La gloire littéraire d’Émile Zola, aujourd’hui, demeure, pour l’essentiel, liée au cycle romanesque des Rougon-Macquart. Comme on le sait, les différents épisodes qui composent ce cycle mettent en scène des personnages de la famille des Rougon ou des Macquart, dont l’histoire est racontée dans un milieu social particulier – du monde ouvrier et paysan (cadre des romans les plus célèbres de la série, comme L’Assommoir, Germinal ou La Terre) à l’univers de la petite ou de la grande bourgeoisie (La Curée, Une page d’amour ou L’Argent, par exemple). L’univers des Rougon-Macquart a pour ambition de représenter tous les aspects de la réalité sociale. Il rassemble plus de 1200 personnages, comparables aux 2000 personnages de La Comédie humaine de Balzac. Il offre un miroir du monde du Second Empire et de la IIIe République – la France, dans sa diversité historique et sociale, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.

Issues d’une ancêtre commun, la vieille Adélaïde Fouque, les deux branches se sont très vite séparées. Aux Rougon (branche bourgeoise, issue du mariage légitime d’Adélaïde avec Pierre Rougon) s’opposent les Macquart (branche ouvrière, issue de l’union illégitime d’Adélaïde avec un amant du nom de Macquart). Entre les deux, se dresse la branche des Mouret (groupe intermédiaire, dont certains membres descendent à la fois des Rougon et des Macquart). Cette distribution est résumée par le schéma de l’arbre généalogique, dont le dessin suggestif a contribué à la célébrité du cycle romanesque dans l’esprit des lecteurs. Un principe de division binaire fonde sa construction. Zola le respecte d’une manière absolue pour inventer, c’est-à-dire pour explorer méthodiquement les cases de l’univers qu’il a projeté d’édifier.

Naissance d’un projet romanesque

Les documents préparatoires à la série des Rougon-Macquart ont été conservés par la Bibliothèque nationale de France. Ces dossiers rassemblent les notes rédigées par Zola au moment de la composition de ses romans : esquisses, plans, résumés documentaires, fiches concernant les personnages, etc. Avec les manuscrits des romans (eux aussi conservés), ils forment, à la BNF, un ensemble de quatre-vingt onze volumes, que possède le Département des Manuscrits.

En tête de ces dossiers, figure une sorte de méta-dossier qui gouverne l’ensemble, le dossier des « Notes préparatoires aux Rougon-Macquart ». On y trouve les notes que Zola a écrites en 1869 et 1870 au moment où il concevait sa série : des réflexions générales, de nature programmatique, suivies par des fiches de lecture, extraites des ouvrages scientifiques qu’il a consultés. à travers ces deux cents folios de pages manuscrites c’est toute la naissance de l’œuvre qui se dévoile.

Les « notes générales » sont, de loin, les plus passionnantes. Zola y réfléchit sur la « nature » de son œuvre, et sur la « marche » de son œuvre1. Que faut-il comprendre par « nature » de l’œuvre  ? Tout se trouve expliqué dans une page éblouissante – le f°10 du Manuscrit 10 345. Le romancier pose, d’abord, en termes rapides, énergiques, sa vision de l’intrigue romanesque. La sienne, celle qui lui correspond, mais aussi celle qu’il s’impose :

Comprendre chaque roman ainsi : poser d’abord un cas humain (physiologique) ; mettre en présence deux, trois puissances (tempéraments) ; établir une lutte entre ces puissances ; puis mener les personnages jusqu’au dénouement par la logique de leur être particulier, une puissance absorbant l’autre ou les autres. (BNF, N.a.f., Mss. 10 345, f° 10)

Zola définit ensuite son rapport au modèle scientifique qu’il va utiliser.

Avoir surtout la logique de la déduction. Il est indifférent que le fait générateur soit reconnu comme absolument vrai ; ce fait sera surtout une hypothèse scienti­fique, empruntée aux traités médicaux. Mais lorsque ce fait sera posé, lorsque je l'aurai accepté comme un axiome, en déduire mathématiquement tout le volume, et être d'une absolue vérité. (BNF, N.a.f., Mss. 10 345, f° 10)

Le roman ne peut s’écrire sans la science. Mais cette subordination n’empêche pas la liberté de création. La science est d’abord une logique : peu importe le point de départ ; il ne sera jamais qu’un axiome. Ce qui compte, c’est le parcours accompli, la fiction produite, que doit soutenir la passion de l’écriture :

En outre, avoir la passion. Garder dans mes livres un souffle un et fort qui, s’élevant de la première page, emporte le lecteur jusqu’à la dernière. Garder mes nervosités. (BNF, N.a.f., Mss. 10 345, f° 10)

à  ce stade de la réflexion, des objections se présentent, que Zola doit régler. Elles viennent des conseils qu’on lui a donnés, et dont il entend tenir compte, et du rapport qu’il entretient avec ses devanciers. Quand il se lance dans Les Rougon-Macquart, il n’est pas un débutant. Il a derrière lui l’expérience de cinq romans. Il s’appuie notamment sur les deux derniers, Thérèse Raquin (1867) et Madeleine Férat (1868), dans lesquels il a mis en place déjà un univers romanesque qui lui est propre, en créant des personnages féminins, Thérèse et Madeleine, qui essaient de vivre jusqu’au bout leur passion amoureuse, mais sont détruites par elle.

Hippolyte Taine lui a donné des conseils essentiels, dans une lettre qu’il lui a écrite peu  après la publication de Thérèse Raquin. Taine a aimé Thérèse Raquin. Il le lui a dit. Mais il lui a conseillé de ne pas s’enfermer dans la peinture d’un cas particulier, clinique :

[…] Un livre doit être toujours, plus ou moins, un portrait de l’ensemble, un miroir de la société entière. Il faut, à droite, à gauche, des biographies, des personnages, des indices qui montrent le grand complément, les antithèses de toute sorte, les compensations, bref, l’au-delà de notre sujet. […]

Vous avez fait une œuvre puissante, pleine d’imagination, de logique et très morale. Il vous reste à en faire une autre qui embrasse plus d’objets et ouvre plus d’horizons.2

Zola médite sur ce qui lui est proposé. La quête du général le conduit à adopter une perspective de sociologue3. Mais le fort, l’exceptionnel – il le sait bien – ne doivent pas être écartés. Car l’intérêt que lecteur prendra à la fiction réside dans cette capacité à frapper l’imagination d’une manière qui soit forte4. Zola a devant lui les exemples de ses devanciers, qu’il admire : Stendhal, Flaubert, les Goncourt, d’une part ; Balzac, d’autre part. Balzac est ce géant qu’il va devoir affronter, en reconnaissant la dette qu’il lui doit, mais aussi en se différenciant de lui. C’est pourquoi il inscrit – en tête d’un autre feuillet – comme un programme, presque une provocation, ce titre qui interroge l’avenir : « Différences entre Balzac et moi ». Et il note qu’il ne partira pas de principes religieux ou politiques, comme l’a fait son prédécesseur :

Mon œuvre, à moi, sera tout autre chose. Le cadre en sera plus res­treint. Je ne veux pas peindre la société contemporaine, mais une seule famille, en montrant le jeu de la race modifiée par les milieux. Si j'accepte un cadre historique, c'est uniquement pour avoir un milieu qui réagisse ; de même le métier, le lieu de résidence sont des milieux. Ma grande affaire est d'être purement naturaliste, pure­ment physiologiste.

[…] Je ne veux pas comme Balzac avoir une décision sur les affaires des hommes, être politique, philosophe, moraliste. Je me contenterai d’être savant, de dire ce qui est en cherchant les raisons intimes. Point de conclusion d’ailleurs. Un simple exposé des faits d’une famille, en montrant le mécanisme intérieur qui la fait agir. (BNF, N.a.f., Mss. 10 345, f° 15)

Une fois posée la nature de l’œuvre, voici, dans un second temps, la marchede l’œuvre. Après avoir défini les axiomes fondateurs, Zola dégage la voie qui sera la sienne, distincte de tous les modèles qui l’entourent. La marche de l’œuvre, c’est-à-dire son dynamisme propre, sa poussée en avant…

Pour résumer mon œuvre en une phrase : je veux peindre, au début d’un siècle de liberté et de vérité, une famille qui s’élance vers les biens prochains, et qui roule détraquée par son élan lui-même, justement à cause des lueurs troubles du moment, des convulsions fatales de l’enfantement d’un monde. (BNF, N.a.f., Mss. 10 345, f° 4)

Ce sera donc l’échec collectif, humain, d’une famille (de la branche bourgeoise comme de la branche populaire) à cause de l’époque, le Second Empire, dont elle sera la prisonnière. Zola insiste :

L’Empire a déchaîné les appétits et les ambitions. Orgie d’appétits et d’ambitions. Soif de jouir, et de jouir par la pensée surmenée, et par le corps surmené. Pour le corps, poussée du commerce ; folie de l’agio et de la spéculation ; pour l’esprit, érethisme de la pensée conduite près de la folie. […] Fatigue et chute : la famille brûlera comme une matière se dévorant elle-même, elle s’épuisera presque dans une génération parce qu’elle vivra trop vite. (BNF, N.a.f., Mss. 10 345, f° 5)

La vision du romancier s’appuie sur une dénonciation sans concession du régime impérial. Zola a la chance de pouvoir commencer son cycle romanesque au moment même où ce régime s’écroule. La chute de l’Empire lui fournit un but vers lequel diriger l’élan de sa fiction. à cette vision politique s’associe une image fondatrice, celle d’un feu souterrain détruisant tous les membres de la famille. De fait, le thème va constituer l’un des pôles imaginaires sur lesquels la fiction s’appuiera5.

Le modèle sociologique

« Il est indifférent que le fait générateur soit reconnu comme absolument vrai ; ce fait sera surtout une hypothèse scienti­fique, empruntée aux traités médicaux ». Les traités médicaux seront donc utilisés pour inventer la fiction  et distribuer sa matière.

Les sources scientifiques sont multiples. Zola a lu l'ouvrage de Moreau de Tours intitulé De l'identité de l'état de rêve et de la folie (1855). Il a pris des notes sur le Traité des dégénérescences d'Auguste Morel (1857) et la Physiologie des passions de Charles Letourneau (1868). Il a surtout été séduit par les thèses du Dr Prosper Lucas, auteur d'un important Traité philosophique et physio­logique de l'hérédité naturelle publié en deux volumes (1847 et 1850)6.

Dans le dossier préparatoire initial, les notes les plus abondantes concernent l’ouvrage de Proper Lucas. On trouve plus d’une cinquante de pages de notes résumant cet ouvrage. Zola lit avec attention la description des différents cas d’évolution héréditaire que cet ouvrage lui présente. Ce sont autant de types romanesques possibles, qui surgissent dans son esprit.

La base scientifique étant acquise, le projet peut prendre forme. Il passe alors par une série de plans, qui seront chargés d’articuler la théorie de l’hérédité, et une nécessaire vision sociologique divisant la société (comme l’avait fait Balzac) en sphères ou en mondes. Zola part de cette articulation sociologique :

Il y a quatre mondes. […] Peuple : ouvrier, militaire. Commerçants : spéculateur sur les démolitions et haut commerce (industrie). Bourgeoisie : fils de parvenus. Grand monde : fonctionnaires officiels avec personnages du grand monde, politique. Et un monde à part : putain, meurtrier, prêtre (religion), artiste – (art).

Les sciences doivent être représentées quelque part, – souvent, comme une voix générale de l’œuvre. (BNF, N.a.f., Mss. 10 345, f° 22)

Faisons l’addition : quatre mondes, plus un monde à part (de la putain à l’artiste), plus un second monde à part, la voix de la science ; cela fait six mondes. Cette division sociologique rejoint celle que Balzac établit dans la préface de La Fille aux yeux d’or, où sont distinguées six sphères sociales7. Elle conduit Zola à envisager dix romans :

Un roman sur les prêtres (Province)
Un roman militaire (Italie)
Un roman sur l’art (Paris)
Un roman sur les grandes démolitions de Paris.
Un roman judiciaire (Province)
Un roman ouvrier (Paris)
Un roman sur le grand monde (Paris)
Un roman sur la femme d’intrigue dans le commerce […] Paris.
Un roman sur la famille d’un parvenu […]
Roman initial, province. (BNF, N.a.f., Mss. 10 345, f° 23)

Il est aisé de reconnaître, dans cette liste, la première esquisse de ce que seront plus tard : La Faute de l’abbé Mouret, ou La Conquête de Plassans (le prêtre) – La Débâcle (le roman militaire, qui aurait eu comme cadre l’Italie8) – L’Œuvre (l’art) – La Curée (les spéculations) – La Bête humaine (la justice) – L’Assommoir, puis Germinal (romans ouvriers) – Son Excellence Eugène Rougon (le grand monde, la politique) – Au Bonheur des Dames (le commerce) – La Curée, encore (le parvenu ?), ou La Fortune des Rougon (roman initial). Bien des projets se décomposeront en deux : le projet du roman sur le prêtre donnera La Conquête de Plassans et La Faute de l’Abbé Mouret ; le projet du roman ouvrier, L’Assommoir et Germinal. Effectivement, le chiffre de dix romans sera multiplié par deux, au gré des projets qui surgiront, pour aboutir, en fin du compte, à l’ensemble des vingt Rougon-Macquart.

La série est programmée. Il ne reste plus qu’à l’écrire. La grande force de Zola aura été de tenir son programme, pendant un quart de siècle, en dépit de la lassitude qu’il a ressentie, au moment où il terminait son œuvre.

La réalisation du thème familial

Comment l’idée familiale, une fois fondée, a-t-elle été appliquée ? Il est impossible d’entrer ici dans les détails. Contentons-nous d’envisager les grands principes logiques qui guident le cycle. On peut en distinguer cinq.

D’abord, ce qu’on pourrait appeler le principe de la permutation des personnages9. Chaque roman a pour personnage principal un personnage, et un seul, issu de l’arbre généalogique familial. Une fois son action accomplie, ce personnage doit céder la place à un autre personnage, sans avoir la possibilité de revenir dans un roman ultérieur comme personnage principal.

Prenons comme exemple, le cas de Gervaise Macquart, et de ses enfants, Étienne, Claude, Jacques et Nana. Chacun de ces cinq personnages donne naissance à un roman, et à un seul : L’Assommoir ; Germinal ; L’Œuvre ; La Bête humaine ; Nana. Une fois insérés dans une intrigue, ces personnages vont jusqu’au bout de leur destin. En tant que sujets narratifs, ils sont épuisés par les romans dont ils sont le centre. La famille les consume. Quatre d’entre eux meurent, d’ailleurs, à la fin des romans dont ils occupent le centre : Gervaise, Claude, Jacques et Nana. Seul Étienne, le héros de Germinal survit : on apprendra fugitivement dans le dernier roman de la série, Le Docteur Pascal, qu’après sa participation à la Commune, il a été déporté en Nouvelle-Calédonie, à Nouméa ; mais cette histoire n’est pas racontée dans le détail, et ne fait l’objet que d’une évocation de quelques lignes – simple prolongement fictionnel demeuré à l’état d’esquisse, mais que la loi de la série a refusé.

Deuxième principe, en corrélation avec le précédent : le retour d’un personnage principal est impossible. Ce qui veut dire qu’un personnage central dans un roman (lorsqu’il n’est pas mort, à la fin de l’intrigue qui l’a concerné) peut apparaître dans un autre roman, mais comme personnage secondaire. Au fond, cette loi est tout à fait conforme au principe balzacien du retour du personnage : chez Balzac un personnage ne peut revenir dans un roman, en général, que comme personnage secondaire. Mais dans la mesure où les romans de la série des Rougon-Macquart ont été composés dans un certain ordre (même si cet ordre n’a rien de chronologique), ce qui frappe, c’est que ce retour (ou cette apparition seconde) se fait plutôt sur le mode de l’anticipation. Un personnage s’annonce sur le mode mineur, avant d’occuper le devant de la scène dans le roman auquel il a été destiné. Ainsi le peintre Claude Lantier : simple intermédiaire, dans Le Ventre de Paris, jouant un rôle d’introducteur à l’univers des Halles pour le personnage principal du roman, Florent ; mais, en revanche, au cœur d’un drame violent dans le roman qui lui est consacré, L’Œuvre.

Deux suites narratives font exception : les romans sur le commerce, Pot-Bouille et Au Bonheur des Dames, centrés sur Octave Mouret ; et les romans sur le capitalisme financier (et la spéculation), La Curée et L’Argent, avec Aristide Saccard. Mais d’un épisode à l’autre les personnages principaux doivent se transformer d’une manière radicale pour être en mesure de revenir dans une nouvelle intrigue. La remarque s’applique encore plus pour la troisième suite narrative qui vient à l’esprit, celle qui relie La Terre (le roman sur les paysans) et La Débâcle (le roman sur l’armée) : Jean Macquart, paysan dans La Terre et soldat dans La Débâcle, d’une intrigue à l’autre, change complètement de statut10.

Troisième principe, l’unité familiale est marquée par un lien héréditaire de nature indifférenciée. Des liens particuliers existent, certes, ceux de la structure de parenté (père, fils, fille…), ou ceux qu’établissent les différentes variétés de maladie héréditaires que distingue Prosper Lucas. Mais le lien fondamental est apporté par la « fêlure » héréditaire qui parcourt toute la famille, s’imprime sur tous les individus, en se manifestant plus ou moins fortement selon les cas. Celle-ci est rappelée d’une manière récurrente par le texte du roman, comme le montrent ces quelques citations :

Jacques Lantier, dans La Bête humaine (II) : « La famille n’était guère d’aplomb, beaucoup avaient une fêlure. Lui, à certaines heures, la sentait bien, cette fêlure héréditaire ; non pas qu'il fût d'une santé mauvaise, car l'appréhension et la honte de ces crises l'avaient seules maigri autrefois ; mais c'étaient, dans son être, de subites pertes d'équilibre, comme des cassures, des trous par lesquels son moi lui échappait, au milieu d'une sorte de grande fumée qui déformait tout. »
Étienne Lantier, dans Germinal (VI, 1) : « Cela remuait en lui tout un inconnu d’épouvante, le mal héréditaire, la longue hérédité de saoulerie, ne tolérant plus une goutte d’alcool sans tomber à la folie homicide. »
Claude Lantier, dans L’Œuvre (II) : « Il s’affolait davantage, en s’irritant de cet inconnu héréditaire, qui parfois lui rendait la création si heureuse, et qui d’autres fois l’abêtissait de stérilité, au point qu’il oubliait les premiers éléments du dessin. »
Angélique Rougon, dans Le Rêve (IV) : « Elle l’entendait gronder au fond d’elle, le démon du mal héréditaire. Qui sait ce qu’elle serait devenue, dans le sol natal ? »

Quatrième principe, l’histoire familiale ne débouche pas sur le récit d’une saga. Les membres de la famille des Rougon et des Macquart ne coexistent pas au sein d’un même roman. Car ils ne forment pas une dynastie dont les différents membres s’opposeraient et entreraient en conflit11.

Cette loi n’est pas valable pour la totalité du cycle. Aux extrémités du cycle, existent des romans familiaux qui rassemblent une partie importante des membres de la famille : La Fortune des Rougon, roman initial ; et Le Docteur Pascal, le roman de conclusion. Ces romans extrêmes autorisent la rencontre entre membres de la branche légitime et de la branche bâtarde. L’unité du lieu, la ville de Plassans, en Provence, permet cette coexistence familiale, qui existe aussi dans La Conquête de Plassans. Mais ailleurs, dans l’espace parisien, cette coexistence disparaît. La grande ville disperse la famille.

Ainsi, dans le vaste Paris du Second Empire, la blanchisseuse Gervaise ne pourra jamais se trouver en face du ministre Eugène Rougon, qui est pourtant son cousin. Mais elle ne pourra même pas se trouver en face de sa sœur Lisa ! Zola y songe pourtant dans le dossier du Ventre de Paris, mais ne réalise pas l’idée: il esquisse le projet, qu’on ne retrouvera pas dans le roman, de mettre en scène Gervaise qui apparaîtrait brièvement, et serait opposée à sa sœur Lisa, en étant jalouse d’elle :

« Je ferai de Gervaise, une de ces marchandes de quatre saisons qui partent pour vendre dans Paris […]. Ce ne serait qu’une figure entrevue, avec ses trois enfants. Gervaise affamée, battue, le ventre serré ; Gervaise jalouse et espionnant Lisa. » (Mss. 10 338, f° 65, Fabrique, t. I, p. 738).

Les membres de la famille peuvent, tout au plus, cohabiter, mais sans qu’aucun drame n’intervienne entre eux : ainsi Le Ventre de Paris, où Zola met finalement face à face Lisa Quenu et Claude Lantier, le fils de Gervaise, mais sans que rien ne se passe entre eux (l’affrontement entre les deux sœurs a été évité au profit d’une relation, plus vague, entre un neveu et sa tante).

Cinquième principe, enfin, des histoires familiales existent bien, mais au sein de familles différentes qui surgissent dans les différents romans : à l’occasion des intrigues dont ils sont le centre, les héros de la série entrent dans de nouvelles familles qui deviennent la leur, dans lesquelles ils s’intègrent, comme dans des familles recomposées.

On peut citer le cas des personnages issus de la famille des Rougon et des Macquart et dont le destin est d’être des enfants adoptés : Pauline, recueillie par la famille Chanteau dans La Joie de vivre ; Angélique, adoptée par la famille des Hubert dans Le Rêve… Mais l’histoire d’Étienne, le héros de Germinal, est aussi, d’une certaine façon, celle d’une adoption12, comme celle de Jacques, le héros de La Bête humaine13.

*    *    *

Le thème familial forme le cadre du cycle des Rougon-Macquart. Il constitue le principe unificateur de la série. Mais aussi son principe génétique : Zola doit à l’invention du thème du roman familial la possibilité d’avoir pu écrire sa suite romanesque. Sans ce thème fondamental originel, il n’aurait pas pu imaginer un plan d’ensemble, un projet global, susceptible de concurrencer Balzac, sur le mode de la représentation historique et sociale.

Ce thème familial demeure une structure sous-jacente. Il ne débouche pas sur la représentation d’une famille unique. En projetant les membres du groupe familial dans les expériences sociales les plus variées, il leur impose une dispersion. La seule solidarité qui réunisse les Rougon et les Macquart est de nature négative – de l’ordre d’une entropie destructrice.

Ce n’est qu’après avoir achevé Les Rougon-Macquart que Zola imaginera une famille heureuse, réunissant ses membres pour la conquête du monde. Il le fera dans ses deux derniers cycles, les Trois Villes et les Quatre Évangiles,qui rapportent l’histoire de la famille des Froment, dont l’expansion résout les problèmes de la fécondité, du travail et de la justice. Les dénouements de tous ces romans offrent le spectacle d’une famille comblée, dont les membres se retrouvent – à la différence des Rougon-Macquart – pour célébrer leur force commune. Ainsi, dans Travail, Luc, le patriarche, fondateur d’une lignée nombreuse, arrivé au terme de son existence, contemple ses descendants, fils, petits-fils, ou  arrière-petits-fils, rassemblés autour de lui pour lui rendre hommage. Le groupe qu’ils forment est si important qu’il est incapable de mettre un nom sur chaque visage :

[…] Il aurait voulu avoir les bras assez longs, pour tous les prendre et les serrer sur son cœur. C’était à eux qu’il confiait l’avenir, il leur léguait son œuvre, comme à des forces nouvelles qui devaient la revivre et l’élargir sans fin. Toujours il s’en était remis aux enfants, aux générations futures pour achever l’œuvre du bonheur. Et ces chers enfants nés de lui, et dont il était si tendrement entouré, dans la paix sereine de sa dernière heure, quel testament de justice, de vérité et de bonté il leur laissait, avec quelle passion il faisait d’eux les exécuteurs de son rêve, l’humanité de plus en plus libérée, heureuse !14

Ce monde de la famille heureuse, c’est celui, incertain, de l’utopie – d’un espace imaginaire, qui échappe aux misères du présent, parce qu’il est rêvé pour l’avenir de l’humanité.

1  Voir notamment les analyses d’Henri Mitterand, dans Les racines d’une œuvre, Textuel, 2002.

2  Lettre du début de l’année 1868, citée in Émile Zola, Thérèse Raquin, Garnier-Flammarion, 1970, pp. 53-54. – Sur les relations entre Zola et Taine, voir notamment F.-M. Mourad, « Zola critique littéraire, entre Sainte-Beuve et Taine », Revue d’Histoire littéraire de la France, janvier 2007, n°1.

3  Cette volonté d’atteindre le « général » se retrouvera dans beaucoup de dossiers préparatoires. Ainsi dans le dossier du Ventre de Paris : « L’idée générale est : le ventre » ( N.a.f, Mss. 10338, Ébauche, f° 47). Ou dans celui de Nana : « Le seul côté fâcheux que je trouve à cela, c'est que cela n'est pas général et que cela n'est pas très empire. […] C'est la seule façon de rester général et empire. » (N.a.f, Mss. 10313, Ébauche, f°226-227).

4  Taine, en revanche, lui a écrit : « Quand on clôt toutes les percées et qu’on emprisonne le lecteur, fenêtres fermée, dans une histoire exceptionnelle, en tête à tête avec un monstre, un fou ou un malade, le lecteur a peur ; souvent même la nausée lui vient ; il crie contre l’auteur. » (loc. cit.).

5  Dans le dernier roman de sa série, Zola ira jusqu’à mettre en scène, d’une manière emblématique, un cas de « combustion spontanée » : l’un des personnages, le vieil Antoine Macquart, un alcoolique, brûle tout seul, après s’être endormi : ivre, l’alcool suintant de sa peu, insensible à la douleur, il se consume entièrement ; et on ne retrouve de son corps que quelques cendres près d’une chaise !

6  Prosper Lucas distingue l’hérédité par ressemblance (avec toutes ses variantes : élection, mélange, combinaison…) et l’innéité, qui échappe à la tare héréditaire et se montre capable d’inventer de individus neufs. – Plus tard, arrivé à la fin de son cycle, quand il écrira Le Docteur Pascal, Zola consultera l'ouvrage de Jules Déjerine sur L'Héré­dité dans les maladies du système nerveux (1886), et prendra connaissance des travaux du biologiste allemand August Weismann, dont les Essais sur l'hérédité et la sélection naturelle sont traduits de l'allemand en 1892. Au moment de La Bête humaine, il s'appuiera également sur des travaux de sociologues tels que Gabriel Tarde (La Crimi­nalité comparée, 1886) et Cesare Lombroso (auteur de L'Homme criminel, traduit de l'italien en 1887).

7  Balzac distingue : 1) l’ouvrier et le prolétaire ; 2) le boutiquier ; 3) le commerçant ; 4) les gens d’affaires, « avoués, médecins, notaires, avocats, banquiers, gros commerçants, spéculateurs, magistrats » ; 5) les artistes ; 6) les aristocrates, « la gent aristocratique », « la haute propriété », « le monde riche, oisif, heureux, renté ».

8  L’intervention française contre l’Autriche, en faveur de l’unité italienne, en 1859 (batailles de Magenta et de Solférino, juin 1859). Au moment où Zola écrit ces notes, la défaite de septembre 1870, Sedan, ne s’est pas encore produite.

9  Ou « rotation » des personnages, selon la formule employée par Daniel Aranda (« Personnages récurrents, personnages familiaux », Les Cahiers naturalistes, n°74, 2000).

10  Bien que le statut du soldat-laboureur soit conforme aux représentations sociologiques de l’époque.

11  Le thème de la rivalité entre les membres de la famille n’est guère exploité. Signe de ce refus du conflit interne, l’attitude d’Aristide Rougon qui, pour ne pas gêner son frère Eugène, le ministre, adopte un autre nom, celui de Saccard.

12  Étienne est adopté par la famille des Maheu, chez qui il s’installe quand il arrive à la mine, occupant une chambre de leur maison, mangeant à leur table, etc.

13  Sa famille, c’est celle de Tante Phasie (cousine du côté de son père, Lantier), sa marraine, mais aussi sa mère de substitution. Le roman se construit avec le rapprochement qui s’établit entre Jacques, le mécanicien, et Roubaud, le sous-chef de gare de la gare du Havre : un lien professionnel existe entre eux ; mais il s’accompagne d’une sorte de lien familial, parce qu’on apprend, au début du roman, que Roubaud est, comme Jacques, originaire du Midi, de la ville de Plassans dont sont issus les Rougon et les Macquart… Rapprochant ces trois personnages, l’intrigue pourra se développer sur un fond de relations familiales diffuses.

14  Travail, III, 5, Œuvres complètes, Cercle du Livre précieux, 1968, t. VIII, p. 964.