Au cours des vingt dernières années, l’étude des manuscrits valéryens a mis en lumière de multiples enjeux génétiques. Les travaux menés depuis 19971 par l’équipe Paul Valéry de l’ITEM, à partir de l’immense chantier de feuilles volantes (manuscrites et dactylographiées) officiellement classées « circa 1908 »2, occupent dans cette optique une place privilégiée. Toutes préliminaires et provisoires que soient les premières découvertes publiées dans ce contexte, il est clair que la recherche valéryenne a repéré un nœud capital de l’écriture, dressant en filigrane les indices d’un dispositif génétique susceptible de révolutionner notre compréhension des phénomènes de naissance et d’élaboration scripturales. S’y trouve posée une problématique à la fois de premier abord – en termes d’entrée en matière et de repérage des lieux d’écriture3, suivant le classement adopté par le Département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France – et de méthodologie analytique4. Dès lors que le fonctionnement même de l’écriture oblige à suivre un « jeu de kaléidoscopes et de combinatoires »5, les fondements d’une génétique alimentée par des schémas imaginaires spécifiques, allant volontiers vers tel fragment élevé en noyau catalysant de l’invention, sont radicalement mis en cause. Aux tendances de la philosophie méthodologique traditionnellement adoptée par la génétique valéryenne, travaillant sur un corpus distinct, bien délimité par rapport à ses aires d’invention environnantes, se substitue une approche qui fait d’une nécessaire mobilité d’investigation et d’approfondissement génétiques, naviguant sans cesse entre des lieux d’écriture apparemment circonscrits, sa pierre de touche.
Nous savions de longue date que les années qui s’échelonnent entre 1908 – période de profond désarroi personnel, celui de trouver les « idées […] les plus originales […] découvertes à peu près par autrui – utilisées largement », comme Valéry l’écrit en mars 1908 à Gide6 – et 1913 qui voit l’émergence des premiers balbutiements de cette vaste entreprise qui deviendra La Jeune Parque, tenaient une place de choix dans l’itinéraire intellectuel, affectif et littéraire de l’écrivain. C’est une époque tout aussi formatrice de l’être que les autres grandes époques de crise, de questionnement ou de lumineuse créativité. Mais nous ne savions pas à quel point ce cheminement repose sur des pratiques de pensée et d’écriture sensiblement différentes de celles qui, plus ciblées ou plus autodéterminantes, se sont jusque‑là affirmées – que la genèse soit entendue en termes d’un relevé érudit de variantes, ou sous les espèces d’un « surgissement […] du désir dans le dire », à travers l’incertain des graphes et d’une « proto‑symbolique » ouverte aux éclats de l’écriture, « bribes ou balbutiements irréductibles, phénomènes élémentaires mi‑physiques, mi‑psychiques »7.
Cet article se propose un objectif triple. Il s’agira d’abord de cerner la nature de cette nouvelle façon de voir la génétique valéryenne, en répondant à l’impérieuse invitation lancée par un chantier unique dans l’écriture de la pensée – et, par là, d’ajouter une nouvelle dimension aux présupposés théoriques fondamentaux de la critique génétique. Dans un deuxième temps, nous circonscrirons, à travers l’analyse d’un des lieux thématiques les plus travaillés, celui que les feuilles volantes, les cahiers de l’époque et, implicitement, les premiers brouillons de La Jeune Parque exploreront sous la triade thématique « Attention‑Attente‑Surprise », les modalités informant une dynamique de transformation scripturale, élevée ici en principe génétique essentiel par des processus de déplacement, de circulation libre et d’importation – dynamique dont les prolongements auront des conséquences capitales pour la mise en place d’une poétique aux rythmes et aux structures très souples (le cycle « Alphabet »). Un troisième volet d’analyse présentera, par une confrontation des différents lieux d’écriture centrés sur cette triade, une lecture nouvelle de la naissance de la voix poétique qui, après 1913, s’affirmera progressivement dans la trame complexe des manuscrits.

Écriture de la Pensée et Voix de la Poésie

Les brouillons de La Jeune Parque, conservés en trois volumes à la Bibliothèque nationale de France, composés de 442 feuillets, de supports très divers, le plus souvent utilisés recto verso et présentant des strates d’écritures de moments différents, ainsi que des traces de classements, de renvois, de jeu de combinatoires possibles, de feuillet à feuillet et à l’intérieur même des feuillets, sont bien la manifestation de la complexité même de la genèse du Poétique. Ce qui s’y joue est bien la naissance et l’expression de la voix poétique. Pour autant, la période de « silence » poétique de Valéry – liée dans le mythe personnel du poète à la crise de 1892 – est‑elle une véritable coupure avec la Poésie ? Mise en question radicale de la Littérature, mise à distance de la Poésie qu’il a le plus admirée – celle de Mallarmé ou de Rimbaud – dans lesquelles il ne se reconnaît pas, et engagement dans la voie d’une connaissance de soi, sans alibi automystificateur, cette période sera d’une grande importance dans l’advenir du Valéry poète, naissant (re‑naissant) au cours de l’été 1913. La complexité des manuscrits traçant une écriture de la pensée est tout aussi frappante que celle des manuscrits poétiques. La confrontation des manuscrits des Cahiers et de l’énorme masse de feuilles volantes, notes et notules – témoins de l’écriture de la pensée « pensante » (et plus particulièrement ceux des années légèrement antérieures ou contemporaines des premiers brouillons de La Jeune Parque) – avec ceux de la pensée « chantante » dévoile que les deux pensées, les deux langages, les deux écritures sont moins opposés qu’on ne l’affirme généralement et que, chez Paul Valéry, le retrait apparent du poétique au moment de la crise de 1892 a été aussi l’occasion d’un recueil d’où pourra resurgir une Voix, qui est celle, personnelle et impersonnelle, de la Poésie.

Extraire, combiner

L’exploration du Moi, du fonctionnement de l’Esprit, par une conscience vigile, poursuivie avec acharnement, honnêteté, angoisse, si elle n’a pas abouti à l’élaboration du Système espéré, a permis à Paul Valéry de mettre progressivement au point un Langage‑self, mais non figé, avec lequel il pourra tenter de saisir ce qu’il est. Cette saisie a lieu dans l’éclatement même de l’Homo Multiplex, en ses phases, ses cycles, ses interruptions et ses modulations : saisie extrêmement attentive de l’informe d’un « mon‑corps » obscur, en passant par les états d’absence ou de sidération, celle aussi des balbutiements ou des faibles articulations de la Parole intérieure, de l’Éveil des sens et de la conscience. Une telle expérience journalière, qui conjoint l’exercice sur soi et la pratique de l’écriture, trouve son lieu pour la plupart des lecteurs non‑spécialistes de Valéry, dans les Cahiers. Telle que Valéry la met en scène dans des textes et des photographies, telle qu’elle peut apparaître au lecteur de l’anthologie de la Pléiade ou de l’édition monumentale en fac‑similé du C.N.R.S., elle tend à donner de la recherche et de l’écriture du penseur‑poète une vision à la fois linéaire et fragmentaire : travail en progrès, mais fonctionnant par sauts et par ruptures. Une lecture plus attentive des documents, à laquelle s’est astreinte l’équipe de chercheurs travaillant sur l’édition intégrale des Cahiers 1894‑1914, dévoile des mécanismes de pensée et d’écriture bien plus complexes. On y constate notamment un phénomène de retour sur le déjà‑écrit, avec ses traces de relecture (figurées par des sigles, des soulignements), mais aussi avec des reprises presque à l’identique… pour finalement aboutir à une réflexion plus abstraite sur le RE‑, à la fois reprise et relance qui questionneront Valéry et qu’il interrogera jusque dans ces derniers cahiers : écrire ? trace ou outil d’un « Se faire » ou d’un « se refaire »8 ?
L’ébranlement de 1908 a certainement amené Valéry à se poser ce type de question ; mais déjà il savait que l’écriture des Cahiers n’était pas qu’une pratique d’une linéarité fragmentée. N’était‑elle que juxtaposition de fragments ? La pratique de la note sur des papiers « volants » ou sur de petits carnets est contemporaine des débuts de l’écriture. En quoi autour de 1908 les réorientations de l’écriture valéryenne vont‑elles être un révélateur pour lui‑même (et pour un chercheur qui tente de comprendre la genèse de son écriture) ? En quoi préparent‑elles au retour de la voix poétique ?

Le tricotage des « mille et un problèmes » de « l’escargot mental »

Dans une lettre à André Lebey souvent citée pour faire état de la crise de 1908, Valéry décrit à son ami le dispositif d’écriture qu’il met en place à ce moment‑là pour tenter de sortir de la crise, ou à tout le moins pour y voir plus clair : des rames de papier machine, des chemises avec des titres pour penser‑classer selon un système qu’il caractérise comme « Division très bête mais provisoirement commode »9. Il s’agit de se donner l’illusion d’avoir de l’ordre. Mais l’enjeu est plus important. De cela, il ne parlera que sur le mode de l’autodérision à son ami. La figure de la prétérition accentue en fait l’importance de ce qui se met ici en place :

« Je te parlerai moins des écritures qui se tricotent sur ces feuilles sèches. Ce sont les mille et un problèmes de l’escargot mental, ou encore tous les germes de l’ennui, les moustiques de l’agitation, les atomes de velléité, de doute et de scrupule qui, presque chaque jour, tourmentent chaque minute. »10

Le désarroi qui habite Valéry vers 1908 l’amène à une reprise beaucoup plus radicale que celle qu’il a pratiquée jusque‑là. Elle se poursuivra avec intensité jusqu’en 1915 et même 1917, alors qu’à partir de 1913 s’est ouvert le chantier de ce qui deviendra La Jeune Parque. Autour de 1908‑1910, le travail de reprise se fait sur ces rames de papier machine, selon des entrées diverses qui correspondent aux opérations, aux phases qu’il a pu déjà observer. Il s’agit de bien comprendre les connexions, les réseaux. Les feuilles volantes lui permettent de jouer avec un dispositif scriptural ouvert, dont il peut changer en permanence la combinatoire. Le dispositif d’écriture présenté d’abord avec humour à Lebey a servi à Valéry lui‑même de révélateur de ce qui se cherchait dans les cahiers : il ne s’agit pas de mettre de l’ordre en reclassant des fragments séparés sous telle ou telle notion, mais de pouvoir faire jouer chaque élément dans des interactions multiples ; au fonctionnement de l’homme correspond la figure du réseau ou mieux du rhizome. L’écriture des cahiers est à saisir par cette figure.

Traduire la complexité et ouvrir un passage au chant

Après 1910, les opérations de feuilletage, puis celles de montage que l’on trouve plus particulièrement dans les dactylographies (circa 1910), ne paraissent plus suffire à Valéry. Les feuilles sur papier machine sont reprises, retravaillées ; Valéry multiplie les notes, les recherches sur les supports les plus divers. Certaines notions sont particulièrement approfondies, pour elles‑mêmes et dans leurs interconnexions. À travers les réflexions sur le sommeil, le rêve et l’éveil, on peut voir émerger de plus en plus une vision de l’homme kaléidoscopique, protéiforme, présente déjà dans les derniers grands registres qui se terminent en 1908, mais seulement par éclairs poétiques. Les notions couplées d’« Attente‑Surprise », dont il avait d’abord poursuivi les définitions circa 1908‑1910, tout en étant encore traitées en partie abstraitement, prennent un poids existentiel (émotionnel et sensible) qui touche déjà au poétique. Une partie de ces recherches sur de multiples papiers sera recueillie dans des cahiers thématiques à partir de 191111. Ces cahiers ne rendent que très partiellement compte de la richesse des recherches des notes diverses et des feuilles volantes qui continuent parallèlement d’explorer, en les mettant en connexion – à côté des entrées des cahiers thématiques (« Langage », « Somnia », « Surprise‑Attentes ») –, le « Moi », la « Parole Intérieure » ou le « Temps », parmi d’autres noyaux de pensée. Pour résonner de leur pleine puissance de traduction du monde interne exploré par Valéry, il faut que les mots retenus, débarrassés du lest des préjugés, trouvent la voie du chant… Les notions ne sont pas pour Valéry des abstractions mais des personnages insolites jouant singulièrement des rôles dans l’étrange théâtre du fonctionnement humain. Elles portent en elles un devenir‑poésie que chante Valéry en 1910‑1911 : « Cette espèce de re‑création, que ne chanterait‑elle pas ? » (C, IV, 61212)
C’est bien cette articulation dynamique de la pensée pensante à la pensée chantante dans les pratiques d’écriture qu’il s’agit alors de saisir. Le vaste chantier d’écriture, travaillé et retravaillé par Valéry au cours de ces années – chantier qui s’alimente à la réappropriation des recherches des grands registres –, est le lieu même où s’engendrera la Poésie, qu’elle soit énoncée selon le rythme du vers ou celui d’une prose mesurée. Dans les brouillons de La Jeune Parque, ce chantier jouera le rôle de ressort potentiel dynamisant la pensée chantante, la voix poétique. Il restera, pour les projets à venir, le lieu même où s’est élaboré l’essentiel de la voix authentique qui porte l’écriture de Valéry. Un certain nombre de feuillets manuscrits des brouillons de La Jeune Parque montrent l’inscription sur la page de ce transfert, de l’abstrait au chant, du théorétique au poétique.
Il est certain qu’on ne saurait embrasser le processus œuvrant dans cet axe double en un seul geste, un seul regard globalisant. Le rêve d’une macro‑genèse exhaustive de la pensée et du chant est tentant, mais certainement impossible à réaliser. Toutefois, par le jeu de la combinatoire, des réseaux, des interconnexions à partir de nœuds, Valéry propose une démarche qui, sans être globalisante, peut permettre de saisir le processus même dans sa dynamique créative.
Une des feuilles volantes dactylographiées circa 1910, reprise en partie dans le cahier « Somnia », donne une figure extrêmement expressive de ce fonctionnement d’un Moi problématique. Celui‑ci est décrit par une instance énonciatrice que l’écriture prend en charge, tout en la tenant à distance, en l’amenant en même temps sur les bords de l’être poétique, de l’existence esthétique – jusqu’à la naissance du poème :

Kaléidoscope.
Je suis fait de pièces qui peuvent entrer dans bien des mécanismes ; et d’éléments qui composent une infinité de combinaisons.

Une certaine division de mon être sentant et figurant est telle que je ne puis la pousser plus avant sans sortir de la veille, sans en détruire l’édifice mobile stationnaire.
Une division plus fine trouve des éléments qui sont dans la veille et dans le rêve. La veille ne contient l’atome que dans la molécule, et dans le rêve l’atome est libre.
Comme si le soir dissolvait ce que le matin cristallise.
La veille est donc l’ensemble des actions du milieu sur moi et de celles de mes réactions qui n’altèrent pas cet édifice moléculaire ; qui me laissent constitué d’éléments d’une certaine complexité.
Il y a un moment où cette structure commence à se désagréger. Je la prends comme l’image du cycle de modifications à partir d’un ébranlement donné.

Comment la conscience peut‑elle, – a‑t‑elle pu être suspendue ? –
Et si l’on m’éveille, comment suis‑je ordonné si brusquement ? –
C’est justement cette intervention m’éveillant qui arrange, limite, prophétise ce que j’y puis répondre. – Je réponds d’abord par la résurrection de la possibilité de répondre.
On tire de moi endormi un mouvement qui ne peut coexister avec l’état de sommeil, ou du moins avec l’état de non‑conscience. – Pour une certaine qualité ou intensité quelque chose s’élève au rêve, d’abord ; puis au réveil. Et le réveil commence comme un rêve, ou un autre rêve.

Pouvoir de reprendre conscience, pouvoir de perdre, de retrouver un désir, une idée ; pouvoir de subir tantôt une structure, tantôt une autre faites des mêmes éléments apparents… Pouvoir de traverser le zéro.
Le rêve et le réveil, deux réponses, degrés l’une de l’autre13.

Pour traduire le kaléidoscope de l’être, Valéry utilise aussi des schémas14 qui visualisent pour lui phases, interventions et cycles de modifications.

Image1

Schéma, dans Ensembles Thématiques II (BnF, n.a.fr. 19122, f° 132)

Il s’agit de traduire toutes les possibilités, toutes ces instances d’un « pouvoir » où la conscience se perd, dans le sommeil, mais aussi sous le choc – pour mieux les connaître, même si comme « L’Ange » on reste dans l’impossibilité de les comprendre. Et ces schémas proposent aussi des structures formelles dynamiques qui pourront informer la structure poétique d’une œuvre comme La Jeune Parque.
Toutefois, bien que certains passages des cahiers ou des feuilles volantes laissent entendre dans la prose la voix d’une poésie abstraite, riche de résonances sensibles, celle‑ci ne s’engage pas encore totalement dans le chant.

« Attente‑Surprise » : un chantier exemplaire

Pendant la période qui nous concerne, où Valéry parcourt inlassablement le cycle des modifications de l’endormissement, du rêve, de l’éveil, du retour à la conscience, à la possibilité de l’accommodation, ou de l’attention, on voit s’imposer progressivement les notions couplées d’Attente et de Surprise, à partir de ces recherches sur l’Attention, mais aussi en relation avec la mémoire et le temps, les états de perte de conscience, de sidération ou de choc. On en voit l’émergence dans les grands registres entre 1904 et 1908. Cette notion bipolaire prend de plus en plus d’ampleur entre 1908 et 1915. On peut la suivre sur les différents supports d’écriture qui caractérisent l’évolution de la pratique scripturale valéryenne pendant cette période, dont la fin est contemporaine des débuts de La Jeune Parque.
Proche du fonctionnement du corpus sur « Éveil‑Rêve‑Sommeil » (1904‑1912/1914), le corpus « Attente‑Surprise » est toutefois à la fois plus long et plus complexe15. Il est certainement l’axe le plus original de la recherche valéryenne à ce moment‑là, et les interactions avec l’écriture poétique s’imposent au regard du chercheur. Des chantiers entrepris à partir de la relecture des grands registres, c’est celui que Valéry a conduit le plus longtemps. L’intense effort consacré au poème appelé à devenir La Jeune Parque n’a pas empêché Valéry de poursuivre sa recherche avec une ardeur que soulignent et la richesse notionnelle des feuillets, et le dynamisme des écritures qui s’inscrivent par strates sur toutes sortes de supports. Les traces de relectures, de classements et de reclassements (jusqu’aux entrées multiples) témoignent de la souplesse d’un dispositif d’écriture auquel Valéry s’est manifestement attaché. L’ensemble « Attente‑Surprise » peut servir de révélateur à la multiplicité des formes d’écriture qui sous‑tendent la genèse du poème. La vision et la lecture de ces feuillets parfois appellent la comparaison, par ressemblance, avec les premiers brouillons de La Jeune Parque, et parfois pointent l’émergence d’une voix poétique dans la prose, empreinte à la fois de bouillonnement et de rigueur.
Nombre de feuillets classés dans le volume IV des Notes diverses après 1900 (BnF, n.a.fr. 19121) pourraient être pris en exemples. Notons, presque au hasard, l’utilisation dynamique de l’espace dans un temps lui‑même ouvert, à travers les feuillets 110, 113‑117 ou 118, avec leur jeu d’encres et de crayon, les strates d’écritures, les sigles, les jeux de renvois et les croquis. Ces feuillets sont comme la mise en abîme de l’ensemble du chantier lui‑même, et le corpus « Attente‑Surprise » est exemplaire de cette écriture de la pensée – celle‑ci se nourrissant d’elle‑même dans la relecture d’une recherche qui aura pu sembler trop austère parfois à Valéry lui‑même quand vers 1908 semblait guetter l’épuisement. En fait, cette recherche constamment reconduite a été l’occasion de redynamiser la création, de faire des grands registres le creuset de nombreuses œuvres à venir, et du débordement dans les feuilles volantes le lieu d’écriture d’un effort fécond rencontrant la poussée vers le chant. Avec le chantier « Attente‑Surprise », plus particulièrement, l’occasion nous est peut‑être donnée de saisir les modalités informant une dynamique de transformation scripturale. De plus, ce chantier fonctionne aussi comme la figuration abstraite de ce que Valéry est en train de « vivre » dans la genèse du poème, qui s’engendre lui‑même en partie du cycle de l’attente et de la surprise.

Une pratique de transformations

La notion bipolaire d’« Attente‑Surprise » est avec évidence de celles chez Valéry qui illustrent avec exemplarité le processus à la fois scriptural et existentiel mis à l’œuvre dans le secret des manuscrits. Il était en effet apparu indispensable à Valéry de « briser le langage » (n.a.fr. 19021, f° 616) – non pour « résoudre par approximation une difficulté lexicographique » (f° 13), mais, après revitalisation de la valeur usuelle des mots et reconstruction de notions ad hoc, dans le but « de refaire pas à pas en repérant chaque segment indivisible et chaque détermination nouvelle de la route » sa « carte » personnelle « du monde » interne (f° 140). Les multiples reprises sur supports divers témoignent de cette pratique féconde d’un « dressage » de Soi lié à une ascèse du langage, que le sigle « Gladiator » nommera plus tard « Ars Magna » (C, VI, 90117) ; Valéry a adopté avant la lettre un point de vue résolument génétique, célébrant à l’envi la « divinité des états naissants » (XV, 558).
Sans même s’engager sur le terrain de la technicité linguistique, l’on reconnaît à l’évidence un volontarisme formel, disposant des mots comme de « jalons pour un acte complexe », générateurs d’« associations futures » (C, VII, 49918). Dans le domaine notionnel de l’« Attente‑Surprise », que marque une forte emprise de l’usage courant, il n’est pas sans intérêt de suivre les tentatives de Valéry pour ressourcer le questionnement fondateur : « […] Nous sommes dans une attente perpétuelle (cf. Attention) […] Comment peut‑on être surpris ? – analyse. Comment cherche‑t‑on quelque chose ou  » (CIII, 527). À considérer, d’une part, les Cahiers – dont quelque deux cents occurrences disséminées de 1903 à 1912 traitent de l’Attente et/ou de la Surprise avant que trois cahiers, écrits entre 1912 et 1915, ne finissent par être consacrés exclusivement au sujet –, et, d’autre part, les centaines de feuilles volantes travaillées en parallèle, l’on mesure l’ampleur de ce « travail de Pénélope » (C, XII, 606) partant des données du langage ordinaire afin, en une trame incessamment repiquée, défaite et refaite, de les charger du poids de la réflexion sans cesse renaissante ; les métamorphoses ont ici force de vie.
Si dans les premiers temps, il fut malaisé à Valéry de libérer la « Surprise » d’un strict recours à son acception de « choc », en revanche – et malgré la flexibilité déjà existante des emplois communs19 –, l’« Attente » se prêta mieux aux distorsions, car dans le sillage étymologique de l’« Attention », ad‑tendre et ad‑tension alimentèrent des modulations sémantiques dont l’apparence de répétitivité ne doit pas abuser le lecteur. « J’écris pour voir, pour faire, pour préciser, pour prolonger – non pour doubler ce qui a été » (C, V, 366), note Valéry en 1914 dans un cahier. Aussi, d’« attente tendue » (CVI, 113 : 1905) en « Attention – l’état où je tends » (n.a.fr. 19469, f° 90 [circa 1908]), ou en « attente énergie interne – tension » (n.a.fr. 19121, f° 118 [circa 1912]) et « pluralité d’attentes, de ressorts tendus » (C, IV, 740 : 1912), les mots s’indexent‑ils aux images de corde et de ressort ainsi qu’au potentiel de signifiance dérivant des phénomènes énergétiques.
Ces métaphores liées à l’« Attente » vont stimuler en retour l’expression de la « Surprise », qui, perçue comme « non compris[e] dans le champ des substitutions » (V, 770), s’assimile soit à un « coup de bélier » (IV, 537), soit à la détonation d’une arme à feu. Ainsi le croquis d’un pistolet (voir ci-dessous fig. 2), interférant sans filiation explicite dans un feuillet de travail (n.a.fr. 19121, f° 118), se justifie‑t‑il, avec réciprocité, d’une page de cahier – « Une bonne image de la Surprise : l’homme tué avant d’entendre le coup de feu » (C, V, 605) –, tandis que la parataxe de feuilles annexes fait retour sur le concret métaphorique pour enrichir l’analyse20 :

La surprise – sorte de division ou de section instantanée – cessation brusque d’un régime permanent – coup de bélier – alors la prévision continuelle immédiate est déjouée. Le Moi n’avait rien préparé, le Moi, organe des commencements, des préparations, des mises en train – – – est devancé (n.a.fr. 19471, f° 176).

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Fig. 2 : Dans Notes diverses après 1900 (BnF : n.a.fr. 19121, f° 118 recto [feuillet séminal] et f° 118 verso [f° de reprise et réécriture])

Une potentialité en constant renouvellement

Plus se diversifient les ajustements Langage/Phénomènes, mieux le couple « Attente‑Surprise » s’inscrit dans le champ dynamique de la pensée et la stratégie de la « machine à vivre ». Tantôt, selon le mécanisme de « Demande – Réponse [ou Excitation] », qui pour Valéry régit toute fonction psychophysiologique, les deux notions symbolisent, la première un mode d’action – « Chercher, c’est attendre […] attendre c’est agir » (C, V, 618) –, la seconde, un mode d’arrêt ou de rupture, susceptible de conduire à un « anéantissement », une « destruction » (CVIII, 21). Tantôt la prise en compte de leur fonctionnalité surgit de leurs contradictions mêmes, la « Surprise » se raccordant à la simplicité réactive du « réflexe » (C, V, 593), au « désordre » de l’accidentel (598), à une mise « en défaut » du ressort vital (n.a.fr. 19121, f° 107), et l’« Attente » se manifestant a contrario comme pouvoir complexe d’organisation combinatoire, force maintenue vive et opposée à la variance.
Peser de la sorte sur la durée humaine, en une Attente‑Excitation perpétuellement régénérée, n’est‑ce pas créer une énergie « de qualité supérieure » (n.a.fr. 19121, f° 112) dont la force centrifuge assurerait la transformation « compensée » (f° 108) ? La Surprise s’apparente alors à un « travail non compensé » (f° 148), n’étant que déficience d’énergie interne et source de « dégradation » (f° 109). Une telle complémentarité, imitée des lois scientifiques de transformation, semble fixer le plus rigoureux des principes : « Il n’y a d’énergie utilisable que celle d’un système susceptible d’équilibres instables durables, c’est‑à‑dire qu’on peut retenir en cet état moyennant une résistance dont la variation est indépendante du système même. » (n.a.fr. 19479, f° 20 [circa 1910]) Valéry cependant n’en continue pas moins à tenter de figurer les transmutations dans leur mouvance :

« Je ne connais, ne vois que ce que j’attends – ce qui est attendu ; ce qui vient non attendu est suivi d’un temps de nullité qui est pris par arrangement pour attendre ce qui est déjà arrivé. » (C, V, 625 : 1915)

De ce fait, une expression banale acquiert une transitivité singulière : ainsi, l’« Attente », posée comme consistant à « avoir le temps » (588), et la « Surprise », à « n’avoir pas le temps » (n.a.fr. 19471, f° 163).
En parallèle se cultive le paradoxe de l’« incomplet éternel » (n.a.fr. 19121, f° 148) sur quoi se définit le véritable « pouvoir » ; d’où une valorisation, par antithèse, de la notion de percussion, puisqu’elle conditionne la relance de l’accommodation unitive. « Ces analogies sont bien grossières », remarque pour lui‑même Valéry parmi ses tâtonnements, « Mais je sens qu’il y a quelque chose dans ce genre » (f° 148). C’est pourquoi, devenu rouage essentiel du réseau des connexions, le phénomène « Attente‑Surprise », de par ses liens à l’« Attention », au « Temps » – et par voie de conséquence à la « Mémoire » et au « Rythme » –, sera appelé à composer le substrat naturel d’une « éthique » poétique21. La Poésie, selon Valéry, se révélera en effet être « de la nature de l’énergie – de l’excitation » (C, VIII, 846), jouant d’une « table des signaux‑en‑puissance » (C, XI, 744) qui engage la totalité de l’être.
Cet effort d’expérimentation, se ressourçant à une potentialité ambivalente qui s’impose comme un véritable creuset génétique, va choisir pour l’un de ses champs de prédilection la prose poétique. L’inattendu étant « le ressort de l’esprit et ce qui le force à répondre c’est‑à‑dire à être » (C, IV, 237), il s’avère nécessaire de « faire attendre. Car l’inattendu n’est possible que s’il y a attendu » (186 : 1907). D’où la mise à l’épreuve, dans une composition quasi polyphonique, des linéaments de la « journée d’un être en amour et sa traversée de ses affaires, incidents, etc. […] Les attentes, surprises – […] La scintillation des associations – le hasard  et le hasard  » (« Alphabet », XXVII, 364 : 194322). Quoique foudroyé par la révélation de l’Éros sensuel, Valéry fera de cette rupture « de toute une colonne droite de vie » (n.a.fr. 19085, f° 11) un terrain de recherche tant analytique que poétique, postulant qu’une loi d’aimantation entre « Pôles de l’instant » (« Alph[abet] », C, XIII, 188 : 1928), du type « donner = recevoir », pourrait réguler « excitation » et « désir » : « si la chose est attendue – domination d’un besoin » ; le langage lui‑même, par extrapolation, semble y interroger ses origines : « Comment l’idée attendue, le mot unique sont‑ils appelés d’entre les autres ? » Des Cahiers aux brouillons et inversement, s’essayent aussi bien « l’attente dans l’amour » (« Alphabet » XII, 386) que « l’attente de l’idée » (ms d’« Alphabet », BnF, Boîte II, f° 94), Valéry s’attachant à traduire les états de seuil : tantôt l’acmé des corps – « Venez, Viens – que je touche par toi l’extrême de ma puissance » (Boîte II, f° 151) –, tantôt, à l’opposé, le pouvoir en suspens de l’esprit avant la résurrection de l’aube : « Par la vertu de mon corps reposé, j’ignore ce qui n’est point puissance et mon attente est un délice qui se suffit » (version pour le poème‑lettre « F », Œ, I, 351). Une « synthèse » qui « manifeste la force de ce qui est par ce qu’il est attendu » (« Alphabet », C, XXII, 523 : 1939) est visée, sans mésestimer la pluralité du protéimorphisme : « Je me transforme successivement mais par une surprise je suis ramené à l’état d’où j’allais justement et régulièrement sortir. Qui ? je ? » (n.a.fr. 19471, f° 169)
Un croquis solitaire, icône emblématique sur page blanche (C, X, 532 : janvier 1925, voir ci-dessous fig. 3), avait fixé, dès les prémisses du projet « Alphabet », la silhouette du Poète quêtant tous les possibles d’une synthèse espérée – ce qu’un feuillet postérieur rappellera d’une autre manière : « L’écrivain écoute les échos des paroles qu’il n’a pas encore choisies. » (« Alphabet », XIV, 156).

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Fig. 3 : Icône emblématique d’« Alphabet » sur page blanche. Dans Cahiers, fac‑similé CNRS, X, 532 – Cahier original 109 «  » – 1925 (BnF : n.a.fr. 19315)

Aussi le travail effectué autour de la triade thématique « Attention‑Attente‑Surprise » montre‑t‑il que la prégnance d’une vision synthétique, loin de se limiter à la période qui, à partir de juin 1907, voit surgir une circulation à grande échelle entre les Cahiers et les feuilles volantes, relève d’un réflexe génétique essentiel, dont nous étions bien loin de soupçonner l’ampleur. Réflexe d’autant plus puissant qu’il engage toujours potentiellement les ressorts de l’imaginaire poétique, en stimulant l’action d’une exploration interne du Moi, sondé en profondeur. C’est que l’immense trame génétique qui se met en place entre l’écriture de la pensée dans les Cahiers et celle aux composantes exploratrices amplifiées des feuilles volantes, va entrer en contact avec la résurgence d’un besoin d’articulation poétique, d’abord incertain – « Hélène », « Pandore », « Psyché », « Île », « Larme », « Parque » –, à travers l’extraction d’un Moi toujours inconnu, toujours réfractaire à la catégorisation génétique.

« Extraire de soi ce que moi ignorait »23 – « Attention‑Attente‑Surprise » et La Jeune Parque

En abordant la naissance de La Jeune Parque la génétique valéryenne a eu tendance à privilégier une approche centrée uniquement – pour cause – sur les brouillons très riches du poème24, dynamisés sous le choc d’une « divine électrolyse » (C, IV, 461) suscitée par la « Voix‑Surprise » qui entre en scène en 1913 sous l’effet de la réécoute des productions poétiques de jeunesse25. Or, les travaux de l’équipe Paul Valéry de l’ITEM, consacrés au cycle des feuilles volantes manuscrites et dactylographiées qui commence à se mettre en place à partir de 1907, sont en train de pratiquer une véritable révolution dans notre connaissance de la genèse de La Jeune Parque, et invitent de ce fait à revoir les chemins jusque‑là empruntés par la critique.
Cette révolution critique, qui concerne à la fois les fondements chronologiques de la naissance du poème et le substrat conceptuel de cette dernière, a une double orientation. Elle consiste tout d’abord à voir, dans le va‑et‑vient à grande échelle qui s’affirme entre des lieux différents d’écriture – les cahiers, les milliers de feuillets transcrits sous forme manuscrite ou dactylographiée, les petits carnets d’écrivain mis en service à l’époque, et les premiers brouillons du poème –, l’aire d’une vaste combinatoire d’énergies créatrices, dont les composantes ne peuvent être analysées séparément les unes des autres. Faisant le point des investigations intellectuelles qui portent sur des thématiques centrales du poème (notamment l’« Attention », l’« Attente‑Surprise »26), l’analyse repère des points de jonction entre des domaines de traitement apparemment distincts, et modifie sensiblement ainsi des notions traditionnelles de « naissance ». En effet, le renvoi à la puissance génératrice de certains antécédents poétiques (notamment « Hélène », l’un des titres envisagés par Valéry pour La Jeune Parque, et titrant un poème paru dès 1891 dans la revue Chimère, incorporé par la suite dans l’Album de vers anciens), que la dédicace semble légitimer comme dynamique génératrice du texte27, doit impérativement être mis en relation avec le brassage d’écritures diverses qui précède les débuts de rédaction, et qui fait des enchevêtrements entre les cahiers, les carnets et les feuilles volantes comme une vaste caisse de résonance pour l’imaginaire si particulier du poème.
La deuxième orientation procède d’un parti pris de relecture et de réévaluation concernant le statut du classement des brouillons, catégorisés dans le fonds Valéry des manuscrits de la BnF d’après des critères d’unité conceptuelle et de cohérence thématique – ce classement fournissant les bases officielles du recensement de l’œuvre. Il a paru potentiellement avantageux de prendre aussi en considération – notamment pour ce qui est des cahiers écrits à l’époque de la rédaction de La Jeune Parque, comme aussi des brouillons mêmes du poème – l’inventaire effectué par Denise Rousseau à la demande de la famille Valéry en 1958‑1959. Comme le constate Nicole Celeyrette‑Pietri, « ce classement n’a pas été retenu par la Bibliothèque nationale, mais permet de repérer éventuellement la situation primitive de certains documents »28. Pour situer brièvement le creuset thématique « Attention‑Attente‑Surprise » et sa relation aux ressorts génétiques de La Jeune Parque – dont le volet « Attente », très présent dans l’immense combinatoire d’invention qui sous‑tend le poème, touche au plus près la source centrale de la poétique valéryenne –, l’un des dossiers reconstitués, le dossier 14229 (étudié aussi en relation avec le dossier « Attention » du classement officiel BnF30) fournira la base des remarques suivantes. La reconstitution, et l’interprétation, de l’inventaire global proposent un enjeu capital aux recherches génétiques futures sur les manuscrits de Paul Valéry.

Origines multiples d’une genèse décentrée

Si nous avons apparemment affaire à des chantiers d’écriture très distincts – chantiers de nature définitoire, d’un côté, et de l’autre, un long cheminement dans les brouillons orienté vers l’éclosion de l’imaginaire –, il n’en reste pas moins que le caractère ouvert de ces séries diverses de réflexion, et le va‑et‑vient entretenu avec les cahiers, incitent constamment à voir l’évolution de l’ensemble en termes de mouvance. Dès le début, il importe de signaler que cette évolution dépasse de loin, par la complexité de ses opérations, les paramètres d’une étude génétique d’obédience simplement comparée ou inter‑relationnelle. Si la génétique valéryenne doit nécessairement faire la part de retours en arrière, de réseaux inter‑ et intra‑textuels, comme de relectures, réminiscences et relances, le type de problématique ici posée se tient bien au‑delà de toute notion de confrontation ou même de ressourcement, explicitement ou implicitement conduits dans le magma d’une écriture naissante. Une opération de « couper‑coller », qui consiste à déplacer des morceaux de texte d’un canevas de pensée à un autre, oriente la réflexion vers de multiples possibilités de création, facilite l’émergence d’affinités qui peuvent s’annoncer entre une volonté d’approfondissement analytique et d’autres régimes de perception et d’écriture. Tout se passe ici en souplesse, en dérives naturelles de la pensée agissant par imbrication, affinité et correspondance, ou naviguant entre des aires de réflexion abstraite et des voies d’approche où l’imaginaire prend le dessus – tout en se référant, par reflet, réfraction, activation de rapports de réciprocité ou de cheminement communs, à des bases conceptuelles situées constamment au‑delà d’un foyer de référence unique.
De ce point de vue, la lecture du dossier 142 reconstitué du classement Rousseau, et des copies manuscrites portant sur l’« Attention », dégage des aspects singulièrement neufs. Elle révèle surtout le balancement de la pensée entre des domaines apparemment distincts, une oscillation entre des aires de réflexion mutuellement fécondes. « Attente », dans le sens d’une continuité de la pensée et de la conscience, et « Surprise » ou dislocation sont conjuguées, mais elles ont aussi partie liée avec le temps, le statut du présent, le choc, l’étrangeté qui en découle, l’interruption, l’image, l’énergie, le rythme, le périodique, le continu et le fonctionnement mélodique. En ce sens, nous participons à la matière vivante des élaborations, à un melting pot d’idées, de perceptions et d’aperçus – et d’autant plus que l’interpolation de feuilles volantes nous place dans le vif d’une création ouverte au tout‑venant des sollicitations externes31, fournissant des éléments de datation (1914 et 1915) qui placent l’ensemble dans une période de rédaction nourrie du poème.

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Fig. 4 : Dans Notes diverses après 1900 (BnF : n.a.fr. 19121, f° 164 recto). Le croquis du casque à pointe situe la rédaction du folio sur fond de première guerre mondiale

Qu’est‑ce qu’on peut donc relever de la mise en parallèle génétique du dossier 142, du dossier de feuilles volantes « Attention », des cahiers et des premiers brouillons de La Jeune Parque ?

Des « voies abstraites » aux « profondeurs de notre possible »32 : la « sensibilité intellectuelle » revisitée

Par le dynamisme même de la pensée, les qualités abstraites de l’« Attention », qui avaient fourni le sujet de l’important Mémoire écrit en 190533, tendent constamment à s’attirer d’autres possibilités d’approfondissement, notamment celles de seuil, de limite, et leurs extensions érotiques. Une connexion thématique annonce déjà l’application du schéma abstrait au dispositif corporel, l’attention « indéfiniment prolongée » formant potentiellement « un cycle fermé de transformations… vers un seuil – ou intervention comme dans le coït » (n.a.fr. 19469, f° 29). Ce n’est que le premier aspect d’une pensée exploratrice et résolument interactive, accumulant des observations où l’attente ne tarde pas à apparaître. « Mon “esprit”… s’arrête pour prévoir – Il s’arrête pour revoir. Il retarde pour devancer – anticiper – comme il retarde pour revenir. Il s’arrête de voir pour prévoir » (f° 33) : un mouvement naturel vient infléchir l’attention vers le devancement, ou vers l’action rétroactive, c’est‑à‑dire vers la présence du temps qui, sous diverses formes, va s’affirmer comme un pôle principal d’attraction, surtout dans le dossier 142. Au fil des pages s’installe une prise de conscience que l’attention, et l’exercice de la mémoire, n’ont pas que des références externes : tout se passe comme si la « mystérieuse Moi » de La Jeune Parque réclamait d’ores et déjà ses droits : « chercher dans sa mémoire – peu à peu arriver à la reconstitution. / Extraire de soi ce que moi ignorait » (f° 88). Ce que le moi ignore de sa propre situation, y compris du rêve et du sommeil, va s’affirmer comme l’un des tournants de la pensée, et préfigure par là l’un des moteurs essentiels des brouillons du poème.
De proche en proche l’analyse de l’attention s’oriente vers l’élucidation des « parties inconnues, des ressorts cachés » (n.a.fr. 19469, f° 47) non seulement de ses propres opérations mais aussi de l’objet à l’égard duquel elle reste mobilisée. Dans ses rapports avec le temps, l’attention forme « un ensemble de notions telles que l’une quelconque donne les autres de l’ensemble » (f° 73), indiquant ainsi une proximité avec le fonctionnement de l’« implexe », ce mécanisme primordial dans la création poétique chez Valéry, comme le montrent à l’évidence les brouillons de La Jeune Parque par l’accumulation d’associations d’idées, de sons et de rimes.
Surtout, on assiste à une souplesse de conceptualisation de plus en plus manifeste, se dégageant de paramètres établis pour brasser le passé, le présent et le futur en un ensemble de sollicitations reliées potentiellement entre elles. L’attente impliquant le désir de quelque chose à venir, Valéry observe ce qu’il appelle l’« imminence éternelle de toute ma pensée » (n.a.fr. 19469, f° 82), mais l’action conjuguée des composantes de l’attention et du souvenir fait progressivement plier ce dispositif logique vers des dimensions tout autres. Il est clair, par exemple, que l’acception de l’attente ne reste pas cantonnée, sans doute sous l’action des constituants très riches de l’attention, à un contexte de succession, soumis au jeu d’une perception uniquement tournée vers l’avenir. Au contraire, on constate un niveau de réflexion sur le temps de la perception dans l’attente où entre une grande souplesse – l’attention s’affirmant comme une attente contre le temps, contre l’évolution. Souvent dans ce genre de réflexion sur les rapports « Attention‑Attente », le maître mot est réversibilité : « Attendre c’est considérer les événements (intermédiaires) comme réversibles – comme n’entraînant pas une certaine modification. » (f° 14) Comme le montrera un peu plus tard le projet inédit « Ovide chez les Scythes »34, une dynamique temporelle volontiers paradoxale dégage dans l’attente et le souvenir une fluidité de passage qui s’écarte d’une logique de la succession.
Le souvenir – et l’attente, dont les opérations lui sont sous‑jacentes – entrent par là en une relation très suggestive avec une perspective temporelle où le passage, le recouvrement et l’anticipation des perceptions relèvent d’une perspective de relativisation des repères temporels. Capter le souvenir, c’est autant actualiser le passé qu’effectuer un retour sur lui – c’est donc troubler le déroulement apparemment irréversible du temps, et projeter les perturbations occasionnées par les « ressorts cachés » de l’être dans le domaine d’un présent qui n’est plus fermement rattaché aux automatismes du vécu. Dès lors que « l’Attente comme forme vide » (f° 15/n.a.fr. 19121, f° 112) instaure un creux de l’existence tendu vers un contenu à venir, nous nous situons très près de ce que La Jeune Parque consacrera comme l’imminence de la Voix – très près aussi du dilemme central de la Parque, prise entre la difficile remémoration du passé et la tentative de rendre signifiants les éléments disparates du Moi.
Comment en effet gérer les sollicitations du présent et le désir des retrouvailles de l’être, porté vers l’avenir ? Un commentaire capital dans l’un des brouillons du poème revient sur la réversibilité des événements et du temps (JP2, f° 3). Il s’agirait d’après Valéry, dans l’évocation de la « mort modulée » de la Parque, de peindre le « brouillage du présent avec le passé » (rejoignant par là la perspective des imbrications temporelles qui s’annoncent dans le rapport « Attention‑Attente »), et de cibler l’altération des idées vers « l’informe, le non‑significatif – le moi‑même sans référence », l’attention porteuse d’idées et de mobilisation conscientes n’ayant plus cours. Le poème présentera le passage vers la mort comme un événement presque attendu, ou à tout le moins souhaité, avant le ressaisissement qui en prendra la suite. C’est sans doute l’originalité du dossier 142 que de voir dans le rapport « Attente‑Temps » ce que Valéry définit comme un « cycle fermé » d’activité (f° 1, dactylographié/n.a.fr. 19121, f° 147), dont les opérations sont soumises à l’arrivée effective de la chose attendue. Cette arrivée convoque l’inattendu et la surprise, présentés dès les premiers feuillets du dossier 142 tantôt comme positifs dans leur action (f° 15/f° 112, « Précieuse est la surprise qui fait découvrir l’attente générale »), tantôt comme perturbateurs.

L’« Attente » prise au piège : la genèse par l’accident, l’imprévu

L’état d’attente générale semble être conçu comme un rayonnement dans tout l’être d’une continuité profonde, capable d’éliminer les « à‑coups » qui peuvent surgir de façon intempestive dans la durée. Neutraliser le hasard, en réduire l’action débilitante, sont des impératifs présents très tôt dans l’œuvre, et qui n’ont rien perdu ici de leur urgence de traitement. Mais la surprise a d’autres ressources qui ne se laissent pas si facilement mater, dont l’irruption de la douleur, qui fait disjoncter ce que l’écriture qualifie d’« équilibre mobile » mis en place par « le système de ce qui sent et de ce qui est ressenti » (f° 17/n.a.fr. 19121, f° 106). Si toute l’activité de l’attente, informée de son ressourcement à l’attention, reste tournée vers la tentative de maîtriser l’inattendu, le texte n’en revient pas moins à l’éventualité d’« être saisi avant d’avoir saisi » (f° 14/f° 117), à la soudaine irruption du passif dans un contexte qui se voudrait autrement dominé par l’actif. Le balancement actif‑passif s’installe comme un enjeu majeur des observations : « je puis être surpris par mon acte même » (f° 22/f° 109), « Si ma pensée m’étonne c’est que je n’étais pas préparé » (f° 22), « Dans toute douleur ou peine il y a de l’inattendu. Toujours nouvelle elle est non de l’inattendu intellectuel, mais on n’y est jamais adapté clairement » (f° 23/f° 110).
Ce manque d’adaptation à la surprise ou à la douleur tient en partie à l’inadéquation du moi face à la nature même de l’événement inattendu qui met un terme parfois brutal à l’attente. Il tient aussi en partie au caractère irréductible du soudain, qui échappe à la conscience par des « Effets indépendants de mon état – intensité, soudaineté, nouveauté » (f° 27/n.a.fr. 19121, f° 119). L’attente générale, présentée par l’image d’un « édifice » (f° 27) parcouru par des réseaux d’énergie, risque d’être démantelée par l’intervention de l’inattendu, plusieurs notes étudiant le caractère « explosif » de choc, de détente brusque, dont l’action du revolver dessiné au feuillet 34 (f° 118) est l’une des manifestations externes les plus caractérisées. Le feuillet 30 (f° 111), très riche, étudie la surprise sous la forme du spasme, du « choc physiologique », dans ce qui semble être une réminiscence des circonstances de la mort de Mallarmé, accompagnée par un portrait. Mais cette puissance d’intervention a d’autres conséquences que le seul état de choc, l’intensité et la rapidité de l’inattendu suscitant des observations sur l’étrangeté qui en découle, où la compréhension est mise en déroute (f° 29/f° 104, « Comment intensité, étrangeté, vont à stupeur ? troubles plus que psychiques »). L’être se trouve démuni – « panique » et « paralysie » sont les mots utilisés (f° 30/f° 111) – devant toute interruption brutale, manquant de l’« élasticité » d’action qu’il faut pour y parer. « Préparation compense vitesse » (f° 29/f° 104) : l’écriture interroge la possibilité de transformer l’accidentel en fonctionnel, dégageant en plusieurs observations les facteurs nécessaires de compensation, d’amortissement et de réceptivité.

La voix elle‑même participe de l’étrangeté suscitée par l’irruption de l’inattendu. Par un remarquable effort de pensée transversale, trans‑thématique, la pensée s’oriente vers des considérations proches de l’imaginaire poétique. Une application de l’analyse des temps à la phonétique fait surgir l’existence de la « parole‑fantôme » (f° 64/n.a.fr. 19121, f° 179), car « il suffit de reconstituer ce qui produirait la voix pour croire l’entendre – et il y a continuité perceptive entre la parole nulle et la parole vibrante ». La parole non localisée, ou les pleurs, sur lesquels ouvre La Jeune Parque, toujours véhiculés par la voix et auxquels le poème se réfère comme à une constante de son régime d’énonciation, trouvent ici le fondement de leur pertinence, comme signe corrélatif de la crise identitaire qui anime le texte entier. Comme le précise l’un des brouillons (JP3, f° 3, voir fig. 5) :

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Fig. 5 : JP3 ou n.a.fr. 19006, f° 3 (papier machine filigrané avec marques autographes de classement interne)

La résonance d’un « croire entendre », poussée dans le sens d’un étonnement radical qui en mine les assises et en fragilise la présence, débouche sur une impasse, relevant moins des aléas de la perception que de l’incompréhension. Ce stade très avancé de la dissolution du langage articulé, point de convergence où vient se jeter la puissance de l’étonnement, sera considérablement atténué dans la version publiée, qui n’en retient que la coloration sensuelle, représentant un seul des possibles du canevas d’origine35.
Ces éléments explorateurs, poursuivis par la réflexion en marge des grandes lignes de pensée axées sur l’élaboration de théories informant les interconnexions de l’« Attention‑Attente‑Surprise », créent une charnière entre l’analyse abstraite et des faisceaux de considérations sensiblement différents en teneur et résonance. Autrement dit, en abordant le rapport entre les dossiers d’analyse et les brouillons de La Jeune Parque, il importe de mener de front une approche qui tienne compte des acquis de la pensée, et qui sache repérer dans la rédaction du poème les moments d’écart ou de révision par rapport à la masse de considérations qui la sous‑tend. Une agrégation généralisée d’éléments qui semblent relativement autonomes opère un transfert entre la pensée abstraite, les brouillons poétiques et le poème « fini », transfert qui a lieu moyennant un processus d’importation, de traduction et de rajustement.
C’est à la lumière de cette mouvance que bien des directions du brouillon commencent à s’ouvrir, à entrer en interaction féconde avec les grandes lignes de force des feuillets auxquelles elles renvoient, tantôt de façon explicite, tantôt implicitement. Le feuillet JP2, 13v° (voir fig. 6 et 6bis) reprend certains termes ou certaines images figurant dans le dossier 142, comme l’« édifice » de l’être soumis aux assauts soudains de l’imprévu (voir 142, f° 27/n.a.fr. 19121, f° 119), la « répétition », liée à la création d’une signification par le rythme (voir 142, f° 79/f° 155), ou la soudaine emprise de l’« étrangeté » consécutive à l’interruption brutale d’une durée ou d’un mode habituel de vivre (voir 142, f° 29/f° 104). Plus, une petite liste de constituants clés de l’imaginaire figurant dans le feuillet JP3, 5bis commence par « réflexe‑piqûre », reprenant implicitement le choc de l’inattendu et amenant le résultat de « devenir autre que les autres » : on rejoint ainsi l’état d’étrangeté qui a partie liée avec l’expérience de la surprise.

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Fig. 6 et 6 bis : JP2 ou n.a.fr. 19005, f° 13 verso (ébauche préparatoire). Les deux croquis du bas de la page se retrouvent dans un Cahier de 1915 (Cahier original 77, n.a.fr. 19283) – voir C,V, 691 – avec les mentions « veille » et « sommeil » : ils entérinent d’une part la potentialité multidirectionnelle de l’état éveillé et d’autre part la « forme fermée » de l’être endormi – magnifiquement transcrites dans la prose poétique d’« Alphabet ».

La Parque défaite : la voix poétique d’une écriture née de l’étrangeté

L’attente entre par là dans une tout autre dimension que celle délimitée par ses opérations normales, ayant partie liée désormais avec les tourments de l’être intimement écartelé, déchiré entre les appels opposés des sens. Mais c’est peut‑être surtout au niveau du jeu du temps, d’un côté, et de celui de la voix de l’autre, que l’interconnexion véhiculée par le dossier 142 et les brouillons est la plus fertile. Le brouillon JP3, f° 8 (voir fig. 7), construit autour de l’injonction organisatrice consistant à « Aller au delà », à « défaire le futur et le passé », propose une énonciation tout à fait remarquable de la problématique temporelle, dans laquelle l’attente entre dans une relation très riche avec la surprise :

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Fig. 7 : JP3 ou n.a.fr. 19006, f° 8 (verso d’une moitié de lettre commerciale datée du 18 avril 1913)

Plusieurs moments de l’écriture sont à dégager. Tout se passe comme si le temps, soumis au caractère relatif de ses dimensions, faisait rebondir l’action de défaire ces constituants sur l’être même, provoquant la division et une perte de compréhension. Alliée à une volonté d’anticipation, l’attente semble rester puissamment présente. Mais le feuillet JP2, 6 comporte un passage travaillé qui nous plonge dans une perspective tout autre, dominée par la surprise non pas « devancée » mais ressentie de plein fouet – et manifestement liée à un événement situé dans le passé :

Ô désespérément interrompue, ô rude

Réveil d’une victime inachevée, horreur

De ce reste de vie épargné par l’erreur !

Loin de développer une perspective de devancement et d’anticipation, l’écriture s’installe dans un régime d’énonciation marqué par une inversion de toute domination de la surprise par l’attente. Le renforcement du soudain accordé par le choix lexical – interruption désespérée –, situe la progression de l’imaginaire dans un tracé de l’après‑surprise où la volonté de devancer l’événement relève plutôt d’une compensation dérisoire. Car le passage désigne une dérive de l’imaginaire où l’attente a peu de prise, suivant une progression où l’être se soumet, et subit : d’abord un constat de catastrophe, de déjà‑consommé, ensuite l’expression d’un désarroi profond, pour aboutir à un état d’angoisse irradiante.
« Je voulais me voir de si près – que » (JP3, f° 11) : les voies introspectives d’une attente mise en place trop tard, prise entre proximité et distance, génératrice d’étrangeté, débouchent sur un brouillage de la vision ; nous sommes proches ici du dilemme narcissique et du reflet qui, une fois baisé, se brise et fuit36. Dès lors, tout est en place pour que la source même de l’énonciation – la voix – devienne elle‑même la proie d’une distanciation et d’un manque de reconnaissance, d’autant plus déstabilisants pour être situés au plus profond du moi, au plus intime de ses aspirations et de son désir de sérénité identitaire. La « voix rauque », dont nous avons vu que le timbre suscite l’incompréhension, est située au cœur de ce creuset de forces d’invention. La parole devenue « fantôme », sujette aux aléas d’un « croire l’entendre », comme le formule le dossier 142 (f° 64/n.a.fr. 19121, f° 179), prend des tonalités de plus en plus fragilisées, ou intériorisées, au gré des contextes. Un feuillet entier (JP3, f° 30, voir fig. 8) en résume l’impérieuse sollicitation au niveau non seulement de l’imaginaire mais aussi de l’énonciation :

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Fig. 8 : JP3 ou n.a.fr. 19006, f° 30 (verso d’un carton d’invitation à une cérémonie commémorative, daté du 12 juin 1913)

La belle image d’une « voûte du silence », la spécularité qui augmente la résonance d’une voix dont le moi ne reconnaît plus l’origine, favorisent l’émergence d’un « timbre » tout particulier, celui de la « voix intérieure ». Celle‑ci est la source d’une interrogation infinie : sa puissance de sollicitation est suggérée par le blanc figurant dans le manuscrit, toujours présent dans la version publiée sous la forme suspensive des « mots sans fin, sans moi, balbutiés… » (v. 456) dont l’appel obscur de la mort est accompagné. Il n’est guère besoin de rappeler que cette pensée sur la voix, informant le corps même de la rédaction par des reprises explicites et variées dans les feuillets suivants37, naît au plus intime de ce qui avait été désigné pour la première fois dans le cahier 35 de 1902 comme la « parole intérieure »38, associée aux faits mentaux – images surgies, sujettes aux transformations, n’ayant précisément pas le statut de pensée.
On objectera sans doute que, face à la texture remarquablement modulée et lisse de la version publiée, la force de ces interrogations diverses ciblant le langage – la parole fragilisée, devenue « rauque », « grave », sujette à un processus d’aliénation par rapport à sa source d’émission dans l’être –, tient finalement peu de place. Il est certain que le tracé défini par les brouillons, considéré dans son ensemble, matérialise un travail d’harmonisation des différentes sections de la rédaction entre elles, pour soigner l’économie des transitions et des enchaînements dramatiques. Mais le fait de faire l’économie des troubles du langage, qui relèvent de la problématique de l’« Attente‑Surprise » et des ramifications connexes de celle‑ci – les jeux de l’attention et de la spécularité, ou l’étrangeté qui surgit au sein du soudain –, dénaturerait la dynamique essentielle de l’écriture, qui est faite de tâtonnements, d’incertitudes, de revirements et de variations, à mesure que le moi approfondit les circonstances de sa situation et commence à affronter le drame du vécu. L’écriture vit au rythme de ces mouvements parfois très contrastés, dans lesquels le corps et l’esprit sont intimement conjugués.
L’ambition d’« extraire de soi ce que moi ignorait » désigne par là bien plus qu’une volonté de genèse/exégèse de l’être – quelle que soit la puissance de la sollicitation exercée par le mystère des mobiles cachés, par la vie souterraine du désir. Elle a ici, consubstantiellement, partie liée avec la naissance de l’écriture : elle naît au fil du flux et du reflux des moments scripturaux, suivant les tours et détours d’une dynamique créatrice toute en transformations, en va‑et‑vient entre des sites apparemment différents, mais profondément apparentés, de l’écrit. On assiste rarement dans l’œuvre à une telle concomitance de directions qui, d’après une logique normale d’exposition, seraient mutuellement incompatibles : la pensée abstraite nourrit en profondeur l’émergence encore tâtonnante d’un imaginaire poétique qui puise son dynamisme et son bien‑fondé dans la force définitoire des notions dont il est issu.

Fragilité et mouvance d’une genèse interactive

L’on semblerait par là rejoindre une belle cohérence, dont les éléments constitutifs, malgré les tensions qui les informent, désignent une unité d’opérations brassant plusieurs sites génétiques. Mais ces éléments mettent en garde contre toute conceptualisation trop unitaire de la genèse : nous savons que de nombreux autres vecteurs de l’intellect et des affects39 y sont impliqués, faisant intervenir les ressorts d’une dynamique motrice dont le poème, dans les multiples échappées de ses composantes imaginaires, garde la trace. Il n’en reste pas moins que les rapports qui s’inscrivent entre la triade « Attention‑Attente‑Surprise » et les brouillons de La Jeune Parque engendrent au cœur de la genèse un champ privilégié de forces créatrices. Une trame de parallélismes et de transfert potentiel naissant fait cheminer, côte à côte, l’écriture de la pensée et les prémices du chant – car il s’agit bien, par un processus de traduction intime au sein de l’être, de faire chanter l’idée, de déceler en quoi les composantes internes et connexes de la triade peuvent répondre au besoin émergent d’un certain « péril prochain de poésie » (Œ, I, 450).
Une conception de la genèse qui ferait l’économie du substrat abstrait, très rationnellement travaillé, à partir duquel les premiers fragments de l’imaginaire commencent à poindre – non simplement en tant que fonds de référence auquel retournerait à l’occasion le lecteur, pour justifier rétrospectivement de ses interprétations, mais comme véritable moteur des commencements –, dénaturerait la nature même de la pensée, qu’on ne peut considérer ici comme un recours purement explicatif ou rationalisant. L’impératif tout rationnel de déjouer les ruses de la surprise, de faire valoir les droits de l’être sur le désarroi issu d’un drame des plus périlleux, ne peut s’installer dans un régime uniquement mélioratif : de chantier en chantier, la combinatoire scripturale importe des éléments incitant à voir le potentiel poétique des idées, à écouter l’appel des combinaisons et renversements logiques qui répondent à tous les possibles de l’être. Aussi la surprise ne se laissera‑t‑elle pas si facilement mater ; qui plus est, les assises de la parole poétique elle‑même, de par les résonances d’étrangeté et de fragilité qu’elles recèlent, vont faire incliner le face‑à‑face de la pensée, des affects et du langage vers un questionnement radical, dont le Scripteur interrogeant les pleurs du Moi au début, par l’énoncé d’un vers fondateur de tout le tissu d’invention, est loin de sonder les dimensions. Dans la révision des notions qui sous‑tendent la génétique valéryenne, il importerait également de réévaluer la place d’un certain élan créateur propre à l’expérience scripturale, à la faveur duquel s’opère une déstabilisation radicale de toute logique liant cause à effet – maintes fois constatée dans le corpus critique40, mais non encore localisée dans la force d’engagement qui informe, au travers de ce parcours d’écriture exemplaire, la poésie de la pensée.
De cette aliénation, l’être vivant prend intégralement le parti : à tel point que le potentiel chantant du produit des idées abstraites ne peut être repéré dans un contexte de traduction et de créativité imbriquées qui soit exempt de confusion. Une remarque du dossier « Attention » fustigeant d’abord la « confusion » qui s’affirme dans nos traitements habituels du produit de la pensée, s’en démarque ensuite de curieuse façon : « Mais il faut confondre pour vivre. Vivre est confusion des pouvoirs. Mais comment ne pas confondre ? et pourquoi ? » (n.a.fr. 19469, f°30). Cette curieuse demi‑apologie entre en relation suggestive avec une observation du dossier 142, où la coulée des propos sur le rythme comme extension de l’attente et des temps forts ou faibles qui s’inscrivent aux modes de la perception est interrompue par un regard jeté sur le produit écrit de la pensée. Au regard de la maîtrise de soi dont l’« Attention » et l’« Attente », pour être bien conduites, doivent être empreintes, l’évaluation que Valéry fournit de cette « activité écrite » s’installe dans une optique de perte de repères, proche du désarroi (f° 53/n.a.fr. 19118, f° 229) :

La situation de soi à l’égard de ce qu’on fait – je n’ai jamais regardé « normalement » mon activité écrite – je l’ai regardée avec le sentiment caché imminent, de ne savoir quelle était sa réalité, son définitif, son provisoire, sa résistance à moi – Ce que j’écris, est‑ce moi ?

De même que la confusion est reconnue comme un ingrédient nécessaire pour vivre, de même la réalité vivante de l’écriture perçue dans ce qui devrait normalement être sa proximité et sa transparence relatives au moi s’éloigne, s’entoure de précarité et d’un manque de « définitif ». L’interrogation « Ce que j’écris, est‑ce moi ? » s’inscrit en correspondance directe avec le désarroi de la Parque, à la recherche d’une identité stable, que l’écriture dans ses changements et modulations se donne la tâche de repérer. Double fragilité, celle du personnage délégué de l’auteur, et celle de l’instrument même par lequel l’itinéraire de cette délégation prend corps sur la page : l’étrangeté qui s’imprime aux manifestations écrites du moi renvoie à la stupeur de la Parque, « désespérément interrompue » quand l’attente ne peut plus prévoir, et maîtriser, l’événement inattendu qui vient casser son rythme et renvoyer l’être à un état proche de la panique. Plusieurs poèmes en prose développeront le désarroi d’une écriture cassée par la soudaine prise de conscience de son inutilité, assez proche d’une perception assimilable à l’absurde41.

Nous ne pouvons pas bien sûr interpréter l’interface qui se profile entre les dossiers analytiques et les brouillons poétiques uniquement à la lumière d’une virtualité omniprésente de dislocation et de perte de repères, sans trahir la matière vivante d’une écriture restée à l’écoute de toutes les possibilités de traitement offertes par le faisceau thématique de base. Dans le transfert opéré entre le domaine analytique et celui de l’imaginaire, nous assistons à une mobilisation de l’ensemble des énergies créatrices contenues dans le potentiel de l’« Attente », qu’elles soient de nature à perturber ou à renforcer et à vivifier la quête menée par la Parque pour puiser dans le passé les ressources nécessaires à un cheminement repris vers la vie. Mais justement, ce faisant nous confortons la présence non nécessairement péjorative d’une confusion initiatrice de créativité, porteuse de la dynamique évolutive et modulatrice qui informe la structure de La Jeune Parque. Qu’il y ait confusion au cours de ce processus de mobilisation générale, qui fait chanter des mots et des notions inscrits d’abord dans un contexte analytique, Valéry le reconnaît, et l’assume – peut‑être bien malgré lui, mais tout en reconnaissant l’inévitable circonstance qui interroge et retourne les fabrications les plus soigneusement construites de l’intellect, bousculant l’attente la plus longuement préparée ou brouillant l’attention la plus intensément soutenue. L’émergence du poème, la percée d’une voix capable de matérialiser cet acte d’« extraire de soi ce que moi ignorait », ne peut se faire qu’à ce prix.
Au‑delà, située à l'orée du grand poème lui‑même, l'éventail d'interactions et de transferts très complexes qui font entendre un « chant de la pensée » très singulier est loin d'avoir livré tous ses secrets : il y a là un enjeu essentiel auquel la recherche valéryenne devra s'attacher dans des travaux futurs. Le jeu des sonorités et des rythmes ; la conscience non seulement du potentiel expressif, « implexe » comme Valéry le désigne, des mots, mais aussi de leur épaisseur et de leur présence, de leur labilité et de leur substance génératrice de résonance au contact de la voix ; l'utilisation dans la prose apparemment abstraite de registres tendus vers l'écoute et l'attente de ce « péril prochain de poésie » que Valéry cerne en parlant de la traduction en vers de saint Jean de la Croix : ces différents foyers d'expérience mentale, auditive et sensorielle s'affirment comme autant de ressorts dont l'action en filigrane médiatise la frontière habituelle entre prose et poésie. Si cette volonté de faire chanter l'abstraction est rarement théorisée ou inscrite comme sujet d'investigation analytique, elle reste présente dans la matière même d'emplois linguistiques dont l'allure et les démarches expressives imprègnent avec une remarquable insistance les tracés de l'écriture.
Il reste notamment à déterminer la part précise de poésie dans la réflexion qui se concentre sur d’autres noyaux thématiques, tels le « Rêve » ou le « Sommeil », également porteurs d’inventivité – et inversement, à éclaircir les renvois visibles ou souterrains des brouillons à ces nœuds de réflexion : autrement dit, à circonscrire plus exactement la nature de la circulation qu’on observe à de nombreux niveaux de l’écriture à cette époque si déterminante et formatrice. Circulation qui ne saurait être repérée que dans les écarts et les « détours », comme le répètent les brouillons (JP1, 4 ; JP2, 6), d’une intelligence harcelée et aux aguets, dans le flux et le reflux de la conscience créatrice. Sans instaurer ce régime de conceptualisation mouvante, sans courir ce « péril » de poésie et de pensée, La Jeune Parque n’eût été que la magistrale mise en œuvre de quelques grands thèmes de l’époque, une aire d’expérimentation incapable de rejoindre l’ampleur d’entente avec l’humain que nous reconnaissons au texte.

1  Pour une exposition récapitulative de l’ensemble de ces travaux et de leurs enjeux, voir l’article de Françoise Haffner, « Des grands registres aux feuilles volantes et aux petits cahiers autour de 1908‑1910 », dans La Revue des Lettres Modernes (Paul Valéry 9, Autour des Cahiers), textes réunis par Huguette Laurenti, Paris‑Caen, Lettres Modernes‑Minard, 1999, p. 135‑188.

2  Le titre officiel retenu par la BnF pour désigner les copies manuscrites des Cahiers effectuées par Valéry est « Copies manuscrites des Cahiers circa 1908 » (voir le recensement précis, avec cotes, de tous les dossiers constituant les copies manuscrites et dactylographiées, dans Françoise Haffner, art. cité, p. 186‑188).

3  Résumant les directions principales de son exposition des faits d’écriture, Françoise Haffner écrit : « La désignation de ces feuilles par la BnF – “Copies manuscrites des Cahiers circa 1908” – ne correspond ni à la multiplicité des opérations mises en œuvre par l’écriture : recopie‑relecture et réécriture‑reprises avec nuances‑ajouts dans le sens d’une mise au net, mais aussi relance à partir de cette mise au net ; ni à la variété des formes d’écriture : essai de définitions, fragment, tentative de micro‑synthèse, rédaction d’un tout minimal ; ni aux jeux de renvois qui peuvent s’opérer d’une feuille à l’autre, d’un dossier à l’autre » (ibid., p. 152).

4  Ibid., p. 168 : « Si une analyse de type micro‑génétique sur tel ou tel fragment repris, réécrit, recomposé, des cahiers aux feuilles volantes manuscrites ou dactylographiées est possible, elle n’a de pertinence que dans le cadre d’une analyse de type macro‑génétique, qui permet de saisir le processus génétique d’une pensée et d’une écriture circulant de feuillet à feuillet, et non plus sur la page. Même si la page reste l’unité de base de cette écriture, elle n’est pas centrée sur elle‑même ; elle permet par la technique du “feuilletage” de relier, comme sur un schéma, les textes entre eux, de tracer les infinités de liens, de routes, que l’écriture linéaire oblitère. »

5  Ibid., p. 168.

6  André Gide  – Paul Valéry, Correspondance 1890‑1942, préface et notes par Robert Mallet, Paris, Gallimard, 1955, p. 416. Florence de Lussy étudie « La Crise de 1908. Paul Valéry et Ernst Mach », dans Valéry : le partage de midi – Midi le juste, Actes du Colloque international tenu au Collège de France (18 novembre 1995), Paris, Champion, 1998, p. 91‑108.

7  « Pas », Cahier de critique génétique, n° 1, rédaction de Serge Bourjea, Jeannine Jallat, Jean Levaillant, Paris, L’Harmattan, 1991, p. IV.

8  Voir Paul Valéry, Se faire ou se refaire. Lecture génétique d’un cahier (1943), sous la direction de Robert Pickering, Clermont‑Ferrand, Centre de Recherches sur les Littératures Modernes et Contemporaines (coll. « Écriture poétique moderne »), Université Blaise Pascal‑Clermont II, 1996.

9 Paul Valéry, Lettres à quelques‑uns, Paris, Gallimard, coll. « L’Imaginaire », 1952, p. 83.

10  Ibid., p. 84.

11  Pour les références précises de ces cahiers, voir l’article de Françoise Haffner signalé plus haut.

12  Abréviations utilisées dans cette étude : Œ, I/II – Paul Valéry, Œuvres (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », édition procurée par Jean Hytier, 1957, 1960, puis revue, 1987, 1988) ; C, IXXIX – Paul Valéry, Cahiers (édition en fac‑similé, CNRS, 1957‑1961) ; CICVIII – Paul Valéry, Cahiers 1894‑1914 (Gallimard, huit volumes parus : 1987, 1988, 1990, 1992, 1994, 1997, 1999, 2001) ; n.a.fr. [+ numéro du dossier] – nouvelles acquisitions françaises (cote ms BnF) ; JP1/JP2/JP3 – ms BnF des brouillons de La Jeune Parque, dont la cote précise : JP1 – n.a.fr. 19004 (titre BnF « États successifs du poème »), 224 fos ; JP2 – n.a.fr. 19005 (titre BnF « Cahier de brouillon »), 61 fos ; JP2 – n.a.fr. 19006 (titre BnF « Études pour La Jeune Parque »), 157 fos.

À l’intérieur d’un même paragraphe de notre article, les séries continues de références à une même source sont allégées du sigle commun initial et réduites à la seule pagination. Les références consécutives identiques ne sont pas répétées à l’intérieur de ce paragraphe. Le soulignement paraissant dans tout texte inédit (manuscrit ou dactylographié), est rendu tel quel, non en italique. Dans les citations [/] indique un passage à la ligne.

13  Paul Valéry, Copies dactylographiées des Cahiers circa 1910, vol III « Rêve‑Sommeil », f°112 (BnF, n.a.fr. 19475), repris en partie dans le Cahier « Somnia » (cahier 50, BnF, n.a.fr. 19254, daté de 1911 à 1914, reproduit dans le fac‑similé de l’édition CNRS, C, IV, p. 491‑586 ; le texte « kaléidoscope » figure à la p. 542). L’examen des deux versions laisse des doutes sur l’antériorité de la dactylographie par rapport au cahier.

14  Voir les schémas des fos 113 et 132 des Notes diverses après 1900, vol. V (BnF, n.a.fr. 19122) qui datent des années 1908‑1910.

15  De nombreux feuillets se trouvent dans les Notes diverses après 1900, soit dans le volume « varia » (vol. I, n.a.fr. 19118), soit dans les volumes des notes diverses classées thématiquement (vol. IV et V, n.a.fr. 19121 et 19122). À côté des feuilles classées sous « Attente‑Surprise » on trouve de nombreux documents intéressant ces notions dans des feuillets de schémas et dans des feuillets classés sous les rubriques « Habitude », « Temps », « Rythme » ou « Musique ». Si l’on ajoute au corpus les feuilles volantes regroupées sous le signe des cahiers qui ont servi (à la suite des autres feuillets) à l’élaboration du cahier thématique « Surprise‑Attentes » (cahier 74, BnF, n.a.fr. 19279), le corpus devient énorme. Pas plus que les autres cahiers thématiques, on ne peut dire que la visée de la recherche soit l’élaboration d’un tel cahier ; on peut tout de même s’interroger, pour mesurer la place que ces notions occupent dans l’écriture, sur le fait que les cahiers contemporains de l’élaboration de La Jeune Parque soient « Somnia » et « Surprise‑Attentes ».

16  En effet, ces principes avaient tenté de se codifier dès le « Mémoire sur l’Attention » par lequel Valéry concourut en 1905 pour l’obtention du Prix Saintour (dans CVI, 223 sq., ainsi que les notes p. 273 sq.) ; les fragments cités sont extraits des feuillets manuscrits préparatoires.

17  Pour ce « grand art » de la manœuvre scripturale, se reporter aux Actes des Journées d’Études valéryennes à Perpignan (24‑25 mars 2000 sous la direction de Françoise Haffner), sur le thème : Écrire comme on navigue (à paraître aux Presses Universitaires de Perpignan).

18  Les rapports de Valéry au langage ont fait l’objet de plusieurs études, dont : Problèmes du langage chez Valéry (Archives Paul Valéry n° 6, Archives des Lettres Modernes225, Minard, 1987).

19  « Attendre » (C, IV, 756) ayant pour objet « l’idée, l’ennemi, la mort, le plaisir » aussi bien que « le train » ou « l’heure »…

20  Un examen patient dévoile donc tout un jeu de réappropriation par Valéry de certains termes‑relais, sur lesquels s’édifie en ressaut le bloc textuel, la définition se cherchant au plus juste, et la prégnance du regard narcissique n’altérant en rien la visée généralisatrice: « S’attendre à – expression remarquable – attendre soi » (C, IV, 17/CVIII, 289) ; « S’attendre à – / Expression notable : attendre Soi – Tendre vers Soi. / Je me dispose comme si le Moi qui va venir était venu. Comment le langage, avec des catégories sujet – attribut, exprime ce phénomène si délicat – si peu articulé visiblement – Par ambiguïté du mot Moi » (n.a.fr. 19471, f° 190) ;  « S’attendre – L’homme s’attend lui‑même » (C, IV, 276).

21  À la fin de sa vie (C, XXIX, 887 : 1945), Valéry définira son « Éthique de la forme » en tant qu’« œuvre de l’homme complet » – la forme, « considérée comme éducatrice », valorisant « recherche » et « tâtonnements »…

22  D’abord anticipation théorique (« une journée d’homme » dans laquelle tous les « ressorts » vitaux «joueraient » : CVIII, 251 : 1906), ce projet prit forme grâce à la commande éditoriale d’un « Alphabet » composé de 24 poèmes devant correspondre à 24 lettrines gravées – convention à laquelle Valéry fit coïncider les 24 heures du temps journalier. Commencé en 1924‑1925 sous le stimulus de la rencontre avec Catherine Pozzi, « Alphabet » faillit, peut‑être, recevoir l’aval de Valéry pour publication à la fin des années trente ; mais la guerre et l’intervention d’un nouveau séisme passionnel s’ajoutèrent aux difficultés propres d’une mise en œuvre réelle. Trois éditions posthumes, partielles, existent : la première, de luxe (Blaizot, 1976), la deuxième, en version bilingue français‑italien (Edizioni Diabasis, 1993), la troisième, en Classique de Poche (Hachette, n° 9639, 2000). Le riche dossier des brouillons est en cours de cotation à la BnF.

23  Extrait du grand répertoire (BnF ms) des feuilles volantes intitulé « Copies de Cahiers par Valéry », section A (« Copies manuscrites des Cahiers circa 1908 »), vol. 5 (« A. “Attention” – B. “Rêve ‑ Sommeil” »), cote n.a.fr. 19469, f° 88.

24  L’ouvrage de Florence de Lussy, La Genèse de La Jeune Parque de Paul Valéry – essai de chronologie (Paris, Lettres Modernes‑Minard, « Situation » 34, 1975), reste une référence classique incontournable dans ce contexte.

25  Cette approche, alignée sur les présupposés de la critique génétique, peut également prendre appui sur tout l’appareil de la sensibilité et de la psychologie créatrice mis en place très tôt dans l’œuvre – comme le système psycho‑fonctionnel, les résonances d’une sensibilité mystique et idéaliste ou une certaine sublimation de l’érotique, déjà présentes dans les centres d’intérêt promus en valeurs d’évaluation dès les années 1890. Voir à ce sujet l’ouvrage de Paul Gifford, Paul Valéry, le dialogue des choses divines, Paris, Corti, 1989 (deuxième partie, chapitre premier, « L’âme veuve et son jeune prêtre »).

26  Il en existe bien d’autres, notamment le Rêve, le Sommeil, le Langage et la « parole intérieure ».

27  « À André Gide / Depuis bien des années j’avais laissé l’art des vers : essayant de m’y astreindre encore, j’ai fait cet exercice que je te dédie. 1917 » (Œ, I, 96)

28  Nicole Celeyrette‑Pietri, « Histoire d’un texte : manuscrits et éditions » [sur les Cahiers de Valéry], Nuova Corrente, vol. XXXII (1985), p. 288.

29  Le classement effectué par Denise Rousseau, dispersé, fait apparaître au verso de chaque feuillet un triple numérotage au crayon : numéro du dossier, numéro de la page, nombre de pièces dans le dossier. Les feuillets du dossier 142 Rousseau reconstitué proviennent de deux dossiers du classement officiel de la BnF, que l’on trouve sous le grand répertoire « Notes et notules » des feuilles volantes, section « Notes diverses après 1900 » (6 volumes) : vol. I « De 1900 à 1919 », cote n.a.fr. 19118 ; vol. IV, « Ensembles thématiques I » (comprenant « Langage », « Musique », « Surprise‑Attente », « Temps et Rythme »), cote n.a.fr. 19121. Pour faciliter le repérage, toute référence dans cette étude au dossier 142 Rousseau reconstitué (et, partant, à ces deux volumes du classement BnF qui le composent) porte, d’abord, la pagination reconstituée du code Rousseau ; ensuite, la cote, et la pagination, du classement BnF.

30  Vol. 5 (« A. “Attention” – B. “Rêve ‑ Sommeil” ») des « Copies manuscrites des Cahiers circa 1908 », cote n.a.fr. 19469.

31  À côté de lettres de banque insérées dans le dossier 142, ou d’un relevé de notes en version latine de Claude Valéry, par exemple, on trouve un élément capital, le dessin d’un casque allemand à pointe (f° 68/n.a.fr. 19121, f° 164, voir fig. 4), situant la rédaction sur fond de guerre, qui intervient directement, d’ailleurs, dans un feuillet écrit « pendant les Zeppelins », le 22 mars 1915 (f° 90/n.a.fr. 19121, f° 184).

32 Œ, I, 797 (« Descartes »).

33  Mémoire, inachevé, publié dans CVI, 223‑241 (voir note 16).

34  Paul Valéry, « Ovide chez les Scythes» : un « beau sujet ». Cahier de critique génétique, textes réunis par Huguette Laurenti. Centre d’Étude du XXe siècle – études valéryennes, Université Paul‑Valéry, Montpellier, 1997, p. 133 :
Attendre – Entendre – Se souvenir – et de ce qui jamais n’a été.
[…] il y aurait une sorte de forme du souvenir, qui n’est pas absolument liée au passé : du moins au passé défini.

35  Œ, I, 101‑2, « la voix / Que j’ignorais si rauque et d’amour si voilée… ».

36  « Fragments du Narcisse », Charmes (Œ, I, 130) : « L’insaisissable amour que tu me vins promettre / Passe, et dans un frisson, brise Narcisse, et fuit… »

37  JP3, f° 31, « timbre grave de voix, ma voix d’argent mêlée », « Je ne tenais au bas que par le son de ma voix », « Je ne me connaissais que le son de ma voix » ; JP3, f° 32, « Que j’ignorais si rauque et d’argent si mêlée ».

38  Voir CV, 171, et la note (p. 445).

39  Notamment l’angoisse face aux événements de la Grande Guerre, et une attitude devant le langage qui consiste à vouloir ériger ce dernier en petite « stèle », gardienne de la pureté d’une langue menacée. (Voir à ce sujet R. Pickering, « Valéry, Ungaretti and the Great War : the Status of Poetry », dans From Baudelaire to Bonnefoy and Beyond – Australian Essays on Modern and Contemporary French Poetry, edited by Tom O’Neill, Melbourne, Monash Romance Studies 5 (Université de Monash), 1999, p. 49‑62). Angoisse dont le tracé ferait sa part aussi à une « Érotique » enracinée dans l’être (Serge Bourjea, Jeannine Jallat, Jean Levaillant, op. cit., p. V).

40  Voir Jean Levaillant, « D’une logique l’autre », Postface à Leçons d’écriture – ce que disent les manuscrits, textes réunis par Almuth Grésillon et Michaël Werner en hommage à Louis Hay, Paris, Lettres Modernes‑Minard, 1985, p. XV‑XXIV ; ce que le premier Cahier de critique génétique (« Pas ») postule comme les assises d’« une autre définition de la Littérature » (op. cit., p. V). Dès 1979, Nicole Celeyrette‑Pietri accusait le rapport variable de cause à effet : « Le texte produit le texte, et les cahiers liés au mécanisme des “habitudes”, deviennent les causes de l’écriture plus que l’effet d’une intention d’écrire » (Valéry et le Moi. Des « Cahiers » à l’œuvre, Paris, Klincksieck, 1979, p. 324).

41  L’« Écrire quoi ? » suspensif qui s’imprime au seul « fantôme d’écrire » (C, IV, 462), ouvrant la trame d’écriture à des aléas intempestifs, intervient assez fréquemment dans les poèmes en prose des Cahiers. Voir les « Petits Poèmes Abstraits » (siglés « PPA » dans les Cahiers), dans Judith Robinson‑Valéry, Paul Valéry, Ego Scriptor et Petits poèmes abstraits (Paris, Gallimard « Poésie », 1992), p. 1‑64.