de l’art au xxe siècle », 1998, p. 7-24 ; Michel C. Cone, French Modernisms. Perspectives on Art before, during and after Vichy, Cambridge University Press, 2001. Quant à la notion d’art informel, voir le catalogue de l’importante exposition « L’informe mode d’emploi », Paris, Éd. du Centre Georges Pompidou, 1996.

3  Nous avons consacré notre thèse de doctorat à la titraison : « “L’art s’adresse à l’esprit et non pas aux yeux”. Les titres dans l’Œuvre de Jean Dubuffet », Paris I Panthéon-Sorbonne, 2001. Outre les archives et écrits d’artistes, comme ceux de Pierre Alechinsky (Le Test du titre, Paris, Éd. Yves Rivière, 1974), l’étude des titres en histoire de l’art a été initiée par Michel Butor, Les Mots dans la peinture, Genève, Skira, 1969 ; Jean-Paul Bouillon, « Titres des œuvres d’art », Encyclopædia Universalis, vol. XX, thesaurus index, 1975, p. 1928 ; Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe (1973), Paris, Fata Morgana, 1986 ; Dario Gamboni, La Plume et le pinceau. Odilon Redon et la littérature, Paris, Éditions de Minuit, 1989 ; Claude Frontisi, Klee : Anatomie d’Aphrodite : le polyptyque démembré, Paris, Adam Biro, 1990 ; Françoise Levaillant, « Lisibilité vs illisibilité. Dessins d’André Masson, 1922, 1925 », dans L’Art, effacement et surgissement des figures. Hommage à Marc Le Bot, Paris, Publications de la Sorbonne, 1991, p. 87-105 et Jean-Claude Lebensztejn, Annexes – de l’œuvre d’art, Paris, La Part de l’Œil, 1999. À ces recherches s’ajoute le travail remarquable de Hohn C. Welchman, Invisible Colors. A visual history of titles, New Haven et Londres, Yale University Press, 1997. L’étude des titres a aussi retenu l’attention de chercheurs dans d’autres disciplines : Christian Moncelet, Essai sur le titre en littérature et dans les arts, Le Cendre, Éd. BOF, 1972 ; Claude Duchet, « La Fille abandonnée et La Bête humaine : éléments de titrologie romanesque », dans Littérature, n° 12, 1973, p. 49-73 ; Jean Molino (dir.), « Sur les titres des romans de Jean Bruce », Langages, n° 35, Didier-Larousse, 1974, p. 87-116 ; Harry Levin, « The Title as a Literary Genre », dans The ModernLanguage Review, n° 72, 1977, p. 23-36 ; Henri Mitterand, « Les titres des romans de Guy des Cars », Sociocritique, Paris, Nathan, 1979, p. 89-97 ; Léo H. Hoeck, La Marque du titre. Dispositifs sémiologiques d’une pratique textuelle, La Haye, Paris, New York, Mouton Éditeur, 1981 ; Henri Béhar, « Lieux-dits : les titres surréalistes », Mélusine, n° 4, « Le livre surréaliste », Actes du colloque en Sorbonne, juin 1981, L’Âge d’Homme, 1982, p. 77-99 ; Stephen Bann, « The mythical conception is the name : Titles and names in modern and post-modern painting », Word and Image, vol. I, n° 2, avril-juin 1985, p. 176-190 ; Gérard Genette, Seuils, Paris, Éd. du Seuil, 1987 ; Françoise Armangaud, Titres, Paris, Klincksieck, 1988 et Bernard Bosredon, Les Titres de tableaux. Une pragmatique de l’identification, Paris, PUF, 1997.

4  Marianne Jakobi, « Livres illustrés et génétique éditoriale. Dubuffet et l’illusion du geste graphique spontané », communication le 22 novembre 2003, colloque bilatéral franco-russe « Le Dessin dans les manuscrits : un défi à la critique génétique », ITEM (CNRS), Académie des sciences de Russie en collaboration avec l’École normale supérieure, Paris, à paraître aux Éditions du CNRS.

5  Les archives du peintre conservées à la Fondation Dubuffet (Paris) où sont consignés les titres et avant-titres des œuvres et des indications relatives à leur réalisation se répartissent en carnets d’atelier, et, à partir du moment où il s’installe à Vence, en cahiers d’atelier. On remarque sa prédilection pour un support de petit format même lorsqu’il se livre à de longues descriptions techniques. Pour un usage plus aisé, nous en avons dressé un catalogue succinct en donnant un numéro d’ordre aux carnets ou cahiers – auxquels dorénavant nous nous référerons – suivi de l’intitulé éventuel qui figure sur la couverture :

1er carnet [sans titre, août 1946]

2e carnet : « de Janvier 1947 à janvier 1950 »

3e carnet : « New York 1951/1952 - Novembre 1951 à mars 1952 »

4e carnet : « Tableaux faits à Vence à partir du 20 janvier 1953 jusqu’à juin 1954 »

5e cahier : « Journal des travaux. Peintures faites à Vence 1955-1956 du 1er avril 1955 au 1er avril 1957 »

6e cahier : « Journal des travaux à partir du 1er avril 1957 jusqu’au 31 avril 1958 »

7e cahier : « Travaux de la période comprise entre le 5 septembre et le 15 décembre 1957 »

8e cahier : « Journal des travaux à partir du 1er mai 1958 jusqu’à fin avril 1959 »

9e cahier : « Journal des travaux à partir du 4 mai 1959 jusqu’au 15 mai 1961 »

10e cahier : « Journal des travaux à partir du 15 mai 1961 jusqu’en juillet 1962 »

11e cahier : « Journal des travaux à partir du 20 juillet 1962 jusqu’au 30 septembre 1964 »

12e cahier : « Journal des travaux à partir du 1er octobre 1964 jusqu’au 8 mars 1966 »

13e cahier : « Journal des travaux à partir du 9 mars 1966 jusqu’au 31 mars 1968 »

14e cahier : « Journal des travaux à partir du 1er avril 1968 jusqu’à septembre 1970 »

15e cahier : « Journal des travaux à partir de septembre 1970 jusqu’au 30 juin 1972 »

16e cahier : « Journal des travaux à partir du 1er juillet 1972 jusqu’au 31 août 1974 »

17e cahier : « Journal des travaux à partir du 1er septembre 1974 jusqu’au 31 décembre 1977 »

18e cahier : « Du 1er janvier 1975 au 30 avril 1981 »

19e cahier : « Du 1er mai 1981 au 31 août 1984 »

20e cahier : « Du 1er septembre 1984 au [mai 1985] »

6  Jean Dubuffet, « Notes pour les fins-lettrés », Prospectus aux amateurs de tout genre, Paris, Gallimard, 1946, repris dans Prospectus et tous écrits suivants (1967), t. II, op. cit., p. 54.

7  Jean Laude, « Problèmes de la peinture en Europe et aux États-Unis (1944-1951) », Art et idéologies. L’art en occident 1945-1949, Travaux XLVIII, CIEREC, université de Saint-Étienne, p. 42.

8  Jean Dubuffet, « L’auteur répond à quelques objections », préface du catalogue de l’exposition Mirobolus, Macadam et Cie, Hautes Pâtes, à la galerie Drouin, Paris (3 mai-1er juin 1946), Prospectus et tous écrits suivants, t. II, op. cit., p. 64-65.

9  Jean Dubuffet, « Indications descriptives », ibid., p. 422.

10  Voir à ce sujet André Masson. Les années surréalistes. Correspondance 1916-1942, édition établie, présentée et annotée par Françoise Levaillant, Lyon, La Manufacture, 1990 ; André Masson. Le rebelle du surréalisme, Paris, Hermann, 1994 (1re éd., 1976) ; « Une correspondance dérangeante : la correspondance publiée d’André Masson et le travail de l’historien », Nouvelles approches de l’épistolaire : lettres d’artistes, archives et correspondances, Actes du colloque international tenu en Sorbonne les 3 et 4 décembre 1992, Paris, Honoré Champion, 1996, p. 115-132.

11  Ainsi, peut-on lire dans le premier carnet d’atelier [sans titre, août 1946] : « Portrait de Michel Tapié (avec grande face circulaire) / Isorel 110 x 98 / L’isorel a été peint avec une peinture blanche. / Rollepeinture, puis après quelques jours, enduit de Rolleplastique sur lequel jets de sable et petits graviers. / Après quelques jours de séchage, le personnage peint au Rolleplastique (et jets de graviers, sable, poussière de charbon) et le fond peint avec blanc de zinc (teinte) et (jets de sable) », Archives Fondation Jean Dubuffet, Paris.

12  « Si on y mêle du sable pour en faire un mortier il se prête à des reliefs imprévus, lesquels, d’une autre manière que les ramages ci-dessus, éclairent le sujet de références imprévues quand il leur advient de se lier à des choses – un visage humain par exemple – qui dans la réalité ne présentent pas d’aspérité d’une telle sorte », écrit Jean Dubuffet dans « Tables paysagées, Paysages du mental, Pierres philosophiques », Prospectus et tous écrits suivants, t. II, op. cit., p. 78.

13  Jean Dubuffet, « Topographies, Texturologies », ibid., p. 156.

14  Jean Dubuffet, « Routes et chaussées, mars 1956 », ibid., p. 121.

15  Jean Dubuffet, « Entretien radiophonique avec Georges Ribemont-Dessaignes (mars 1958) », ibid., p. 206.

16  C’est au moment où se crée une Académie royale de peinture et de sculpture, en 1648, que s’élabore une hiérarchie des genres en peinture, accordant une importance sans précédent à la composition autour d’une figure principale. Pour Félibien, auteur des Entretiens sur les vies et les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes,la composition est le premier principe de la doctrine classique. On observe, en effet, que L’Inspiration du poète (1630, musée du Louvre)et In Arcadia ego (1650-1655, musée du Louvre) ou les nombreuses Sainte Famille de Poussin correspondent parfaitement à ce principe de composition mettant en valeur la scène représentée en la plaçant au centre de la toile. Lorsque ce n’est pas le cas, comme dans Moïse sauvé des eaux (1638, musée du Louvre), le peintre prend soin de disposer deux figures féminines pointant leur doigt vers Moïse situé dans la partie droite de la toile. Ce principe de composition subit une première mise en cause avec les décadrages de Seurat à la fin du xixe siècle, et, par la suite, cette question ne cessera de hanter de nombreux artistes, dont Jean Dubuffet.

17  Jean Dubuffet, « Routes et chaussées, mars 1956 », Prospectus et tous écrits suivants, t. II, op. cit., p. 120.

18  Michel Tapié, Mirobolus, Macadam et Cie, Hautes Pâtes de Jean Dubuffet, Paris, René Drouin, 1946, p. 26.

19  Jean Dubuffet, « Notes pour les fins-lettrés », Prospectus et tous écrits suivants, t. I, op. cit., p. 71.

20 Aruna D’Souza, « I think your work looks a lot like Jean Dubuffet: Jean Dubuffet and America, 1946-1962 », The Oxford Art Journal, vol. XX, n° 2, 1997, p. 63.

21  Jean Dubuffet, « Notes pour les fins-lettrés », Prospectus et tous écrits suivants, t. I, op. cit., p. 54.

22  Sa correspondance avec son marchand Pierre Matisse à New York témoigne de ses explorations de la matière et des problèmes techniques qu’il tente de résoudre : « Ce qui est surtout à signaler c’est que j’ai constamment, dans ces deux mois, fait des essais de matériaux divers pour fabriquer mes pâtes – tantôt mélanges de vernis et d’essence, auxquels j’ajoute plus ou moins d’huile, tantôt médium à base de résines synthétiques glycérophtaliques, et encore plusieurs autres produits que tantôt j’emploie séparément et tantôt je combine ensemble. Naturellement j’ai des surprises et des déboires et notamment souvent des craquelures se produisent dans les deux ou trois jours que le tableau sèche », lettre de Jean Dubuffet à Pierre Matisse, 29 novembre 1950, Archives Pierre Matisse Gallery, Pierpont Morgan Library, New York. Voir aussi Marianne Jakobi, « Un artiste et un marchand collectionneurs. Première lecture de la correspondance inédite entre Jean Dubuffet et Pierre Matisse », Histoire de l’art, n° 44, « Sur le xxe siècle », 1999, p. 93-107.

23  Jean Dubuffet, « Tables paysagées, Paysages du mental, Pierres philosophiques », Prospectus et tous écrits suivants, t. II, op. cit., p. 76-77.

24  Jean Dubuffet, « L’auteur répond à quelques objections », Prospectus et tous écrits suivants, t. II, op. cit., p. 63-64. Ce texte avait aussi été publié, en 1946, dans Prospectus aux amateurs de tout genre et sous le titre « Réhabilitation de la boue » dans Juin (7 mai 1946).

25  Ibid., p. 65-66.

26 Ibid.

27 Ibid., p. 64.

28  Georges Bataille, « Le gros orteil », Documents, n° 1, Paris, 1929, p. 297.

29  Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté. Essai sur l’imagination de la matière (1947), Paris, José Corti, 1996, p. 105.

30  Dans « Paris Post War : In Search of the Absolute », Sarah Wilson propose une lecture en tandem de certains textes de Jean Dubuffet et de Gaston Bachelard. Paris Post War : Art and Existentialism, cat. expo., Londres, Tate Gallery Frances Morris, 1993, p. 34.

31  Francis Ponge, Pièces (1962), Paris, Gallimard, 1988, p. 63.

32  Georges Limbour, « Hautes Pâtes », Action, 17 mai 1946.

33  Jean Dubuffet, « Positions anticulturelles », Prospectus et tous écrits suivants, t. I, op. cit., p. 99.

34  Jean Dubuffet, « Tables paysagées, Paysages du mental, Pierres philosophiques », Prospectus et tous écrits suivants, t. II, op. cit., p. 80-81.

35  Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou La Terreur dans les Lettres, op. cit., p. 50.

36  Voir l’introduction de Jean-Claude Zylberstein, ibid., p. 15.

37  Jean Dubuffet, « Tables paysagées, Paysages du mental, Pierres philosophiques », Prospectus et tous écrits suivants, t. II, op. cit., p. 80.

38 Ibid.

39  Jean Dubuffet, « Positions anticulturelles », Prospectus et tous écrits suivants, t. I, op. cit., p. 99.

40 Jean Dubuffet-Jean Paulhan. Correspondance 1944-1967, édition annotée, présentée et préfacée par Marianne Jakobi et Julien Dieudonné, Paris, Gallimard, 2003, p. 66.

41  Jean Dubuffet, « Notes sur les lithographies par report d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », Prospectus et tous écrits suivants, t. II, op. cit., p. 161.

42  Jean Dubuffet, « Note jointe à une lettre de Jean Dubuffet à Noël Arnaud, 23 avril 1961 », ibid., p. 475.

43  Jean Dubuffet, « Notes sur les lithographies par report d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », ibid., p. 174.

44 Ibid.

45  « Je me suis épris de ces planches en noir ; je leur ai donné des titres, lesquels se sont orientés en fonction d’une thématique très particulière (celle des Phénomènes) dont je me suis épris à son tour, après quoi j’ai été entraîné à orienter les planches en couleurs dans le sens de la même thématique et à ne plus songer qu’à ma suite d’albums, à leur aspect d’atlas encyclopédique que je me plaisais de plus en plus à leur trouver, cependant que s’effaçaient de plus en plus dans ma pensée mes projets de découpages », lettre de Jean Dubuffet à Noël Arnaud, 23 avril 1961, ibid., p. 458.

46  Jean Dubuffet, « Notes sur les lithographies par report d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », ibid., p. 174.

47  Les occurrences des termes de couleur qui n’apparaissent plus dans le titre final sont les suivantes : six pour le blanc, cinq pour le rose et le noir, quatre pour le gris et le brun, trois pour le vert et le jaune, deux pour le doré, le roux et le beige, une enfin pour le gris, le violet, le mauve, l’orange et le bleu.

48  Johannes von Kries, « Contribution to the physiology of visual sensation », Sources of color science, Cambridge, MIT Press, 1970, p. 101-108.

49  Charles Le Brun, Conférence sur l’expression générale et particulière des passions, cité dans La Peinture (1995), sous la direction de Jacqueline Lichtenstein, Paris, Larousse, 1997, p. 358-359.

50  Cette théorie des expressions perdura jusqu’au xixe siècle et fit l’objet d’un des concours proposés par l’École des Beaux-Arts (la tête d’expression).

51  Ce projet pilote d’analyse génétique des avant-titres s’inscrit dans le programme « Écrits, archives et manuscrits des artistes du xxe siècle », sous la direction de Françoise Levaillant, dans le cadre du Programme interdisciplinaire de recherche du Département des Sciences de l’Homme et de la Société du CNRS, « Les Archives de la création » (1997-2000). Ce travail sur les traces d’écriture de Jean Dubuffet participe aussi d’une réflexion sur les écrits d’artistes dans le cadre du colloque international « Les écrits d’artistes depuis 1940 », Paris-Caen-Abbaye d’Ardenne qui s’est tenu du 6 au 9 mars 2002, Paris, IMEC, 2004.