« Quand il m’arrive de noter des mots ou au crayon ou à l’encre sur la page, c’est suivant un mouvement qui est d’autant plus impérieux qu’il est sourd et aveugle à ce qu’il fait. Sous la pression d’un "point" poignant le centre du corps. "Point" comme l’extrême faim peut creuser le ventre. Tension et hâte comme dans le désir, au moment où le sexe bondissant est proche de la contagion sans recours : la certitude d’une nécessité dépourvue de nécessité »

Pascal Quignard, Sur le jadis, Grasset, 2002, p. 56

Ontogenèse : le sujet se constitue dans le langage, par la parole

L’entrée dans le langage

Il semble essentiel, d'entrée de jeu, de dire la façon dont les notions relatives à « langage », « langue », « parole », « énonciation » devraient pouvoir s’ordonner les unes par rapport aux autres. En effet, selon le respect que l’on a de leur autonomie relative et selon les acceptions respectives que l'on s'en propose, et selon la façon dont on juge leur intrication on sera dans tel type de linguistique ou dans tel autre.
Depuis Saussure nous savons considérer trois instances du langage, irrémédiablement liées et cependant nécessairement différentiées : la faculté de langage proprement dite, présente en tout humain qu'elle soit actualisée ou non, la langue, système de signes, construction sociale anonyme grâce à laquelle peut s'exprimer la parole en acte. Pas de parole sans un code linguistique qui la matérialise, pas de langue qui n'apparaisse hors de l'actualisation de la faculté de langage par la parole. Depuis Benveniste, nous ne pouvons concevoir la parole hors du format de l’énonciation.
Le langage est la faculté universelle accordée (dans tous les sens que peut prendre ce terme) à l'humain. Un humain entre dans l'humain en même temps qu'il entre dans le langage, c'est à dire dans l'univers de symbolisation. Benveniste le dit, fermement :

« Nous n'atteignons jamais l'homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l'inventant […] c'est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l'homme »1.

La philosophie a depuis longtemps reconnu à l'homme la spécification du langage et de l'espace symbolique que ce dernier ouvre à ses investigations. Cependant, il a fallu attendre la théorie psychanalytique2, avec Freud, d'abord, puis plus spécifiquement avec Lacan, pour que cet espace symbolique acquière une autre dimension. Cet univers symbolique est l'univers même sur lequel se fonde le sujet, grâce à et avec l'inconscient qui n'a de possibilité de matérialisation que langagière, soit directement (parole, rêves) soit indirectement (somatisation, actes manqués…). L'humain n'est pas – d'abord – puis, acquerrait, ensuite, le langage, l'humain est d'emblée langagier. Ainsi, tout être humain naissant a, dès avant sa naissance effective, déjà été inscrit dans le langage grâce aux discours qui lui ont fait place – qui en ont fait mention, qui l'ont investi – puis qui, très vite, l'enveloppent et le "prennent" dans leurs rets. A son tour, l'humain né, investira le langage pour dire le monde – son monde – au fur et à mesure qu'il le découvre et se dire dans le monde. Piera Aulagnier dans La violence de l'interprétation3 décrit « ce lent parcours qui va de la perception d'une sonorité [la voix maternelle en tant qu'attribut sonore du sein] à l'appropriation du champ sémantique [et qui est] divisé en trois phases, chacune dotant l'entendu et l'acte d'énonciation de fonctions spécifiques qui se conformeront aux buts propres aux trois processus de l'activité psychique : le plaisir d'ouïr, le désir d'entendre, l'exigence de signification, but de la demande du Je ».

Dans son article « Le code ou la machine à signifier »4, Roland Gori spécifie cette fonction englobante et prégnante du langage pour l'humain :

« L'espace du langage est ce qui donne sens et forme aux expériences corporelles ; et ce parce qu'il est découvert comme corps avant que d'être objectivé comme code [...] ...le langage est bien cette "machine à signifier et à unifier" l'expérience corporelle. »

Ainsi, il apparaît difficile de concevoir le fonctionnement de cette faculté universelle du langage sans l'hypothèse de l'inconscient, « l'hypothèse d'une intelligence inconsciente » comme le désigne Freud, dans la conclusion de ses premières études sur l'hystérie5, même si cela n’est pas toujours accepté de plein gré, a fortiori pris en compte.
La langue est cette structure abstraite construite en système par les linguistes et dont la conception a été inaugurée par Saussure : « La langue, distincte de la parole, est un objet qu'on peut étudier séparément »6. La langue est donc un système formel de relations abstraites structurées selon des modalités de « distinction » et de « pertinence », système qui à son tour fonde un système de normes qui s'inscrit en contraintes en tout locuteur. La langue est, en ce sens, ce que – paradoxalement, me semble‑t‑il – certains sociolinguistes appellent « le corpus », c'est‑à‑dire l'ensemble des règles et formes constituant un système linguistique et permettant son fonctionnement comme système sémiotique, par distinction d'avec le « statut » d'une langue dans une situation sociolinguistique donnée7. J.‑C. Milner offre une définition qui synthétise ces acceptions :

« Acceptons alors qu'on nomme la langue ce noyau qui, en chacune des langues, supporte son unicité et sa distinction ; elle ne pourra se représenter du côté de la substance, indéfiniment surchargée d'accidents divers, mais seulement comme une forme, invariante au travers de ses actualisations, puisqu'elle est définie en termes de relations. »8

La notion de langue est centrale sur deux plans : d’une part on ne peut la concevoir que comme médiation entre langage et exercice de la parole. D’autre part, elle est centrale aussi dans la mesure où elle est essentielle : s'il est bien vrai que sans faculté de langage, il n'y a pas capacité de construction de langue (les animaux ne peuvent avoir, au mieux, à leur disposition qu'un système de signaux), il n'y a pas non plus entrée dans le langage sans entrée d'emblée dans une langue quelle qu'elle soit.
Entre fonction et visibilité la notion de langue est difficile à cerner. C'est ce que Saussure pose en quatrième caractère :

« La langue n'est pas moins que la parole un objet de nature concrète, et c'est un grand avantage pour l'étude. Les signes linguistiques, pour être essentiellement psychiques, ne sont pas des abstractions […] les signes de la langue sont pour ainsi dire tangibles… »9

« Voir » la langue, grâce à ses signes, donne parfois l'illusion que l'on pourrait la cerner comme objet plein. Or, le linguistique repérable passe déjà par un savoir constitué sur la langue, mais la langue n'est jamais appréhendable en un tout cernable.
La langue, en effet, pourrait être définie comme l'ensemble des traces matérialisées de la réalisation du système en discours, ce serait ce à quoi on accède, par abstraction, et qui constitue le linguistique. Qu'est‑ce que le linguistique ? Il s'agit d'abord de ce mouvement consistant à instaurer de l'écart, de la distance entre le parler effectif, l'usage « naturel », brut du langage et la reconnaissance d'éléments d'un système dont on a une « idée » a priori. Le linguistique c'est l'ensemble constitué par cette attitude de distanciation et le produit conceptuel et élaborable qui en résulte.
Toute l’activité du linguiste est fondée sur cette difficulté aporique : présence incontournable de la langue, présence matérialisée mais inaccessibilité dès que le linguiste s'écarte, en « humain », de sa stricte tâche qui est de repérer des formes.

La parole : « il y a interdépendance de la langue et de la parole ; celle‑là est à la fois l'instrument et le produit de celle‑ci. » nous dit Saussure10. La parole est l'espace langagier où se réalise la langue. En ce sens, saussurien, la parole serait tout cet espace du parler effectif – que ce soit à l'écrit ou à l'oral – où l'activité langagière se met en langue, autrement dit s’énonce, se met en discours et se rend observable. Arrêtons‑nous sur ce mot de « discours ». Deux acceptions peuvent en être données, deux acceptions séparables mais liées :

  • – le discours au sens de « la langue en emploi et en action » de Benveniste, très proche, de fait, de la parole saussurienne : « Avant l'énonciation, la langue n'est que la possibilité de langue. Après l'énonciation, la langue est effectuée en une instance de discours… ». Benveniste emploie même l'expression « langue‑discours » : «…la langue–discours construit une sémantique propre, une signification de l'intenté produite par syntagmation de mots où chaque mot ne retient qu'une petite partie de la valeur qu'il a en tant que signe »11 Il s'agit là d'une acception large mais quasi inévitable.

  • – le discours comme instance de régularités, de régularités se surajoutant aux régularités propres à la langue. Comme ensemble de régularités, il contraint l'exercice de la parole de la même façon mais à un autre niveau que la langue dans laquelle il prend corps, il est informé par la subjectivité singulière qui puise dans lalangue pour former un « dialecte singulier ».

Pour pouvoir distinguer (sans les séparer) le discours et la parole je choisis le terme « instance ». Outre qu’il est utilisé par Benveniste, je le choisis pour deux raisons. D'une part, dans un des sens courants de ce terme, on y entend le fonctionnement d'une institution sociale qui exerce le pouvoir de décision. D'autre part, on le sait, ce terme est celui par lequel Freud, dans la seconde topique, désigne non plus des systèmes séparés (comme dans la première topique qui distinguaient l'inconscient et la conscience/perception) mais des structures dynamiques, en conflit les unes avec les autres, en l'occurrence, le « ça », le « moi » et le « surmoi ». L'instance est donc à la fois un lieu – lieu où s'origine un pouvoir – et une structure organisée/organisante.

Énonciation et implication du sujet

Il est clair, ainsi, que l'espace linguistique – théorique et matériel – qui est à privilégier est celui de l'énonciation ; l'énonciation matérielle : « cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d'utilisation »12 selon la formule de Benveniste à laquelle j'ajoute l'étonnement devant la saillance incontrôlée d'une « singularité subjective » venant s'inscrire sur cette individualité énonciative. J'ouvre alors un champ où la notion de singularité pourrait être distinguée de celle de subjectivité. En effet, on peut considérer que la « subjectivité » est le terme consacré, dans la "tradition" de la linguistique énonciative, pour désigner ce qui est cernable linguistiquement comme marquant des places subjectives, soit dans l'action (sujet d'un verbe, par exemple) soit dans les modalités. Ces marques linguistiques de subjectivité sont sériables, systématisables dans un système linguistique. C'est bien ainsi que Benveniste l'a posée :

« La subjectivité dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme « sujet » […] Est « ego » qui dit « ego ». Nous trouvons là le fondement de la « subjectivité », qui se détermine par le statut linguistique de la « personne ». […] je se réfère à l'acte de discours individuel où il est prononcé, et il en désigne le locuteur »13.

Face à cette « définition » de la subjectivité dans le langage, un terme autre semble nécessaire pour désigner ce qui pas n'est pas sériable. La singularité serait ce qui apparaît du sujet en discours. Ce champ de la singularité ne peut s'ouvrir que si est acceptée l'idée qu'est intéressé au langage – et pris dans le langage – un sujet et non une « conscience » phénoménologiquement consciente de son parler. Le sujet est un effet de langage, issu à la fois de l'inconscient et du « désir » orienté par celui‑ci. Le sujet n'est ainsi ni l'individu biologique et social ni l'agent singulier de la réflexion/compréhension ni le moi freudien ni le « je » de la grammaire. Le sujet n'est rien de tout cela mais il est cependant l'instance qui, chez un humain, oriente ces différentes « issues ». Effet de langage, constitué grâce à et de langage, il n'en est pas un élément.

Ce que je tente, ici, de formuler en distinguant deux champs, celui déjà constitué de « la subjectivité dans le langage » et celui de la singularité, constituait, me semble‑t‑il, déjà une inquiétude pour Pêcheux dans sa « troisième époque » : « Comment disjoindre, dans ce que l'on continue d'appeler le « sujet de l'énonciation », le registre fonctionnel du "moi‑je" stratège assujetti (le sujet actif intentionnel théorisé par la phénoménologie) et l'émergence d'une position de sujet ? quel rapport paradoxal cette émergence entretient‑elle avec l'achoppement, l'irruption imprévue d'un discours‑autre, la faille dans la maîtrise ? Le sujet serait‑il ce qui surgit par instant, là où le « moi‑je » vacille, comment inscrire les conséquences d'une telle interrogation dans des procédures concrètes d'analyse ?»14. Pêcheux pointe là le lieu exact à l'intérieur duquel je "travaille" les événements d'énonciation15.
J'insiste ainsi sur le fait que si je dédouble le terme convenu de « subjectivité » en subjectivité et singularité c'est pour pouvoir nommer cette double inscription subjective dans l'expression langagière : celle d'une conscience, plus ou moins en accord avec son intentionnalité discursive et s'exprimant selon les règles de discursivité communes à son environnement énonciatif et celle d'un inconscient non maîtrisable.
Entre langue et énonciation, il y a une différence de statut : la langue est ce qui se reconnaît dans l'énonciation « nouvelle ». Pour différencier discursivité et parole singulière, la difficulté se corse. Le « matériau » est le même : de la langue, il est de même nature. Est‑il de même consistance ? Et « consistance » est‑ce le mot approprié ? Ne s'agit‑il pas plutôt d'une séparation de points de vue ? Car enfin, si nous gardons l'idée d'un "dialecte singulier", celui‑ci prévaut aussi bien dans la mise en forme du discours énoncé que dans l'advenue de traces de paroles singulières. Peut‑être est‑ce là qu'il faut engager la réflexion ; à pas feutrés, bien entendu, tant la différence de consistance est invisible, imperceptible, fragile, tant la lunette permettant le point de vue est difficilement ajustable au point de focalisation de cette « différence ».
Au cours d'une énonciation, dans l'énonciation d'un discours, l'instance de parole singulière entre parfois en conflit avec ce qui est en train d'être dit en discours. Elle en hétérogénéise alors, de façon tangible linguistiquement, le cours, la linéarité pour apparaître dans certaines marques‑symptômes, dont le plus repérable est le lapsus.
Le singulier dans le langage – traces du sujet en discours – s'appuie forcément sur l'occasion de langue présente ou en train d'advenir dans l'occurrence énonciative. Ce singulier là se rend particulièrement visible et tangible dans ce que j'appelle les « événements d’énonciation » dont le lapsus est l'exemple le plus pertinent : quelque chose du non‑à‑dire, se disant…tout de même, apparaît inopinément dans le cours d'un discours, sur fond de discursivité, rompant la linéarité tangible de celle‑ci.
La parole singulière serait l'instance errante du « dialecte singulier » de chacun ; une errance « associante » ; une potentialité d'associations errantes, en attente d'occasions offertes par la matérialité linguistique du discours pour se manifester.
Mais, d'autre part, on peut mettre en rapport les remarques insistantes de Saussure sur le « caractère individuel » de la parole : « Il n'y a donc rien de collectif dans la parole ; les manifestations en sont individuelles et momentanées. »16, avec la notion de discours, entendu au sens de Pêcheux, comme régularités discursives. Saussure exclut le « collectif », Pêcheux évite l' « individuel » ; en mettant en rapport leurs deux points de vue, on peut convenir que la « parole » comme instance "individuelle" et spécifique pouvant se distinguer par saillance du « discours ».

Dans cette perspective là, je spécifierai « parole » comme « parole singulière ». J'entends « parole singulière » comme désignant l'instance où apparaissent des marques spécifiques d'une singularité dans un discours quel qu'il soit et sous quelque matérialité qu'il se présente.

Par analogie avec l'expression « dialecte psychique » qu'emploie Pierre Fedida17 que m'est venue l'expression « dialecte singulier ». Le terme de dialecte dit que la relation à la « langue mère » reste prégnante, singulier indique que l'arrangement, l'accomodation  est particulière au sujet.
Ce dialecte singulier marquerait un statut du langage en énonciation ne pouvant, en aucun cas, s'identifier à un instrument de communication, un statut où se conjoindrait désir de communiquer et communication d'un désir. Lacan en dit quelque chose dans sa leçon XXII du Séminaire L'angoisse18, critiquant « la naîveté de certaines recherches de psychologie et nommément de celles de Piaget », il insiste sur le fait «qu'une chose est de dire que la parole a essentiellement pour effet de communiquer, alors que l'effet de la parole, l'effet du signifiant, est de faire surgir, dans le sujet, la dimension du signifié […] que ce rapport à l'autre qu'on nous dépeint ici comme la clé, sous le nom de socialisation du langage, la clé du point tournant entre langage égocentrique et le langage achevé, dans sa fonction ce point tournant n'est pas un point d'effet, d'impact effectif, il est dénommable comme désir de communiquer.»
La notion de « lalangue » inaugurée par Lacan peut nous aider à « comprendre » – c'est‑à‑dire prendre ensemble mais dans la distinction de chacune par rapport aux deux autres – ces trois instances que sont langage, langue et parole. « Lalangue sert à toutes autres choses qu'à la communication. C'est ce que l'expérience de l'inconscient nous a montré, en tant qu'il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l'écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi »19
Qu'est‑ce que la lalangue (s’il est possible d’utiliser ainsi ce terme lacanien) ? C'est d'abord ce que l'on pourrait appeler l'ensemble « identificatoire » du langage (tel qu'il s'est matérialisé en une langue) et de l'inconscient dans le sens ou l'un ne va pas sans l'autre. Mais le langage et l'inconscient s'inscrivant nécessairement en langue, lalangue est l'ensemble de toutes les disponibilités d'équivoque du fait de l'usage d'une langue : « Lalangue est, en toute langue, le registre qui la voue à l'équivoque »20. Lalangue c'est ce qu'il me semble pouvoir être représenté par les « deux propositions » qui scandent l'ouvrage de J. Derrida, Le monolinguisme de l'autre21, bien que l’auteur ne fasse pas explicitement ce rapprochement :

« 1. On ne parle jamais qu'une seule langue. / 2. On ne parle jamais une seule langue »

Lalangue est donc aussi la cohabitation du plus singulier avec le plus commun aux autres, c'est l'univers de paroles dans lequel un être humain baigne dès avant sa naissance, il y a donc un espace qui est commun à tous ceux de sa communauté linguistique, mais il y a un espace qui très vite sera constitué par sa propre perception des signifiants communs à tous. C'est cet ensemble qui, à la fois, contribuant à nous « parler » mais que nous faisons « parler » au fur et à mesure que des signifiants linguistiques communs se cristallisent singulièrement nous constituant comme sujet. Ces deux « échelles » de mise en œuvre de Lalangue – celle du disponible commun sans bornes et celle de la singularité – constituent des instances toujours en coexistence et en potentielle interdiscursivité.
Lalangue est donc le trésor des signifiants propres à un sujet, eux‑mêmes appartenant différemment au trésor des signifiants communs à une ou plusieurs communautés linguistiques. Si la notion de Lalangue fait intervenir et se croiser les champs linguistique et psychanalytique, elle met aussi à jour les difficultés inhérentes à la notion de « signifiant ». Nous bénéficions, aujourd'hui, sur ce point précis des rapports entre signifiant saussurien et signifiant lacanien, de la mise au point de M. Arrivé – mise au point « angoissée », selon son propre terme, mais rigoureuse – :

« Il y a chez Saussure « délimitation réciproque des unités » (C.L.G., p. 156) du signifiant et du signifié. C'est la célèbre comparaison de la feuille de papier : “on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso” (p.157). Rien de tel chez Lacan. Il y a au contraire « autonomie » du signifiant par rapport au signifié ».22

La « complaisance » de la langue

La question qui se pose est celle du rapport du sujet à la langue par laquelle il passe et grâce à laquelle il passe son « message » ; message complexe, hétérogène, parfois « su », mais aussi bien « insu », le terme « message » n'étant plus, alors, approprié.
Il s’agit de mettre en relief cette évidence selon laquelle au centre du fonctionnement énonciatif, on retrouve – toujours – la langue. Car, en dernier recours, c'est bien la langue qui est le lieu de mise à l'épreuve de cette « complexité énonciative » dont J. Authier‑Revuz dit qu'elle est « l'énonciation conçue, observée, comme n'étant pas « une », « mono‑bloc », et dont l'approche comme plurielle ou (et) hétérogène ne peut pas ne pas engager des théorisations du sujet, du sens et de la communication »23.
L'hypothèse de l'inconscient ne laisse pas l’espace de travail du linguiste indemne. Il ne s'agit pas seulement de réorganiser un nouveau champ de recherche théorique, il est de fait que, une fois que le langage est « pris » depuis ce point de vue‑là, beaucoup de choses changent et en particulier la conception du discours et donc de l'analyse de discours.
Si tout espace d’énonciation en acte, forme discours, ce discours est traversé, dans le moment de sa mise en œuvre dans le pot commun et communiquant du langage, par du singulier. C'est cette part singulière que j'appelle « parole », forme ramassée pour « instance de parole singulière ». Il n'est pas sûr qu'elle puisse être circonscrite, il n'est pas sûr qu'elle soit définissable, cependant, en poser l' « existence » semble heuristique et permet de ne pas « laisser tomber » – sur le plan d'un travail linguistique – le dialecte singulier propre à chaque sujet.

Travailler linguistiquement sur cette instance, c'est travailler sur les formes qui organisent les traces en énonciation de cette instance, ce qui n'est pas la même chose que prétendre modéliser cette instance en tant que telle. C'est pourquoi j'utilise des termes comme « émergence », « advenu », « événement »… : ils indiquent qu'une trace en discours s'inscrit ; ils disent que le "tout" de ce dont on parle n'est pas tangible ; ils disent que le seul reproductible stable auquel on peut s'accrocher se trouve dans des éléments de langue. Dans la langue ?
En 1985, Cl. Normand dirigeait un numéro de Langages, sous le titre « Le sujet entre langue et parole(s) »24. L’expression me paraît particulièrement juste : elle pointe l'espace indéterminable dans lequel le « sujet parlant » exerce sa parole. Elle indique aussi son instabilité "formelle" : des formes de langues peuvent être repérées a posteriori, aucune prévisibilité ne peut être modélisée a priori.
Si le sujet c'est «l'homme dans la langue», pour reprendre l'expression de Benveniste, la langue le précède et le transcende, au sens philosophique du terme : elle ne lui est pas immanente, elle demeure hors de portée de sa connaissance rationnelle, directe et totale. L'homme – c'est‑à‑dire l'humain – est dans la langue, cependant le sujet, lui, est constitué de discours, et s'instaure dans la parole. Il n'est pas dans la langue. Mais il s’énonce grâce à /via la langue. Le sujet n'est pas le discours qu'il profère, il est l'effet de sa parole dans/via le discours fait sien. Rappelons, ici, ce que dit Benveniste « Que l'idée ne trouve forme que dans un agencement syntagmatique, c'est là une condition première, inhérente au langage. Le linguiste se trouve ici devant un problème qui lui échappe … »25
La parole – singulière donc – serait ce qui émergerait, visible, ne serait‑ce que sous la forme du silence ou de l'hésitation, chez un locuteur, sur fond d'une transmission de discours. La parole d'un sujet parlant serait le tangible, sur le plan linguistique, de cette traversée d'une discursivité pour une part commune à d'autres, pour une part particulière, par un parlant se constituant sujet. Ce procès forme instance.
Pour qu'un travail linguistique sur la parole, et qui plus est, sur l'instance de parole singulière soit possible, il faut un matériau d'énonciation observable car il y a impossibilité de séparer l'énonciation de la langue qui l'informe.

Dans mes travaux sur les « événements d'énonciation », j'ai été amené à parler d' « occasion linguistique » pour la réalisation d'un lapsus, par exemple. Le désir in‑su, inconscient, de dire une chose a la "présence d'esprit" de saisir l'occasion linguistique passante se présentant dans le discours en train d'être énoncé pour s'y accrocher et trans‑paraître sur la chaîne discursive.

La notion freudienne de « complaisance de la langue » apparaît ainsi très juste. Dans une lettre à Jung du 16 avril 190926, Freud écrit :

«…la présence irréfutable d'une "complaisance du hasard" qui joue pour la formation du délire le même rôle que la complaisance somatique dans le symptôme hystérique et la complaisance de la langue dans le jeu de mot. »

Granoff et Rey27, en précisant que c'est le mot Entgegenkommen employé par Freud que l'on traduit par "complaisance", considèrent que ce mot ne rend pas tout ce qu'il recouvre en allemand. Cela est possible, cependant, je considère que, tel quel, le terme de « complaisance » est fort utile, appliqué à la langue.

La langue n’est ‑elle pas complaisante vis‑à‑vis de l'inconscient ? Ne se plie‑t‑elle pas avec indulgence et très bonne volonté à ses exigences spécifiques ; spécifiques au dialecte singulier à l'intérieur du discours commun, spécifiques aux lapsus, par exemple, ou spécifiques au rêve qui densifie parfois si intensément plusieurs niveaux de codes verbaux ? Je ferai apparaître cette élasticité avec les événements d'énonciation. Au fond, la complaisance de la langue désignerait cet aspect de la langue que le fonctionnement de lalangue investit.
Roland Gori emploie une expression fort riche : le sujet est « affectataire d'une langue »28  ; autrement dit, le sujet n’a pas choisi la langue qui lui a été affectée. Mais affectataire indiquant aussi la marque d'affect, le sujet serait ainsi l'objet d'affectation d'une langue et donc d'une parole maternelle. Dans le même temps, il sera affecté par cette langue commune à d'autres, à l'intérieur de laquelle il forgera son dialecte singulier.
Un sujet est donc affectataire d'une langue et d'une langue « complaisante ». Inversement, le sujet va se complaire dans la langue. La langue est bien ce qui se « complaît » dans l'énonciation de tout discours. Et tout discours, tout continuum discursif est susceptible de laisser apparaître des traces de parole singulière. Or celles‑ci prennent occasion de la matérialité disponible hic et nunc pour s'offrir à la lumière. C'est là le sens premier pour lequel Freud a employé ce terme de « complaisance », c'est son sens le plus fort ; le plus évident, mais le plus difficile à examiner dans ses effets. C'est bien à ce lieu‑là de complaisance, en effet, que se joue la discussion inévitable entre démarche cognitiviste et démarche énonciative qui, elle, prend en compte le vivace incontrôlable intrinsèque à toute énonciation face à une pré‑modélisation comportementale.
Pour nombre de psycholinguistes, ou linguistes cognitivistes, un sujet est, de fait, un « objet d'observation ». Dans la perspective de la psychanalyse (freudienne et lacanienne) le sujet est assujetti au langage, il n'est pas la construction de l’analyse linguistique, il est l'instance origine des traces qu'il laisse à voir dans l'énonciation observable. Il n'est pas pour autant « définissable » ; seules, je le répète, les traces formelles sont accessibles au linguiste.

Les événements d’énonciation

La notion d'événement et l’événement d’énonciation

Foucault, dans L'archéologie du savoir, délimite ce qu'il appelle « le champ des événements discursifs » :

«…une langue constitue toujours un système pour des énoncés possibles : c'est un ensemble de règles qui autorise un nombre infini de performances. Le champ des événements discursifs en revanche est l'ensemble toujours fini et actuellement limité de seules séquences linguistiques qui ont été formulées ; elles peuvent bien être innombrables, elles peuvent bien, par leur masse, dépasser toute capacité d'enregistrement, de mémoire ou de lecture : elles constituent cependant un ensemble fini. La question que pose l'analyse de la langue, à propos d'un fait de discours quelconque est toujours : selon quelles règles tel énoncé a‑t‑il été construit, et par conséquent selon quelles règles d'autres énoncés semblables pourraient‑ils être construits ? La description des événements du discours pose une tout autre question : comment se fait‑il que tel énoncé soit apparu et nul autre à sa place ? »29

En quelque sorte, Foucault ne conçoit l'événement discursif que de façon rétrospective, il prend le mot événement au sens historique du terme, c'est‑à‑dire dans le sens de : qui a eu lieu, et c'est pourquoi il peut parler d'ensembles finis. Bien que cette prise en considération du discours dans l'observation des faits historiques et sociaux n'aillent nullement à l'encontre de mes options de travail, il est clair que l'événement dont je tente de m'occuper n'est pas de même nature que cet événement‑là constitutif d'une histoire sociale.
Pêcheux pose la question « Le discours : structure ou événement ? »30, il y répond en portant  un regard critique sur sa propre évolution, au départ soucieuse d'une conception structurale du discours en "formations discursives" empruntées à Foucault, et en considérant que

« à la limite, cette conception structurale de la discursivité aboutirait à un effacement de l'événement, à travers son absorption dans la sur‑interprétation anticipatrice.
Il ne s'agit pas de prétendre ici que tout discours serait un aérolithe miraculeux, indépendant des réseaux de mémoire et des trajets sociaux dans lesquels il fait irruption, mais de souligner que, par sa seule existence, tout discours marque la possibilité d'une destructuration‑restructuration de ces réseaux et trajets ; tout discours est l'indice potentiel d'un bougé dans les filiations socio‑historiques d'identification… »31

Benveniste pose, lui, un cadre « événementiel » plus restreint :

« La phrase est donc chaque fois un événement différent ; elle n'existe que dans l'instant où elle est proférée et s'efface aussitôt ; c'est un événement évanouissant. »

Enfin, A. Badiou sans aborder le champ linguistique à proprement parler, se place dans une conception du langage et du sujet où l'événement est possible32, un événement qui conjoint inévitablement un lien au réel de la situation, mais une indépendance vis‑à‑vis de la logique propre à cette situation –« il s'y dérobe »–. C'est en m'appuyant sur la proposition suivante : «Le sujet est ce qui apparaît dans la situation comme dépendant de l'événement» ou sur telle autre : « Qu'est‑ce qu'un sujet ? un sujet est une figure du travail de l'énoncé événement dans l'espace subjectif» que je peux considérer les « événements d'énonciation » comme la mise en relief particulièrement saillante de l' « hétérogénéité énonciative constitutive ».

Dans la même veine, il faudrait citer J. Derrida33 :

« Le spontané ne peut surgir comme initialité pure de l’événement qu’à la condition de ne pas se présenter lui‑même, à cette condition de passivité inconcevable et irrelevable où rien ne peut se présenter à soi‑même. Nous requérons ici une logique paradoxe de l’événement comme source qui ne peut pas se présenter, s’arriver. La valeur d’événement est peut‑être indissociable de celle de présence, elle reste en toute rigueur incompatible avec celle de présence à soi. »

En deçà de à cette possibilité de sérier historiquement des événements « discursifs » tels que Foucault les a pensés, en deçà de « l'événement évanouissant » de toute phrase énoncée de Benveniste pour qui « le « sens » de la phrase consiste dans la totalité de l'idée perçue par une compréhension globale», il arrive parfois qu'un événement dans la phrase fasse advenir un sens percutant, qui recouvre, ou bien déplace, ou bien suspend ce « sens » de la phrase‑événement benvenistienne. On change alors d'échelle.
Les événements d'énonciation dont je traite relèveraient plutôt de l'"accident" dont l'énonciateur ne pourrait s' « anesthésier » selon la formule de J.‑C. Milner dans Les noms indistincts :

« Tout discours requiert de tout sujet qu'il consente, un instant au moins, à cette maxime [que quoi que l'on fasse, ça tient toujours. Que tout se dise…], s'anesthésiant à ces coupures qui pourraient disperser et pulvériser »34

Le champ des événement d'énonciation, serait un champ non « protégé » non « anesthésiable » où l' « accident » verbal se rend visible, s'entend, sans que son énonciateur‑acteur (dans le sens où il est acteur d'un « acte manqué ») n'ait pu s'en protéger.
La question n'est pas tant de poser l'existence de ce dialecte‑là, la question est celle de sa repérabilité par des procédures relevant du linguistique. C'est dans ce contexte que je poserai la difficile question de l' « événement d'énonciation » que nous reprendrons ci‑après. Ces événements constitueraient des « preuves » plus saillantes que d'autres de l'existence de dialectes singuliers aux locuteurs se soutenant des possibilités de langue commune à tout un chacun mais les accommodant, voire les transgressant, selon leur propre dialectalisation.

Pour autant, la singularité ne se réduit pas à la saillance, mais la saillance événementielle alerte le linguiste analysant le discours que tout ne se passe pas sur une linéarité homogène. Les questions qui seront posées devant un « événement d'énonciation » seront les suivantes : qu'est‑ce qui de la plasticité de la langue a été mobilisé ? Qu'est‑ce qui, de cet événement en énonciation échappe au discours ? Mais qu'est‑ce qui dans le même temps en constitue l'accroche ?

Pêcheux délimite ce champ dans sa « troisième époque » de l'analyse de discours où il fait place à

« l'insistance d'un "ailleurs" interdiscursif venant, en deçà de tout autocontrôle fonctionnel du "moi‑je", stratège énonciateur metteur en scène (aux points d'identité dans lesquels le "moi‑je" s'installe) tout en la déstabilisant (aux points dérive où le sujet passe dans l'autre, où la maîtrise stratégique de son discours lui échappe) »35.

Je pourrais citer, à nouveau Badiou36 : « L'irruption de l'événement fait qu'un nouveau présent est là ; un présent c'est‑à‑dire ce qui fixe la contemporanéité ».
On est bien, alors, dans le clivage et non dans le dédoublement : un lapsus est une façon de dire deux mots à la fois37.

La question du lapsus : point de fuite du dialecte singulier

Dans Études sur l'hystérie38, Freud pose d'une manière générale que « l'être humain trouve dans le langage un équivalent de l'acte, équivalent grâce auquel l'affect peut être "abréagi" à peu près de la même façon »39. Dans cet ouvrage, en effet, Freud, laisse clairement apparaître ses doutes progressifs par rapport à l'hypnose et montre comment, peu à peu, il s'en dégage pour se soutenir et parfois se suffire des associations langagières de ses patients40. Il montre son étonnement devant l'efficace (y compris sur le corps) d'énoncés de paroles.
D'une manière plus particulière et précise, il expose la façon dont fonctionne le lien entre le symptôme et la "motivation" ; « celui‑ci est clairement déterminé par son occasion de survenue 41». C'est bien ce phénomène‑là que le lapsus met au jour : irruption de parole sur fond de discours qui prend occasion de survenue sur la disponibilité linguistique, disponibilité de langue amenée par le discours. Freud détaille le processus de « conversion » « c'est‑à‑dire qu'en lieu et place des douleurs morales évitées, des douleurs physiques surviennent »(p. 132) et le commente «un processus de défense qui se produit dans un individu lorsque l'organisation de celui‑ci l'y prédispose ou s'y prête à ce moment‑là». Il précisera, p. 139 à propos d'un cas :

« Pourquoi donc des douleurs dans les jambes sont‑elles venues remplacer une souffrance morale ? Les circonstances, dans le cas en question, indiquent que cette douleur somatique n'a pas été créée par la névrose mais seulement que celle‑ci s'en est servie, l'a augmentée et maintenue. J'ajouterai tout de suite que dans la plupart des algies hystériques qu'il m'a été donné d'observer, les choses se passaient de façon analogue : une douleur d'origine réellement organique avait réellement existé au début. Ce sont les douleurs les plus communément répandues parmi les êtres humains qui semblent être le plus souvent appelées à jouer ce rôle dans l'hystérie… »42 (c'est moi qui souligne).

Oui, mais… Ce rapprochement avec Freud peut‑il permettre de prétendre que le lapsus, symptôme verbal, aurait aussi un statut linguistique. M. Arrivé participe à la discussion43 :

« S’il fallait être complet à l’égard du mot dans l’inconscient, il faudrait aussi insister sur un aspect fortement mis en évidence par Freud : les attaches corporelles du mot, qui se manifestents de façon exemplaire dans l’hystérie. C’est notamment l’illustre Frau Cecilie (Freud et Breuer, 1895) qui a rendu le procédé illustre : la jeune personne prend le mot au pied de la lettre, en donnant corps à son sens littéral. Le regard "perçant" que lui a jeté autrefois sa grand‑mère continue à l’atteindre au front, de façon plus térébrante encore que le coup d’oeil désapprobateur de l’aïeule. C’est que le mot tient au corps, au sens si j’ose dire le plus littéral du mot tenir : l’inconscient est inapte à le détacher de son ancrage corporel. Cet objet spécifique qui s’accroche au corps est‑il encore un mot ? Est‑il possible de la traiter de façon autonymique ? je laisse la question pendante… »

Pour ma part, je réponds : oui cet objet est un mot et ce mot est un signe linguistique dont le signifiant peut s’exposer sur divers support : la voix, la graphie. Mais M. Arrivé continue :

« Comme les autres mots oniriques de la Traumdeutung, il se situe totalement à l’écart du modèle du signe linguistique. De même, sans doute, que le verbe percer  qui génère la douleur térébrante de Frau Cecilie. Des mots ? Pourquoi pas ? en tout cas Freud ne s’interdit pas de les désigner comme tels. Mais des signes, évidemment pas. Al’égard de ces objets, on comprend que le traitement autonymique – qui présuppose le statut de signe des objets qu’il affecte – soit absolument impossible. »44

Du fait même que le linguiste puisse passer de perçant à percer, cela prouve que perçant, même singulièrement corporéisé est un signe linguistique dont le signifiant conserve ses paradigmes grammaticaux. Traiter le mot comme un objet ne signifie pas que le mot perde son statut de signifiant ; c’est l’objet qui perd de sa consistance matérielle en se faisant représenter et non l’inverse.
Lorsqu'un lapsus a lieu, la langue le plus communément répandue et utilisée est mise à contribution, sollicitée pour opérer la conversion de ce qui devait être dit, en ce qui a été dit alors que cela même ne voulait pas être dit « consciemment » en discours. Il y a bien une complaisance de la langue mobilisée par et au profit de la parole singulière. C'est cette conversion, pour garder le mot de Freud qui constitue ce que j'entends par émergence de parole singulière.
Le lapsus n'a donc pas d'intérêt linguistique en tant que tel c'est‑à‑dire en tant qu' « acte manqué » mais il en a un en tant qu' « hétérogène‑rupture » radical, faisant événement dans l'énonciation en s'accrochant à la matérialité verbale en train de se dire, 1) en tant qu'événement d'énonciation 2) en tant que travaillant la langue : les signifiants mais aussi la syntaxe.
Ainsi, dans l'exemple suivant Au téléphone : Comment tu vas bien sans aucune pause, d'un seul tenant. Où l'on voit que l'ajout d'une modalité « bien » – intrusive par rapport à la norme syntaxique – substitue à la question (comment tu vas ?) une réponse, ou fait de la question l'expression d'un souhait.
Autrement dit, si l'on considère le lapsus comme trace tangible en discours mais aussi en langue d'un conflit initié par le sujet…parlant, le conflit lui‑même n'est pas déterminable linguistiquement, il est d'ordre psychique, mais les traces, dans la matérialité de langue peuvent être travaillées linguistiquement.
J'ai l'intime conviction qu'une marque de parole singulière telle que hésitation, lapsus ou silence/oubli, entendus, c'est‑à‑dire "assumés" par leur énonciateur, peut avoir une efficacité « performative ». Un lapsus peut être performatif (ce n'en est pas une caractéristique intrinsèque) dans la mesure où une fois dit et entendu par son énonciateur, la situation, pour celui‑ci, change. Et je continuerais de penser, – contrairement à la position d'Austin lui‑même, qui « dissout » le couple constatif/performatif en en redistribuant les données sous trois actes de parole » : locutoire, illocutoire, perlocutoire –, que la notion de performatif est non seulement utile, mais qu'elle pointe exactement, un fait de langage essentiel en cela qu'il en indique la puissance.
Je me soutiendrais, dans cette position de celle de M. Arrivé, qu'il expose dans son ouvrage de 199445 :

« Chez Lacan, il suffit de feuilleter le séminaire I pour voir à quel point est fondatrice la réflexion sur l'opposition entre parole vide et parole pleine : “La parole pleine est celle qui vise, qui forme la vérité telle qu'elle s'établit dans la reconnaissance de l'un par l'autre. La parole pleine est parole qui fait acte. Un des sujets se trouve, après, autre qu'il n'était avant.[…]” On lit ici une conception performative, au sens littéralement austinien du terme, de la parole en psychanalyse : dire, ici aussi, ici, peut‑être, surtout, c'est faire. Mais un faire spécifique, qui agit réflexivement sur le sujet du discours. Qui n'est pas localisé en certain point de l'énoncé, mais qui agit continûment. La psychanalyse, c'est en somme la performativité généralisée. »

Tout en récusant l’emploi des expressions « parole pleine », « parole vide »46 il convient de conserver l’idée du performatif. Le lieu où un lapsus est performatif n'appartient pas au champ de travail linguistique. Autrement dit, si un linguiste peut reconnaître qu'un lapsus peut être performatif pour un énonciateur, cela ne relève pas de sa compétence de dire si tel ou tel lapsus est performatif pour tel énonciateur.
Je proposerai l'exemple suivant pour faire entendre, à la fois, la possible performativité d'un événement d'énonciation et ce fait que ce caractère de performativité ne peut être reconnu que par le sujet‑énonciateur concerné. Cet exemple m'a été transmis par écrit par une connaissance qui sait que je collectionne ces faits d'énonciation. Je la cite textuellement :

« Quand Eléonore est née, ma vie a changé et j'avais baptisé en mon for intérieur (sans jamais le dire) ma petite fille ma monstresse. Je n'osais pas le dire parce que ce petit nom dérivait de « monstre ».
Le jour où je l'ai prononcé, j'ai entendu « ma/mon/stress ». Je n'ai plus eu besoin de l'appeler ainsi. »

L’observation cognitiviste de la parole

Il n’est pas possible, à ce jour, d’écrire sur le langage sans mentionner la façon dont les adeptes du tout cognitif utilisent abusivement la réelle nécessité d’un savoir sur l’entourage cognitif de la parole.
La perspective cognitiviste, en produisant des modèles, instaure du Un, du complet, non seulement comme possible mais comme réel à retrouver dans l'analyse. Non seulement, l'instance tierce du symbolique disparaît, laissant plein pouvoir à la conscience connaissante, mais cette conscience n'a pas droit à la défaillance sous peine d'être « déviante ». Si on suit F. J. Varela47, par exemple, le projet des sciences cognitives consiste en une entreprise à caractère « techno‑scientifique » dont l'ambition est de produire un cadre méthodologique apte à nous fournir des formalisations sans rupture épistémologiques avec les sciences dites « naturelles » (physique, biologie, génétique moléculaire…). Il s'agirait donc de créer une continuité homogène entre différents phénomènes, y compris les plus disparates. Derrière cette abstraction croissante et de plus en plus opaque, le réel – disparate, hétérogène – disparaît, en particulier, le réel du fonctionnement langagier ; une formalisation « scientifique » et « bien propre » permet de penser un « tout » et de l'expliquer :

« La principale intuition [des sciences cognitives modernes est] que l'intelligence (y compris l'intelligence humaine) est tellement proche de ce qu'est intrinsèquement un ordinateur que la cognition peut être définie par la computation de représentations symboliques. […] Le cognitivisme est une désignation commode pour cette orientation vaste mais bien délimitée, qui a motivé plusieurs développements scientifiques et technologiques depuis 1956, dans les secteurs de la psychologie, de la linguistique, d'une large part des neurosciences et, bien sûr de l'intelligence artificielle. […]
L'hypothèse cognitiviste prétend que la seule façon de rendre compte de l'intelligence et de l'intentionnalité est de postuler que la cognition consiste à agir sur la base de représentations qui ont une réalité physique sous forme de code symbolique dans un cerveau ou dans une machine. […] L'hypothèse est donc que les ordinateurs offrent un modèle mécanique de la pensée, ou, en d'autres mots, que la pensée s'effectue par une computation physique de symboles.»48

Si décrire des processus d'acquisition et de fonctionnement cognitifs du langage est nécessaire, projeter l'ordonnancement décrit en modalisation abstraite et applicable pour comprendre, c'est refuser de faire le deuil de la réalité, en particulier de la réalité de la parole, telle qu'elle se présente : difforme, silencieuse, ressassante, hésitante. Dans le langage, le stable structurant – et de référence  – n'est pas dans le « modèle" de processus d'acquisition de connaissances, il est dans l'accrochage à un système linguistique. Les cognitivistes voient bien quelque chose de cette difficulté, Varela précise, par exemple :

« Un autre aspect de l'hypothèse cognitiviste est qu'elle implique une forte présupposition quant aux relations entre syntaxe et sémantique49. Comme nous l'avons dit, dans un programme informatique la syntaxe du code symbolique reflète sa sémantique. Mais dans le cas du langage humain, il est loin d'être évident que toutes les distinctions pertinentes pour l'explication scientifique d'un comportement puissent correspondre à une structure syntaxique. […] De plus, bien que nous sachions d'où vient le niveau sémantique d'une computation par ordinateur (le programmeur), nous n'avons aucune idée de la provenance du sens des expressions symboliques dont le cognitiviste suppose le cerveau habité. »50

Or cette difficulté est occultée dans le moment même où elle est mise à jour. Elle va être dénommée, d'un nom qui semble réintégrer l'humain langage par le biais de la subjectivité : « inconscient cognitif » ; en la nommant, on l'occulte. Dans un article récent, P. Buser51 explique, à partir d'une identification entre « subjectivité » et « introspection » et dans le cadre d'une expérimentation, la distinction entre deux « seuils » :

« ..un seuil subjectif, celui pour lequel le sujet commence d'être conscient du stimulus qu'on lui présente, et un seuil objectif, inférieur. Entre les deux seuils, l'objectif et le subjectif, existerait précisément ce domaine où le sujet n'a pas perçu consciemment le stimulus, mais témoigne d'une perception pré‑consciente. […] Quels que soient les mécanismes que l'on a pu invoquer pour comprendre cette dissociation entre perception non consciente et désignation active de la cible, le fait essentiel est que cette "perception inconsciente" est à verser au dossier de l'inconscient cognitif.[…]
L'inconscient que l'on va appeler « cognitif » pour le distinguer de l'inconscient des psychanalystes comme Freud, Jung, Adler et d'autres, opèrerait dans des domaines du comportement que la psychologie classique a depuis longtemps délimités : la perception et la reconnaissance des formes, l'attention, la mémoire et l'action. »

Le problème de la cognition est un problème de frontière, tout le "mental" (le psychique ?) est‑il de l'ordre de la cognition ? Ou bien la cognition constitue‑elle une part de l'activité mentale ? Je ne suis pas sûre que les cognitivistes, eux‑mêmes aient résolu la question. La fin de l'article, cité ci‑dessus, est instructive à cet égard, où l'on voit la multiplication, à l'infini, d' « inconscients » différents… :

« En fait, l'étude de l'inconscient cognitif montre que ses frontières avec la conscience sont mouvantes. Plus les travaux sur l'inconscient cognitif se multiplient, plus on s'aperçoit qu'on ne peut pas simplement opposer deux classes distinctes d'opérations, les unes conscientes, les autres inconscientes. […]
En donnant de la sorte toute son importance à l'inconscient cognitif, n'avons‑nous pas négligé l'inconscient affectif ? »
« inconscient affectif » dont il nous est dit, quelques lignes plus loin, qu'il est «beaucoup plus large que l'inconscient freudien des profondeurs.»

La question se pose de savoir pourquoi " d'une description du cognitif on est passé à un cognitivisme explicatif exclusif. Le cognitivisme met en avant le pouvoir sur le savoir, le souhait d'une maîtrise à tout prix du savoir pour ne pas avoir à s'interroger sur "l'autorité naturelle", pourrait‑on dire, de la parole. Lacan, dès les années cinquante –c'est‑à‑dire dès le début du développement de la théorie de l'information et de la cybernétique, que F. Varela considère bien comme « les années de formation » pour la constitution du paradigme de « l'autonomie du soi cognitif »52–, avertissait des limites de la théorie de l'information pour la compréhension du langage :

« Revenons donc posément à épeler avec la vérité ce qu'elle dit d'elle‑même. La vérité a dit : «Je parle.» Pour que nous reconnaissions ce « je » à ce qu'il parle, peut‑être n'était‑ce pas sur le « je » qu'il fallait nous jeter, mais aux arêtes du parler que nous devions nous arrêter. « Il n'est de parole que de langage » nous rappelle que le langage est un ordre que des lois constituent, desquelles nous pourrions apprendre au moins ce qu'elles excluent. Par exemple que le langage c'est différent de l'expression naturelle et que ce n'est pas non plus un code ; que ça ne se confond pas avec l'information, collez‑vous‑y pour le savoir à la cybernétique […]
Si vous voulez en savoir plus, lisez Saussure…»53
« Par une antinomie inverse, on observe que plus l'office du langage se neutralise en se rapprochant de l'information, plus on lui impute de redondances. Cette notion de redondances a pris son départ de recherches d'autant plus précises qu'elles étaient plus intéressées, ayant reçu leur impulsion d'un problème d'économie portant sur les communications à longue distance et, notamment, sur la possibilité de faire voyager plusieurs conversations sur un seul fil téléphonique ; on peut y constater qu'une part importante du médium phonétique est superflue pour que soit réalisée la communication effectivement cherchée.
Ceci est pour nous hautement instructif, car ce qui est redondance pour l'information, c'est précisément ce qui, dans la parole, fait office de résonance.
Car la fonction du langage n'y est pas d'informer, mais d'évoquer.
Ce que je cherche dans la parole, c'est la réponse de l'autre. Ce qui me constitue comme sujet, c'est ma question. […]
Je m'identifie dans le langage, mais seulement à m'y perdre comme objet »54

Le cognitivisme confond l'ordre sémiotique avec l'ordre sémantique, plus exactement, il traite le sémantique comme s'il relevait de l'économie du sémiotique. Or, Benveniste a clairement distingué les deux ordres :

« Le sémiotique (le signe) doit être reconnu ; le sémantique (le discours) doit être compris. La différence entre reconnaître et comprendre renvoie à deux facultés distinctes de l'esprit ; celle de percevoir l'identité entre l'antérieur et l'actuel, d'une part, et celle de percevoir la signification d'une énonciation nouvelle, de l'autre. »55

Nous ne résistons pas à citer ce passage de Benveniste qui fait la part au cognitif mais dans ses propres limites :

« Ainsi l’énonciation est directement responsable de certaines classes de signes qu’elle promeut littéralement à l’existence. Car ils ne pourraient prendre naissance ni trouver emploi dans l’usage cognitif de la langue. Il faut donc distinguer les entités qui ont dans la langue leur statut plein et permanent et celles qui émanant de l’énonciation, n’existent que dans le réseau d’« individus » que l’énonciation crée et par rapport à l’« ici‑maintenant » du locuteur. »56

Un lapsus n'est pas cernable par le seul savoir cognitif mais témoigne cependant d'une intelligence cognitive du locuteur. Voici, comment M. Rossi et E. Peter‑Defare, dans leur ouvrage Les lapsus57, présente l'hypothèse de fond à partir de laquelle ils travaillent :

« Dans la théorie modulaire de Levelt et de son école, on identifie trois modules hiérarchisés dotés chacun d'une fonction spécifique : respectivement les fonctions sémantique, phonologique et articulatoire. Le module sémantique dont le produit est le lemma, concept lexicalisé doté de propriétés syntaxiques, est une source pour le module phonologique. Ce dernier est un puits pour la source sémantique et représente une source pour le module articulatoire : la sortie de cette seconde source est le lexème qui contient la forme phonologique ; la forme phonologique est un programme abstrait indispensable pour le puits articulatoire. […] La stabilité dynamique du système, qui doit assumer sa fonction de production pour la communication malgré les aléas du discours et de l'environnement, est assurée par des processus régulateurs parallèles mis en œuvre par ce qu'on appelle le moniteur ou éditeur postlexical, et représentés par trois boucles esentielles : la boucle pré‑articulatoire, la boucle interne kinesthésique et la boucle externe ou post‑articulatoire.
Les lapsus apparaissent ainsi comme le résultat de dysfonctionnement, heureusement peu fréquents [sic !], liés à des conditions externes à la structure dotée des fonctions de production. […] L'organisation du système de production et ses contraintes expliquent les types d'erreurs et les mécanismes qui les sous‑tendent…».[souligné par moi]

Cette conception « modulaire » leur permet de « classer » ce qu'ils nomment « lapsus », selon des critères que l'on peut considérer fort utiles pour la description de ce qui se passe dans la matérialité morphologique et phonétique, au cours de l'énonciation d'un lapsus. Ainsi, ils considèrent quatre modules : le module lexical, phonologique, de traits, syllabique, modules qui se combinent à des mécanismes d'interactivité : omissions, substitutions, insertions, interversions. Cependant, la question demeure que ce qu'ils nomment « lapsus », ils ne le conçoivent que comme "erreur" sur la chaîne, à tel point « erreur » que l'on peut les provoquer expérimentalement58.
Les études cognitives sur les lapsus ne travaillent que sur le signifiant au sens strictement saussurien (image acoustique), à la limite parfois, sur le seul substrat « phonétique » alors que la linguistique de l'énonciation informée de l'hypothèse de l'inconscient tente de faire apparaître les processus formels mis en jeu dans un événement‑lapsus mais cette description ne se suffit pas à elle‑même, elle n'est pas prise dans un programme technique où ce qui va être dit, ce qui est en train d'être dit peut, a pu être pré‑vu. En ce sens, il ne s'agit pas de la description d'une erreur ou d'une déviation, la description est versée dans un champ de réflexion sur l'accroche de la parole singulière au discours. Accroche qui, je le répète, se fait sur le matériau langue mais ne s'y réduit pas.
Auteur de l’exemple suivant, je peux y expliciter le cheminement d'un signifiant sans interprétation illégitime : au cours d'une réunion, on recherche une date possible de réunion prochaine. Je propose " « lundi 6 » que je prononce /lundicise/ et je dis : « L'undicise !, l'indécise, c'est moi l'indécise oui ! ». Or, en écrivant immédiatement ce lapsus pour le conserver je me dis à moi‑même : « Mais je n'ai pas dit « l'indécise », j'ai dit /lundécise/» que j'entends immédiatement et que j'écris du coup « l'un des six ». En même temps que me vient l'assocation suivante : je suis d'une famille de six enfants et nous sommes en train de régler une question familiale où mon opinion, parmi les cinq autres ne fait pas le poids. L'interprétation due à ma connaissance intime des associations sous‑jacentes, interprétation qui permet l'accès au sens s’ajoute à l'intérêt linguistique énonciatif pour le lapsus lui‑même. Cet exemple montre que la « mémoire » en jeu dans l'advenue d'un lapsusrepose, certes, sur l'occasion présente où le « six » devient « cise » dans un premier temps et peut ainsi être rappelé en discours (« l'indécise »), mais cette occasion est harponnée par une mémoire bien plus profonde et bien plus hétérogène que sa matérialité phonique linéaire immédiate.

L’on voit bien que le signifié court derrière le signifiant, qu'il s'accroche à la matérialité même d'une concaténation particulière de signifiant. Relisons ces lignes de Freud59 :

« On parle non sans raison d'une "étroitesse de la conscience". Le terme prend toute sa valeur, toute sa signification pour le médecin qui procède à une analyse semblable. Ce n'est jamais qu'un seul souvenir qui émerge dans la conscience du moi ; le malade tout préoccupé par la perlaboration de ce souvenir n'aperçoit rien de ce qui pousse par‑derrière, et oublie ce qui a déjà forcé le chemin. »

Elles permettent d'imaginer comment travaillent les cognitivistes qui ne prennent en considération que la « perlaboration » en énoncé fini et plat, homogène, dont on recherche l'élément de complétude alors qu'une linguistique de l'énonciation hétérogène soupçonne – alors même qu'elle s'interdit d'en proposer un « sens » – l’existence de « ce qui pousse derrière » et « délinéarise" la linéarité attendue de l'énoncé.
Le lapsus s'apparente à une dénégation du lapsus : l'énonciateur présentifie un signifiant sans se l'attribuer. Il présentifie un signifiant en "ne le pensant pas" selon l'expression courante. Il profiter d’un élément verbal passant : mot, pensée, phrase, …et toute forme de langue pour penser à quelque chose d'autre en association ; cet autre chose il le présentifie tout en le niant, c'est cela le lapsus : « je ne voulais pas dire ça, je voulais dire… »

Conclusion

« J'écris pour rêver que les mots ont un sens » dit P. Quignard60.

La langue est le lieu de mise à l'épreuve du sujet. Elle permet au sujet de s'essayer à se dire : en cela il trébuche, hésite, associe, répète, s'accroche. La langue est le matériau et le "milieu" de cette expression : ce serait une de ses fonctions, fonction qu'elle accomplirait grâce à la mise en forme qu'elle rend disponible, toujours et seule. Fonction essentielle, donc. Celle‑là même où achoppe toute tentative de comparaison, d'analogie entre l'homme et l'animal, fonction où se situe, certes, le plus complexe du travail linguistique mais aussi, où se tient la caractéristique la plus humaine du langage humain : écart, distance jamais comblée, "non‑coïncidence", selon les termes de J. Authier‑Revuz. Non‑coïncidence du réel et de l'imaginaire, passant, pourtant, tous deux, par le symbolique – langagier, verbalisé – pour « être parlés », leur seul "moyen de communication".

La complaisance de la langue s'exprimerait dans les trois caractéristiques suivantes :

  • toujours disponible

  • jamais appréhendable dans sa "totalité"

  • toujours résistante et triomphante à l'épreuve de la transgressivité.

Une résistance extérieure, étrangère, au plus près de nous‑même.

Intime étrangeté de la langue, liant complaisant qui s'impose mais se plie, s'insinue, se répercute en écho dans tout phénomène langagier et fait qu'aucun phénomène du langage ne peut se réaliser – a fortiori être examiné – sans que soit posé un système de langue, alors même que celui‑ci n'est jamais réalisé dans sa complétude.

L'étrangeté liante de la langue est ce caractère‑là qui fait que la langue du linguistique, systématique, posée a priori, n'est jamais actualisée dans son intégrité, dans son homogénéité, dans sa complétude, mais « n'est là que » comme Loi, loi matérielle instaurant du réel « verbalisé », loi symbolique de système comme lien nécessaire de Référence dans toute écoute, ou inscription langagière quelle qu'elle soit ; à la fois horizon de réalisation langagière et matière première, terreau de l'univers langagier, insaisissable en tant qu'objet fini mais qui demeurerait inutilisable sans système la représentant. Seuls les mots ancrent, tout à la fois le proche et le lointain, le familier et l'étrange, le lien au monde et sa mise à distance. Et les mots sont rangés.

Cet étrange liant qui lie l'homme au monde, mais l'en distancie à jamais est ce qui constitue son caractère de familiarité : une intimité. Intimité qui le précède, qui l'inaugure dans sa relation maternelle, c'est à dire maternante, enveloppante, protectrice, qui l'inscrit dans son intimité à venir avec tout « autre ».
L'étrange intimité de la langue inscrit un sujet dans le monde dans le même temps qu'elle le constitue inscrivant son intime Lalangue dans toute relation à l'autre : un matériau qui à la fois agglutine…des formes et véhicule autre…chose.
La langue est ce qui tient le discours, elle est ce qui matérialise l'énonciation ; par ce fait même, elle est ce qui échappe : liant sans la présence duquel rien du langage ne tiendrait, mais qui ne peut être « abstrait » sans être dénaturé par rapport à son efficace. Plasticité du matériau verbal : il résiste et se maintient dans sa matière quelles que soient les dé‑formations qu'il subit, quelles que soient les in‑formations qui le sollicitent.
Peut‑être n'y a‑t‑il rien d'autre de véritablement transitionnel – au sens de Winnicot – que cette prise ante, a priori et a posteriori, préalable et rétrospectif, que cette inscription même de tout humain dans la langue qui le lie à l'Autre, aux autres et donc à lui‑même. Cependant, ce lien n'est qu'écart. La langue n'est pas un objet… transitionnel ; la langue est l'espace matérialisable disponible et nécessaire, sa fonction est de matérialiser la transition en signifiants. Elle ancre le symbolique en signifiants.

Dans cette perspective être linguiste de la langue en énonciation est une façon de défendre une certaine conception de l'humain. Notre destin humain est, du fait même de parler, de ne pouvoir accéder qu'au manque‑à‑dire. Et c'est pourquoi nous parlons…encore. Et c'est pourquoi, le travail sur la parole en énonciation est dans sa plus grande rigueur même, une recherche hésitante qui se refuse à envisager la perspective cognitiviste de complétude et de pré‑formatage de toute communication humaine.
Le désir qui s'inscrit, chaque fois partiellement, en traces de paroles, sur le discours, n'est pas autre chose qu'une tension entre le désir de « dire quelque chose » (désir d'un objet « a ») et le désir du désir, moteur de vie, origine sans origine du langage. Le second n'apparaît pas sans le premier, mais le second, inspire et « fait » parler.
La langue est le lieu où se conjoint le plus commun aux autres – l'Autre dans son inatteignabilité mais qu'on approche par la médiation de l'autre – et le plus intime, que celui‑ci soit prononcé ou non, que celui‑ci soit su ou in‑su : un dialecte singulier qui nous permet de nous perdre dans la parole mais aussi de parler aux autres et de …communiquer.
Cette instauration de l'étrangeté – de l’autre – par la langue n'est possible que parce que la langue nous est intime, irrémédiablement. L'intime qualifie, colorie cette étrangeté de notre propre rythme et particularités psychiques.
L'A/autre nous est constitutif, cependant il est lointain ; la langue seule permet de nous en rapprocher, de nous le rendre connivent.
La langue nous est étrange parce qu'elle institue le lointain de l'Autre grâce à l'autre parlant incorporé dans toute énonciation d'ores et déjà toujours adressée.
La langue colle à nous‑mêmes, nous habille et nous enrobe, nous n'avons pas pu l'éviter, nous ne pouvons pas l'éviter, mais elle nous confronte à l'étrange, à l'Autre par tout autre possible.
Intimité, complicité, altérité, étrangeté se recomposent indéfiniment, en chaque sujet, à tout instant. La langue est connivente et complice de cette infinie recherche.
Familière et maternante, étrangère et frustrante : étrange intimité de la langue. Ce sont les mots – et les mots sont de langue – qui ancrent au plus près de nous‑mêmes l'incontournable étrangeté de notre propre humanité :
« Pourquoi cesserait‑elle de creuser [la vieille taupe poétique], puisque rien ne cesse de ce qui nous jette simultanément dans le monde et dans l'angoisse proprement humaine, l'angoisse de la langue – qu'affronte toujours, que traite depuis toujours la littérature ? » Christian Prigent, À quoi bon encore des poètes ? Ed. P.O.L, 1996, 14

1   E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol.1, V L'homme dans la langue, Gallimard (coll. Tel), 1966, 259.

2  Je dis bien, la théorie psychanalytique a ouvert ce champ ce qui ne signifie pas que les psychanalystes soient les seuls à considérer les choses de cette façon.

3  Piera Aulagnier, La violence de l'interprétation. Du pictogramme à l'énoncé, P.U.F., 1986, 107.

4  in d. anzieu(sous la dir. de), Psychanalyse et langage. Du corps à la parole, Paris, Dunod, 1977, 170‑171.

5  Etudes sur l'hystérie, PUF, 1996, 222.

6  C.L.G., op. cit., 31.

7  C'est ainsi que D. de Robillard définit le terme "corpus" dans le répertoire de notions, Sociolinguistique. Concepts de base (M.‑L. Moreau, éd., Mardaga, 1997, 102) : «Corpus : inventaire des règles et formes constituant un système linguistique et permettant son fonctionnement comme système sémiotique» ; il se réfère alors à Heinz Kloss (1969, Research possibilities on group bilingualism : a report, Quebec, C. I. R. B.).

8  L'amour de la langue, Seuil, 1978, 17.

9  C.L.G., op. cit., 32.

10  C.L.G., Op. cit., 38.

11  Problèmes de linguistique générale, op. cit., p. 81 et 229

12  Problèmes de linguistique générale, op.cit., vol. 2, II, La communication, chap.V "L'appareil formel de l'énonciation", 80.

13  Problèmes de linguistique générale, op. cit., 259‑261.

14  "Analyses de discours : trois époques", in L'inquiétude du discours, Ed. des cendres, 1990, 300.

15  Cf. Fenoglio I., 1997, 1998, 1999, 2000, 2001a, 2003a, 2003c.

16  Ibid.

17  Pierre Fedida, "Cahiers de la nuit" in Genesis 8, Psychanalyse, 1995, p.19 : «…la lecture du dialecte psychique dont est fait le texte en son brouillon manuscrit est, en psychanalyse, en étroite conformité de méthode avec l'œuvre de déconstruction/reconstruction théorique par la cure.»

18  Lacan, Séminaire L'angoisse (1962‑1963), document interne à l'Association Freudienne, 303‑304.

19  J. Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore, éd. du Seuil, 1975, 126.

20  J.‑C. Milner, L'amour de la langue, op. cit., 22.

21  

22  "Signifiant saussurien et signifiant lacanien", Langages 77, mars 1985, 107. Voir aussi, Linguistique et psychanalyse (Méridien‑Klincksieck, Paris, 1986) et Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient. Freud, Saussure, Pichon, Lacan (PUF, 1994), en particulier p. 82 sqq.

23  Ces mots qui ne vont pas de soi, op. cit., 1.

24  Langages 77, mars 1985, Op. cit., 7‑19.

25  Problèmes de linguistique générale, II, Gallimard, 1974, 226.

26  Freud, Jung, correspondance, Gallimard (2vol.), 1975, vol.I, 297.

27  W. Granoff, J.M. Rey, L'occulte, objet de la pensée freudienne, Paris, PUF, 1983, 62.

28  R. Gori et J. Hassoun, "Argument" in Cliniques méditerranéennes 55‑56, 1997, 5.

29  L'archéologie du savoir, Gallimard, 1969, 39.

30  Titre d'un article in L'inquiétude du discours, op.cit., 303‑323.

31  Ibid., 322‑323.

32  Je me réfère précisément ici à L'être et l'événement, Seuil, 1988 et à son Cours au Collège international de philosophie (1997‑1998) intitulé Théorie axiomatique du sujet. Les passages cités sont extraits du cours du 12/11/97.

33  "Qual quelle" in Marges de la philosophie, ed. de Minuit, 1971, 353.

34  Les noms indistincts, Seuil, 1983, 135.

35  "Analyse de discours : trois époques", L'inquiétude du discours, op. cit., 300.

36  Cours, op. cit. du 26/11/97, c'est moi qui souligne.

37  Cf. 1997, 1999, 2001a

38  Sigmund Freud, Joseph Breuer, Etudes sur l'hystérie, parus en 1895. L'édition utilisée ici est celle des P.U.F. de 1996.

39  Ibid., 5‑6.

40  Ibid., en particulier pp.86 sqq. et p. 222.

41  Ibid., 2.

42  Ibid., respectivement p. 132 et p. 139

43  "Freud et l’autonymie" in Marges linguistiques 7, mai 2004, 58.

44  Ibid., 61

45  Langage et psychanalyse, linguistique et inconscient, Op. cit., 26.

46  Ces qualifiants "plein" et "vide" indiqueraient, en linguistique, un rapport trop direct au sens, à un sens ; ils risqueraient d'occulter le fait que l'instance de parole est une instance qui ne se distingue de l'instance de discours (si cela est possible) que dans la forme, rupture de forme que la langue lui permet de prendre.

47  Invitation aux sciences cognitives, Seuil, 1996.

48  Ibid., 36‑39.

49  Termes qui prennent ici un sens bien élargi par rapport au sens linguistique et dont il n’est pas donné de définition, à l’intérieur de l’ouvrage

50  F. J.Varela, op. cit., 42.

51  "A la recherche de l'inconscient cognitif", Sciences humaines 95, juin 1999, 20‑23.

52  Op. cit., V et 27‑33.

53  "La chose freudienne", Ecrits I, Seuil, 1970, 223.

54  "Fonction et champ de la parole et du langage", Ibid., 180‑181 (c'est moi qui souligne).

55  Problèmes de linguistique générale, II, 64‑65.

56  "L’appareil formel de l’énonciation", Ibid., 84.

57  Les lapsus ou comment notre fourche a langué, PUF, 1998, 86‑87.

58  Pour une critique de la considération du lapsus comme "erreur", Cf. Fenoglio, 1997, 1998, 1999, 2001a.

59  Etudes sur l'hystérie, op. cit., 235.

60  Petits traités I, XIIe traité, Le mot de l'objet, Gallimard (folio) 1997 (©1990), 230.