À l’ouverture du roman proustien, le narrateur, abandonne sa « perception présente1 » et commence une histoire, celle de sa vie, d’une manière rétrospective. Le voyage dans le passé mène le lecteur vers les nuits d’autrefois où le narrateur se couchait de bonne heure, où les éveils interrompraient son sommeil. Ces moments d’éveil sont dessinés et décryptés d’une manière détaillée par le narrateur, comme s’il essayait de mettre en paroles toute une série de sensations qu’il avait eues dans le passé. Il explique comment son sommeil lui faisait oublier la réalité, comment les premiers moments de ses éveils étaient dominés par ce qu’il avait senti pendant son sommeil, et par sa mémoire. Pendant cette souvenance des éveils, le narrateur songe à son passé, et l’histoire des éveils envahit tout le début de son récit. Le lecteur ne connaît pas la réalité actuelle du narrateur.

L’éveil proustien

Chaque éveil se réfère à un temps différent du passé du narrateur. En passant par ces moments multiples de passé, un personnage différent de celui du narrateur est apparu : un jeune homme ignorant, qui se couchait de bonne heure, qui s’éveillait de son sommeil, et qui, après avoir subi une série de sensations déclenchant en lui des souvenirs, l’empêchant de comprendre la réalité dans laquelle il se trouve, est réveillé complètement, puis se met à rappeler sa mémoire volontairement. Le narrateur proustien raconte une autre version de soi, placé dans le passé, le héros :

Mais j’avais beau savoir que je n’étais pas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinon présenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d’autrefois, à Combray chez ma grand-tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avais connues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté. (RTP, I, 8-9)

Ainsi, le récit remplace la réalité actuelle du narrateur. Au cours du roman, le narrateur racontera comment son héros avait vécu la réalité, et comment il est devenu à la personne qu’il est maintenant. Et, jusqu’à la fin du roman, il restera un hiatus entre le héros et le narrateur qui initie ce roman. Le narrateur interrompt son récit, en faveur de ses commentaires sur sa vie passée. Il garde ainsi, jusqu’à la fin du roman, un hiatus qui ressemble à celui qui existe entre le rêve et la réalité.

Ce début est doublement significatif : premièrement, nous trouvons là le fondement de notre étude qui essayera de montrer comment le personnage proustien ou le « moi » proustien se construit en partant de son passé, en marquant toujours sa position vis-à-vis de ce passé ; et deuxièmement, nous y trouvons comment le moi proustien fonde sa conscience sur la synthèse faite de son corps vécu et de sa mémoire intentionnelle, afin de raconter l’histoire de sa parole « à l’état naissant2 », selon la formule de Nathalie Aubert. Nous partons donc à la recherche de cette construction de la conscience du moi proustien dans le détail pour montrer la synthèse du corps et de la mémoire.

Au cours des moments où le héros se situe entre le sommeil et l’éveil, désignés par le narrateur au début de son récit, ses pensées n’interprètent pas correctement la réalité dans laquelle il se trouve. À chacun de ces moments, le héros croit qu’il est dans un univers différent de celui auquel il appartient. La conscience du héros se trouve sur le seuil entre rêve et réalité. Le rêve et la réalité se mêlent l’un à l’autre. Le souvenir de la réalité récente domine le rêve du héros, les réflexions qu’il faisait avant de dormir s’infiltrent dans son rêve, et au moment de l’éveil ils empêchent que les images de la réalité, comme un bougeoir, comme la présence d’un livre, soient perçues par le héros :

[…] je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. (RTP, I, 3)

Ainsi un passage est créé entre le rêve et la réalité, entre le sommeil et l’éveil, dans lequel le corps et la conscience du héros essayent de réinstaller le temps et l’espace auxquels ils appartiennent. Dans le moment de ce passage, les membres du héros sont bien actifs, son corps est déjà éveillé et il participe au monde. Petit à petit le héros retrouve la conscience de la position de son corps et de ce qu’il touche. Cependant le monde physique perçu par le corps ne lui permet pas de concevoir la réalité. Même dans cet état intermédiaire, entre le sommeil et l’éveil, le corps sent toujours le monde autour de héros. Par exemple, le héros voit : « […] aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux […] » (RTP, I, 3) ;il entend : « […] j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances […] »(Ibid.) ; et il retrouve le sens de toucher :« J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. »(RTP, I, 4)Il apparaît ainsi que dans cet état spécifique de l’éveil, le corps du héros s’est déjà ouvert au monde. Par contre, la conscience du héros n’est pas réveillée, elle est encore très réduite. Le sommeil a tout fait oublier au héros ; alors que le corps est actif, la conscience ne fonctionne pas.

Cependant, dans cet état, entre sommeil et réveil, malgré l’échec de sa faculté de compréhension, le héros est capable de se percevoir comme un être vivant dans le monde, parce qu’il s’ouvre au monde par la perception de son corps avant le réveil de sa conscience :

[…] il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu où je m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal […]. (RTP, I, 5. Je souligne.)

Le monde perçu guide la mémoire du corps, la mémoire du corps se trompe aussi à son tour, en se référant à un autre temps, à un autre espace. En conséquence, le héros se perd cette fois dans la mémoire du corps. Ce passage entre le sommeil et l’éveil ne lui permet pas encore de concevoir la réalité dans laquelle il se trouve.

Toujours est-il que, quand je me réveillais ainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais, tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, — mon corps, — se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s’imaginait, par exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens, j’ai fini par m’endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir », j’étais à la campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d’un passé que mon esprit n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des chaînettes, la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray, chez mes grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je me figurais actuels sans me les représenter exactement, et que je reverrais mieux tout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé. » (RTP, I, 6. Je souligne.)

Par la suite, la conscience sera petit à petit déclenchée, cependant cette évocation ne sera pas indépendante de la mémoire du corps. En fait, la faculté de pensée du héros ne sera déclenchée que par la mémoire de son corps :

Certes, j’étais bien éveillé maintenant, mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi, m’avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativement à leur place dans l’obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes. (Ibid, 8)

« Le bon ange de la certitude » n’est rien d’autre que celui du corps : la perception donnée par le corps du héros place finalement la chambre autour de lui et son corps en tant qu’être vivant dans son lit, sous ses couvertures. Sans ces repères, il est impossible pour sa conscience de concevoir la réalité à laquelle il est attaché. C’est le vécu de son corps qui certifie d’abord le monde perçu, avant la conscience. Il est clair que le vécu du corps du héros proustien guide sa conscience.

Ainsi, le corps du héros proustien sort de la paralysie du sommeil, et il se met directement en relation avec le monde par sa perception corporelle, avant que sa mémoire volontaire et sa conscience n’interviennent et ne donnent sens à ce monde. Les détails que le narrateur proustien fournit au sujet du processus de l’éveil de son héros dormeur, soulignent ainsi une genèse de la perception du monde, dont le lieu est le corps. En partant de ce récit des passages du sommeil au réveil, il est clair qu’au début du roman, la perception corporelle précède la faculté de la pensée. La conscience et la compréhension de l’espace et du temps et de soi-même sont fondées sur le vécu du corps propre du sujet.

Le corps perceptif

Cette primauté de la perception du corps est développée plus tard, dans les années 1950, par Maurice Merleau-Ponty, qui fonde ses réflexions sur les études de Husserl et de Bergson. Merleau-Ponty, très brièvement, essaye de dépasser la dichotomie de la pensée et du corps de la tradition philosophique pour laquelle le sujet est présenté devant l’objet, comme un spectateur. Merleau-Ponty suppose que, selon la philosophie cartésienne, « on existe comme chose ou on existe comme conscience3 ». Face à cette conceptualisation du sujet cartésien, il développe l’idée que « l’expérience du corps propre, au contraire, nous révèle un mode d’existence ambigu » dans le monde où « le corps n’est donc pas un objet4 ». Dans la philosophie de Merleau-Ponty, il s’agit ainsi d’une redécouverte du corps propre. Le corps est le lieu de toute l’expérience du monde, avec ses fonctions de vision, de motricité et de sexualité :

Qu’il s’agisse du corps d’autrui ou de mon propre corps, je n’ai pas d’autre moyen de connaître le corps humain que de le vivre, c’est-à-dire de reprendre à mon compte le drame qui le traverse et de me confondre avec lui. Je suis donc mon corps, au moins dans toute la mesure où j’ai un acquis et réciproquement mon corps est comme un sujet naturel, comme une esquisse provisoire de mon être total. Ainsi l’expérience du corps propre s’oppose au mouvement réflexif qui dégage l’objet du sujet et le sujet de l’objet, et qui ne nous donne que la pensée du corps ou le corps en idée et non pas l’expérience du corps ou le corps en réalité5.

En ce sens, le corps est la relation primaire du sujet au monde. La perception précède la pensée. Le monde est d’abord perçu par le corps : « je perçois avec mon corps6 » Puis il est construit par la pensée, elle-même déclenchée par la perception et par la mémoire corporelle. Pour Merleau-Ponty, le corps propre devient ainsi le point de départ de la philosophie ; il fonde l’expression, la pensée, la mémoire et le sens sur le concept de la perception corporelle:

Le corps est le véhicule de l’être au monde, et avoir un corps c’est pour un vivant se joindre à un milieu défini, se confondre avec certains projets et s’y engager continuellement7.

Il [le corps] est l’origine de tous les autres, le mouvement même d’expression, ce qui projette au-dehors les significations en leur donnant un lieu, ce qui fait qu’elles se mettent à exister comme des choses, sous nos mains, sous nos yeux. Si notre corps ne nous impose pas, comme il le fait à l’animal, des instincts définis dès la naissance, c’est lui du moins qui donne à notre vie la forme de la généralité et qui prolonge en dispositions stables nos actes personnels8.

Alors, comme l’a conceptualisé Merleau-Ponty, « le corps est notre moyen général d’avoir un monde9 », et le début du roman proustien nous présente aussi un monde qui est conçu par le corps : le narrateur construit le monde de son passé, à partir de sa perception corporelle du monde dans le passé. Comme nous l’avons montré plus haut, le narrateur se met à raconter son passé par ses expériences corporelles: « […] mes yeux se fermaient si vite […] ; j’entendais le sifflement des trains […]. […] J’appuyais tendrement mes joues […] » (RTP, I, 3-4). Afin de désigner son passé, il esquisse ce que son corps a vu et a touché. Il a remis le monde du passé autour de son corps d’autrefois ; ou pour mieux dire, il met au centre son corps, et il dessine le monde du passé à partir de ses perceptions et impressions corporelles. Pour pouvoir parler du passé, il parle du vécu de son corps. Et, suivant ce vécu du corps, il est possible de voir comment le héros proustien commence à « avoir un monde », dans les termes de Merleau-Ponty.

Nous avons montré ci-dessus comment, pendant son éveil, dans l’abysse entre la réalité et le songe, le héros proustien ne saisit pas encore la réalité de l’espace et du temps qui l’entourent, ou le vrai âge, la vraie époque, la vraie nature de lui-même, tandis qu’il perçoit sans cesse le monde autour de lui par son corps. Merleau-Ponty, explique cette situation par le concept de « stimuli constant », pour pouvoir montrer comment le « moi » est attaché au monde par le corps :

En tant que j’habite un « monde physique », où des « stimuli » constants et des situations typiques se retrouvent, — et non pas seulement le monde historique où les situations ne sont jamais comparables — ma vie comporte des rythmes qui n’ont pas leur raison dans ce que j’ai choisi d’être, mais leur condition dans le milieu banal qui m’entoure10.

Comme nous l’avons montré aussi plus haut, le héros proustien ne cesse pas de percevoir pendant son sommeil. Cependant, au lieu de concevoir la réalité, la perception du corps s’infiltre dans le rêve :

Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisir que j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui me l’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains m’apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j’avais quittée il y avait quelques moments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’allais me donner tout entier à ce but : la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait, j’avais oublié la fille de mon rêve. (RTP, I, 4-5)

Si le sommeil ne suspend pas la pérennité du corps du héros proustien dans le monde, alors ici nous pouvons parler de la « permanence du corps »que Merleau-Ponty a indiquée :

La permanence du corps propre […] pouvait conduire au corps non plus comme objet du monde, mais comme moyen de notre communication avec lui, au monde non plus comme somme d’objets déterminés, mais comme horizon latent de notre expérience, présent sans cesse, lui aussi, avant toute pensée déterminante11.

Donc, pendant son sommeil, la position du corps du héros, est perçue par son corps même, et d’ailleurs, elle conditionne le songe dans lequel la conscience du héros proustien se trouve. Ici aussi il s’agit du rapport permanent du corps au monde merleau-pontien. L’absence de pensée pendant le sommeil n’a pas d’effet sur la perception du monde, parce que le corps est le premier lieu de cette perception : la réception du monde a lieu dans le corps, avant que la pensée ne détermine ce que c’est. Même pendant le sommeil, le corps continue à percevoir le monde malgré l’interruption de la réflexivité qui sert à concevoir l’expérience corporelle. Pour que le corps perçoive les choses, la conscience n’est pas une nécessité. La faculté de la perception dérive de l’existence physique du corps et de son rapport continu avec le monde. Nous pouvons ainsi dire que, dans cet « horizon latent de [l’]expérience », le héros proustien, perçoit les étants involontairement et sans cesse, en raison de sa présence corporelle permanente, même pendant son sommeil.

De même, le corps du héros proustien, pendant son éveil, est un « horizon latent de [l’]expérience » soit celle du passé, soit celle du présent, selon la formulation de Merleau-Ponty. La rencontre des choses le conduit dans un premier temps aux expériences corporelles du passé avant que la perception continue du présent ne les conditionne. Le passé du héros est animé en lui, en sa chair, avant l’intervention de sa mémoire volontaire, à qui « le branle » sera donné par cette animation.

Cette notion de la perception corporelle du monde, étant fondatrice de la mémoire volontaire ou mémoire corporelle, avant la conscience, dans l’histoire du narrateur proustien, marque donc une rupture avec la philosophie traditionnelle et cartésienne. La perception proustienne ressemble plutôt au concept merleau-pontien selon lequel la perception corporelle est le moyen de sa relation au monde, au lieu de la conscience. Il s’agit d’une l’indissociabilité du corps et de la perception :

Mon corps ne perçoit pas, mais il est comme bâti autour de la perception qui se fait jour à travers lui ; par tout son arrangement interne, par ses circuits sensori-moteurs, par les voies de retour qui contrôlent et relancent les mouvements, il se prépare pour ainsi dire à une perception de soi, même si ce n'est jamais lui qu'il perçoit ou lui qui le perçoit12.

La perception qui est conçue comme l’aptitude du corps dans le monde par Merleau-Ponty, sert aussi à la reconceptualisation du sujet : le sujet n’est plus divisé en deux comme la conscience et le corps, il n’est plus un corps uni avec une âme, destiné à être placé devant le monde pour le concevoir. Il est un être avec un caractère entier dans lequel le corps et la perception se sont ancrés ; le corps, la perception et le monde existent conjointement et simultanément chez Merleau-Ponty. Et la perception, enracinée dans le corps, rend possible l’existence du monde pour le sujet, au lieu de la pensée déterminante. Le sujet voit, touche, perçoit les choses sensibles via cette aptitude de son corps. Et le monde sensible, qui inclut le corps dans son épaisseur, s’ouvre à la perception. La perception alors devient une relation profonde du corps au monde chez Merleau-Ponty. Le corps perçoit le monde à travers une condition donnée, puis cette perception devient le monde pour le sujet : la perception (corporelle) est le moyen « d’avoir le monde ». Et cette relation fait exister le monde et le sujet, ensemble et à la fois, dans une réciprocité :

Mon corps est ce noyau significatif qui se comporte comme une fonction générale et qui cependant existe (…). En lui nous apprenons à connaître ce nœud de l’essence et de l’existence que nous retrouverons en général dans la perception […]13.

Le corps sensible

Donc, l’éveil et le sommeil du héros proustien, qui soulignent la permanence du corps du héros et de sa perception, présentent dans ce cas une nouvelle conception de la perception, qui sera plus tard celle de Merleau-Ponty. Le monde, qui était là avant le sommeil du héros, reste encore là pendant son sommeil, en provoquant les sensations via sa perception qui est toujours liée au monde par la permanence du corps. Le corps du héros existe simultanément avec le monde. Même le rêve est conditionné par cette existence simultanée. Donc, nous voyons clairement l’attachement profond du corps au monde, dans la fente de la perception, restée ouverte pendant le sommeil. Et, c’est par cette brèche de la perception que le héros proustien se souvient (malgré l’absence de la pensée intentionnelle) des chambres, des murs, des lits du passé, qui sont perçus par son corps, qui sont restés dans la mémoire de son corps.

Finalement, la perception et la mémoire du corps donnent aussi au héros proustien une foi qui se présente par un sentiment profond de l’existence : j’existe.

[…] quand je m’éveillais au milieu de la nuit, comme j’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment de l’existence comme il peut frémir au fond d’un animal […]. (RTP, I, 5)

C’est l’un des exemples clairs du défi lancé à la philosophie cartésienne, au cogito ergo sum, d’À la recherche du temps perdu. Le héros proustien sait qu’il existe, il sait que le monde, les choses existent. Sa ressource est sa perception corporelle, avant sa pensée. Son corps est averti qu’il habite dans le monde grâce aux sensations physiques qui viennent du monde physique :

Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le logis en rapprochant les circonstances, lui, — mon corps, — se rappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jour des fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’y endormant et que je retrouvais au réveil. (RTP, I, 6. Je souligne.)

Ce corps, allongé dans son lit, dont la conscience se trouve dans un état entre le sommeil et l’éveil, est donc sensiblement ouvert au monde.Le sens du monde ne sera donné que plus tard par la mémoire volontaire du héros, après l’éveil complet. Cependant, la mémoire volontaire est aussi, à son tour, déclenchée par la mémoire du corps. « Le branle »est « donné » à la « mémoire »du héros : il s’agit d’une force extérieure, différente de la mémoire volontaire qui lui donne un départ. Il faut d’abord que la mémoire du corps du héros proustien le mette au lit sous ses couvertures, dans sa chambre, et qu’elle mette en place sa commode, son bureau, sa cheminée, la fenêtre sur la rue et les deux portes, avant que la conscience appelle à son tour les souvenirs volontairement.

Pour conclure, après avoir passé à travers des années et des chambres par la mémoire corporelle, la conscience du héros trouve la réalité, et, comme nous avons montré ci-dessus, cette réalité n’est donnée que grâce à la perception du corps du héros. La conscience du héros trouve ses repères grâce à elle. Ce n’est qu’à partir de la certification corporelle du monde que la conscience peut fonctionner. Elle a besoin des repères que le corps lui présente. Donc la conscience donne sens au monde, mais seulement après que le corps a conçu le monde d’une manière sensible et comme un fondement pour que le sens s’y conforme. Ainsi, le sens du monde est toujours sensible.

1  Ghislaine Florival, Le Désir chez Proust, Paris, B. Nauwelaerts, 1971, p. 31.

2  Nathalie Aubert, « D’une parole à l’état naissant », The Romantic Review, n° 91, janv.-mars 2000, p.105-115.

3 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception [1945], Paris, Gallimard, 2011, p. 240.

4 Ibid.,p. 240.

5  Ibid., p. 240-241.

6  Ibid., p. 111.

7  Ibid.

8  Ibid.,p. 181.

9  Ibid.

10  Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, op. cit., p. 112.

11  Ibid.,p. 117.

12  Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible [1964], Paris, Gallimard, 2004, p. 24.

13  Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la Perception, op. cit., p.182.