Depuis longtemps Salammbô effraie, au même titre que La Tentation de saint Antoine: « c’est l’érudition qui […] fait fuir » (Bem, p. 18). Mais, plus encore que pour la Tentation, l’horreur qui sous‑tend l’ensemble de la diégèse n’est sans doute pas étrangère à cette (relative) désaffection ; dès sa publication, Salammbô a fait pousser de hauts cris à la critique bien pensante, éloignée des guerres puniques et de leurs atrocités. L’Histoire et les sources de Flaubert justifient pourtant les massacres et les détails horribles ; dans son Histoire générale Polybe, après d’autres historiens, qualifie la guerre des mercenaires d’« inexpiable » (Polybe, p. 199), concluant : « il n’y en a point [...] où l’on ait porté plus loin la Barbarie et l’impiété » (p. 210), si bien que, imposée par les sources historiques, « la violence va donc de soi » (Leclerc, p. 61). Frœhner lui‑même, malgré sa connaissance de l’époque, souligne le « penchant pour les atrocités » de l’auteur (p. 1239) ; Alcide Dusolier parle également « des cruautés inouïes, des supplices savants, des sacrifices exceptionnels réclamés par les divinités sanguinaires de l’Orient » (p. 405‑406) qui foisonnent dans le roman. C’est sans doute Sainte‑Beuve qui, à travers ses articles, s’appesantit le plus sur cet aspect du texte, relevant un « acharnement à peindre des horreurs » (p. 89), déclarant le livre « cruel », reprochant à Flaubert de « cultiver l’atrocité » (p. 71) et, surtout, concluant qu’« une pointe d’imagination sadique se mêle à ces descriptions, déjà assez fortes dans leur réalité » (ibid.)1.

Flaubert s’insurge, et lui réplique : « franchement, je vous avouerai, cher Maître, que « la pointe d’imagination sadique » m’a un peu blessé »2. Cette réponse est cependant significative car pour les lecteurs de la Correspondance apparaît un net décalage entre le discours public et le discours privé. En effet dans ses lettres Flaubert se délecte d’images sanguinaires, plus ou moins détaillées ou exagérées, du reste, selon son correspondant : « mes personnages au lieu de parler, hurlent. D’un bout à l’autre c’est couleur de sang. Il y a des bordels d’hommes, des anthropophagies, des éléphants et des supplices »3 ; « je te prie de croire que je tue les hommes comme des mouches. Je verse le sang à flots »4 ; « j’écris des horreurs et cela m’amuse »5, etc.6.

Parmi « les horreurs finales du chapitre XIII »7 figure la fameuse scène de la « grillade des moutards », comme la nomme Flaubert dans sa Correspondance (on retrouve la délectation sadique du discours privé, réfutée dans et par le discours public)8, scène qui a généralement ébranlé la critique contemporaine de la parution de Salammbô. Dusolier y voit un moyen, pour l’auteur, de ne pas être « un simple plagiaire » et de faire preuve d’imagination (p. 406) ; Sainte‑Beuve souligne également l’aspect improbable de la scène9 en relevant une fois encore le côté sanguinaire du texte10. La réponse de Flaubert est significative :

Pour « le passage de Montesquieu » relatif aux immolations d’enfants, je m’insurge. Cette horreur ne fait pas dans mon esprit un doute. (Songez donc que les sacrifices humains n’étaient pas complètement abolis en Grèce à la bataille de Leuctes, 370 avant Jésus‑Christ). Malgré la condition imposée par Gélon (440), dans la guerre contre Agathoclès (309), on brûla, selon Diodore, 200 enfants; et quant aux époques postérieures, je m’en rapporte à Silius Italicus, à Eusèbe, et surtout à Saint-Augustin, lequel affirme que la chose se passait encore quelquefois, de son temps.11

Autrement dit, il se met du côté du critique (il s’agit bien d’une horreur) en s’abritant cette fois derrière les sources historiques qu’il a consultées.

Le discours privé est pour sa part moins... candide : on y voit Flaubert invoquer par deux fois Bandole, personnage de La Nouvelle Justine : « Je vais arriver à la grillade des moutards. Ô Bandole, toi qui les noyais dans l’étang, inspire-moi ! »12. C’est admettre implicitement une pointe d’imagination sadique et, plus encore, la désigner comme source d’inspiration du passage13. Ces catégories sont certes relativement subjectives ; il faut pourtant avouer qu’à la lecture du texte définitif le souvenir de Sade paraît lointain, malgré les dires des contemporains de Flaubert (Salammbô, p. 392-396)14 :

Peu à peu, des gens entrèrent jusqu’au fond des allées ; ils lançaient dans la flamme des perles, des vases d’or, des coupes, des flambeaux, toutes leurs richesses ; les offrandes, de plus en plus, devenaient splendides et multipliées. Enfin, un homme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa un enfant ; puis on aperçut entre les mains du colosse une petite masse noire; elle s’enfonça dans l’ouverture ténébreuse. Les prêtres se penchèrent au bord de la grande dalle, – et un chant nouveau éclata, célébrant les joies de la mort et les renaissances de l’éternité.

Ils montaient lentement, et, comme la fumée en s’envolant faisait de hauts tourbillons, ils semblaient de loin disparaître dans un nuage. Pas un ne bougeait. Ils étaient liés aux poignets et aux chevilles, et la sombre draperie les empêchait de rien voir et d’être reconnus.

Hamilcar, en manteau rouge comme les prêtres de Moloch, se tenait auprès du Baal, debout devant l’orteil de son pied droit. Quand on amena le quatorzième enfant, tout le monde put s’apercevoir qu’il eut un grand geste d’horreur. Mais bientôt, reprenant son attitude, il croisa ses bras et il regardait par terre. De l’autre côté de la statue, le Grand-Pontife restait immobile comme lui. Baissant sa tête chargée d’une mitre assyrienne, il observait sur sa poitrine la plaque d’or recouverte de pierres fatidiques, et où la flamme se mirant faisait des lueurs irisées. Il pâlissait, éperdu. Hamilcar inclinait son front ; et ils étaient tous les deux si près du bûcher que le bas de leurs manteaux, se soulevant, de temps à autre l’effleurait.

Les bras d’airain allaient plus vite. Ils ne s’arrêtaient plus. Chaque fois que l’on y posait un enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main sur lui, pour le charger des crimes du peuple, en vociférant: « Ce ne sont pas des hommes, mais des bœufs ! » et la multitude à l’entour répétait: « Des bœufs ! des bœufs ! » Les dévots criaient: « Seigneur ! mange ! » et les prêtres de Proserpine, se conformant par la terreur au besoin de Carthage, marmottaient la formule éleusiaque : « Verse la pluie ! enfante ! »

Les victimes à peine au bord de l’ouverture, disparaissaient comme une goutte d’eau sur une plaque rougie, et une fumée blanche montait dans la grande couleur écarlate.

Cependant, l’appétit du Dieu ne s’apaisait pas. Il en voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par‑dessus, qui les retenait. Des dévots au commencement avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre correspondait aux jours de l’année solaire; mais on en mit d’autres, et il était impossible de les distinguer dans le mouvement vertigineux des horribles bras. Cela dura longtemps, indéfiniment jusqu’au soir. Puis les parois intérieures prirent un éclat plus sombre. Alors on aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers.

Le jour tomba ; des nuages s’amoncelèrent au-dessus du Baal. Le bûcher, sans flammes à présent, faisait une pyramide de charbons jusqu’à ses genoux; complètement rouge comme un géant tout couvert de sang, il semblait, avec sa tête qui se renversait, chanceler sous le poids de son ivresse.

À mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peuple augmentait ; le nombre des victimes diminuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu’il en fallait encore. On aurait dit que les murs chargés de monde s’écroulaient sous les hurlements d’épouvante et de volupté mystique. Puis des fidèles arrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants qui s’accrochaient à eux; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges. Les joueurs d’instruments quelquefois s’arrêtaient épuisés; alors, on entendait les cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons. Les buveurs de jusquiame, marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse et rugissaient comme des tigres, les Yidonim vaticinaient, les Dévoués chantaient avec leurs lèvres fendues; on avait rompu les grillages, tous voulaient leur part du sacrifice ; – et les pères dont les enfants étaient morts autrefois jetaient dans le feu leurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés. Quelques-uns qui avaient des couteaux se précipitèrent sur les autres. On s’entr’égorgea. Avec des vans de bronze, les hiérodoules prirent au bord de la dalle les cendres tombées; et ils les lançaient dans l’air, afin que le sacrifice s’éparpillât sur la ville et jusqu’à la région des étoiles.

Ce grand bruit et cette grande lumière avaient attiré les Barbares au pied des murs; se cramponnant pour mieux voir sur les débris de l’hélépole, ils regardaient, béants d’horreur.

S’il est possible de qualifier cette scène de sadique, ce n’est sans doute pas du point de vue de la représentation même des enfants ; elle est à cet égard peu détaillée, peu descriptive, et Flaubert ne semble pas avoir ici multiplié ses effets, alors que cela aurait été facile dans un tel contexte et qu’il l’a du reste déjà fait ailleurs dans le roman (mais pas à propos d’enfants, notons‑le)15. L’horreur est visible à travers l’aspect immobile et passif des enfants innocents (opposé au mouvement de la foule), par leur nombre que soulignent l’itération interne (« chaque fois que l’on y posait un enfant »), la durée paradoxalement illimitée (« cela dura [...] indéfiniment jusqu’au soir ») puis la multiplication simultanée des victimes (« on les empila sur ses mains »), dans le signe de la disparition, répété par le texte sur un mode métaphorique (« ils semblaient de loin disparaître dans un nuage », « les victimes [...] disparaissaient comme une goutte d’eau sur une plaque rougie »). Elle est surtout, visuellement, condensée sous la forme de trois détails : « quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers » (détail modalisé par l’adverbe, avant le point d’orgue évoquant un Moloch ivre) ; « des fidèles arrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants qui s’accrochaient à eux ; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges » lorsque le sacrifice prend des allures de délire ; « on entendait les cris des mères et le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons » dans le silence des instruments, le texte se chargeant alors d’effets sonores : Flaubert n’a pas évité les assonances. Ces détails morbides exceptés, l’horreur apparaît en fait davantage métonymique ; elle vient du thème matriciel (un sacrifice de jeunes enfants), est soulignée par un lexique répétitif et somme toute prévisible (« horribles », « terreur », « horreur », « terreur », « horribles », « épouvante », « horreur »), par la pose des personnages (Hamilcar, le Grand-Pontife, les Dévoués et surtout les Barbares, spectateurs qui finalement jugent les Carthaginois, « béants d’horreur ») et le mouvement même de la scène, représentation d’une hystérie collective qui s’enfle progressivement16, sur un rythme qui va s’amplifiant17, avec les cris multipliés18 dans la lumière rouge et noire19. Notons que la violence de ce tableau est placée sous l’égide de la vue (lumière) et de l’ouïe (bruit), comme l’indique d’ailleurs la dernière phrase, mais que Flaubert n’y a jamais développé l’odeur des chairs en train de brûler, que le contexte de la crémation aurait pourtant pu légitimer.

Par leur nature et leur fonction, les manuscrits font bien à l’origine partie du domaine privé, et l’on peut penser, après la lecture des lettres relatives à la grillade des moutards, que Flaubert s’est tout d’abord laissé aller à décrire force détails sadiques qu’il a progressivement adoucis, en pensant par exemple à la censure20. Ce n’est cependant que pure supposition et, puisque les études génétiques proprement dites concernant Salammbô sont rarissimes21, on n’a pas encore décrit le mode de fonctionnement de ses avant-textes par rapport à ce problème. Je voudrais donc m’intéresser ici à la génétique de l’horreur dans le roman en prenant l’exemple de notre scène de la grillade. Une étude macrogénétique ou, tout au moins, qui s’attache à la genèse de l’ensemble d’une scène22, nécessite quelques restrictions de principe si l’on ne veut pas qu’elle prenne des proportions démesurées, notamment avec les manuscrits de Flaubert ; la scène du sacrifice à Moloch, avec ses longs préliminaires, tient dans la version publiée sur onze pages (p. 386‑396). Il ne s’agira donc pas ici de s’attarder sur les préparatifs du sacrifice, annoncés et d’ailleurs expliqués longtemps avant dans le récit23, mais plutôt de se limiter au texte du sacrifice en cours, tel qu’il a été cité auparavant. Il ne sera pas question non plus de l’envisager principalement par rapport à la problématique des sources historiques. Bien entendu, pour Salammbô comme pour d’autres romans de Flaubert, elles sont consubstantielles à la genèse de l’œuvre, aussi les retrouverons-nous plusieurs fois dans notre parcours. On va donc tâcher de démêler les processus de formation et de transformations que recèlent les brouillons dans une perspective à la fois thématique et narratologique, c’est-à-dire voir comment la mise en scène et en texte du sacrifice permet l’émergence de l’horreur et, surtout, affecte la représentation des moutards.

On sait que la source principale de Salammbô est Polybe et que ce dernier demeure quasi muet sur le siège de Carthage; Flaubert a ainsi dû se livrer à un formidable travail d’induction24 à partir de sources diverses, comme le suggère sa réponse à Sainte‑Beuve25. Il a peut-être trouvé l’idée d’associer les enfants avec le feu, et donc avec Moloch, dans la Bible, puisqu’il a écrit, sur un folio préparatoire contenant diverses notes :

à sa naissance on passait l’enfant dans le feu. C’était le sacrifier à Moloch et faire qu’il n’eût pas besoin plus tard d’être brûlé – et comme il était désormais purifié par le Dieu il devenait plus robuste. Cette cérémonie valait de l’argent aux prêtres. Mais pendant le siège, le peuple plus féroce qu’eux exige des sacrifices effectifs (23662 f° 201 v°),

et qu’un passage de Cahen indique : « chez les Chaldéens et les anciens Égyptiens, l’usage était de vouer les nouveaux-nés à Moloch [...] par le moyen d’une brûlure, ou en les faisant passer par le feu »26. Aussi est-ce imaginer initialement un rapport entre les enfants et l’idée de sacrifice (sous le signe de Moloch), inévitable sans doute avec le sujet de Salammbô. De plus, alors que sur d’autres folios Flaubert précise que « le sacrifice sanglant est pour se réconcilier avec les Dieux, leur donner à manger » (23658 f° 65  v°, sème de la voracité que l’on retrouvera souvent) ou que « la mort des enfants était aussi pour purifier la Ville. – purifier par le feu » (23662 f° 218), il semble s’être livré, pour justifier la scène dans le récit, à une paraphrase et une transposition de Diodore racontant un autre siège, celui d’Agathocle :

Assiégés par Agathocle qui les avait défaits dans la presqu’île du cap Bon (310 av. J.‑C.), les Carthaginois se reprochèrent de s’être aliéné Kronos (Baal‑Hammon) parce qu’ils lui avaient autrefois offert en sacrifice les enfants des plus puissants citoyens, qu’ils avaient plus tard renoncé à cet usage en achetant des enfants secrètement et en les élevant pour être immolés à ce dieu. Des recherches établirent que plusieurs de ces enfants sacrifiés étaient des enfants supposés. En considérant toutes ces choses, et en voyant de plus les ennemis campés sous les murs de la ville, ils furent saisis d’une crainte superstitieuse et ils se reprochèrent d’avoir négligé les coutumes de leurs pères à l’égard du culte des dieux. Ils décrétèrent donc une grande solennité dans laquelle devaient être sacrifiés deux cents enfants choisis dans les familles les plus illustres; quelques citoyens en butte à des accusations offrirent volontairement leurs propres enfants, qui n’étaient pas moins de trois cents. Les enfants étaient ainsi sacrifiés.27

Quoi qu’il en soit, le fait que le sacrifice des enfants ne fasse aucun doute dans l’esprit de Flaubert est d’abord visible dans les scénarios du roman. Avec quelques nuances toutefois, qu’il convient de souligner. Alors que dans les scénarios d’ensemble la totalité du récit ne tient que sur une ou, plus rarement, quelques pages28, des sacrifices sont déjà mentionnés à propos du siège de la ville (c’est le seul détail qui décrit le siège), au même titre que, ailleurs dans le récit, le « départ des mercenaires » ou la « prise de Mâtho » par exemple, comme sur ce folio où Salammbô se nomme encore Hanna : « siège de Carthage. – sacrifices à Moloch » (23662 f° 238)29. C’est pourtant sur un manque représentatif qu’ils s’établissent, puisqu’ils ne sont pas précisés, et la brève séquence ne contient même pas le lexème enfants30. Bien entendu, il est possible (mais non certain) que Flaubert en ait une idée plus nette et qu’il projette ici une scène (malgré l’utilisation notable et ambiguë du pluriel), inspiré en cela par ses lectures préliminaires ; si c’est le cas, elle n’apparaît néanmoins pour l’instant que comme l’un des supplices qui foisonnent sur ces folios (« supplice de Giscon », « funérailles diverses après les supplices », « supplice » de Mâtho, 23662 f° 180). Sur le scénario 23662 f° 203, le sacrifice (toujours écrit au pluriel) est bien cette fois associé aux enfants : « sacrifices d’enfants » et Flaubert a rajouté la note biblique au bas de la page, en l’abrégeant légèrement : « Au lieu de brûler les enfants on les faisait passer par le feu. Cette cérémonie valait de l’argent aux prêtres. Mais ici le peuple plus féroce qu’eux en exige pour tout de bon ». L’avant-dernier scénario d’ensemble ne contient plus le titre générique sacrifices mais l’image de la dévoration, « Moloch dévore les enfants », tandis que la première touche de couleur (rouge, évidemment) germe dans l’interligne, avec une comparaison significative : « les prêtres de Moloch, comme des bouchers, rouges de vêtements et de teint, des gladiateurs pontificaux» (23662 f° 202). On peut donc être certain qu’à ce stade Flaubert sait qu’il élaborera une scène dont les premiers éléments narratifs se fondent, dès leur origine, sur la violence.

C’est cependant le dernier scénario d’ensemble qui est le plus significatif et qui soulève d’ailleurs plusieurs problèmes, car la scène s’y profile selon certaines modalités thématiques et génétiques qu’il convient de définir :

Grillade. Moloch dévore les enfants. – tambourins et musique autour. on leur met un baillon pour les empêcher de crier. Quelques-uns jettent dans le feu les effigies de leurs enfants morts avec leurs os, leurs habits et leurs jouets. – crépitement de la graisse qui tombe sur les charbons – grand silence coupé de grands cris –

(23662 f° 204)

Ce passage frappe par une sorte d’ambivalence entre, paradoxalement, la précision et l’imprécision. Le récit même de la grillade n’est pas développé et son déroulement demeure squelettique (« Moloch dévore les enfants »), mais des détails très précis déjà (phénomène remarquable au stade du scénario d’ensemble) en représentent l’atmosphère (effets auditifs: musique, cris et surtout l’un des fameux silences flaubertiens), avec l’idée sous‑jacente d’une amplification du sacrifice, puisqu’il semble se perpétuer au-delà de la mort (« quelques‑uns jettent dans le feu les effigies de leurs enfants morts ») sous le signe de la grandeur (« grand silence », « grands cris »). Les enfants eux‑mêmes sont passifs, « on leur met un baillon », sème de l’empêchement que nous retrouverons transformé et déplacé.
À l’absence de cris des enfants correspondent symétriquement les « cris » de la foule, tandis que le détail de la graisse semble bien le métonyme et peut-être le générateur de l’horreur dans le passage : il en traversera d’ailleurs toute la genèse et sera très peu corrigé. Il est d’autant plus rempli de présuppositions qu’il demeure tout à fait anonyme, comme si Flaubert le jugeait inassignable, se refusant de le lier littéralement au corps des enfants, alors qu’il n’y a pas d’autre solution possible. Dès ce folio germe donc, en filigrane, l’un des modes de signifiance de la représentation du sacrifice : l’horreur du détail précis et remarquablement concret, refusant cependant de s’expliquer, permettra à la scène de s’amplifier par le non-dit et la suggestion.

Le problème, pour nous, est que cet avant‑texte constitue la première élaboration (encore parcellaire, certes) de la grillade ; or une bonne partie n’est que la copie quasi littérale d'une note : « on met un baillon aux enfants pour les empêcher de crier. Quelques‑uns par dévotion jettent dans le feu les effigies de leurs enfants morts avec leurs os et leurs habits » (23662 f° 202 v°). De plus, quelques détails laissent supposer que Flaubert est en train d’utiliser l’Histoire romaine de Michelet, où l’on peut lire : « ce dieu avide demandait des victimes humaines ; il aimait à embrasser des enfants de ses langues dévorantes » (signe de la dévoration, déjà esquissé sur le folio précédent), et surtout qu’il y avait alors « des danses frénétiques, des chants dans les langues rauques de la Syrie, les coups redoublés du tambourin barbare » (Michelet, p. 192)31. De par son origine (éléments extraits d’un folio de notes), et comme le suggère de plus cette concordance avec le texte de Michelet, il est possible que ce développement initial ne soit en fait que le résultat de l’insertion de sources documentaires.

Le scénario partiel n’apporte pour sa part aucune modification à la grillade sur le premier jet. Mais c’est sur ce folio que Flaubert trouve déjà l’idée de la conclure par le regard des Barbares dans l’ajout interlinéaire final : « et les Barbares qui voyaient cela avaient peur » (23662 f° 205). Par cette brusque distorsion du point de vue, l’acte religieux est transformé en acte de barbarie (cf. Leclerc, p. 61): ce dernier regard, extérieur au rite du sacrifice, permet de juger l’ensemble de la scène en soulignant une fois encore sa violence. Le mouvement en est ainsi esquissé jusqu’à la conclusion; il reste maintenant à l’amplifier, c’est‑à‑dire élaborer le sacrifice proprement dit puisque, du fait peut-être que Flaubert est limité par ses sources, les scénarios l’ont jusqu’à présent laissé de côté.

Flaubert travaille le mouvement sur trois scénarios ponctuels en octobre 186132, mais le récit est loin d’être fixé et apparaît peu détaillé par rapport à d’autres scénarios ponctuels flaubertiens. Le premier est très court et ne contient que de rares modifications des données antérieures33 ; sur le second en revanche, dont on peut lire la transcription partielle (voir Transcription 1)34, la scène tient sur un folio (23661 f° 210) et Flaubert tente d’y aménager à la fois ses préparatifs (position des personnages, description de la statue) et son déroulement. Il s’agit donc tout d’abord d’introduire une progression dans le sacrifice, de le mettre en scène, comme l’indiquent plusieurs informations : « les prêtres de Moloch commencent à se faire des entailles », « de plus en plus précieuses », « puis les autres » ; cette progression sera bien entendu placée sous le signe de la violence (« supplices atroces de quelques fidèles », ce sera le rôle des Dévoués ; voir aussi le verbe exciter – trace de sadisme, diraient certains – répété trois fois sur le folio) pour aboutir à un « vertige » et enfin à la désignation du sacrifice par le point de vue des Barbares, plus élaboré : « et les Barbares montés sur leurs machines restaient béants voyant cela avec horreur ». On remarquera, une fois encore, l’absence relative des enfants dans le récit et dans le texte du premier jet. Quoique « au premier rang », ils sont seulement visibles à travers un nouveau signe d’empêchement, substitué au baillon (trop violent ?) antérieur : « avec un voile noir sur la tête pour qu’ils ne puissent voir – et qu’on ne puisse les reconnaître » (ainsi apparaît, parallèlement, une nouvelle touche de couleur).

Un ajout postérieur les détaille davantage : « bras descendant jusqu’à terre – prennent les enfants (mécanisme) remontent comme pour les porter à sa bouche – la victime roule dans une fournaise rougie de feu à l’intérieur – on crie “Oh Seigneur Feu ! Mange !” »35. C’est perpétuer doublement l’image de la dévoration (« bouche », « mange »), multiplier les cris dans le texte, mais aussi montrer pour la première fois le sacrifice effectif. Or cette représentation est pour le moins déceptive, car il est notable que ce fragment narratif et discursif germe plutôt par rapport à la description de la statue (« mécanisme »), dont l’invention est vraisemblablement la préoccupation principale de Flaubert, la marge en témoigne. On retrouve ici, en fait, le problème de la narrativisation des sources, car ces séquences proviennent d’au moins deux textes différents. Le premier est de Diodore, qui décrit ainsi le siège d’Agathocle : « Il y avait une statue d’airain représentant Kronos, les mains inclinées et étendues vers la terre, de manière que l’enfant qui y était placé roulait et tombait dans un gouffre rempli de feu »36 ; le second est encore de Michelet qui dit, à propos du même siège : « Lorsque Agathocle assiégea Carthage, la statue de Baal, toute rouge du feu intérieur qu’on y allumait, reçut dans ses bras jusqu’à deux cents enfants et trois cents personnes se précipitèrent encore dans les flammes » (Michelet, p. 192). Tout en continuant a se livrer à son processus d’induction, Flaubert opère une véritable fusion des sources hétérogènes37 : il utilise la pose de la statue de Diodore en la transformant en geste et donc simultanément en récit (« descendant », « prennent », « remontent »), reprend le verbe (« roule » ; le verbe tomber sera pour sa part utilisé dans le scénario suivant), garde le lexème commun aux deux textes (« feu ») mais insère les adjectifs de Michelet (« rouge du feu intérieur ») en les modifiant. Il est certain que le retard représentatif résulte du fait que les problèmes sont ici imbriqués (organisation du récit et organisation logique et fidèle des sources) ; les grands blocs sont notés (prêtres, divers objets jetés; voir surtout les formules elliptiques « un homme commence – puis les autres. Vertige » quand il s’agit de représenter le sacrifice proprement dit), mais Flaubert opte alors pour le travail d’insertion, remettant à plus tard la phase de narrativisation (comme il le fait souvent dans le cas des sources documentaires)38.

Elle balbutie sur le scénario ponctuel suivant, qui tient sur deux folios ; mais le second est déchiré et une moitié manque, aussi est-il difficile de rendre compte du travail transformationnel dans sa totalité et son dynamisme39. À ce moment, Flaubert est préoccupé par la logique du récit, comme le montrent les modifications qui affectent la succession des informations : le début du sacrifice des enfants est différé après la représentation de l’autre collège de prêtres, ceux de Melkarth40, et est lié aux discours (« ce ne sont pas des hommes mais des bœufs », « Oh Seigneur Feu ! Mange ! ») ; les derviches mangeurs de jusquiame sont insérés dans le corps du texte avant la mention du vertige. Flaubert a de plus ajouté « le délire va croissant », accentuant la progression du sacrifice marquée aussi par la multiplication des cris : « hurlements du peuple » (dans l’interligne). D’autres corrections sont notables : dans la marge du second folio sont mentionnés le Grand‑Pontife puis Hamilcar, jusqu’alors absents de la scène, avec déjà un parallélisme implicite entre les deux (« Le Grand Prêtre et Hamilcar face à face»), et Flaubert décide de placer les discours après les personnages. C’est de plus ici qu’il imagine d’élaborer un point d’orgue juste avant la représentation du délire, sous la forme d’une très brève description d’atmosphère qui germe dans l’interligne. Elle est liée au contexte religieux mais surtout à Moloch, qui prend pour l’instant une apparence plutôt animale, introduisant simultanément de nouvelles traces de couleurs (la blancheur se déplacera évidemment de Moloch aux enfants, j’y reviendrai)41 : « Statue devenue rouge – blanche. flamme par les yeux – a l’air de trépigner. Des nuages s’amoncèlent » ; le sacrifice, pour être effectif, doit apporter la pluie, les Carthaginois crevant (c’est le mot) littéralement de soif. Le nouveau détail des « prêtres de Proserpine », dans la marge, est là pour le rappeler avec la formule éleusiaque : « verse la pluie, enfante » (elle ne sera jamais modifiée jusqu’à la version publiée; il faut souligner du reste que les quelques séquences au discours direct sont en général peu corrigées dans nos avant‑textes). On pourrait encore y voir une touche sadique : alors qu’il est précisément en train d’avaler des enfants, on demande au dieu d’enfanter, autre avatar de la métonymie qui règle la signifiance de l’ensemble de la scène.

La représentation des enfants, pour sa part, n’est visible que dans une seule séquence qui soumet la source à une réécriture maintenant détachée de la simple fonction (documentaire) d’expliquer le mécanisme de la statue. D’une part, l’ajout interlinéaire des prêtres et de leur action introduit de nouveaux éléments narratifs et donc développe le déroulement du sacrifice (« les prêtres les apportent », « les mettent dessus » ; de même, dans l’interligne, les bras de Moloch « montent, s’abaissent ») ; d’autre part, la fournaise du scénario précédent (transformée en brasier sur le premier jet) devient « le trou de l’abdomen », animal sinon anthropomorphe, qui profile l’image de la béance tout en paraphrasant le texte de Diodore (« gouffre »). Flaubert y associe le sème de la disparition (« roule <et disparaît> ») ; d’ailleurs l’utilisation du verbe disparaître permet déjà d’éviter les assonances en ou (souci qui légitime de même la biffure du verbe de Diodore, roule), mais simultanément rend l’image des enfants bien moins visuelle, plus abstraite en quelque sorte. Cette abstraction est sensible aussi dans des corrections apparemment contradictoires. Le texte semble se soumettre à une perte de référence, car depuis le scénario précédent l’enfant n’est plus désigné comme un enfant mais comme une victime (ce qui insiste sur le statut scénique des enfants et sur leur caractère agi)42. Or, paradoxalement, la phrase multiplie ici une référence impossible et presque agrammaticale43 : le lexème enfants, qui est pourtant la matrice de la grillade, n’est présent ni dans le premier jet ni dans les interlignes du paragraphe, phénomène d’autant plus troublant qu’il se reproduira souvent dans nos brouillons, et surtout que Flaubert utilise plusieurs fois le pronom les (« les apportent », « les mettent dessus ») ; il a perdu son antécédent dans un tissu de présuppositions qui ne sont sans doute pas à mettre au compte de la prudence (ou de la peur de la censure), mais plutôt de l’esthétique balbutiante de la scène, qui vise à faire imaginer l’horreur sans la nommer ou la détailler concrètement44.

Attardons-nous sur les premiers brouillons, où la rédaction s’esquisse : la scène s’amplifie et tient maintenant sur trois folios (pour l’extrait qui nous concerne), transcrits à la suite l’un de l’autre (voir Transcriptions 2, 3 et 4) ; les marges, assez chargées par endroits, indiquent clairement ce souci de développement qui n’affecte pas le texte d’une façon homogène.

Sur le premier folio (23661 f° 225), Flaubert travaille en particulier les actions des Dévoués (voir par exemple ce détail morbide, dans la marge, qui insiste encore sur la dévoration : « en faisant claquer leurs dents comme pour les dévorer »); c’est aussi dans la marge que sont amplifiés les présents du peuple et leur progression. Le reste du folio s’attache à décrire les autres prêtres (tableau abandonné dans la version définitive, je le rappelle)45, où l’on notera encore un métonyme de l’horreur : « et dont les côtes étaient marquées en blanc pour les faire ressembler à des cadavres ». Plus intéressante de notre point de vue est la représentation des enfants et surtout, sur ce folio, du début du sacrifice, car le premier enfant est décrit (Flaubert l’avait laissé de côté jusqu’à présent ; voir Transcription 2). Mais une fois encore il l’est en creux : l’horreur, qui va s’amplifiant, est déplacée de l’enfant à l’homme qui le pousse : « homme se glissa – chancelant tremblant l’air à la fois féroce et épouvanté et si pâle que tous s’écartèrent » ; ce sera plus évident sur le brouillon suivant, qui contiendra : « pâle et hideux de terreur » (22661 f° 226). Au contraire l’enfant, isolé et donc focalisant l’attention du texte, est soumis à la disparition ; disparition thématique qui se multiplie malgré les répétitions (« il disparut dans le tourbillon des Dévoués », « et disparut dans la cavité béante »), mais aussi disparition textuelle, devrait-on dire, puisqu’il est brusquement paraphrasé par « une masse noire », qui certes s’accorde à l’effet de perspective d’un regard anonyme qui germe sur le folio (« et on vit une masse noire ») mais qui montre de façon plus nette la distance qui s’établit entre l’image du sacrifice et les signifiants qui la supportent46. Ce processus est également présent sur le second folio (voir Transcription 3), puisqu’on y retrouve le phénomène de présupposition déjà relevé sur le jeu de manuscrits antérieur: Flaubert décrit au début du paragraphe les bras de la statue (premier jet) : « Mais les mouvements des bras allaient plus vite et chacun sa formule » (il s’agit d’accélérer le sacrifice et d’introduire les discours), séquence corrigée en : « victimes se suivaient maintenant plus vite », et surtout avec une addition interlinéaire : « chaque fois qu’on en posait un la musique se taisait ». Là encore, le texte se refuse tout d’abord à actualiser le référent du pronom; la présupposition n’est résolue qu’ensuite, par l’ajout de « enfant ».

D’autres signes extrêmement imbriqués révèlent de manière implicite des noyaux sémiotiques qui permettent (et permettront) à la sémiosis d’opérer. À ce stade, le premier enfant disparaît dans le « tourbillon » des Dévoués (notation absente du texte définitif, qui contient ici une ellipse temporelle: « puis on aperçut entre les mains du colosse ») ; or suivant un processus génératif que je qualifierai de métonymie intratextuelle le tourbillon se dédouble sur ce même jeu de brouillons, puisqu’il réapparaît dans la marge du folio 227 (voir Transcription 3), élaborant ainsi le bûcher et le mouvement des enfants : « ils montaient d’un mouvement lent et régulier et comme le bûcher faisait de gros tourbillons de fumée blanche ils semblaient disparaître dans un nuage ». On retrouve parallèlement la disparition, qui se dédouble de la même manière, et la blancheur qui se déplace (auparavant attribuée à Moloch, elle est sur ce jeu de brouillons raturée), tandis que l’énoncé métaphorique, sous le signe de la Nature (nuage) et bien sûr du contexte (présage de la pluie ; là encore le texte se dédouble, puisque dans la description d’atmosphère « des nuages s’accumulaient»), cache une fois encore la mimésis. Ce dédoublement de signifiants pose bien entendu un problème du point de vue de la rédaction flaubertienne, qui interdit ordinairement la répétition (il sera résolu en partie dès l’étape suivante). Mais il suggère surtout une réversibilité sémiotique que le texte n’amène jamais à la surface : autrement dit, le tourbillon des Dévoués et le tourbillon de la fumée sont équivalents du point de vue de la thématique de la scène parce que l’horreur est concentrée dans les gestes des Dévoués, alors que le texte en refuse la représentation littérale quand il décrit les enfants, qui en sont pourtant le point nodal47. Le même phénomène se retrouve dans le signe de la béance : l’enfant disparaît dès maintenant dans la « cavité béante » (qui se substitue à « trou de l’abdomen », trop physique peut-être) ; celle notation sera certes transformée, mais sa trouvaille est sans aucun doute à mettre au compte du même principe de dédoublement isotopique, puisque sur le dernier folio les Barbares sont maintenant « béants d’horreur » (comme dans le texte définitif); avant de s’effacer, la signifiance du détail est littéralement indiquée par son origine intratextuelle et métonymique48.

Ces folios contiennent cependant un autre processus transformationnel qui peut au premier abord paraître paradoxal : il s’agit cette fois d’énoncés marginaux qui montrent au contraire l’horreur en expansion selon des modalités particulières. Tout d’abord, le mouvement des enfants est plutôt passif puisqu’ils sont parfaitement soumis aux bras de la statue, mais une séquence renchérit en introduisant un nouveau sème d’empêchement (qui ajoute à l’horreur) : « Pas un ne bougeait car ils étaient garottés aux poignets et aux chevilles » (c’est donc le second signe de cette isotopie dans le passage, le premier concernant l’impossibilité de voir). De plus, les enfants réapparaissent sur le troisième folio (voir Transcription 4), où Flaubert tente d’amplifier le délire du peuple après la description de la statue (« la frénésie du peuple augmentait ») et avant l’évocation des mangeurs de jusquiame. Il élabore plusieurs phrases dans la marge: « on aurait dit que les édifices chargés de monde s’écroulaient », et surtout: « les uns criaient <hurlaient dans l’excès de leur joie <frénésie mystique> <de volupté> <les autres d’horreur> ». C’est alors que germe le nouvel énoncé relatif aux enfants : « il n’en restait plus que X. <on criait à la fois qu’il en fallait encore et d’arrêter> mais des gens <fidèles> arrivaient poussaient leurs enfants> ». D’une part on retrouve ici encore l’usage agrammatical des pronoms ; d’autre part Flaubert ajoute, après la mention des enfants : « sans voile », détail pour le moins morbide (sadique ?) qui sera d’ailleurs supprimé: cette fois, on peut les reconnaître et, pis encore, ils peuvent voir le sort qui les attend. Parallèlement les signifiants de l’horreur (et les cris) se multiplient, mais dans le cotexte seulement: « les autres d’horreur » pour les Carthaginois, « béants d’horreur » pour les Barbares, on l’a vu ; quant à Moloch, il est maintenant plus anthropomorphe qu’animal et son expression a changé, puisqu’il est « comme un géant couvert de sang » (le sang n’est donc pas littéral dans le texte mais de l’ordre du trope ; sylleptique, il vient du rouge du brasier – métaphore – et surtout des enfants dévorés – métonymie) et a « une expression de douleur et d’ivresse ». Bien entendu, la douleur du monstre, seule trace de pitié dans le passage, disparaîtra bientôt49 ; l’ivresse est bien pour sa part un corrélat de la dévoration. La réapparition des enfants, qui permettra d’ailleurs à la version publiée de séparer le sacrifice en plusieurs tableaux successifs (effet structural), est ici liée à l’accentuation du mouvement et à la frénésie qui s’emparent de la scène (cohésion sémantique). Pourtant on peut y voir encore un avatar de la documentation de Flaubert, comme s’il continuait à s’en inspirer (ce qui est fort probable, même à ce stade relativement avancé de la rédaction). Car il s’agit cette fois d’indiquer un tout autre aspect du sacrifice : son amplification et cette irruption du délire dans la scène poussent les parents à offrir volontairement leurs enfants. Or c’est exactement ce que Flaubert a pu lire chez Tertullien: « ce sont leurs propres parents qui venaient les lui offrir eux-mêmes, qui s’engageaient de bon cœur » (Apologie ; cité par Dumesnil, p. 241). Inutile d’insister sur le sadisme du détail. Mais la transposition de la source est notable: Tertullien décrit à ce moment le sacrifice des enfants pour expliquer qu’il se poursuit à l’époque romaine; l’extrayant du texte d’origine, Flaubert en garde l’effet cruel et s’en sert à des fins thématiques et narratives, permettant cette fois l’effet de gradation de la scène. De plus, un autre phénomène troublant se laisse deviner quand on regarde les différentes sources simultanément. Toutes insistent justement sur les sèmes de l’empêchement ou de la passivité (inévitable dans un tel contexte) :

Les parents étouffaient les cris des enfants par des caresses et des baisers pour ne pas immoler des victimes qui pleurent (Octavius, XXX, 3, cité par Dumesnil, p. 241).

Ce sont leurs propres parents qui venaient les lui offrir eux-mêmes, qui s’engageaient de bon cœur, et qui caressaient leurs enfants pour les empêcher de crier au moment où ils étaient immolés. (Tertullien, Apologie, cité par Dumesnil, p. 241).

Des danses frénétiques, des chants dans les langues rauques de la Syrie, les coups redoublés du tambourin barbare, empêchaient les parents d’entendre les cris. (Michelet, p. 192).

Rappelons que sur les scénarios Flaubert avait doté les enfants d’un baillon (étouffant les cris), devenu par la suite un voile (les empêchant de voir). En fait, les sources décrivent les cris de manière différente : d’un côté ils sont étouffés, d’un autre côté ils sont bien présents (Michelet), mais on ne peut les entendre. Flaubert préfère utiliser la version, plus horrible sans doute, de Michelet, et il réinsérera la notation qui sera encore présente dans le texte définitif50. Les autres sources n’en sont pas pour autant oubliées. En effet, si l’on examine la rédaction suivante de la scène, on constate que la marge du brouillon 23661 f° 234 décrit ainsi les enfants sur le premier jet : « qui se cramponnaient en criant », puis Flaubert rature bien sûr les cris répétitifs : « qui s’accrochaient à leurs habits en demandant »… on ne saura jamais quoi, cette séquence est également raturée, et les enfants perdront définitivement leur voix. Parallèlement le geste violent des pères est significatif (et se poursuit jusque dans la version publiée) : « ils les battaient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges », car c’est le symétrique des deux sources51 qui mentionnaient au contraire des caresses pour expliquer l’absence de cris des enfants. On peut donc dire que la textualisation des enfants est tout entière bâtie sur une tension véritable dont on peut voir les traces dans les avant‑textes quand on les considère dans leur dynamisme. Tension entre une représentation de l’horreur ou de la violence qui semble réduite, fonctionnant par métonymie ou se multipliant ailleurs (Dévoués, peuple en délire, regard des Barbares) et inversement, comme le suggère le développement de l’isotopie de la passivité52, une expansion véritable de l’horreur. Ce que le texte cache à un endroit il le laisse transparaître à un autre; comme si cette retenue n’était pas viable du point de vue de l’écriture voire de la thématique de la scène, l’horreur fuse çà et là, phénomène visible dans la réécriture des sources comme dans la germination de certains détails ponctuels.

Il serait fastidieux, voire inutile, de s’attarder sur toutes les corrections que contiennent les brouillons suivants, du reste peu nombreux (Flaubert n’a pas peiné longtemps pour rédiger la scène) ; elles vont dans le même sens, les extraits cités çà et là le montrent bien. Il faut pourtant revenir sur une transformation particulière, d’autant plus étonnante qu’elle se produit rarement chez Flaubert à une étape avancée de la rédaction. En effet, si l’on considère le quatrième jeu de brouillons, qui constitue la mise au net, on obtient un récit dont les éléments se succèdent de la sorte: premier enfant, chants, groupe d’enfants, Hamilcar et le Grand‑Pontife, accélération du mouvement et séquences au discours direct, suivies immédiatement de la description du ciel et de Moloch ; puis reprise du mouvement avec la frénésie du peuple (voir 23661 folios 228 v° et 224). En comparant cet enchaînement avec celui de la version définitive, on s’aperçoit qu’il manque encore tout un passage représentant les enfants en deux paragraphes, alors que la rédaction est presque achevée et que le récit est parfaitement logique. Flaubert rédige ce passage séparément, le corrige sur cinq morceaux de folios successifs53 et le greffe littéralement sur le manuscrit autographe en le recopiant dans la marge avant la description d’atmosphère (voir 23656 f° 294). Cette transformation, qui nous montre une fois de plus combien ce qu’il est convenu d’appeler la logique du récit est un concept arbitraire (illusion produite après coup par les textes publiés) relève ici d’un phénomène d’exogénèse54 dont la Correspondance contient la trace (et la preuve). En effet, après avoir achevé son chapitre, Flaubert en a lu le manuscrit à Louis Bouilhet, avec qui il l’a retravaillé : « Monseigneur m’a fait faire pas mal de changements et de corrections à mon siège et à ma brûlade (j’ai r’ajouté des supplices) »55 ; c’est donc l’un des ajouts en question. On ne peut savoir exactement quelle en est la raison, mais il est probable que Bouilhet a pensé que les enfants devraient être plus visibles dans la scène qui représente leur sacrifice, ce qui stimule sans doute cette expansion (horrible) in extremis.

On retrouve sur le premier folio (écrit au crayon, indice de son statut transitoire) des adjectifs qui répètent littéralement l’horreur de la grillade et qui bien entendu seront par là même supprimés (23662 f° 114) : « l’horrible pâture », « horrible rictus de sa gueule ». Le sème de la disparition est réutilisé : « à peine arrivés au bord du trou les victimes disparaissaient », et sa représentation voilée encore par un énoncé métaphorique spontané : « s’évaporaient comme une goutte d’eau sur une plaque rougie » ; la fumée qui avait auparavant perdu son adjectif de couleur se dédouble et permet d’accentuer la rougeur de la scène par un effet de contraste : « une petite fumée blanche montait dans cette couleur écarlate », et le nombre multiplié des victimes est corrélé à une notation sadique : « on les empila dans ses mains à plusieurs fois avec une chaîne par dessus pour les empêcher de glisser ». Il est évident que pour décrire les enfants, Flaubert (en manque d’inspiration peut‑être) se sert des autres passages où ils apparaissent déjà et modifie quelque peu les images antérieures, ce qui donne à l’expansion textuelle cette allure répétitive : les mêmes catégories sémantiques sont récurrentes.

Le second folio est bien plus intéressant (voir Transcription 5), car une image inédite y germe ; c’est justement le dernier détail morbide que nous avions indiqué au début de cette étude. Il est lié à la prolifération du sème de l’accélération (« allaient plus vite », « ne s’arrêtaient plus », « aussi rapidement qu’une goutte d’eau », « plus on lui en donnait, plus il avait l’air d’en vouloir », « pour aller plus vite », etc. ; on remarquera, comme auparavant, que l’antécédent des pronoms signifiant les enfants est éloigné dans le texte). En effet, à l’accélération, présage du délire du peuple, succède une brutale rupture du rythme avant le point d’orgue descriptif : « Malgré la largeur du trou et que le feu fût fort ils ne pouvaient tous brûler aussi vite, et les parois de fer se refroidissant, devinrent plus sombres », et le détail est ainsi textualisé: « alors on distingua nettement des chairs, brûlées, déformées, indistinctes se tordant » (même si les chairs en question sont indéfinies, la nature explicative de l’énoncé les associe directement en fait à l’image des enfants). On a l’impression que l’horreur ailleurs retenue ou adoucie éclate et se concentre ici, image d’autant plus atroce qu’elle est mobile à ce stade, le détail indiquant la souffrance sans la dire (« se tordant »).

Dès la correction du folio cependant cette image est biffée et l’énoncé devient plus statique et simultanément plus abstrait. Il y a certes une incompatibilité figurative dans le fait de pouvoir distinguer nettement des formes indistinctes ; les corrections auraient pu néanmoins la résoudre sans affecter la précision du texte. L’adverbe nettement est supprimé et parallèlement (la vision étant moins nette) la marge se modalise, produit une perte de littéralité et sans aucun doute de réalité : « quelques-uns prétendaient distinguer » (discours implicite qui sera transformé sur le dernier brouillon, la modalisation devenant plutôt de l’ordre de la pensée avec le verbe croire). Comme si cet effet de distanciation permettait maintenant à d’autres signes marquant l’horreur de se dire ou de s’écrire de nouveaux détails apparaissent (l’écriture est rarement univoque) : « quelques-uns prétendaient <distinguer des membres> » et, additions postérieures: « corps entiers », « des cheveux » (le même phénomène est visible sur le folio suivant : d’une part la modalisation se multiplie, puisque Flaubert rajoute l’adverbe même : « <et même> quelques-uns prétendaient distinguer », tandis qu’au contraire le mouvement des chairs est réinséré temporairement, lié au regard anonyme de la foule : « alors on vit des formes indistinctes <s’agiter> », 23661 f° 245 v°). On retrouve donc ici une trace de la tension représentative relevée précédemment. Parfois le détail horrible germe spontanément, légitimé par la thématique de la scène (ou, dans ce cas, par les conseils de Bouilhet), mais la rédaction se ravise et l’adoucit tandis que d’autres signes stigmatisent la violence: ils sont rendus possibles par une perte de référence littérale. Il suffit de comparer la séquence du folio suivant avec le texte de la version définitive pour en voir encore un bon exemple: « alors on vit des formes indistinctes s’agiter » deviendra « alors on aperçut des chairs qui brûlaient » (sur 23661 f° 209 v° qui est, notons‑le, le dernier brouillon de notre excroissance) ; le texte est bien plus suggestif mais le lexème chairs, non assigné, non détaillé, est soumis à l’action presque neutre du bûcher dans toute la banalité du verbe (« brûlaient ») et fait maintenant à lui seul jaillir l’horreur. Ce processus donne au texte un aspect globalement plus vague (c’est néanmoins, avec le détail du « grésillement de la graisse », le passage le plus horrible de la scène), mais paradoxalement précis par endroits, la notation devenant alors une synecdoque du thème sur laquelle il semble se concentrer.

La grillade des moutards est donc, d’un point de vue génétique, bien moins violente qu’on aurait pu le croire a priori. Les brouillons recèlent tout d’abord une sorte de retard représentatif, provenant peut-être de la nature même de la scène (très éloignée du monde et du milieu de l’auteur), malgré des intentions initiales soi-disant sadiques dont on ne voit jamais la trace dans les scénarios56. Ce retard, que l’on pourrait imputer à un manque d’inspiration, est comblé assez vite par une phase documentaire où se perçoit cette fois une autre forme de violence de l’auteur, « violence faite aux textes qu’il consomme sans vergogne comme à la disposition légitime d’un genre et d’un système de représentation » (Neefs, p. 52) ; les nombreux processus de transposition et d’induction le montrent bien, révélant une fois encore diverses manifestations de ce qu’il faut bien appeler de l’intertextualité.

L’expansion thématique et intratextuelle (qui va de pair quelquefois avec la réécriture intertextuelle) dépend constamment d’une retenue dans le choix et l’élaboration des détails. On peut aussi la déceler dans la neutralité du texte, qui contient peu d’adjectifs évaluatifs, excepté l’adjectif horrible (il est toutefois récurrent) ; quant à la modalisation, qui aurait pu aider à souligner l’horreur du passage et à y introduire par exemple diverses formes de pitié (comme à un moment dans la description de la statue de Moloch), elle est au contraire utilisée pour mettre en doute l’un des passages les plus horribles du texte. L’expansion de l’horreur fonctionne donc d’une manière plus allusive que proprement descriptive, comme si elle refusait de nommer et de représenter littéralement les détails atroces qui pourtant la sous‑tendent. Les fréquents déplacements métonymiques en témoignent, qui toujours permettent d’éviter les enfants (les énoncés violents ou sanglants se concentrent alors sur les autres personnages ou sur la statue de Moloch), tandis que les nombreuses présuppositions sont la trace du re-placement sous‑jacent du thème matriciel ; il ne s’énonce pas cependant, sauf à de très rares moments. Au contraire, le corps des enfants se morcèle et se cache, et ces morceaux semblent flotter dans le texte, détachés de leur origine: on le voit bien dans la résurgence d’énoncés métaphoriques, dans le dédoublement de certains motifs (tel celui de la disparition) ou même dans l’élaboration du détail concret, qui échappe à la désignation et à la description (comme le « crépitement de la graisse » ou la vision suspecte des « cheveux, des membres, des corps entiers »), ce qui donne à l’ensemble du texte un aspect essentiellement suggestif57.

Il apparaît certes dangereux d’ériger en principe générateur un phénomène ponctuel ; on devrait auparavant l’étudier dans d’autres avant‑textes pour déterminer s’il est vraiment une constante de l’écriture du roman. Néanmoins, les processus relevés ici participent de ce que je nommerai volontiers la poétique du vague dans Salammbô ; une fois le thème central déterminé, l’écriture par mouvements entropiques s’attarde sur de rares détails qui le cristallisent et en produisent l’émergence (quitte à en faire surgir certains au dernier moment, comme c’est le cas ici) tout en s’attachant à laisser le reste dans le vague (et les brouillons le confirment)58; ils apparaissent comme autant de points nodaux qui permettront la signifiance, et sur lesquels se focalisera l’imaginaire du texte, et bien sûr du lecteur horrifié.

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1  Quoique dans d’autres termes, cette conception du roman se perpétue de nos jours; on définit Salammbô comme « une anthologie d’atrocités. La mutilation est pour ainsi dire l’image clef » (Brombert, p. 77), comme « le récit, mené selon une savante gradation d’une série de violences, de punitions, de sévices, de mutilations, de supplices, de sacrifices, de martyres culminant dans l’atroce fin de Mâtho » (Bem, p. 20), ou comme une série de « spectacles de destruction » allant croissant dans les derniers chapitres (Wallen, p. 43), etc.

2  Lettre à Sainte-Beuve, 3‑4 décembre 1862 (Correspondance, tome III, p. 281).

3  Lettre à Théophile Gautier, 27 janvier 1859, ibid., p. 11.

4  Lettre à Ernest Feydeau, fin septembre 1859, ibid., p. 41.

5  Lettre à Amélie Bosquet, 24 août 1861, ibid., p. 172.

6 . Voir aussi, bien sûr, la lettre à Jules Duplan sur le défilé de la Hache : « J’ai vingt mille hommes qui viennent de crever, et de se manger réciproquement (onanisme à plusieurs, usage des villages). J’ai là, je crois, des détails coquets. Et j’espère soulever de dégoût le cœur des honnêtes gens » (2 janvier 1862, ibid., p. 193).

7  Lettre à Ernest Feydeau, 7 octobre 1861, ibid., p. 179.

8  Voir les lettres à Jules Duplan (25 septembre 1861, ibid., p. 176), à Ernest Feydeau (7 octobre 1861, ibid., p. 178‑179), etc.

9  Notons en revanche que Frœhner, malgré ses multiples critiques concernant l’historicité du roman, ne remet pas ce passage en question, il s’élève plutôt contre la représentation de la statue de Moloch (Frœhner, p. 1243). Ce qui n’empêche pas Flaubert, excédé sans doute par les critiques de l’archéologue, de lire le contraire et de lui répondre: « dans les sacrifices d’enfants, il est si peu impossible qu’au siècle d’Hamilcar on les brûlât vifs, qu’on en brûlait encore au temps de Jules César et de Tibère, s’il faut s’en rapporter à Cicéron (ProBalbo)et à Strabon (livre III) » (lettre à Guillaume Frœhner, 21 janvier 1863, Correspondance, tome III, p. 296). Pour clore le débat sur la réalité de la scène, rappelons que des découvertes archéologiques datant des années 1920 et du milieu des années trente ont permis de démontrer que, sur ce point au moins, les certitudes de Flaubert étaient fondées (voir Lapeyre et Pellegrin, Carthage punique, cité par Dumesnil, p. 240-241).

10  « Cette scène [...] peut avoir sa vérité, et a certainement son horreur » (Sainte-Beuve, p. 77).

11  Lettre à Sainte-Beuve, 23‑24 décembre 1862 (Correspondance, tome III, p. 282).

12  Lettre à Jules Duplan, 25 septembre 1861 (ibid., p. 176). Voir aussi la lettre à Ernest Feydeau du 17 août 1861: « J’arrive aux tons un peu forcés. On commence à [...] brûler les moutards. Bandole sera content ! » (ibid., p. 170).

13  En fait, le chapitre VII de La Nouvelle Justine ne s’attarde pas sur les horreurs de Bandole et il n’y a pas de scène détaillant le supplice aquatique des enfants (Sade, p. 571‑573). Si intertextualité il y a, on peut dire que c’est en creux :au supplice par l’eau (Sade) correspond, symétriquement, le supplice par le feu (Salammbô);à l’absence de représentation (Sade) se substitue une représentation détaillée (la grillade) qui, d’ailleurs, n’insiste pas vraiment sur l’horreur du tableau (j’y reviendrai).

14 . Salammbô, ed. Pierre Moreau (Gallimard, coll. Folio, 1970); tous les numéros de pages renvoient à cette édition. Dans les citations, les passages soulignés le sont par moi, sans exception.

15  Voir ces quelques passages dans le même chapitre : « le plomb liquide sautillait sur les casques, faisait des trous dans les chairs; une pluie d’étincelles s’éclaboussait contre les visages, – et des orbites sans yeux semblaient pleurer » (p. 354) ; « On les étouffait en leur jetant, de loin, sur la face, des manteaux trempés de sang » (p. 355) ; « Au milieu des entrailles ouvertes des cervelles épandues et des flaques de sang, les troncs calcinés faisaient des taches noires; et des bras et des jambes à moitié sortis d’un monceau se tenaient tout debout » (ibid.),etc.

16  « la frénésie du peuple augmentait », « hurlements d’épouvante et de volupté mystique », « tous voulaient leur part du sacrifice », « on s’entr’égorgea ».

17  « un grand cercle qui se contractait et s’élargissait», « le vertige de ce mouvement», « les bras d’airain allaient plus vite », « mouvement vertigineux des horribles bras ». 

18  « ce mouvement tout plein [...] de cris », « en vociférant », « les dévots criaient », « les uns criaient de les épargner », « on aurait dit que les murs chargés de monde s’écroulaient sous les hurlements », « les cris des mères », « rugissaient comme des tigres ».

19  « mouvement tout plein de sang », « une petite masse noire », « l’ouverture ténébreuse », « la sombre draperie », « Hamilcar, en manteau rouge », « une plaque rougie », « la grande couleur écarlate », « éclat plus sombre », « complètement rouge comme un géant tout couvert de sang », « les remettre aux hommes rouges ».

20  Les manuscrits de Salammbô sont conservés au Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, sous la cote Nouvelles Acquisitions Françaises, volumes 23656-23662.

21  Une étude génétique proprement dite aborde les brouillons du point de vue d’une problématique transformationnelle, envisageant les processus de la production d’un texte dans leur diachronie, souvent avec une approche (et des ambitions) théorique(s). Les travaux d’Anne Green mentionnent surtout les scénarios du roman, plus rarement (et de façon ponctuelle seulement) ses brouillons ; quant aux travaux de Max Aprile, ils se situent surtout dans une perspective éditoriale.

22  Différant d’une microgénétique plus particulièrement focalisée sur les micro‑structures stylistiques d’un passage relativement court; toutefois ces deux dimensions interagissent dans la genèse de tout texte, il ne faut pas l’oublier.

23  Cf. Salammbô, p. 377 et suivantes.

24  C’est ainsi qu’il le qualifie dans une lettre à Jules Duplan: « il faut auparavant que je me livre par l’induction à un travail archéologique formidable » (10? mai 1857, Correspondance, tome II, p. 713).

25  En voici dès maintenant la liste, indiquée par René Dumesnil dans son édition de Salammbô (p. 189‑190) : Cicéron, Pro Balbo ;Saint Augustin, Œuvres (Paris, Gaume, 1836-1839 ; VII, 286) ; Silius Italicus, Puniques (Paris, Panckouke, 1836‑1838 ; IV, 13) ; Tertullien, Apologie (Paris, Nisard, 1845; VIII); Strabon, I (253, 328, 364) et III (290, 291, 344), à laquelle il faut ajouter les Guerres de Carthage contre Agathoclès de Diodore de Sicile (XX, 14). Le manuscrit 23662 f° 157 v°contient des notes que Flaubert a copiées en vue de ses réponses à Sainte-Beuve et à Frœhner; on peut y lire à propos du sacrifice des enfants : « malgré les défenses d’immolations d’enfants faites par Darius et Gelon – on en brûla dans la guerre d’Agathocles (Diodore) 200 sans compter 300 personnes qui se jetèrent volontairement dans les flammes » et, ajoutées plus bas, les notes suivantes: « 60 ans avant J.-C. César détruisit à Gadès invoteratam quamdam Barbariam Ciceron Pro Balbo », « Dans toute l’Espagne au temps de César, d’Auguste et de Tibère on égorgeait les prisonniers à Moloch, Strabon Cro III » et, nouvel ajout: « voir Silius Italicus Eusèbe St Augustin ». Je rappelle que le dossier contenant les notes sur la controverse de Salammbô a été publié par Isabelle Strong (cf. Strong, p. 283‑299).

26  Bible de Cahen, tome I, p. 224: Notes supplémentaires (cité par Fay et Coleman, p. 47).

27  Diodore de Sicile, XX, 14 (cité par Dumesnil, p. 241) ; cf. Salammbô, p. 377‑378.

28  La composition flaubertienne s’effectue par jeux de scénarios: Flaubert écrit tout d’abord des scénarios d’ensemble, qui couvrent l’ensemble du roman en peu de pages ; puis des scénarios partiels, sur lesquels il travaille son récit chapitre par chapitre ; ces derniers sont suivis de scénarios ponctuels, qui généralement élaborent des scènes avant la phase de rédaction même.

29  Il s’agit du troisième scénario d’ensemble (cf. Green, p. 34).

30  Voir aussi 23662 folios 182 puis 180.

31  Michelet ne parle pas ici de Carthage mais de Moloch en général; on retrouve donc le phénomène de transposition déjà mentionné. La source de Michelet est confirmée par le scénario 23662 f° 202, où Flaubert décrit pendant le siège « la ville tenduede noir » tandis que Michelet explique qu’à Carthage, « dans les calamités publiques, les murs de la ville étaient tendus de drap noir » (Michelet, p. 192; remarquons pourtant que Michelet utilise ici Diodore); Flaubert ne maintiendra pas ce détail, mais les enfants seront couverts d’un voile noir.

32  « Je vais commencer après-demain le dernier mouvement de mon avant-dernier chapitre: la grillade des moutards, ce qui va bien me demander encore trois semaines » (lettre à Ernest Feydeau, 7 oct. 1861, Correspondance, tome III, p. 178‑179).

33  Voir 23661 f° 148 v°, non transcrit ici. Notons seulement l’idée d’un sacrifice progressif indiqué par « Premier qui commence – puis d’autres », jusqu’à des « vertiges », progression visible aussi dans l’ajout marginal : « ils y jettent différentes choses puis choses de plus en plus précieuses qu’ils y mettent successivement pour s’exciter au sacrifice ».

34  Comme il se doit, mon code de transcription est diplomatique, respectant la disposition du texte sur le manuscrit et les graphies de Flaubert (ponctuation, accents, orthographe, abréviations). Les passages ajoutés sont en italique et les signes de ponctuation ajoutés situés entre soufflets (par exemple <,>, <;>, etc.). Pour les surcharges, le passage surchargé est placé entre barres obliques et celui qui surcharge à droite, en italique. Les crochets correspondent à ceux que Flaubert insère quand il pense supprimer un passage sans le raturer immédiatement, les termes non déchiffrés sont remplacés par « xxxxx » et ceux dont la lecture est conjecturale sont suivis d’un astérisque; enfin, le signe «  » est souvent utilisé par Flaubert à la place de la conjonction et. Pour les extraits de brouillons cités dans le corps de l’article, en revanche, j’ai élucidé les abréviations et placé les ajouts entre soufflets (<…>).

35  Voir aussi le signe religieux, marginal: « pour que les enfants soient plus sains on leur met des bandelettes »; Flaubert le maintiendra et l’élaborera sur plusieurs folios, mais finira par le raturer (cf. 23661 f° 228 v°).

36  Diodore de Sicile, XX, 14 (cité par Dumesnil, p. 241).

37  Notons aussi, ajouté sur ce folio, ce détail morbide concernant les prêtres de Moloch, et qui provient sans aucun doute d’une source: « vêtements trempés de sang pour sacrifier à Moloch »; on le trouve en effet dans une liste de notes intitulée « Religion » (23658 f° 65 v°). Flaubert l’intègre sur le folio suivant, où il le rature définitivement.

38  J’ai déjà développé ces processus à propos de L’Éducation sentimentale, mais ils opèrent de la même façon ici, aussi ne les reprendrai-je pas en détail (cf. Le Calvez, p. 99‑116).

39  Voir 23661 folios 226 v° puis 269, non transcrits ici.

40  Flaubert l’élaborera longtemps dans les brouillons mais la supprimera (sur le brouillon 23661 f° 270 v°), soit pour ne pas créer de confusion dans l’esprit des lecteurs, soit plus vraisemblablement pour ne pas ralentir le mouvement de la scène.

41  Sans doute parce que les mangeurs de jusquiame qui pour l’instant précèdent immédiatement font partie de « l’ordre du Lion, Soleil bête féroce » nous dit le folio; cette manière de cohésion sémantique lors de l’expansion du texte est fréquente dans les manuscrits de Flaubert à leur stade germinatif. D’ailleurs, par ce même effet d’expansion isotopique, les mangeurs deviendront des buveurs, Moloch titubant parallèlement « sous le poids de son ivresse »(cf. le brouillon 23661 f° 234, rédaction suivante; notons que, puisqu’il s’agit d’une plante au suc vénéneux, ils peuvent la manger comme la boire).

42  Ce sera plusieurs fois le cas aussi dans la version publiée. Notons cependant que le terme victimes est utilisé par les sources de Flaubert, à la fois Minucius Felix (« pour ne pas immoler des victimes qui pleurent », Octavius, XXX, 3, cité par Dumesnil, p. 241) et encore Michelet (« ce dieu avide demandait des victimes humaines », p. 192).

43  Dont on trouve des traces dans la version définitive; voir notamment le second paragraphe de notre extrait: « Ils montaient lentement » (le texte ne contient nulle part l’antécédent du pronom).

44 . On peut voir par là même combien le texte flaubertien s’écarte du texte sadien, qui utilise abondamment signifiants littéraux et détails concrets; aussi ne saurait-on à mon sens qualifier Salammbô de « roman apocryphe de Sade » (Bem, p. 21).

45  Ce paragraphe montre combien Flaubert tâtonne et semble patauger dans sa documentation, on le voit avec les notations explicatives, pseudo-justificatives qui se multiplient dans la marge: « derniers serviteurs d’une vieille religion éthiopienne fondue maintenant dans celle de Carthage », « divisés par bande de sept chacun nombre sacré reproduisant celui des sept planètes ».

46  Effet de perspective accentué dès le brouillon suivant, où est inséré l’adjectif « petite » (23661 f° 226).

47  Effectivement, le tableau des Dévoués contiendra de nombreux détails atroces: « ils se passaient des broches entre les seins, ils se fendaient les joues d’une oreille à l’autre; et les quatre lambeaux de chair vive battaient à la secousse de leur voix qui hurlait » (23661 f° 226) ; ce dernier détail sera supprimé, ce qui montre bien, une fois de plus, que Flaubert n’exagère pas les supplices.

48  C’est sur la rédaction suivante que la « cavité béante » est transformée en « ouverture ténébreuse », qui insiste pour sa part sur l’absence de lumière (23661 f° 226).

49  Voir le brouillon suivant (23661 f° 236 v°); avant de la supprimer cependant, Flaubert décrit son expression comme « étrange » puis « horrible ».

50  Cf. p  391: « Et leur voix se perdit dans l’explosion des instruments sonnant tous à la fois, pour étouffer les cris des victimes ».

51  Les mères exceptées; chez Flaubert elles crient, dans les sources elles font partie des « parents », dont le rôle est distinct dans la grillade (toutefois le terme fidèles, qui remplace pères, rendra l’énoncé plus ambigu).

52  Voir aussi, sur le second folio (23661 f° 227, cf. Transcription 3), « retenus par des crampons pour les empêcher de glisser » (notation qui sera déplacée dans le texte définitif: « on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait »). L’isotopie de la passivité ou de l’empêchement est actualisée chaque fois que les enfants sont mentionnés dans le texte. Sur le brouillon suivant (23661 f° 270 v°), elle est d’ailleurs récurrente dans un même paragraphe et désignée par les répétitions (soulignées par Flaubert): « Retenus par les crampons pour les empêcher de glisser ils montaient l’un après l’autre, d’un mouvement lent et régulier, et comme la fumée faisait de hauts tourbillons ils semblaient disparaître dans un nuage – Pas un ne bougeait car ils étaient garottés aux poignets et aux chevilles. Mais sous le voile sombre mis pour les empêcher de rien voir et d’être reconnus, quelquefois un bout de la bandelette dont leur front était serré, apparaissait ».

53  Voir dans l’ordre chronologique 23662 f° 114, f° 115, 23661 f°245v°, f° 213, f° 209 v°.

54  Voir à ce propos Raymonde Debray Genette (p. 24‑26). Bien entendu il s’agit ici d’une simple catalyse, dont on a cependant la trace écrite.

55 . Lettre à Jules Duplan, 2 janvier 1962 (Correspondance, tome III, p. 193).

56  Antoinette Weber‑Caflich déclare d’ailleurs à propos de cette scène: « en s’attardant sur les sacrifices d’enfants, il ancre sa fiction dans un temps révolu. [...] On peut donc penser que Salammbô a voulu saisir la barbarie avant tout dans son aspect le plus exotique » (p. 254); il ne semble pas cependant que l’exotismesoit le point central de la grillade.

57  Ce n’est pourtant pas le cas pour le détail des pères qui « battaient leurs enfants », même si les brouillons étaient à cet endroit plus détaillés et plus violents, nous l’avons vu.

58  C’est même la raison principale qui pousse Flaubert à refuser toute illustration pour le roman : « Ce n’était pas la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague, pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte » (lettre à Jules Duplan, 24 juin 1862, Correspondance, tome III, p.  226).