Avant l'analyse d'un manuscrit, nous devons nous rappeler quelques présupposés latents qui entourent la problématique de l'écriture littéraire. Sans parler de la situation économico-sociale de l'écrivain et de son intégration à un champ littéraire spécifique1, écrire suppose que le futur écrivain ait résolu son Oedipe2, ait subi un processus pédagogique d'apprentissage de la rédaction dans l'enseignement primaire et de dissertation dans le secondaire3 et ait adhéré presque sans le savoir à une croyance collective, la valeur de l'oeuvre d'art.4 Supposant ces conditions requises, nous pouvons observer certains sentiers tracés par l'écrivain pour élaborer son texte. Il ne s'agit évidemment pas d'acquisition ou d'immersion linguistique, mais fondamentalement de l'acquisition d'un style.   

Mais qu'est-ce que le style ? Selon Laurent Jenny, « le style pourrait être la façon d'être des sujets parlant dans le Temps ».5 Si l'on distingue le sujet parlant du sujet écrivain et auteur, je serai d'accord sur cette définition. Si l'être parlant est beaucoup plus présent dans son énonciation, l'être écrivant franchissant la rature et s'engageant dans l'écriture, subit un processus de diminution d'autonomie et écrit guidé ou emmené par l'Autre. Avec Jenny, j'insiste sur l'insertion historique du sujet écrivain. La même oeuvre inscrit le sujet d'une manière différente em 1856 ou en 1876.  Le style pour Marcel Proust « c'est - comme la couleur chez les peintres - une qualité de la vision, la révélation de l'univers particulier que chacun de nous voit et que ne voient pas les autres. Le plaisir que nous donne un artiste, c'est de nous faire connaître un univers de plus ».6 La Tradition a mémorisé la fameuse phrase de Buffon : « Le style, c'est l'homme ». Lacan l'a complété : « Le style, c'est l'homme à qui l'on s'adresse ».7 Sans nier la valeur de ces définitions, je dirai que le style dénote la manière singulière d'écrire d'un auteur et non de l'homme-écrivain; c'est le résultat d'un travail long et difficile révélé dans le manuscrit.

Comment a surgi un style singulier dans le manuscrit de Salammbô  8 de Gustave Flaubert? Comment y détecter certains processus de création?, ce sont les questions auxquelles je tâcherai de répondre dans ce chapitre.

Respectant la méthode apprise dans le secondaire, Flaubert élabore un plan, le développe dans un scénario, ébauche une rédaction et enfin, écrit.  Trois étapes qu'une lecture rapide du manuscrit permet de distinguer, mais qu'un examen minutieux défait en partie. Examinant quatre versions des paragraphes du début du premier chapitre intitulé "Le festin", je suivrai la naissance et le déplacement de la première comparaison qui apparaît dans le manuscrit, symptôme d'un style.

1) Dans la première version,  Flaubert situe les mercenaires dans les jardins d'Hamilcar Barca: "accroupis, debout, à plat ou sur le ventre" et compare ces derniers à des bêtes sauvages : "comme des bêtes féroces que dépècent leur proie". Sur la marge de gauche, à côté de la description des dépendances, se lit : "une fosse aux bêtes féroces".

Ce sont deux processus de création qui se suivent : une dérivation de la figure vers la mimésis et un déplacement descriptif des personnages, les soldats, vers la fosse aux bêtes féroces.   

Supprimant le "comme", les bêtes féroces apparaissent de fait à leur vraie place, la fosse, et ceux qui paraissent des bêtes féroces disparaissent momentanément. Le "comme" a attiré les bêtes féroces, qui ont évidé le comparé, les soldats, et qui ont servi de pont pour la nomination de leur habitat comme s'il y avait eu élimination des personnages animés (hommes et bêtes féroces) et préférence pour la description des éléments inanimés. La mimésis surgit alors, apparemment isolée et glorieuse. C'est un premier processus de création : l'engendrement  de la mimésis par le figural.   

2) A la seconde version, les deuxième et  troisième paragraphes disparaissent avec la comparaison alors que la fosse est destinée aux bêtes féroces : "C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar./.../ l'on distinguait quantité de bâtiments à toit plat /.../ des fosses pour les bêtes féroces, une prison pour les esclaves".9

3) A la troisième version, la désignation de la fosse trouve sa forme définitive : "des fosses pr les bêtes féroces"

Enfin, après avoir engendré la mimésis, la comparaison surgit de nouveau, complétée, deux pages  plus loin, comme si elle ne pouvait apparaître durant l'enfantement de la mimésis : "couchés sur le ventre, ils tiraient à eux des morceaux de viande, et se rassasiaient appuyés sur les coudes dans la pose pacifique des lions lorsqu'ils dépècent leur proie".

C'est le second processus de création: La mimésis ignore apparemment le figural comme si elle refusait ses origines.  Ce faire semblant qui trompe le lecteur et le propre écrivain parce qu'il élimine la limite entre la fiction et la non-fiction, favorise l'illusion romanesque et la dénie en même temps. La comparaison est revenue, mais intégrer comme un des éléments du texte e non plus comme élément fondateur. Le texte édité dénombre à peine la comparaison comme une des innombrables figures qui parcourt le texte alors que le manuscrit permet de lui redonner son importance. Toutefois, la mimésis ne domine pas la description dans les quatre versions de la première page où le figura a disparu.

Dans la première version, les constructions adjacentes au palais sont énumérées informellement comme si elles étaient des annotations de livre ou de voyage : « quantité de bâtiments à toit plat, les <des> pressoirs,/à vin/ <à huile>, les celliers, les moulins, les boulangeries et les cuisines ».10

Mais dans la seconde version, les dépendances sont déjà vues à partir d'un « on », pronom neutre indéfini : « /Le reste et les autres/ et le reste des soldats /s'/ étaient répandus <au hasard> /et selon leur caprice, de tous côtés/ sous les feuillages où l'on apercevait /à demi caché dans la verdure/ <vaguement>, quantité de bâtiments à toits plats, des pressoirs, celliers, moulins boulangeries et cuisines,<arsenaux>? parc /des/ pr éléphants /après la fosse au bord/ pr les bêtes féroces féroces, etc.»

Les deux versions suivantes et le texte publié endossent la seconde version :

3ºversion

« /tout au fond/ et le reste </commun/ des soldats> /... / était répandu/sous le feuillage//les arbres> où l'on/apercevait des/<distinguait> quantités de bâtiments à toit plat. pressoirs, celliers, moulins, boulangeries et cuisines avec/un parc/<une cour> pr les éléphants, des fosses pr les bêtes féroces, une prison pr les esclaves/des magasins, des greniers, des remises, tout ce qu'il fallait pr exploiter <la terre>, pr des terres   pr /exploiter/<équiper> des soldats/. »

4ºversion

 « et /le reste des soldats /<commun des soldats /faisait/> était répandu /  /sous  les arbres où l'on distinguait quantités de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, /moulins/ <magasins>, boulangeries /et cuisines/ <et  des greniers> avec une cour pr les éléphants, / ../des fosses pr les bêtes féroces féroces, une prison pr les esclaves. »  

Texte :  

« le commun des soldats était répandu sous les arbres, où l'on distinguait quantité de bâtiments à toit plat, pressoirs, celliers, magasins, boulangeries et arsenaux, avec une cour pour les éléphants, des fosses pour les bêtes féroces féroces, une prison pour les esclaves. »

Le narrateur utilise le « on » qui pourrait être autant le narrateur omniscient extérieur au récit que les soldats dispersés sous les feuillages. Le passage du style indirect au style direct libre caractérise une épaisseur de style et un distancement du copiste ou du chroniqueur de voyage. Ce « on » pourrait être lu comme celui « dénoncé par Heidegger, à savoir l'un des traits de la face publique et collective d'un symptôme » qui s'oppose à l'engagement.11 Dans ce cas, le narrateur refuserait de prendre en charge la description comme Balzac l'a fait et mépriserait ses personnages.

Toutefois, je préfère caractériser cette indéfinition comme la marque d'un style. Bien qu’aussi sinon plus documenté que les spécialistes de son époque, Flaubert ayant lu plus de 98 volumes sur le sujet, il soumet la mimésis ou une re-présentation historico — géographique de la réalité au registre du poétique. La description des endroits qui apparemment s'est détachée de la figure, continue rattachée au poétique par le processus décrit précédemment. La focalisation des personnages encore que mitigée par la neutralité du pronom, relaie la figure de style abandonnée momentanément. C'est le troisième processus de création que je remarque. Le passage du poétique à la mimésis ne se fait pas comme aurait pu le faire penser une lecture rapide ; bien au contraire, la suprématie du poétique continue.    

La rature a aidé l'écrivain à entrer ou à se maintenir dans le processus poétique, à se distancer du document et témoigne de la présence continue du poétique. Ces incipit sont un signe de la lutte entre le document et l'écriture, entre la mimésis et le poétique. En travaillant le texte, l'écrivain ne récupère pas ses lectures et ses annotations par un processus progressif de poétisation, mais au contraire, il commence le processus par le poétique. C'est la base et le fondement du style de l'auteur de Salammbô.

Flaubert ébauchait toujours l'intrigue avant de commencer effectivement n'importe quelle description ou « mise en écriture » ;  l'imaginaire du récit précédait la description. Toutefois, même en décrivant, Flaubert ne laisse pas émerger le document ; c'est la figure de style au contraire qui suscite le document. Cette façon d'écrire permet au narrateur de construire des textes dont la modalité dominante est descriptive sans tomber dans le rapport de voyage ou la transcription d'informations annotées de lecture.

S'entourant d'une documentation immense, Flaubert aurait pu être forcé à en tenir compte, mais cette courte analyse nous fait découvrir que la représentation du document n'est pas primordiale. Ricoeur avait raison quand il soulignait que « la problématique de la refiguration doit se libérer définitivement du vocabulaire de la référence ».12 Par ailleurs, dans cet attelage de la description au poétique, la définition du langage poétique comme « l'unique infinité du code »13 ou de la littérature comme « la maximisation de l'infini sémantique quant aux moyens formels de l'expression »14 y trouvent leur confirmation contrairement à Valéry qui distinguait la prose de la poésie par l'usage des figures.15

Il n'y a donc pas de limites avant le poétique, mais seulement après ; il y a des variations possibles après la comparaison « comme des bêtes féroces », mais restreintes aux personnages, à l'espace et au temps déjà choisis dans la documentation étudiée. Il y a hésitation entre « soldats » et « mercenaire », « gaulois » ou « grecs »,"parc » ou « cour », mais il n'est plus possible de choisir « soldats » ou esclaves, « gaulois » ou « romains », « cour » ou pré dans le contexte. L'infini du poétique englobe le fini de la documentation. Je n'extrapolerai pas beaucoup en déclarant que le poétique ressurgit à tout moment et élève continuellement la documentation à un degré infini tout en maintenant la qualité esthétique de l'écriture. La rature du poétique est-elle différente de la rature de la mimésis?  Cette brève analyse autorise à dire pour le moins que la rature du poétique, même si elle n'apparaît pas de nouveau, n'a pas été inutile parce qu'elle a engendré la mimésis alors que la rature de « garages » pour « remises » dans la deuxième version, par exemple, a éliminé ce lexique sans retour apparent.

Il me reste à répondre à une question fondamentale. À partir de quoi surgit le poétique ?

Augustin d'Hippone soutiendrait que tout était là avant le temps. Dans les Confessions, il concevait le temps comme la distension (distentio) de l'intention (intentio) de l'âme.16 En créant le monde, Dieu déroule un discours avec un début et une fin qui s'engage dans le temps.  Toute l'écriture serait déjà dans l'écrivain considéré comme minicréateur. Les ratures et les ajouts serviraient à retrouver cet idéal et à récupérer le texte enterré dans la mémoire de l'écrivain, autre nom de l'âme.  Augustin insiste ainsi sur le sens du dire ou de l'écrire et non sur la forme.

Cette conception de la création, très semblable à la vision du monde de Platon, de Descartes ou de Kant, a inspiré les théories philosophiques et scientifiques jusqu'il y a peu de temps. Il y aurait une correspondance entre la langue d'Adam et la nature quand le premier homme biblique a donné des noms aux bêtes, entre les idées de Platon et les mots, entre la conscience réfléchie cartésienne et la matière de nos perceptions et de notre intellection, entre l'Esprit hégélien et la conscience de l'homme, etc.17 De la même manière, « la physique, la biologie moléculaire, l'astrophysique continuent encore le plus souvent à procéder comme si le contrat cartésien et kantien entre théorie et expérience (le “critère de falsifiabilité” de Karl Popper), restait universellement valable ».18 Il y aurait une correspondance entre les théories scientifiques et le monde qui sous-entend une logique « divine » selon Descartes, Newton et Einstein, entre autres.  

Si au contraire, nous défendons l'émergence du poétique non plus à partir d'un document, mais d'un coup génial de l'écrivain, nous serons forcés à admettre la non-correspondance entre le monde et la théorie, entre les idées, la conscience, notre perception et le langage, et ainsi, nous tolérerons les singularités de l'astrophysique, les structures dissipatives de la physique, le principe d'indétermination de Heisenberg, les projets inanticipés de l'inconscient, la théorie des catastrophes de René Thom, aussi bien que le hasard, le bruit et la folie dans la genèse des arts.  

Ainsi, nous serons d'accord avec le ex nihilo de la création biblique selon la mère des Macchabées qui correspond à la divinité Chaos d'Hésiode. Il n'y a pas d'avant ni de moment déterminé qui précèdent l'événement du poétique, mais bien le silence.

La rature rompt la limite entre l'être et le néant et viole cet en deçà où régnait le néant.  Bien qu'elle semble se contenter de réaménager des éléments existants, elle provoque avant cela le silence qui, si petit soit-il, oblige l'écrivain à entendre le néant et la divinité Chaos. Une relation profonde existe entre l'intensité du contact avec le néant et le poétique. La rature devient ainsi la clef de la porte d'entrée pour pénétrer dans le mystère de la création où le néant se convertit en origine de toute création.  

1  Pierre Bourdieu. Les règles de l'art. Paris, Seuil, 1992. p.396

2  Un faille grave dans le processus d'intervention du tiers dans la symbiose avec la mère entraîne des conséquences dans l'écriture et dans les processus d'écriture. Leda Barrone. De ler o desejo ao desejo de ler (uma leitura do olhar do psicopedagogo) . São Paulo, ed. Vozes, 1993

3 "découper le réel, l'organiser, privilégier ou non la narration, étoffer la représentation ou non de renseignements et d'explications,  etc." P.M.Wetherill. Aux origines culturelles de la génétique. Sur la génétique textuelle. Amsterdam, Rodopi. 1990. p.9

4  Bourdieu. ibid., p.317

5  Laurent Jenny. L'objet singulier de la stylistique. Littérature. Paris, Larousse, 1993.89. p.123

6  Marcel Proust. Swann expliqué par Proust. Essais et articles.Contre Sainte-Beuve. Paris, Gallimard, 1971. p.559

7  Jacques Lacan. Ecrits. Paris, Seuil, 1966. p.9

8  L'écriture de Salammbô a occupé Flaubert de 1857 à 1862

9  Flaubert. Salammbô.Oeuvres complètes. Paris, Seuil, 1964 (L'Intégrale). p.694

10  Le mot entre / / est raturé et celui entre <  > signifie un ajout

11 Eugénie Lemoine-Luccioni. L'Histoire à l'envers. Pour une politique de la psychanalyse. Paris, Defrenne, 1993. p.20

12  Paul Ricoeur. Temps et récit III. Le temps raconté. Paris, Seuil, 1985. p.229

13  Julia Kristeva. Semiotiké. Recherches pour une sémanalyse. Paris, Seuil, 1969. p.175

14  George Steiner. Réelles présences (Les arts du sens). Paris, Gallimard, 1991.p.110

15  Paul Valéry. Oeuvres complètes. Paris, Gallimard, 1957. I. p.1289

16  Saint Augustin. Confessions. (Traduction de Louis de Mondén, S.J.) Paris, ed. Pierre Horay et Cie, 1947.  p.317 (Poche)

17  Steiner. Id., ibid., p.118

18  Ibid., p.97