Les grands écrivains sont des transgresseurs de forme . Pour s’épanouir, les voix puissantes traversent souvent les limites des genres littéraires, s’octroient un espace élargi sur les débris de cadres rhétoriques trop exigus, où le moi peut briller de tous ses éclats, dans l’invention de formes novatrices. Pour ne prendre que quelques exemples dans la grande bibliothèque de la littérature française et étrangère, citons Rousseau que je vois autant dans le mythe de l’origine développé dans Le Discours sur l’inégalité que dans Les Confessions qui en donne la version individuelle et réaliste. Citons Sartre, dont Les Mots se nourrissent de L’Etre et du néant et de Qu’est-ce que la littérature ? ou encore Kafka, qui écrit son Journal autant qu’il inspire l’arpenteur K du Château. Toute grande fiction est donc peu ou prou autobiographie de son auteur, et toute grande autobiographie s’achève, peu ou prou en autofiction. La critique zolienne, depuis une vingtaine d’années, a bien saisi que chez Zola aussi, toute production tend à une production de soi , comme l’affirmait Gide : bien que les romans zoliens mettent en scène une vérité de la nature humaine, ils trahissent aussi les fantasmes de leur auteur, au-delà des principes d’impersonnalité affichés par Zola dans ses écrits théoriques qui affirmait, dans le même temps, s’être mis tout entier dans ses romans.

De ce point de vue, la galerie des masques ne cesse de s’enrichir de nouvelles glaces dans lesquelles se reflète Emile Zola. Dès la parution de la série romanesque, une certaine critique se montra à l’affût de romans à clefs, l’isolant dans un Sandoz, l’écrivain de L’Œuvre, ou dans le ministre Eugène Rougon. D’autres approches, plus modernes, ont utilisé les outils de la psychanalyse, pour pointer les manies et les cauchemars récurrents de l’écrivain projetés dans Olivier Bécaille, enterré vivant, Lazare Chanteau ou l’abbé Mouret ; puis les outils de l’analyse textuelle ont permis de repérer les images subliminales de l’écrivain, portrait de l’artiste en « naturaliste dévoyé » avec Saccard et le génial Octave Mouret, ou autofigurations caricaturales même avec le juge Denizet de La Bête humaine collectionnant, comme Zola, de volumineux dossiers1. Autant de masques d’écrivain qui mettent en scène, dans la fiction et par la mise en abyme, les questions essentielles de ses fantasmes ou de son esthétique. Et, ce qui se dit là n’affleure pas dans la Correspondance, dans les interviews ou les Souvenirs de ses proches, car le paravent de la fiction autorise la confidence plus intime et troublante. De ce point de vue, un tableau semble manquer à cette galerie de personnages, que Kundera appelle les « ego expérimentaux » de l’écrivain : celui du romancier au travail, penché sur son métier, en prise avec ses manuscrits, et se posant les questions vitales de la création. En un mot, le miroir d’encre, sans doute l’un des plus énigmatiques. Je pense, par exemple, à la figure fantasmée de Balzac dans Baltazar Claës, l’alchimiste mystérieux de La Recherche de l’absolu, héros et martyr de la Science.

N’y aurait-il, chez Zola, que le peintre Claude Lantier, le génie avorté, qui réaliserait cette mise en scène de l’accouchement artistique ? Regardons un peu :  Sandoz, le romancier, exprime la difficulté d’atteindre la perfection devant quelques pages manuscrites… mais elles sont écrites du matin et Zola n’en dit rien. On trouverait bien Jordan, dans L’Argent, un romancier « qui vient d’avoir un gros succès », en traversant le monde de la finance, dont la femme Marcelle est enceinte, et qui ressemble à Zola, mais son travail d’écriture proprement dit reste dans les coulisses du récit. Evidemment, un écrivain habite dans la grande maison de Pot-Bouille, mais quel anonymat en dépit des similitudes avec Zola ! Il y aurait pu avoir un bel écrivain dans Son Excellence Eugène Rougon et surtout dans Paris, le dernier volet des Trois villes, celui que Zola nomme, dans les fiches-personnages, un « observateur », un « témoin », un « peintre du Paris actuel », mais quelle magnifique autocensure au cours de la rédaction1 ! L’écrivain qui ne jurait que par la bonne besogne aurait ainsi évité de se représenter en créateur à l’œuvre, en forgeron des Lettres frappant l’enclume ? Discrétion et évitement, au sujet de l’invention littéraire et de l’acte d’écriture. Si peu sur « Le sang de l’œuvre », la « Force créatrice », l’ « Enfantement », autant de titres proposés pour le roman sur l’art qui révèlent assez clairement combien pour Zola, créer et procréer, c’est la même chose et qu’à partir de là, s’insinue forcément de la pudeur.

Voilà une discrétion qui étonne, malgré tout, car si l’on quitte temporairement les rivages de la fiction pour ceux de la réalité, il semble évident que Zola accompagne ostensiblement son invention littéraire de rituels, d’habitudes et de discours qui mettent en scène et en bouche son acte de création et la mise en œuvre de ses fameux dossiers préparatoires. Ainsi, par l’intermédiaire de Paul Alexis entre autres, forge-t-il le mythe de la création naturaliste, logique et méthodique. Il ouvre à Edmondo De Amicis le temple des Ebauches et des Plans, des notes et des croquis, stimulant l’imagination même du commentateur. Dans l’intimité du cabinet de travail, la voix de l’écrivain s’adoucit et murmure à l’oreille de ses manuscrits. Il écrit sur la première page du plan de L’Assommoir, « un succès », puis sur le plan détaillé du chapitre I qui suit, il caresse le papier et ajoute, « un très-grand succès, oui »2. Et plus tard, il appose le sceau de sa large signature à la fin de la dernière Ebauche du cycle, celle du Docteur Pascal. Cette célébration, a posteriori, du manuscrit ne correspond pas à une sacralisation narcissique du génie mais seulement à la reconnaissance dévolue à cet alambic à encre qui transforme un univers mental en signes, les signes en or et l’or en pierre. Justement, dans les pierres de Médan, l’imaginaire de la création trouve encore à se déployer, sans le souci d’une quelconque discrétion. La topographie de la propriété est littéralement habitée par la création des Rougon-Macquart : ici, l’île du « Paradou », et la barque « Nana », baptisée ainsi par Maupassant parce que tout le monde lui « grimpera dessus »… Là, la tour « Nana » et la tour « Germinal », édifiée avec les droits d’auteur touchés pour ce roman1. Plus encore, l’élévation de soi, grâce aux dossiers préparatoires, le moteur de l’invention, se voit-elle glorifiée dans la disposition verticale des lieux : dans la tour « Germinal », au-dessus de la chambre, le cabinet de travail surplombe le jardin, la voie ferrée et la Seine. Derrière le bureau, est inscrite la célèbre devise, sur la hotte de la cheminée : « Nulla dies sine linea » : étrange rapprochement entre la création et le feu héraclitéen dans la tour « Germinal », et l’enfer du Tartaret qui, dans le roman de la mine, produit la fertile colline : peut-être une allégorie de la création. Enfin, au-dessus du bureau, culminent le cœur et la mémoire du travail littéraire, ce que Zola nomme, si simplement, son « grenier », où il conserve notamment ses manuscrits dans une bibliothèque fermée : c’est son orgueil, ses enfants et sa chair, entre ciel et terre2. C’est aussi un temple de papier au sommet de la tour, qui, au regard de l’imaginaire de l’écriture, croise non seulement le combat céleste de Claude Lantier mais aussi la poésie d’Edmond Jabès, lorsqu’il écrira, en 1959 :

Avec mes poignards

Volés à l’ange

Je bâtis ma demeure.3

Contrairement à la fiction, les écrits personnels de Zola évoquent aussi, sans détour, son rapport à l’acte d’écriture, faisant écho à la valeur affective accordée aux manuscrits. Le journal intime qu’il tient en 1898, lors de sa fuite en Angleterre en pleine affaire Dreyfus, n’esthétise pas la figure de l’artiste exilé, selon le style hugolien, mais témoigne, avec une sincérité touchante, de l’importance qu’il y a, pour un artiste, fût-il loin de sa confortable propriété, à ne jamais se dépouiller de ses « propriétés », au sens où Michaux comprend le mot : « mes » propriétés organiques, qui me composent dans mon corps et mes neurones, et que transportent justement les manuscrits, ce théâtre animé de la vie cérébrale,

MARDI 2 AOUT. J’ai vidé ma malle tout ému et tout heureux du peu qu’elle m’apportait de mon chez-moi […]. Puis j’ai déballé mes manuscrits, j’ai organisé ma table de travail, dans une petite pièce du côté du jardin. J’avais eu une grande joie à préparer tout cela .4

Zola accouche de Fécondité au milieu de la tourmente politique et judiciaire, loin de Médan, mais la table de travail, si modeste soit-elle, et les manuscrits de la prochaine œuvre offrent un centre et même un pivot : « Je sens que pendant quelques jours, je vais tourner autour de mon roman ». Les feuillets s’accumulent pourtant, élevant des ramparts contre la désespérance. Mercredi 10 août : J’ai fini mon premier chapitre ce matin. Il a 33 pages de mon écriture ». « Le souverain bien, le souverain bonheur est d’être un libre écrivain »5. En résumé, la création littéraire est évoquée ou célébrée dans la topographie de Médan, dans son architecture, dans l’exil, dans quelques lettres, parfois ailleurs encore, ce qui tranche apparemment avec la discrétion évidente des fictions, observée précédemment…

Toutefois, revenons-y maintenant à ces romans: il s’agit d’une retenue en fait bien relative si l’on suit la piste qu’ouvrent les Pages d’exil et qui nous invitent à modifier

la perspective traditionnelle : non pas en rester à la figure exclusive de l’écrivain comme on le fait parfois, dans une vision réductrice du reflet d’auteur, mais scruter l’image de sa trace manuscrite dans la fiction : le manuscrit pris comme objet autonome placé dans le tissu des désirs, des pulsions, des énergies créatrices des personnages, et libéré, telle une étoile filante, de la maîtrise du sujet créateur. Le manuscrit non plus considéré comme une marchandise qui se négocie, comme dans les Illusions perdues de Balzac, mais comme un pur objet de fantasme. Sans en rester à des figures de littéraires, cherchons donc ceux qui écrivent et conservent leurs écrits dans la grande galaxie de l’œuvre zolienne. Peut-être nous parleront-ils un peu du Zola créateur.

Ce ne sont ni des hommes sages ni des hommes forts : Eugène Rougon délaisse le manuscrit de son essai politique parce que sa force réclame davantage l’action et la joute oratoire1. Une énergie désespérée les anime, ces êtres de la marge qui tirent une forme de virilité singulière de l’action même d’écrire. Ils appartiennent aux « métis intellectuels », des demi félés, mélange de délire et de lucidité, auxquels Moreau de Tours, dans sa psychologie morbide, rattache les « Faiseurs de projets, rêveurs et utopistes »2. Les utopistes, comme Florent, du Ventre de Paris, Sigismond, de L’Argent, Etienne de Germinal écrivent ou dessinent sous les yeux du lecteur, manipulent des notes et des feuillets. Souvent, paradoxalement, les indices autobiographiques affleurent à la surface du texte : Florent, d’un esprit méthodique travaille, comme Zola, pour combattre des « angoisses nerveuses », employant ses heures jusqu’à la « manie ». L’échine pliée, il met dans la nuit sa grande ombre noire au milieu de la douceur effacée de sa mansarde. Les savants aussi, tels que le comte de Viargues, dans Madeleine Férat, dont l’appel du néant le pousse à brûler ses manuscrits, le docteur Pascal, en quête des panacées universelles, ou Guillaume Froment, dans Paris, sont décrits dans leurs laboratoires, notant leurs expériences dans des dossiers tenus avec tendresse. Même un compilateur de documents, comme le vieux Vabre, le monomaniaque obsédé par son projet statistique, est montré aussi dans la rédaction en cours de ses fiches absurdes. En dépit de l’ironie qui s’abat sur ce bourgeois, on entend encore le bruissement du moi intime : « Le travail, c’est ma vie, affirme le vieil homme »3.  

Malgré les différences qui touchent les activités et l’idéal de ces personnages si distincts, malgré les tonalités sérieuses ou satiriques que Zola utilise, tous ont un rapport fusionnel et amoureux à leurs manuscrits, et tous, hélas, en seront tragiquement dépossédés, au cours d’une longue ou brève agonie. Faisons l’hypothèse qu’un scénario tragique, un fantasme obsédant, qui révèle un imaginaire du « manuscrit brisé » bien éloigné de la figure classique du « Zola-bâtisseur », traverse suffisamment son œuvre dans son épaisseur et sur toute sa longueur pour ne pas nous éclairer un peu la chambre obscure de la création littéraire.

Le manuscrit habite toujours les rêveries de l’intimité en des lieux choisis. Florent conserve ses feuilles volantes dans le tiroir de sa table, tandis que Vabre classe ses fiches dans une belle boîte de chêne, qui annonce modestement l’immense armoire de chêne sculpté dans laquelle Pascal garde précieusement ses dossiers sur l’hérédité. D’autres, tels de Viargues ou Sigismond, se claquemurent dans l’immense coffre de leur laboratoire ou de leur chambre, encombrés d’un monde de manuscrits, dont il se font une forteresse1. Chez eux, la boîte est un nid, l’univers où la pensée s’atteint et s’éteint dans le sacrifice de soi, du suicide du comte à la phtisie de Sigismond, puis dans l’étreinte sensuelle des manuscrits bientôt orphelins. Maurice Blanchot dirait sûrement d’eux « qu’ils sont forts en ce qu’ils ont de faible, que pour eux surgit une force nouvelle à ce point même où ils se défont dans l’extrémité de leur faiblesse »2. Soulignons en effet la modernité de ces scènes, si visuelles et si franches, de Madeleine Férat, de L’Argent ou de Pot-Bouille, qui annoncent déjà L’Invasion d’Adamov, où la chambre envahie par les papiers en désordre reflète la folie du héros: Guillaume s’attendant à retrouver, dans le laboratoire de son père, les cahiers à leur place découvre des papiers déchirés, à demi brûlés, qui lui font revivre la terrible scène du suicide: « Il écrasait sous ses pieds les morceaux de ses chers instruments, il repoussait dédaigneusement les fragments de ses manuscrits […] »3. La passion de l’utopiste prend, à l’inverse, la forme d’une apothéose, au cours d’un ultime naufrage où la pensée a rongé le corps: « Les mains de Sigismond s’égaraient, tâtonnantes, parmi les notes éparses, tandis que ses yeux qui ne voyaient déjà plus, emplis de l’éblouissement de la mort, semblaient apercevoir l’infinie perfection, au-delà de la vie. »4 Vabre, dans un dernier sursaut, retrouve l’origine fœtale du monde sur les limbes du néant, comme porté par son œuvre inutile : « […] il allongea les mains par un suprême effort ; et, les mains dans les fiches, il se mit à patauger, avec le geste d’un bébé heureux »5. Pascal ne daignera mourir qu’après avoir, dans un sursaut sublime de stoïcisme, inscrit sa propre épitaphe sur l’arbre généalogique, dont l’orbe est enfin bouclé. Rassembler « ses propriétés » à l’instant fatal, comme pour surmonter l’angoisse de l’anéantissement de soi, telle semble être la dernière volonté de ces chimériques, littéralement absorbés par leurs manuscrits galopants et pullulants comme la vie.

Dans ce drame intime de l’écriture, non seulement la mort sépare prématurément l’homme de son œuvre mais encore le manuscrit lui-même se voit-il détruit, malgré toutes les attentions protectrices de leur auteur. Aucun verrou ne résiste à l’agression, lorsqu’elle s’apparente à une trahison qui vient de ceux qu’on chérit et pire, de celle qui nous a donné la vie : si, dans Madeleine Férat, la vieille servante adjure le comte de renoncer à sa maudite besogne au nom de sa mère, dans Le Ventre de Paris, c’est le petit Muche qui, secondé par… sa mère, offre, dans une terrible innocence d’enfant, les cahiers d’écriture qui compromettent le révolutionnaire.  Ensuite, la criminalité maternelle se resserre au fil du cycle. Sigismond a beau s’écrier : « […] quand je serai mort, mon frère vendra mes papiers, et je ne veux pas, je ne veux pas», Busch, qui dorlotait son grand enfant « comme une mère », précise le texte, anéantit en effet, dans une crise d’enragé désespoir, ce travail jalousé1. Dans Le Docteur Pascal, la vieille Félicité, avec une rage encore supérieure, brûle les manuscrits de son propre fils, avec un rictus diabolique de contentement : « Il n’est point de pire tourment, avoue le savant, avoir la trahison chez soi, autour de soi, être traqué, dépossédé, anéanti par ceux que vous aimez et qui vous aiment ! »2 . Notons au passage combien la confidence biaisée énonce une vérité plus troublante que le transfert conscient de soi-même, avec lequel la critique a trop fait son miel : dans L’Œuvre, la mère impotente de Sando-Z-ola, clouée au lit, ne cause à son fils qu’un souci affectueux où toute pulsion destructrice semble absente… ou, du moins, passée sous silence. Ailleurs toutefois, le nœud fantasmatique est d’autant plus intense que personne ne peut freiner l’implacable fatalité . Ni le médecin qui souhaite emporter les rares manuscrits du comte de Viargues afin de faire profiter la science d’une vie de recherche, ni madame Caroline, dont Sigismond implore le secours, ni Clotilde, dont la mission est de protéger les dossiers de Pascal, ne parviendront à sauvegarder la moindre trace du travail de la pensée : « Mes papiers perdus ! toute ma vie de recherches et d’efforts anéantie ! »3, hurle Sigismond tandis que, pour Clotilde, « le génie venait d’être violé, il lui semblait que le monde allait être détruit, dans cet anéantissement farouche de toute une vie de travail »4. Et qu’en sera-t-il des écrits de Florent, renvoyé à Cayenne et des fiches égarées de Vabre ? Qui pourrait s’en soucier : sûrement pas les enfants en quête du testament ; sûrement pas, non plus, l’honnête Lisa. Ce pessimisme radical du meurtre intellectuel, par haine, lâcheté ou abandon, n’est pas propre au naturalisme français. On le retrouverait chez un Strindberg, par exemple dans Père, sous la forme de la lutte acerbe des cerveaux et du meurtre psychique castrateur, même si la dimension archaïque et compulsionnelle, qui s’impose chez Zola, n’apparaît plus: « Et maintenant que je m’apprêtais à tendre la main pour recueillir les fruits de mes travaux, voilà que cette main, tu me la coupes », réplique le capitaine à Laura5.

            La mise en scène des « personnages-écrivants », dans le roman zolien, révèle donc l’envers des photographies rassurantes montrant, dans son bureau, Zola au travail, le front serein, solidement appuyé sur ses coudes. La demeure cossue, logée dans la coquille des Rougon-Macquart, n’éclipse pas le labyrinthe infini qui montre, sous le voile de la fiction, ce qui se joue dans l’acte de création, et dont le romancier, en apparence toujours maître de sa plume, parle si peu: sa descente vers les profondeurs, l’inachèvement de l’œuvre à jamais imparfaite, cette expérience de la cruauté et de la mort dans la création, qu’il projette dans sa fiction, bien sûr sous la forme du déplacement et de la condensation, peut-être comme un défoulement cathartique, pour repartir de plus bel1. Mais quelle qu’en soit la fonction, soulignons tout ce que le masque de l’écrivain a de discret et pudique, aux antipodes des portraits grossiers peints à l’époque par les détracteurs du naturalisme, et parfois, hélas, encore peints de nos jours. Car il apparaît, contre toute attente, que c’est la chose écrite qui fait et défait l’écrivain et non l’inverse et, qu’à rebours de tout égotisme étriqué, c’est toujours en parlant de l’Autre, félé et perdu, que Zola ose parler de soi.

Toutefois, chez ce grand romancier, l’œuvre reste ouverte, évolutive et bouillonnante : la nausée ne va pas sans le salut, la faute sans le rachat et un fantasme peut toujours en cacher un autre. On pourrait alors montrer comment Paris, en 1898, dénoue le drame de la pensée, initialement tissé dans Madeleine Férat, trente ans auparavant, au moment où Les Rougon-Macquart étaient en pleine gestation tourmentée. D’un roman à l’autre, l’imaginaire sombre du manuscrit brisé achève enfin son voyage au bout de la nuit. De Guillaume de Viargues à Guillaume Froment, le laboratoire de chimie n’est plus le tombeau de la Noiraude, d’où le fils est exclu, mais un sanctuaire lumineux parcouru par toutes les générations d’une famille cultivant la mémoire du père, dont chaque membre poursuit les travaux : tous les papiers, tous les livres se trouvent conservés, vénérés et Guillaume « venait d’y découvrir des études commencées, toute une lecture passionnante, qui le retenait du matin au soir »2. La chimie ne cache plus une maîtresse lubrique et amère, qui fabrique le poison dont meurt Madeleine, mais donne le ferment du progrès technique dont bénéficiera l’humanité. Le nihilisme ne conduit plus à l’absolu d’une logique irréversible mais à une option possible dans la polyphonie du roman. Enfin, Mère-Grand, d’un beau relief, d’un héroïsme viril et serein rachète à elle seule toutes les trahisons des mères indignes des Rougon-Macquart, non seulement en enrayant la répétition de la mort dans le laboratoire, contrairement à Guillaume de Viargues, mais encore en conservant dans le plus grand secret le précieux dossier de Guillaume Froment, contenant les formules et les plans du formidable engin qui devra imposer la paix universelle. Après trente années de sacrifice, le manuscrit brisé connaît, dans Paris, sinon son ultime sacre, du moins sa légitime sauvegarde3.

Ainsi émerge-t-il des fictions zoliennes cette étonnante figure de l’auteur, centrée sur un fantasme de dépossession, qui touche l’écriture et la pensée et enrichit, sur le plan critique, la notion de manuscrit « moderne », « écrit-pour-soi », par une approche psychanalytique de l’immersion du créateur dans le sillon de sa création : d’abord il complète les points de vue de la génétique et de la sociologie de la littérature ; ensuite, il complique la question du biographique dans la fiction. Il y aurait une grande étude à écrire, qui loin d’être anecdotique, rechercherait dans les œuvres des romanciers la mise en scène cathartique des affres de l’invention, la manière dont la fiction réinvente, parfois en plein délire comme chez Zola, le manuscrit qui lui donna naissance ; ce que Mallarmé résume parfaitement quand il affirme : « j’ai senti des symptomes très inquiétants, causés par le seul acte d’écrire. »1   

Pour finir essayons de comprendre les origines de ce thème très personnel de l’écriture « assassinée ». Comment, d’abord, ne pas songer à une mise en scène allégorique de la figure du père, François Zola, l’ingénieur lui aussi mort à l’ouvrage trop tôt, qui dressa les plans du canal d’Aix, un projet interrompu, que les compagnies amoindrirent et défigurèrent. Ce père, dont Zola défend la mémoire et la probité justement en 1868, contre la ville ingrate, puis, en 1898, dans L’Aurore, afin de répondre aux bassesses d’antidreyfusards fanatiques :

Puisque j’ai la plume, puisque quarante années de travail m’ont donné le pouvoir de parler au monde et d’en être entendu, puisque l’avenir est à moi, va ! père, dors en paix dans la tombe, où ma mère est allée te rejoindre. Dormez en paix côte à côte. Votre fils veille, et il se charge de vos mémoires. Vous serez honorés, parce qu’il aura dit vos actes et vos cœurs. 2

Là où Caroline, Clotilde et d’autres ont échoué, lui a réussi parce que lui, Zola, a recueilli les papiers de famille, les plans sans nombre, les précieux atlas de son père, dont les croquis des Rougon-Macquart sont une sorte de descendance iconique, un peu comme Guillaume Froment poursuivant les travaux paternels. Comment ensuite ne pas penser à ce martyre de l’écriture comme à un principe psychique régulateur de la vie de l’écrivain, confronté régulièrement aux multiples forces antagonistes : autant de « crapeaux » à avaler au petit-déjeuner et autant de censures, dont les ciseaux mutilent, dont l’encre rouge souligne les mots séditieux du manuscrit du drame Germinal, comme le fit la police sur les cahiers de Florent ; quand ce n’est pas Houssaye ou Lacroix réclamant telle coupure, qui, dit Zola, vous « châtre » un roman et lui ôte sa « virilité »3. Des textes polémiques comme L’encre et le sang, La propriété littéraire et Les droits du romancier prennent une toute autre force si on les articulent à ces angoisses profondes d’écrivain, projetées au cœur d’une fiction réparatrice. Leur raison d’être et leur nécessité vitale d’un coup s’imposent à nous, au-delà de la distinction classique entre le Zola romancier et le Zola journaliste, car la cause défendue reste toujours la même : être soi, homme et écrivain, absolument indompté. Enfin, ce délire de la dépossession des manuscrits, qui fut hélas bien réelle pour un Balzac, si tôt Mme Hanska disparue - et Zola le savait - sonne aussi comme un testament entre les lignes ou une bouteille jetée à la mer qui lancerait à la postérité : « Veille sur moi, lecteur, famille, amis et humanité à qui appartient l’avenir, tu détiens dans tes mains mes plus fécondes propriétés, ma vie intime de producteur mangé par la littérature». Justement, Alexandrine la première, mais aussi les centres de recherche consacrés au naturalisme, les récentes expositions de la Bibliothèque Nationale de France, ce musée de Médan ou le bel ouvrage de Jean-Claude Le Blond-Zola, prouvent, entre autres, que le devoir de mémoire s’accomplit génération après génération, dans le respect et la redécouverte perpétuelle de l’œuvre monumentale, comme de ses milliers de feuillets manuscrits galopant comme la vie, qui nourrissent, depuis plus d’un siècle, nos imaginaires et nos pensées.

1  -Voir, entre autres, Philippe Hamon, « Le juge Denizet dans La Bête humaine », dans Mimésis et Sémiosis. Littérature et représentation, miscellanées offertes à Henri Mitterand, sous la direction de Philippe Hamon et Jean-Pierre Leduc-Adine, Paris, Nathan, 1992, p.137-144. Pour une étude d’ensemble, voir Marie-Ange Voisin-Fougère, L’ironie naturaliste. Zola et les paradoxes du sérieux, Honoré Champion, 2001, « Auto-portraits ironiques ».

1  -Cette fiche-personnage se trouve au f°366 du dossier préparatoire de Paris (B.N., Ms. 1471).

2  -Il s’agit des folios 1 et 4 du dossier préparatoire de L’Assommoir.

1  -Il faut compléter notre analyse de la toponymie de la propriété par l’approche que choisit Jean-Claude Le Bond-Zola. Il met en relief la dimension affective de ces noms de lieux: « Appeler son île "Paradou", c’est lui donner la chance d’y abriter bientôt la joie, les douceurs de l’amitié, le bonheur des ententes parfaites. », dans Zola à Médan, Société Littéraires des Amis d’Emile Zola, Paris, 1999, p.45.  

2  -Dans sa préface au livre de Jean-Claude Le Blond-Zola, Henri Mitterand résume ainsi, page 10, cet imaginaire du lieu: « C’est une maison de travail, d’écriture, de création ».  

3  -Edmond Jabès, Je bâtis ma demeure, Paris, Gallimard, 1959, p.121. Pour une étude des conditions d’écriture de Zola à Médan, voir d’Alain Pagès, « Comment Zola écrivait-il », dans Zola, Genèse de l’œuvre, sous la direction de Jean-Pierre Leduc-Adine, Editions du CNRS, Paris, 2002, p.281-291

4  -Emile Zola, Œuvres Complètes, Cercle du Livre Précieux, tome 14, p.1148-1149.

5  -Ibid., p.1150-1151.

1  -Eugène Rougon entreprend une étude comparée de la constitution anglaise et de la constitution impériale de 1852 mais abandonne rapidement son projet : « Il ne dépassa pas la dixième page. D’ailleurs, il laissa traîner sur son bureau le manuscrit commencé, bien qu’il n’y ajoutât pas vingt lignes par semaine. », Les Rougon-Macquart, tome II, p.132, La Pléiade.  

2  -Voir « Les Manuscrits originels (1868) » dans Les Manuscrits et les dessins de Zola. Notes préparatoires et dessins des Rougon-Macquart, édition établie et commentée par Henri Mitterand et Olivier Lumbroso, Paris, Textuel, 2002.

3  -Emile Zola, Les Rougon-Macquart, tome III, p.84, La Pléiade.

1  -Sur ces lieux d’accueil de la vie psychologique secrète, voir le chapitre « Tiroir, coffres et armoires », dans La Poétique de l’espace de Gaston Bachelard, Paris, PUF, 1957.

2  -Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1988, p.61 (folio essais)

3  -Emile Zola, Œuvres Complètes, Cercle du Livre Précieux, tome 1, p.748-749.

4  -Emile Zola, Les Rougon-Macquart, tome V, p. 394, La Pléiade.

5  -Emile Zola, Les Rougon-Macquart, tome III, p.209, La Pléiade.

1  -Emile Zola, Les Rougon-Macquart, tome V, p.391, La Pléiade.

2  -Ibid., p. 936.

3  -Ibid., p. 391.

4  -Ibid., p. 1204.

5  -August Strindberg, Père, (1887), Imprimerie Nationale, p 62.

1  -On trouve dans certaines ébauches, notamment de L’Œuvre, du Rêve ou de L’Argent, quelques rares intrusions autobiographiques, comme par exemple : « (moi, le travail, la littérature, la crise, le besoin d’être aimé, tout cela à étudier psychologiquement) », dans l’ébauche du Rêve, f°221.  

2  -Emile Zola, Œuvres complètes, Cercle du Livre Précieux, tome 7, p.1313.

3  -Inversement, la caricature peut véhiculer l’image d’une désacralisation du manuscrit. Voir le dessin de Charles Léandre dans Le Rire, du 20 novembre 1897, accompagné de la légende suivante : « M. Zola arrive enfin au bout de son rouleau en mettant au monde Paris! Le père et l’enfant se portent bien tout de même. »  

1  -cité par Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, op.cit., p. 37.

2  -Emile Zola, Œuvres Complètes, Cercle du livre précieux, tome 14, p.1009.

3  -Lettre à Charles Coligny du 25 septembre 1867. Voir, plus largement, la Correspondance de Zola qui, autour des années 1867-1870, met en scène l’objet-manuscrit, celui qu’on conserve précieusement dans son secrétaire, celui qu’il faut écouler, celui qu’il faut protéger : « J’ai peur qu’on abîme singulièrement notre manuscrit », écrit-il à Marius Roux le 25 août 1867. Une stratégie de diffusion et une économie de l’énergie créatrice s’élaborent autour du manuscrit, dans les lettres de Zola datant de cette période.