Où commence la littérature ? La question, trop souvent, se perd dans le ressac des interpellations qui déferlent sur le livre, depuis celle, d’abord, faussement symétrique : où va la littérature ?, jusqu'à : à quoi sert la littérature ? pourquoi la littérature ? qu'est ce que la littérature ? et ainsi sans fin. Une différence, pourtant : toutes ces questions admettent, et ont reçu en effet, une profusion quasi infinie de réponses. Celle du commencement n'en connaît que deux. La première est donnée en partage à tous : la littérature commence avec la lecture. C'est à l'instant où il ouvre le livre que le lecteur entre dans l'univers des mots. Il va l'habiter le temps de la lecture et en sera habité à son tour. La force de la lecture emporte alors toute faiblesse du texte. La prose du XXe siècle commence par deux textes que des générations de lecteurs ont traversés sans se laisser arrêter (sans même les voir) par des phrases incomplètes – dernière partie de la Recherche - ou des mots déformés – Ulysses. La royauté du lire a été, un temps, hypostasiée par la théorie critique au point d’oblitérer le texte et voir dans la lecture l’unique réalité des faits littéraires. On connaît la thèse radicale de Sartre : “ L’objet littéraire n'a d'autre substance que la subjectivité du lecteur ”. À en croire Barthes, toute la poétique de Mallarmé consiste à mettre le lecteur à la place de l’auteur. Le livre n'est plus dans ce qui est écrit, mais dans ce qui est lu et un singulier emploi du langage permet de parler d’une re-création là ou toute création est bannie. Le lecteur va à la rencontre d’un miroir, objet surgi de nulle part, vide tant que nul visage ne s'y est penché : image magique plutôt que pensée intelligible de l’art et qui frappe tout commentaire d’inanité. Comment, sans troubler la vision, superposer au reflet du lecteur un visage étranger ? De là, les difficultés d’une critique des lectures. Elle ne peut parler du lecteur dans sa réalité singulière : sa lecture est à proprement parler inconnaissable ; à la différence de l’écriture, elle s’évanouit sans laisser de trace et le critique n’a d’autres objets que les pratiques sociales – histoire du livre – ou les témoignages des critiques qui l’ont précédé – histoire de la réception. Sous couleur de parler de lecture, elle peut parler du texte (c’est dans cet entre-deux que se glisse volontiers une critique du clair-obscur), mais ce point de vue ne va pas de soi.  Or, on peut parler du texte pour instaurer son sens : “  instituer l’œuvre en totalité momentanée de significations ” dira L. Jenny.  La “ solitude souveraine de l’écrivain ” (l’expression est de J. Derrida, qui la dénie) transférée d’abord de l’auteur au lecteur, passe ainsi aux mains du critique. Mais c’est évidemment une régression aux origines, à la tradition théologique de l’herméneutique.  On peut, au rebours, récuser toute autorité et se faire lecteur parmi les lecteurs : “ la critique n’est qu’une forme écrite de la lecture ” écrit J. Roudaut ; propos d’écrivain puisque la lecture redevient écriture  - et il est vrai que les plus belles “ lectures ” sont souvent celles des écrivains. Devant le livre réduit à un effet sans cause, la critique est au rouet.

Pourtant, une seconde réponse existe, en vérité plus ancienne et que tient dans sa main l'écrivain : la littérature commence avec l'écriture. Cette reconquête d'une origine est de grande conséquence. Elle donne à l'œuvre un auteur, à l'acte d’écriture un destin (qu’il soit d'échec ou d’aboutissement) et au livre l’histoire d’une venue au monde. Elle fait communiquer l’espace du dedans avec l’espace du dehors, fait de la création et de l’œuvre une réalité d'un seul tenant et ouvre ainsi la voie à une critique qui soit d’intelligence et non d’autorité ou d’empathie pure. Pour qu'une telle réflexion puisse se déployer, il faut voir clair dans ce qui différencie le monde de l'auteur et celui du lecteur - et comment le critique peut tenir les deux bouts dans sa main.

La demeure de l'auteur est ce “ château magique du dire et du taire ”dont parle Aragon : surgi avec le premier mouvement de la plume, il s’évanouit quand elle s'arrête. Il en est de même de la lecture : le livre est pris et quitté et, comme l’écrivain, le lecteur est seul, silencieux et entouré de tous les livres qu’il a lus. On voit bien comment, dans le couple de l'écrire et du lire, les deux versants de la littérature se font face. Mais seule une erreur commune permet de les confondre. Avec l'auteur, le lecteur ne partage ni le labeur de la langue, ni l’inquiétude de la forme, ni “ l’éclat, décision fulgurante, présence ” de la création ou l’incertitude de l’aboutissement. C’est encore l’écrivain qui, seul, habite le temps de l'écriture : celui de l’amont, du livre d’avant le livre, celui du parcours, du temps des possibles, celui de l’achèvement, long ou bref, incertain ou parfait. La durée de la création ne sera jamais celle de la lecture :

“ Telle œuvre est le fruit de longs soins (...) Elle a demandé des mois et même des années de réflexion et elle peut supposer aussi l’expérience et les acquisitions de toute une vie. Or, l’effet de cette œuvre se déclarera en quelques instants. En deux heures, tous les calculs du poète (...)tous ces actes de foi, tous ces actes de choix, toutes ces transactions mentales viennent enfin (...)frapper, éblouir ou déconcerter l’esprit de l’Autre ”.

De là encore le paradoxe de Julien Gracq : “ Un écrivain – on l’a souligné - ne peut jamais lire un de ses livres puisqu'il l'a écrit, lentement, péniblement ”. Cet effort sera jouissance et souffrance, mais toujours “ nécessité intérieure, impérieuse (…) non pas une question de vie, mais de survie ” écrit Aragon ; Martin Walser le dit d’un mot : “ Tant qu’on écrit, on est sauvé ”. C’est cette vie dans l’écriture que la critique a pris pour principe de dissocier de la vie quotidienne. La distinction est classique, désormais, mais brouille pourtant la réalité si elle se fait coupure. En voulant déduire l’œuvre de la biographie, l’histoire littéraire s’était engagée dans une impasse. En dressant entre elles un mur, la critique a masqué un temps de la vie : celui que l’écrivain passe au “ château magique ” et qui, bien souvent, envahit ses heures et ses jours. À fréquenter les manuscrits, on se demande s'il ne faut pas inverser notre vision et inscrire la forme de l’écriture dans le dessin d’une vie. Le fantôme de Flaubert vient à notre rencontre : “ Ma vie est un rouage monté qui tourne régulièrement…je suis un homme-plume ”. Comprendre cette existence n’est pas attenter à l’existence autonome du texte : écrire est une manière de vivre (de survivre, dit Aragon), mais le texte n’est jamais le vécu. Il est le produit d’un mouvement de l’esprit (pensée, pulsion, réaction) qui se fait forme et que met à jour le travail de la plume. Ce passage de l’esprit à l'acte est décrit avec acuité par Paul Valéry :

“Cette fin est l'aboutissement d'une suite de modifications intérieures aussi désordonnées que l'on voudra, mais qui doivent nécessairement se résoudre au moment où la main agit, en un commandement unique, heureux ou non ”

À cet instant précis, lorsque la plume touche le papier, la page s’ouvre à l’écriture, et la littérature commence. Il en advient alors comme de la petite sirène d'Andersen : elle renonce à la voix pour le silence et obtient en échange d'autres dons. En se faisant écriture, la parole cesse de résonner, cesse aussi de vivre dans un échange avec d'autres (on dit bien que ce silence et cette solitude restent animés par le souffle de la voix et la présence de l’interlocuteur, mais ils demeurent cachés).  En revanche, le silence a ses propres pouvoirs. Il peut exprimer ce qui ne saurait être dit à voix haute : “ Quelque chose ne pouvait être dit; il fallait l'écrire ” dit M. Walser. “ L'écriture tient de plus près à la pensée que la parole ” note J. Joubert, en anticipant les modernes débats sur le rôle de l’écrit et de la oral dans la pensée des hommes. La solitude est aussi une force. Elle ne voit que de loin l'œuvre, le genre, l'école, bref les filières par lesquelles elle passera (ou non) pour répondre (dans la double acception) à l'esthétique de son temps, aux contraintes de la publication, bref, à tout l’appareil de sa socialisation. L'écriture des origines se déploie dans une liberté première qui donne son souffle à l'œuvre et la lance, parfois, d’un premier jet plus vif que le texte. Littérature déjà, mais littérature du seul écrivain, vécue dans les moments où elle est au plus près du corps. Violence première chez Flaubert :

“ Ordures. Lampe qui a l'air d'une tâche de sang. De temps à autre, de petites flammes bleues, vertes ou colorées de jaune voltigent, produit des émanations gazeuses. Un propriétaire de province innocent, tué par un garde national à travers les grilles. Sa cervelle reste collée sur le baquet et le corps étendu pendant 12 heures. Le garde national dit : “ 'Bon, je vais écrire à ma femme que j'ai tué un joli pierrot’”.

Ellipse, chez Heine, de la forme et de la pensée :

“ Vision d’une cathédrale - Mausolée que le catholicisme s'est fait bâtir de son vivant  cuirasse de pierre d'un sentiment éteint  (ironie de l'horloge au sommet) ” Ou encore : “ Marins sur une mer démontée, sur une falaise un couvent, les nonnes blanches s’y tiennent en chantant –voilà l'art aux temps de la politique ”.

Chez Baudelaire, fantasme du décor et du destin :

 “ Symptômes de ruine. Bâtiments immenses. Plusieurs, l'un sur l'autre, des appartements, des chambres, des temples, des galeries, des escaliers, des coecums, des belvédères, des lanternes, des fontaines, des statues. Fissures, lézardes (… ) Une tour  labyrinthe. Je n'ai jamais pu sortir. J’habite pour toujours un bâtiment qui va crouler, un bâtiment rongé par une maladie secrète ”.

Cette écriture jaillissante est aussi une écriture débordante, que le texte n'a pas encore canalisé dans un lit. Elle se répand au travers des pages, faisant surgir côte à côte des vers encore orphelins de leur strophe, des strophes qui se mêlent sans trouver leur poème, des feuillets qui pourront encore échanger leur place. La notion d’œuvre, mise en question dans la théorie littéraire par une postulation philosophique, est ici bousculée par l’écrivain. Les manuscrits le confirment à toutes les époques : strophes errantes dans les brouillons de Pétrarque comme dans ceux des poètes expressionnistes, fragments en attente d'une composition chez Pascal comme chez Heine ; de nos jours, les poètes en témoignent encore. Aragon rappelle qu'en un moment d’incertitude il a battu les pages du Fou d'Elsa commedes cartes à jouer. Et à la question “ Qu'est ce qui précède les poèmes ? ” Yves Bonnefoy répond :

 “ Dès le début de mon travail, je me suis trouvé dans cette situation où un groupe de mots s'offrait à mon attention mais sans qu'il pût s'articuler de façon analysable avec d'autres de même sorte, qui auraient pu constituer avec lui ne serait ce que le projet d'une signification ”.

La plage de silence blanc qui se dévoile à l’auteur est à la fois un défi, un espace de liberté et un instrument de son pouvoir quand il la tient sous sa plume.  Cet outil, simple au point que les millénaires l’ont à peine touché, suffit pour exercer un art magique : l’art de peindre la parole. À la différence de la voix, il permet au même moment de suspendre le langage et de le perpétuer. Le mot acquiert ainsi une forme propre, une substance matérielle et visible; désormais, comme le note Paul Ricœur, “ il faut une force pour l'anéantir ”. À la différence du parler, l’écrit se rend maître du temps, permet d'en remonter le cours, de revenir sur un énoncé, de le faire bifurquer dans d'autres directions, de lui donner une forme nouvelle et mettre l’ancienne en mémoire. L’écriture électronique, tantôt alternative, tantôt complémentaire du tracé manuel, a soudain mis en lumière le rôle décisif de ces fonctions, devenues invisibles à force de servir. Elle nous rappelle que les écritures sont mortelles et leurs pouvoirs changeants. À l’écrivain, l’inscription virtuelle rend pour une part la maîtrise de la mise en page et de sa diffusion,  mais lui enlève les libertés de la plume : ainsi le clavier fait remonter à la conscience ce qui, dans le geste corporel, était devenu automatisme pur.

Du coup, nous voyons d'un œil neuf le tracé qui fait surgir les mots. Par cet acte, le mouvement de l'esprit s'inscrit dans l'univers sensible : entre l'écrivain et la page, un face à face s'instaure par lequel la littérature advient au monde. Cette“ espèce de prodige ” que constitue l’acte d’écrire a toujours occupé la pensée des écrivains, pour la dominer au cours du XXe siècle. Mallarmé le clairvoyant l'annonce, dès 1894 : “(...) dans les bouleversements tout à l'acquis de la génération récente, l'acte d'écrire se scrute jusqu'à l'origine ”. L'année suivante, un porte-parole de la nouvelle génération – il a vingt-cinq ans -  fait de l’aventure littéraire le sujet d’une œuvre : Paludes. L’écriture est dominée par une nouvelle vision de son art : les mots l’emportent sur les choses, ce qui est dit compte moins que la façon de le dire. Et du coup, le destin de la littérature ne se joue plus entre le lecteur et l'œuvre “ cette idole immobile qu'il adore pour elle-même”  (la formule est de Proust), mais entre l'artiste et sa création : “ le faire comme principal et telle chosefaite comme accessoire, voilà mon idée ” écrit Valéry en 1926 et, la même année, Gide crée d’un même mouvement un roman et son double, voir son triple : Les Faux-Monnayeurs, “ Le Journal d’Édouard ” et Le Journal des Faux Monnayeurs. Édouard existera pour dire au lecteur : “ (…) l'histoire du livre m'aura plus intéressé que le livre lui - même, elle aura pris sa place et c'est tant mieux”.  L’esthétique de l’œuvre en acte s'affirme en même temps dans les arts plastiques : “ L'œuvre est son histoire ” écrit Paul Klee dans L’Art moderne “ bonne donc la forme comme mouvement, comme faire, bonne la forme en action ”. Ce postulat ne produit pas que des manifestes ; il donne un nouveau visage aux productions de l’art. Dans le domaine figuratif, de Klee jusqu'au scandaleux Balzac de Rodin et aux sculptures mobiles de la fin du siècle ; dans les Lettres, du roman de Gide à ceux de Calvino et de l’Oulipo. Mais il ne l’emporte pas au sein de la critique (la française, du moins), majoritairement fidèle à l'histoire littéraire et l'explication des textes. En 1937 encore, Valéry regrette, devant le public du Collège de France “ (...) que la forme d'activité intellectuelle, qui engendre les œuvres mêmes, soit fort peu étudiée ou ne le soit qu'accidentellement et avec une précision insuffisante ”. La même année, il souligne que “ l’invention elle-même ” se lit dans “ Le manuscrit original, le lieu de son l’écrivain regard et de sa main, où s'inscrit de ligne en ligne le duel de l'esprit avec le langage (... ) tout le drame de l'élaboration d'une œuvre et de la fixation de l'instable ”. Un objet littéraire inédit, une méthode nouvelle d’investigation étaient montrés à la critique. Mais celle-ci allait encore piétiner sur le seuil de la découverte, alors que la littérature poursuivait son chemin. Un demi-siècle après Valéry, un autre poète redisait :

 “ Le champ de nos rapports, j'entends de l'écrivain et du chercheur, est celui de l'écrit (... ) nonseulement, écrit figé par la publication, mais le texte en devenir, saisi pendant le temps de l'écriture, avec ses ratures comme avec ses repentirs, miroir des hésitations de l'écrivain comme des manières de rêverie que révèlent les achoppements du texte”.

À la suite de cette invitation, Aragon remettait symboliquement aux chercheurs les clefs de l’écriture : ses manuscrits et documents de travail, ceux, en même temps, d’Elsa Triolet.  Son geste est devenu le symbole d’une nouvelle alliance “ entre créateurs et chercheurs ” comme les nomme son discours : “ D’un grand art nouveau : la recherche ”.

Mais pour la critique, c’est avant tout le début d’une nouvelle aventure ; la plongée dans un monde inconnu dont la découverte frappe d’étonnement et de surprise quiconque y fait pour la première fois effraction. Le champ de l’écriture s’offre comme un champ de bataille où les combats de la plume ont inscrit leur trace sur tout ce qu’ils ont frôlé. Ces documents sont d’une extraordinaire diversité et appartiennent à toutes les étapes et tous les états du travail, dossiers, carnets, esquisses, plans, brouillons. Mais dès que la pensée ou l’imagination les a touchés, tous, du document inerte – dictionnaire, rapport – jusqu’à la page inspirée, se trouvent doués de vie et convoqués à jouer leur rôle dans un projet d’écriture. À leur tour, ces projets varient d’un écrivain à l’autre, depuis la visée d’un édifice à bâtir jusqu’à la vision d’un vide à combler, d’une blancheur à effacer. Vers ces horizons changeants s’élance ce que l’on nomme un parcours d’écriture – réminiscence, involontaire peut-être mais parlante, du parcours d’obstacles. C’est tantôt un caillou, quand le poète bute sur un terme : dans le poème “ Une étoile tire de l’arc ”, Supervielle bronche sur le vers “ Dans leur délire intérieur ”. Il suscrit “ délire ” par “ miracle ” et celui par “ silence ” ; le souscrit par “ vertige ”, puis, de ligne en ligne, par : “ lumière ” ; “ vertige ” ; “ douceur ” ; “ vertige ” ; “ ivresse ” ; l’hésitation se clôt sur “ vertige ”, tenté et refusé trois fois. Tantôt c’est la visée entière qui bifurque : Le rivage des Syrtes, qui allait au devant d’une bataille navale, se clôt (ou demeure ouvert ?) sur le retour d’Aldo à Orsenna. La partie n’est jamais gagnée d’avance et la menace de l’échec pèse sur chaque instant de l’écriture.  Pourquoi, dans l’œuvre des plus grands, cet effondrement unique par quoi se solde, malgré l’acharnement de l’auteur, le Felix Krull de Mann ou La Route de Gracq ? Il faut répondre à ces questions pour déchiffrer l’extraordinaire leçon de littérature que nous donnent les manuscrits. La subtile mécanique qu’ils laissent entrevoir met en jeu des éléments que nous désignons grossièrement en parlant de sens, de rythme, de mots, d’images, d’horizon. Nous ne les devinons que de façon hasardeuse : Zola, ce grand constructeur d’échafaudages, ce maître du programme et de la composition, déclare dans une interview : “ Quand j’écris, la phrase se fait toujours en moi par euphonie. J’entends le rythme de la phrase, je me fie à lui pour me conduire ”. L’esthétique de l’écriture est une esthétique de la totalité : ses composantes interagissent à chaque instant et engendrent à chaque instant une nouvelle constellation textuelle. Les sources de ce mouvement ont, pour chaque écrivain, un autre nom – “ inspiration et calcul ”, “ organisation et spontanéité ” - mais désignent toujours le même couple de forces que Gracq emprisonne dans une formule unique : “ les dons de la langue et les exigences du jugement ”. Cette double désignation de la langue et de son usage spécifique décrit la poéticité selon la définition originelle de Roman Jakobson : “ les mots et leur syntaxe, leur signification, leur forme externe et interne ne sont pas des indices indifférents de la réalité, mais possèdent leur valeur propre ”. L’inscription exhibe la trace d’un événement esthétique que l’écriture a objectivé, un événement qui appartient au langage et le met en mouvement au service de l’art. Par là, dès l’origine et quel que soit son niveau de textualisation, l’écriture appartient à la littérature : un devoir de critique se trouve institué.

Comment l’accomplir ? Assez étrangement, on demande d’ordinaire à la critique de genèse si elle est légitime, non si elle est possible. Rien, pourtant, de moins évident. Trois obstacles lui barrent le route, dont le premier est difficile à rompre ; il est de papier et cède sous les pas. Je veux parler de la grande trahison des manuscrits. De l’écriture, ils ne nous abandonnent que des traces mutilées, disloquées, fragmentaires. Tantôt par l’insouciance de l’écrivain, tantôt par son excès de prudence (volonté de tri ou de secret), l’une aussi efficace que l’autre pour réduire au silence les témoins. Tantôt par les aléas d’une conservation dont la tradition varie au gré des temps. Parfois par les accidents de l’Histoire, naturelle ou humaine. Toujours par  la critique rongeuse des souris dont parlait Marx,, ou par celle du temps qui dévore comme elles les feuillets trop fragiles. Mais par paradoxe, ces traces peuvent être en même temps surabondantes. Il faut au critique éviter l’ensevelissement sous les milliers de feuillets et frayer sa voie parmi la masse des documentations adventices, attestations redondantes, errements de la plume, bref, libérer l’essentiel de l’accessoire. Toutes les traces de la plume n’ont pas quelque chose de décisif ou de neuf à nous dire. Et toutes ne font pas système. Le manuscrit peut être aussi ce “ tas de petits morceaux qui n’ont jamais coexisté ” et dont parle Valéry.

Pour autant, les rébus du manuscrit ne sont qu’un premier obstacle. Plus sournois est le piège que le critique se tend à lui-même : il est à la fois juge et partie.  Juge, quand il constitue un objet matériel en objet scientifique, décidant sous sa propre responsabilité d’un classement, d’une chronologie, d’une articulation avec un ensemble plus vaste. Partie, quand il induit de ces observations la marche et les lois d’une genèse. Comment, entre ces deux moments, sauvegarder une frontière ? Le classement d’un dossier oriente la vision d’une genèse – mais l’inverse peut advenir aussi. Le critique est sans certitudes. Il ne peut accrocher les fils de son enquête au cadre rassurant d’un texte. Il est sans appuis : rares sont ceux qui partagent sa connaissance du document. Et - contrairement à une idée trop répandue - il ne peut mettre ses pas dans ceux de l’écrivain.

Nul ne saurait revivre une expérience que l’écrivain a vécue seul, puis dépassée et laissée derrière lui. Ce que le critique observe, ce sont les indices visibles d’un travail, ce qu’il déchiffre, ce n’est pas le mouvement d’un esprit, mais les traces d’un acte : non ce que l’écrivain voulait dire mais ce qu’il a dit. L’inscription exhibe la trace d’un événement que l’écriture a objectivé, un événement qui appartient au langage et le met en action au service de l’art. Entre cet événement et “ les mouvements désordonnés de l’esprit ” dont parle Valéry existe un lien paradoxal puisque l’écriture procède de l’esprit qui la met en mouvement et l’oriente, mais en même temps, elle s’en détache et ne permet plus d’y revenir. Faut-il conclure que l’étude de la genèse est à la fois nécessaire et impossible ? Certains l’ont pensé et décrété que les manuscrits n’étaient faits que pour désespérer le critique. Luis Borges en a jugé autrement quand il écrit (dans sa préface à Macbeth) : “ Art happens a déclaré Whistler, mais l’idée que nous n’en finirons jamais de déchiffrer le mystère esthétique ne s’oppose pas à l’examen des faits qui l’ont rendu possible ”.  Cette position demeure vraie encore en notre temps. Si de nouveaux développements de la science permettent aujourd’hui d’explorer les structures mentales, ce savoir est toujours d’une autre nature que l’expérience de l’écrivain – et que la connaissance du critique. Pour savoir non seulement ce qui s’est transmuté en œuvre, mais comment la transmutation s’est faite, l’étude de la genèse, sans pouvoir jamais répondre de façon totale, ouvre une voie qui permet d’en connaître autant qu’il est en notre pouvoir. Pour cela, elle dispose de quelque force et accède à la connaissance par des voies qui sont fermées à l’écrivain. Elle peut embrasser les parcours de la genèse à la fois dans leurs origines et dans leurs aboutissements. Elle tire son autorité du principe de réalité. Face à des traces ostensibles (fussent-elle générées d’abord par l’électronique), elle peut passer du régime de la spéculation à celui de l’observation et dire comment les choses se sont faites. C’est avec ces armes qu’elle part à la recherche de sa vérité.

Des inscriptions, le temps s'est retiré et le mouvement s'est éteint. Le défi, c'est de les reconquérir. L'un et l'autre sont protéiformes. Parfois, le temps s’inscrit dans la longue durée : ce sont des pages auxquelles l'auteur revient après des années, des décennies parfois ou, à l’inverse, des projets que sa plume lance en avant, parfois au-delà du temps de sa vie. On découvre ainsi dans les manuscrits ce qu'il faudrait nommer la vie imaginaire de l'œuvre, telles, chez Nietzsche, ces “ Cinq préfaces pour cinq livres incréés ” ou, chez Martin du Gard, ces plans qui prolongent le destin de ses personnages dans une durée que l’auteur ne connaîtra jamais. Surtout, on observe au cœur des écritures le long travail de la mémoire qui distille l’essence du vécu et en fait la matière première de l'art. Mais le temps règne aussi sur l’instant : un écrit n'existe que par une configuration simultanée de mots; dans le moment qui suit, un ajout, une suppression auront remodelé la figure et déplacé le sens. Pour autant, l'écriture n'est pas un simple clignotement d’instants. Elle est guidée par une force qui se déploie dans des configurations différentes chez chaque auteur, mais puise toujours son énergie dans la conjonction du calcul et de la spontanéité. L'enjeu, pour le critique, est de comprendre l’action de cette dynamique, de saisir le mouvement qui traverse l’écriture et par lequel la genèse instaure ses significations. Recherche aventureuse, jamais totalement accomplie et qui circule parfois le long de voies invisibles à l’auteur. Un simple feuillet peut, par sa matière, ses empreintes, son format parler d'un lieu, d'un temps, d'un classement. La forme d’une écriture peut marquer les époques d’une vie, révéler les étapes et comme la respiration d'un travail. De même, il ne s'agit pas seulement de déchiffrer un manuscrit, mais de le comprendre et pour cela, apprendre à le voir. Valéry, déjà, le disait : “ Le texte lu, le texte vu sont choses tout distinctes ” et pour qui pénètre dans l'univers de l'écriture, rien n'est frappant comme le contraste entre le feuillet manuscrit et sa figure imprimée. L'antique art de l’écrit s'est scindé en une production industrielle qui fige les mots en alignements immobiles, fixés dans le cadre rigide de la mise en page, et un mouvement de la plume qui déploie sur la feuille un réseau mobile et chaque fois singulier de signes et de significations. La jeune écriture électronique est encore, pour l’essentiel, du côté de la machine –code et clavier - mais il n’en sera toujours ainsi. Au tracé de la main, la page offre de nouveaux pouvoirs. Elle permet de briser la “ vocalise continue ” de la ligne, de créer entre les mots un rapport qui s'articule dans l'espace et non dans le temps. Pour Mallarmé et Apollinaire (et ensuite pour les auteurs du futurisme et du dadaïsme), ces jeux passent du manuscrit dans l’imprimé, alors que pour d'autres (tel Becket) ils appartiennent seulement au temps de l’écriture. La fonction expressive n'épuise pas le rôle de l'espace. Par lui, le temps de l'écriture peut être démultiplié et s’inscrire simultanément dans différentes surfaces : tantôt au centre de la page, tantôt dans ses marges ou dans des contours que la plume dessine. Au rebours, le temps peut se concentrer dans un feuillet où viennent s’empiler des moments divers d'un travail. À l'observateur, ces opérations révèlent les parcours de l'écriture : inscriptions mises en attente pour un usage futur, ou projetées au contraire en avant d’un texte qui va moins vite que la pensée. Mais cette dynamique ne s’inscrit pas seulement dans l’espace. Elle apparaît aussi dans les figures du graphisme, tantôt fonctionnelles  - marqueurs d’un parcours, sigles d’un thème, icônes d’un sens - tantôt traces d'une émotion ou d’un combat avec la langue, voire  de Claudel à Michaux  tentatives pour en forcer les limites et aller au-delà de l’écriture. La diversité de ces fonctions se traduit par un foisonnement de formes, parfois symboliques comme chez Valéry, parfois griffonnages comme chez Stendhal, parfois véritables œuvres plastiques dont Hugo a laissé les exécutions les plus célèbres. La page manuscrite apparaît alors comme un “ portrait de la tension créatrice d'un écrivain, d'un véritable regard sur soi en train d'écrire ” selon la formule d’Alain Rey. De ce regard témoigne aussi le discours que, sur la page, l'écrivain tient à lui-même. On connaît les commentaires dont Pétrarque, déjà, accompagne les esquisses pour le Canzoniere  et qui figurent en langue savante en marge d'une poésie en idiome vulgaire : “ hic videtur sonantior ”, “ hec videtur proximior perfectioni ” et de nos jours, Francis Ponge écrit de même : “ assez bon ” ou, au contraire, “ il faut arranger (beaucoup) ce dernier membre de phrase ” dans les marges de La fabrique du pré. Ces réflexions peuvent prendre une certaine ampleur et, depuis Poe déjà et la Philosophy of composition, elles disposent d’une autonomie par rapport à l’œuvre et d’une existence publique. Le XXe siècle tout entier sera habité par l’écriture sur l’écriture, tantôt “ Journal ”, tantôt “ Roman du roman ”, toujours récit d'un travail que Gide, Roussel, Thomas Mann et leurs contemporains vont exhiber dans son individuelle et souvent contradictoire vérité. Le critique est pris par la main et conduit à travers l'univers singulier de chaque écrivain par un chemin tout jalonné de cailloux  : documents privés (correspondances, journaux) ou publics (manifestes, théories esthétiques) qui appellent à leur tour l'analyse, mais étendent le champ de la recherche bien au-delà du manuscrit. De l'écrivain, le critique se fait un allié plus puissant encore lorsque l'auteur se transforme d'un être de papier en être de paroles. Les discussions de la fin du siècle ont, à cet égard, marqué un tournant dans les rapports entre création et critique. Ce moment a vu naître une pensée enfin partagée de la littérature comme création en marche. Ainsi se réalise le vœu de Gœthe : c’est le poète qui conduit au pays de la poésie ceux qui veulent la comprendre. Cette expérience inédite a profondément marqué donné une nouvelle épaisseur à la critique génétique. Mais l’expérience n’est pas toujours sans péril : qui a cru suivre, dans le manuscrit, le chemin de l’écriture, apprend parfois de l’auteur qu’il s’est trompé de route et pris dans un roncier. Du moins saura-t-il s’en défier la prochaine fois.

Pour sa part, l’écrivain n’est pas l’historien de son travail. Cette affirmation revient souvent sous la plume ; ainsi du poète Enzensberger : “ L’écrivain seul possède le souvenir. Mais le possède-t-il vraiment ? ”. La confrontation de la parole de l'auteur avec le témoignage du manuscrit nous apprend que la vérité de la mémoire n'est pas toujours la vérité de l'écrit. La littérature a plusieurs visages ; elle les montre tour à tour à l'écrivain qui la vit, au lecteur qui déchiffre sa propre partition, au critique qui tente de saisir à la fois écriture et lecture. C’est la configuration que décrit Martin Walser :

 “ On est toujours opaque à soi-même (…) Si une analyse éclairante des manuscrits permettait de montrer comment, dans l'écriture, l'organisation intervient au service de la spontanéité, elle donnerait à voir quelque chose qui échappe à l'écrivain. Les auteurs auraient ainsi contracté à leur tour une dette de reconnaissance à l'égard de cette discipline ”

Cette offre fraternelle et ce partage désignent clairement le rôle et le devoir de chacun.  Mais le critique n’a pas seulement un autre regard que l’écrivain. Il voit aussi autre chose.

L'écrivain a lu tous les livres, mais n'a connu d'autre manuscrit que le sien. Sa page bruit de tous les échos du monde et de la littérature; elle donne à voir comment ils ont été, non pas reflétés (comme on dit trop vite) mais transsubstantiés. La vertu d'une réflexion génétique est d’ailleurs de déplacer l'attention des “ sources ” vers les modalités de la transfiguration. Mais l’écriture ne voit jamais l’écriture. Ce serait d'ailleurs peine perdue : quand le hasard montre à l’auteur le manuscrit d’un autre, il est d’ordinaire frappé de stupeur par une manière si différente de la sienne. Double impossibilité à l’existence de courants ou d’écoles pour les façons d’écrire. Une écriture ne connaît d’autre loi que la sienne.  Elle donne à chaque auteur une voix qui n'est qu'à lui. Peut-être faut-il croire, avec Jean Paul Richter, que chaque écrivain n'écrit jamais qu’un seul livre, celui qu’il est seul à connaître ? En revanche, d’un écrivain à l’autre, les manières varient prodigieusement. De l'obsession documentaire et programmatrice qui joue de tous les instruments  dossiers, notes, ébauches, scénarios, listes de personnages, plans  jusqu'à l'abandon complet à l’écriture, qui laisse sourdre librement sur la page “ les dons de la langue ” (simples mot parfois) et attend le surgissement des configurations premières. Cette floraison de formes, toujours diverses et parfois tout à fait surprenantes, fascine à jamais qui les a vus et ne cesse d'éveiller sa curiosité. Dans l'étude de chaque œuvre, de tout écrivain, il est toujours confronté au singulier. Mais non à l'unique. Les formes de l'écriture ne sont infinies que dans leur détail, non dans leur principe. Les explorations, au long cours ou au cabotage, conduites jusqu'ici à travers les manuscrits, ne livrent qu'une cartographie bien incertaine encore, si on la compare à la vaste mappemonde du livre imprimé. Certains contours s'y ébauchent toutefois et font apparaître des rapports caractéristiques entre calcul et spontanéité dans l'écriture. Ils dessinent une typologie des pratiques qui situe et éclaire la spécificité de chaque écrivain. Celle-ci, en retour, enrichit et vérifie une vision générale de la création. Comment un poème naît-il au monde ? Et comment naît-il à son temps ? La redondance des questions est trompeuse : la première met en jeu l'esthétique, la seconde, l'historicité des opérations de genèse. Et si la première est un défi toujours vivant à la critique, la seconde lui tend des piéges plus sournois encore. Entre les formes d'écriture, on observe, en effet, des caractères communs, des analogies typologiques ; en revanche, elles semblent indifférentes aux généalogies de l'histoire littéraire. Une fraternité d'écriture peut réunir des auteurs d'époques, de pays et d'écoles tout différentes. Questions toutes neuves et, pour une part, provocantes  : la création peut-elle connaître un destin différent de l’histoire ? Peut-elle renvoyer à des réalités a-historiques ? Seule pourra nous l’apprendre l’histoire même de l’écriture littéraire – mais elle garde encore de vastes pans dans l’ombre. Et cela pour plus d’une raison.

Tous les dossiers n'ont pas été conservés, tous les documents transmis n'ont pas été recensés, tous les manuscrits connus n'ont pas été étudiés  il s'en faut de beaucoup. Triple constat, dont le premier terme est sans remède et dont les autres donnent sur un chantier à peine entamé. La transmission des manuscrits s'est faite très diversement selon les régions ; pour en retrouver l’histoire, il faut s’engager dans un parcours sinueux entre les cultures. Les documents qui se livrent alors sont autant de fenêtres ouvertes sur le passé, dont chacune laisse entrevoir un moment de la réalité. On observe ainsi que l'influence d'une culture – les formes d’expression qu'elle offre au départ à l'écrivain, les règles esthétiques de l’époque, les conditions du passage au public – agit sur l’écriture sans effacer la marque individuelle dont elle reste fortement marquée. De même, sur le plan matériel, les instruments de travail sont conditionnés par les techniques de leur temps, mais soumises avant tout aux exigences intellectuelles de la composition. Pour maîtriser la rédaction, l'Antiquité se dote de tablettes corrigibles à un moment où le papyrus rend les corrections malaisées. Pour préparer l’oral, elle recourt à l’écrit. Et lorsque l'invention technique (le papier) et la pratique intellectuelle (la rature) se rencontrent, l'écriture autographe vient compléter la dictée, dont elle finira par triompher. L’écriture électronique s'inscrit ainsi dans le cours d’une longue histoire. Certains de ses procédés  le défilement du texte qui reprend (à la verticale, il est vrai) celui du rouleau, la commande vocale qui relaie la dictée, l'effacement qui revient congédier la rature, la diversité graphique qui fait son retour sur la feuille - renouent avec des pratiques que l'on pensait laissées en cours de route depuis des siècles. D'autres sont révolutionnaires, au premier rang les connexions hypertextuelles et la transmission à distance. L'écriture s'empare ainsi d'un instrument qui n'a pas été crée pour son service (mais pour celui du calcul) et dont l'évolution future est objet de débats. Les interférences entre un outil inédit et les exigences de la création vont donc apporter une contribution nouvelle à notre compréhension de l’écrit. Le changement le plus radical réside peut-être dans le fait que, pour la première fois depuis Gutenberg, une innovation concerne la diffusion du texte (en même temps que l’écriture). Les effets de ce changement sont encore loin d'être pleinement déployés, mais ils touchent à une étape essentielle, celui du passage de la littérature des écrivains à celle des lecteurs.

Cette étape est le lieu d'une double transition : de l'écriture à l'œuvre, de l'œuvre au livre. Chacun de ces moments est un lieu de conflits et de turbulences autour desquelles s’affrontent des positions divergentes. Et parfois chez un même écrivain. Dans ses Cahiers, le jeune Paul Valéry écrit : “ Une œuvre littéraire représente surtout le dernier instant de sa composition ; celui où l'auteur l'a relue et acceptée de soi définitivement ”. Vingt ans plus tard, dans les Cahiers toujours, on peut lire  : “ Un poème n'est jamais achevé. C'est toujours un accident qui le termine, c'est-à-dire qui le donne au public ”. Voilà définies, par leur opposition, deux positions extrêmes de l’écrivain face à l’achèvement. On sait que l’idée d’un achèvement accidentel ,  d’une œuvre qui “ n'existe qu'en acte ” sera désormais un sujet privilégié de sa réflexion sur l’art. Qui cherche à suivre ce parcours, pourra y voir la marche d'un poète vers sa vérité. Mais on peut aussi y distinguer deux pôles  accomplissement ou abandon  entre lesquels, toujours, une tension s’instaure. Julien Gracq en désigne peut-être, en hésitant, le précaire point d'équilibre lorsqu’il écrit : “ c'est bien la réalisation qui seule peut apporter le sentiment de plénitude (fugitif) que l’art procure quelquefois ”.

Chaque écrivain vit différemment le passage de l'écriture à l'œuvre et la diversité de ces expériences discrédite la légende d'une épiphanie qui illumine l'œuvre à l’instant de sa perfection ultime. Perfection d'ailleurs en suspens, parfois jusqu'au terme d'une vie : depuis Montaigne et Ronsard, la liste est longue d'auteurs pour qui la publication n'a pas fermé le livre. Mais elle constitue un seuil, parfois récusé (désespoir de Kafka : “ Il est impossible de tout dire et impossible de ne pas tout dire ”) parfois dédaigné (distance de Mallarmé : “ le volume (... ) ne réclame approche de lecteur ”), souvent consenti de mauvaise grâce :

“ Je jouis continûment, sans fin, sans terme de l'écriture (... ). Mais dans notre société, il faut bien terminer une marchandise. Pendant que j'écris, l'écriture est ainsi à chaque instant aplatie, banalisée, culpabilisée par l'œuvre à laquelle il lui faut bien concourir ”

dit Roland Barthes, exprimant un sentiment souvent partagé. Mais pas toujours. Parfois, le passage au livre est revendiqué : “[J'écris] pour être lu. Je me considère comme un artisan en chambre façonnant cet objet manufacturé destiné à être mis en vente, un livre ” (Michel Tournier). Ou encore Céline : “ Tout ce qui ne finit pas, c’est du music-hall ”. Au demeurant, peu importe : ce n’est pas l’auteur qui aura le dernier mot. C’est l’éditeur. C’est lui qui va accorder ou refuser à l’œuvre une existence publique. C’est lui qui va peu ou prou décider de sa forme finale - la “ mise au point ” du texte - et de sa diffusion. À leur tour, maquettiste et imprimeur auront modelé la forme matérielle de ce qui sera désormais un produit. La comparaison avec une partition et son exécution, trop flatteuse sans doute pour bon nombre d’imprimés, évoque à sa façon cette différence de nature. Face à ces réalités, la sacralisation du bon à tirer (novation tardive du XIXe siècle) relève de la même imagerie que celle de l'ultime trait de plume. Ce n'est pas le texte que le lecteur tient entre les mains : c'est le livre.

Malgré sa disparition annoncée, les travaux autour du livre ne cessent de prospérer.  Destin matériel et social d’un objet sans pareil : c’est l’histoire du livre, recherche florissante qui court parallèlement à celle du manuscrit. Étude du texte : c’est la critique, lestée aujourd’hui de tous les savoirs sur l’homme – philosophie, histoire, sociologie, linguistique, psychanalyse. Vaste éventail, qui élargit le champ de l’analyse.  Mais la compétition des méthodes laisse souvent un texte désarticulé par tant de sillons. De là une réaction sur le thème ” laissons les œuvres tranquilles ” que Suzan Sonntag a propagé dans Against Interpretation. Que dire alors d’une étude de la genèse  ? Elle ne peut parler au lecteur que de choses qu’il ne peut savoir. Il ne lui reste qu’à avouer, à la suite de Valéry : “ Une telle étude ne s’impose pas et certains esprits trouveront cette recherche non seulement vaine et nuisible ” et à confesser comme lui : “ Cependant, il peut arriver que l’on prenne à cette curiosité un intérêt si vif (…) que l’on soit entraîné à considérer avec plus de complaisance et même plus de passion, l’action qui fait que la chose faite ”. La curiosité du critique, il est vrai, n’est pas tout à fait celle du poète : elle n’est pas observation d’un esprit, mais fascination d’un objet à la fois magique et réel : le manuscrit qui l’emporte dans l’au-delà du texte. Cette attraction est si forte qu’elle s’exerce parfois sur ceux qui la nient. On se souvient du refus opposé aux études de genèse par O. Nadal éditant les manuscrits de La Jeune Parque et qui finit pourtant par écrire  : “ Aussi, rien n’est plus bouleversant que l’effraction au cœur du texte définitif et mémorable de ce qui, provisoire et voué à l’oubli, permit pourtant qu’il vînt au monde ”. Cet entraînement vers un univers inconnu, la soif de le découvrir et de le comprendre s’impose au critique avec la même force que l’écriture à l’écrivain. Sa recherche lui importe pour elle-même, mais comme toute curiosité désintéressée elle fait progresser la pensée.  Et le mouvement, comme il advient souvent, est plein de surprises : c’est sur la place publique que les manuscrits sont tout d’abord apparus en sortant de l’ombre. Leur capacité à révéler la marche secrète d’une création a séduit les esprits et inversé les hiérarchies des bibliothèques – et des commissaires-priseurs. Il faut, aujourd’hui, qu’un manuscrit soit raturé pour atteindre des sommets dont l’auteur n’aurait pas rêvé de son vivant. Il faut qu’il soit brouillon pour que les grandes expositions et les grandes éditions connaissent le plus grand succès. Paradoxalement, le sacre du manuscrit suit de loin celui de l’écrivain. Et à son tour, “ La critique ne saurait demeurer ce qu’elle fut ” comme le dit Aragon livrant ses manuscrits “ à l’étude de ceux qui pouvaient se poser des questions devant le texte imprimé, auxquelles l’auteur, les auteurs, avaient répondu d’avance par la rature, la surcharge, la correction ”. La genèse du texte offre à la critique un critère de réalité dont l’efficacité s’est révélée décisive et qui l’affranchit (ou le devrait du moins) du bavardage et de la spéculation. Elle lui procure un critère d’intelligibilité en montrant ce qu’une œuvre aurait pu être et ce qu’elle est. Ainsi, le jugement esthétique peut induire la nécessité du texte à partir des possibles qu’il a expérimentés. Il peut affronter les questions du pourquoi. : le pourquoi de ce que l’auteur à écarté, le pourquoi de ce à quoi il s’est arrêté. Mais s’ouvre aussi la question du comment. Par l’effet d’une compréhensible illusion, l’art des mots a longtemps été tenu pour une construction sans calcul, sans échafaudage, sans dessin, sans mélange de couleurs - éléments étudiés de longue date dans d’autres arts. Il les rejoint désormais dans un effort pour comprendre l’œuvre, telle qu’elle se manifeste à nos yeux par le mouvement de sa création. La critique relève ainsi l’ambition ancienne de chercher dans l’art son propre principe d’explication. Elle offre ainsi un terrain de rencontre aux vérités propres à chacune des démarches spécialisées qui la composent. Dans la réflexion sur l’art, il n’est pas d’approche autonome : aucune ne l’épuise à elle seule.

Longtemps, nous avons cru que la littérature tenait tout entière dans le livre. À découvrir son devenir, nous avons compris qu’elle vivait encore dans un autre espace. En le parcourant, le critique demeure fidèle à son rôle. Il lui fut être le passeur entre l’univers des écrivains et celui des lecteurs, faire que le livre, dans leur main, ne soit pas un objet, mais une œuvre en mouvement.