La surprise est au cœur de la poétique aristotélicienne. Elle vient de ce que l’intrigue progresse à sa mode (c’est son dynamisme), de ce que la transformation qui la produit émeut le spectateur ou le lecteur (c’est son empathie), de ce qu’enfin la terreur et l’admiration qui l’habitent enclenchent un effet de purification morale (c’est sa catharsis).

Aussi, pour N. Mauriac qui en ébauche ici même une typologie non plus dramaturgique mais romanesque, la surprise mérite-t-elle pour le moins une approche épistémique, qui en traiterait comme d’une figure de connaissance, et une approche esthétique, susceptible d’ouvrir au roman un monde de mystère et de dépaysement.

En tant que phénomène épistémique, la surprise jaillit d’un processus de reconnaissance complice des nécessités de l’intrigue. Rappelant les cinq types de reconnaissance qu’énumère Aristote au chapitre 16 de sa Poétique1, N. Mauriac montre bien que Proust les a tous pratiqués. Et elle dégage quelques exemples pour chacun, tous tirés de la Recherche.

Pour ma part, c’est « évidemment »2 la troisième de ces formes qui me sollicitera davantage. Ma contribution s’inscrit donc franchement dans le sillage tracé par N. Mauriac, dont je creuse un sillon particulier, celui du souvenir comme facteur de reconnaissance3. Du point de vue du contenu psychique, une analyse du topos de la scène de réminiscence permettra d’énumérer ses nombreux facteurs invariants susceptibles d’éveiller la surprise. Du point de vue de la forme et du style, cette même surprise commande les divers procédés de composition à l’œuvre dans la séquence chargée de rapporter la scène : elle imprègne sa temporalité, son lexique, sa rhétorique. Enfin, son potentiel narratif repose par définition sur deux critères dont l’effet de surprise détermine précisément la qualité du récit : la transformation et la mise en intrigue. Ces deux clés de sol du récit mériteront notre attention à deux niveaux de composition : la microsyntagmatique de la réminiscence singulière, et la macrosyntagmatique du thème romanesque.

Les invariants psychiques de la surprise

Invité à la Matinée de la Princesse, le Narrateur attend de pouvoir se joindre au public du concert. Sa courte halte dans la bibliothèque de Guermantes est agrémentée par la collation que lui sert diligemment un domestique, occasionnant une nouvelle réminiscence :

[…] (1) je m’essuyai la bouche avec la serviette qu’il m’avait donnée ; (5) mais aussitôt, comme le personnage des Mille et Une Nuits qui sans le savoir accomplissait précisément le rite qui faisait apparaître, visible pour lui seul, un docile génie prêt à le transporter au loin, (6) une nouvelle vision d’azur passa devant mes yeux ; mais il était pur et salin, il se gonfla en mamelles bleuâtres ; (4) l’impression fut si forte que (2) le moment que je vivais me sembla être le moment actuel ; (4) plus hébété que le jour où je me demandais si j’allais vraiment être accueilli par la princesse de Guermantes ou si tout n’allait pas s’effondrer, (2) je croyais que (8) le domestique venait d’ouvrir la fenêtre sur la plage et que tout m’invitait à descendre me promener le long de la digue à marée haute ; (3) la serviette que j’avais prise pour m’essuyer la bouche avait précisément le genre de raideur et d’empesé que (6) celle avec laquelle j’avais eu tant de peine à me sécher devant la fenêtre, le premier jour de mon arrivée à Balbec, et, (8) maintenant devant cette bibliothèque de l’hôtel de Guermantes, elle déployait, réparti dans ses pans et dans ses cassures, le plumage d’un océan vert et bleu comme la queue d’un paon. (7) Et je ne jouissais pas que de ces couleurs, mais de tout un instant de ma vie qui les soulevait, qui avait été sans doute aspiration vers elles, dont quelque sentiment de fatigue ou de tristesse m'avait peut-être empêché de jouir à Balbec, (4) et qui maintenant, débarrassé de ce qu’il y a d’imparfait dans la perception extérieure, pur et désincarné, me gonflait d’allégresse (serviette, IV, 447)4.

L’évidence est sous nos yeux. On ne peut douter que la mémoire involontaire, prompt génie, soit, chez Proust, un puissant facteur de surprise pour le héros. Il suffit de relire l’épisode de la serviette empesée pour s’en rafraîchir la conviction. Maintenant, un regard plus aiguisé sur la définition circonstanciée du souvenir involontaire nous permettra de lui reconnaître plus d’un titre à susciter l’effet de surprise. La réminiscence peut en effet s’analyser en les traits constituants que voici5 :

  • 1. Cause occasionnelle ou sensation amorce : c’est l’impression purement sensorielle, sollicitation externe ressentie comme fortuite (Elle actualise un Syntagme Nonimal en puisant dans le paradigme de la perception sensitive. Ici, l’empois de la serviette).

  • 2. Embrayeur : formule introduisant la réminiscence et suggérant le caractère quasi hallucinatoire du phénomène (Paradigme du verbe d’impression ou opérateur de croyance. Ici « me sembla être », « je croyais que »).

  • 3. Signe mémoratif : produit d’une identification certifiée en focalisation interne par le sujet de la réminiscence, entre la sensation présente et une sensation passée (Paradigme : tout morphème d’identité ou de répétition supposant le retour d’une sensation passée, qu’il soit compris dans le verbe au moyen du préfixe re-, ajouté sous forme d’adjectif même, ou d’adverbe, par exemple à nouveau. Ici, « le genre de … que »).

  • 4. Commotion : bouleversement émotif et intellectuel provoqué par la reconnaissance de la scène passée (Paradigme du sentiment éprouvé brutalement. Ici, « impression forte », « hébété », « jouissais », « me gonflait d’allégresse »).

  • 5. Caractère involontaire de la dynamique remémorative (Paradigme de l’oubli et de la passivité du sujet, qui peut occuper différents postes de la syntaxe prototypique6. Ici, la comparaison merveilleuse au personnage des Mille et une Nuits qui réveille le génie sans le savoir).

  • 6. Analepse : « évocation après coup d’un événement antérieur au point de l’histoire où on se trouve »7, vision complète et certaine du souvenir (Paradigme du tableau de la scène passée. Ici le paysage maritime de Balbec vu des fenêtres de l’hôtel).

  • 7. Exhaustivité : le sujet atteste le caractère intégral de son souvenir (Paradigme du « J’ai tout revu ». Ici, « tout un instant de ma vie »).

  • 8. Transport par le signe mémoratif : modification soudaine de la conscience du temps, par annulation de la durée séparant le présent du sujet de l’époque remémorée, soit que le sujet se sente transporté dans le passé ou inversement, de manière plus spectaculaire, assiste à l’invasion du passé dans le présent, « irradiant une petite zone autour de moi » (IV, 452) (Paradigme du « Temps à l’état pur ». Ici, « passa devant mes yeux », « m’invitait à descendre », « déployait devant la bibliothèque » etc.).

  • 9. Retour au présent : signale généralement la fin de la scène de réminiscence (Paradigme du « Hélas, ce temps n’est plus ! », évaluation du présent plus souvent déceptive qu’enthousiaste. Ici, « maintenant »).

  • 10. Moment interprétatif : la conscience du temps, une fois restaurée, livre le sujet à une interprétation enthousiaste ou désespérée de sa trajectoire, où la scène passée, d’abord indifférenciée, prend valeur monitoire (Paradigme du commentaire narratorial sur l’ébranlement et les leçons de la réminiscence, non reporté dans la citation ci-dessus).

Or, si on prend un instant la peine de les passer à nouveau en revue sous cet angle, on n’aura guère de peine à admettre que la plupart de ces traits invariants endossent dans la Recherche un puissant effet de surprise :

  • 1. La cause occasionnelle affiche son caractère nécessairement fortuit, imprévisible : ce « brusque hasard [qui la] fait impérieusement sortir, dans la série des jours oubliés » (IV, 446).

  • 2. Le caractère involontaire, donc inattendu, du souvenir lui-même se justifie par l’oubli où celui-ci avait sombré : « Tout ce qui n’était pas le drame et le théâtre de mon coucher n’existait plus pour moi » (madeleine, I, 44).

  • 3. L’embrayeur déploie une gradation variable, du simple frisson jusqu’à l’hallucination, voire l’évanouissement: « Et si le lieu actuel n’avait pas été vainqueur, je crois que j’aurais perdu connaissance » (serviette, IV, 453).

  • 4. La commotion, proche de la sidération, mesure l’intensité de l’émotion éprouvée par le sujet. Or Proust, qui évite les « comme si » et les « presque », se situe résolument du côté de l’hyperbole : « extase » (serviette, IV, 454), « Bouleversement de toute ma personne » (boutons de bottine,III, 152).

  • 5. L’analepse rapporte sous une lumière neuve, insoupçonnable jadis, une scène d’abord vécue dans la distraction ou l’indifférence (IV, 450) : en effet, chez Proust en particulier, la scène originale se trouve le plus souvent camouflée dans le texte, ou parfois même elle est mise en ellipse par le récit. D’où la surprise commune du héros et du lecteur face au « retour frappant » d’un épisode que personne n’avait remarqué, et pour cause8 !

  • 6. On pourrait ajouter que l’exhaustivité du souvenir surprend elle aussi par ses détails (jusqu’au punctum9) un héros convaincu que le passé « n’existait plus pour [lui] » : « depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps […] tout Combray et ses environs, ville et jardins » (madeleine, I, 47) ne se réduit plus à la maigre et plate pyramide qui survivait encore dans les rêves du Dormeur.

  • 7. Quant au transport, il procède du « miracle d’une analogie » (IV, 450) lorsqu’il permet au héros, dans une « contemplation d’éternité » (IV, 454), de saisir l’essence du temps.

  • 8. Enfin, le moment interprétatif gardera longtemps en réserve sans doute la plus grande des surprises, celle qui, non contente d’agir localement comme les précédentes, assurera la configuration non plus seulement de la scène remémorative, mais de tout le roman. En un mot, tout au long de la Recherche, le protagoniste, oisif, inactif, distrait ou livré à la routine de ses habitudes, se trouve périodiquement10 galvanisé par des sensations inattendues qui repêchent des épisodes oubliés de son passé, et le font vaciller et méditer. Or on sait combien, à la fin du roman, de telles secousses mentales et affectives conduiront le protagoniste à enfin concevoir sa mission artistique et à s’y atteler. Les surprises de la mémoire n’auront donc pas été vaines. Même si Pandore… Même si ? Les « quoique » ne sont-ils pas souvent des « parce que » qui s’ignorent ?

S’il ne fait pas de doute que la nature du phénomène dispose la réminiscence à éveiller la stupeur chez le protagoniste, il nous reste à montrer comment, par sa fonction narrative, celle-ci destine ses surprises à être, non une simple distraction locale et sans lendemain, mais, périodiquement mise en intrigue, la lente préparation d’un dénouement spectaculaire du roman. On verra d’abord par quels procédés Proust rehausse la surprise naturelle de la réminiscence en lui forgeant une poétique et une rhétorique propres ; ensuite comment il configure en intrigue le thème de la mémoire pour en faire le moteur de son « coup de théâtre » final. Aussi faudra-t-il maintenant asseoir notre réflexion sur les caractères spécifiques du texte narratif.

Les procédés poétiques de la surprise

À la suite d’Aristote, la tradition narratologique aboutit à une formulation prototypique de la séquence narrative, dont les traits constitutifs sont discutés et orchestrés en six critères par Jean-Michel Adam11. À la différence des autres grandes séquences prototypiques (descriptive, dialogale, argumentative, explicative), la séquence narrative se caractérise par :

  • 1) une succession séquentielle d’événements, impliquant une temporalité minimale emportée par une tension qui court de T0 à T + n ;

  • 2) une unité thématique d’au moins un acteur-sujet, avec « implication d’un intérêt humain » ;

  • 3) une transformation des prédicats, qu’Aristote appelait « renversement » ;

  • 4) ce procès de transformation peut manifester trois moments modalisant son développement dans le temps (début, milieu, fin) ;

  • 5) une causalité narrative qui, subsumant le tout en suite logique et une, assume en même temps la mise en intrigue ;

  • 6) enfin une évaluation finale qui lui donne tout son sens, et que Ricœur nomme « Configuration ».

Ces aspects pourront être traités deux à deux. La perspective temporelle s’appuiera à la fois sur les connecteurs comme opérateurs de démarcation et sur les aspects des tiroirs verbaux, pour montrer combien une évidente mise en perspective séquentielle, propre à la narration, se confronte au constat d’instantané reconnu à la manifestation du souvenir involontaire : tel est, sans doute, le paradoxe du « temps à l’état pur » ! D’où une logique de la coïncidence fulgurante, délicate à gérer dans la suite des propositions. Quant à l’implication humaine constante du phénomène mémoriel, elle promeut évidemment le héros-narrateur au rang de protagoniste de la mémoire, alors que d’autres champs de signes (psychologiques, sociaux, artistiques) l’y appellent plutôt en témoin observateur. Et cette implication personnelle se confirme notoirement dans le processus même de transformation des prédicats : c’est bien le héros qui en sort à chaque fois « renversé ». Enfin, la séquence du souvenir puise son unité fonctionnelle dans le diagnostic d’une « configuration » spécifique12, qui ne s’écarte guère de l’identification de la cause : la sensation venue du passé (c’est là la cause-amorce du souvenir) définit la séquence concernée comme récit organisé et unitaire d’un souvenir.

Les détentes du temps

S’il est vrai que l’imparfait est le temps dominant de la description et le passé simple, le temps favori de la narration13, le changement brusque d’un temps à l’autre pourra signifier le passage d’un type de discours à l’autre. Dans le contexte de la mémoire, il indique le plus souvent le contraste entre un état d’oisiveté, de distraction ou d’habitude et l’éveil d’une impression ou d’une sensation inattendue. D’autant plus que la valeur contrastive des temps (« mise en relief » de l’événement sur le fonds neutre du « décor »)14 s’accompagne fréquemment d’une opposition aspectuelle de fréquence : itérativité de l’imparfait (répétition, habitude, monotonie) versus singulativité du passé simple (ce souvenir, unique, inattendu, bouleversant), comme l’illustre bien, pour notre Parisien des grands boulevards, ce retour imprévu de l’église de Combray, dans l’improbable ruelle d’une lointaine province :

Et certes, plus tard, quand je me rappelais toutes les glorieuses absides que j’aies vues, il ne me serait pas venu à la pensée de rapprocher d’elles l’abside de Combray. Seulement, un jour, au détour d’une petite rue provinciale, j’aperçus… (église,I, 61).

L’apparition du passé simple en contexte d’imparfait est souvent appuyée par un connecteur argumentatif chargé d’opérer la césure (« mais », « or », « cependant », « seulement », « pourtant », « si » à valeur oppositive), et(/ou) d’un connecteur temporel inchoatif destiné à ouvrir un nouvel événement (« alors », « aussitôt », « tout à coup », « brusquement », « sou­dain », « quand », « dès que », « à ce moment même »). L’expression logique de la surprise se traduit ainsi par des valeurs cumulées où temps, argumentation et mode marquent le coup en même temps qu’ils démarquent le narratif du descriptif (d’action ou d’état) ou du dialogal qui l’enrobe.

C’est principalement un effet de progression, souligné par les connecteurs, qui nous informe du caractère narratif d’une séquence. Servie par les éléments démarcatifs déjà mentionnés, une transformation bien mise en évidence permettra au lecteur de comprendre la valeur narrative de l’épisode qu’il est en train de lire15 et de modifier par là son pacte de lecture en « haussant le volume du son ». On se souvient combien, dans l’épisode programmatique de la madeleine (I, 44-47), le « dur labeur de la pensée » est dramatisé par une impuissance à sonder le mystère de la réminiscence : les cuillerées de thé se succèdent, dénombrées, entrecoupées de repos forcés, avant que ne se fasse l’illumination… de sorte que deux pages d’interrogations intriguées et de vaines gorgées séparent le premier tressaillement du tableau du souvenir.

Mais si d’une part les adverbes de temps inscrivent d’emblée ce point du récit sur une ligne, et dans une succession (« aussitôt », « plus tard », « un jour »), il n’est pas moins frappant d’observer combien le coup porté par la sensation agit dans l’instantané. Aussi la séquen­ce narrative du souvenir tend-elle généralement (sauf dans le cas, particulier16, de la madeleine) à se ramasser en une concomitance de faits et d’états plutôt qu’en une véritable succession. Et s’il y a succession forcée dans le récit, de par la linéarité naturelle du langage, celle-ci se replie sur elle-même autant qu’elle peut par le truchement des aspects et des répétitions :

Tout à coup, dans le petit chemin creux, je m’arrêtai touché au cœur par un doux souvenir d’enfance : je venais de reconnaître, aux feuilles découpées et brillantes qui s’avançaient sur le seuil, un buisson d’aubépines défleuries, hélas, depuis la fin du printemps. Autour de moi flottait une atmosphère d’anciens mois de Marie, d’après-midi du dimanche, de croyances, d’erreurs oubliées. J’aurais voulu la saisir. Je m’arrêtai une seconde et Andrée, avec une divination charmante, me laissa causer un instant avec les feuilles de l’arbuste. Je leur demandai des nouvelles des fleurs, ces fleurs d’aubépines pareilles à de gaies jeunes filles étourdies, coquettes et pieuses [suit la longue conversation avec les feuilles] (aubépines, II, 274-5).

On voit bien que le récit de la scène distend artificiellement cette « seconde » d’arrêt, que d’ailleurs il tente de mimer en repliant le texte sur lui-même, par la répétition de « Je m’arrêtai ». Aussi longues que soient les phrases nécessaires à la décrire, l’apparition de la réminiscence n’en tient pas moins dans le court espace d’une « seconde ». Aussi les principaux adverbes de temps sont-ils voués à souligner le caractère subit, rapide, brutal, imprévu de l’action de la mémoire : tels « brusquement »17, « soudain »18, « tout à coup », « à l’instant même » et surtout « aussitôt »19.Il est intéressant d’observer que ces adverbes se placent volontiers en tête de phrase, ou, au besoin, dérogent à leur position canonique en se plaçant avant le verbe, afin d’anticiper au mieux l’annonce d’un événement imminent :

Du moins le changement de résidence du prince eut cela de bon pour moi, que la voiture qui était venue me chercher pour me conduire et dans laquelle je faisais ces réflexions, dut traverser des rues qui vont vers les Champs-Élysées. Elles étaient fort mal pavées à ce moment-là, mais dès le moment où j’y entrai, je n’en fus pas moins détaché de mes pensées par cette sensation d’une extrême douceur […] (roues silencieuses, IV, 436-7)

Dans leur sillage, souvent en tête de phrase également20, les subjonctions temporelles thématisent une même coïncidence inchoative : « dès que », « à peine », « aussitôt que », « au moment où », quitte à gonfler la surprise d’une redondance :

Mais à peine eus-je touché le premier bouton de ma bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots me secouèrent, des larmes ruisselèrent de mes yeux […] Je venais d’apercevoir, dans ma mémoire, penché sur ma fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de ma grand-mère (boutons de bottines, III, 152-3).

Contrairement à d’autres développements narratifs typiques, tels qu’a pu les théoriser la narratologie, le « renversement » dont pâtit le personnage en proie au souvenir se développe rarement en phases successives où apparaîtrait un moment initial, un moment médian et un moment terminal (commencer à, continuer à, finir de). C’est que l’action du souvenir involontaire sur le sujet est la plupart du temps fulgurante, instantanée, immédiate. Comme la vitesse de l’éclair par rapport au bruit du tonnerre (Chaumont, IV, 123), elle pulvérise d’emblée le temps de se comprendre et de se dire. Au point que la narration de l’événement ne peut s’exprimer qu’au moyen d’un aspect accompli (passé récent périphrastique : « Je venais de » ; formes composées : « m’avait envahi », « m’avait aussitôt rendu », « j’avais cessé ») :

Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes […] J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel (madeleine, I, 44).

C’est ainsi que la morpho-syntaxe du temps exalte l’effet instantané de surprise produit par la sidération du souvenir. Grâce à une double ou triple détente (comme au « triple saut »), les boucles récursives des concordances nouées au point de son éclatement froncent le texte d’anaphores temporelles, de sorte que les verbes apparus en contrebas de la chaîne syntagmatique insistent d’autant plus sur leur accomplissement antérieur, c’est-à-dire sur leur coïncidence avec le passé simple qui les a précédés. C’est vouloir charmer l’instant sur le dos de la durée. C’est décliner la surprise du simultané dans la fugue de la litanie.

Les leurres du lexique

On pourrait s’étonner que le lexique attendu de la surprise réserve une portion toute relative de ses occurrences au champ de la mémoire21. Le substantif même de « surprise », qui présente quatre-vingt occurrences dans toute la Recherche, n’apparaît jamais en contexte de réminiscence. Il réserve sa signifiance à d’autres manifestations « surprenantes », telles que les mimiques, les réactions, les propos, les attitudes, les comportements des personnages en situation d’interaction22. Quant au verbe « surprendre », il n’a trait au souvenir involontaire que dans une seule des vingt-huit occurrences qui lui donnent pour sujet le protagoniste23, et c’est dans l’épisode de l’air de café-concert :

Ce matin-là, je me surpris à fredonner un air de café-concert que j’avais oublié depuis l’année où j’avais dû aller à Florence et à Venise. Tant l’atmosphère, selon le hasard des jours, agit profondément sur notre organisme et tire des réserves obscures où nous l’avions oublié, les mélodies inscrites que n’a pas déchiffrées notre mémoire (jour de printemps, II, 440-441).

On peut voir plusieurs causes à cette défection relative. D’une part, comme l’a pertinemment montré Nathalie Mauriac en ouverture de ce colloque, Proust pratique tour à tour tous les types de surprises qu’Aristote avait identifiés : aussi peut-on imaginer que son lexique se distribue (et s’éparpille) entre toutes ces reconnaissances, et qu’il n’en reste, au propre, qu’une fraction pour le souvenir24. Par ailleurs, puisque Proust a déjà bien glosé la surprise dans son exemple programma­tique de la madeleine, soucieux de varier son expression, n’est-il pas en quelque sorte contraint d’en varier le lexique ? Peut-être faut-il faire endosser cette divergence entre lexique et poétique de la surprise au principe aristotélicien de l’expression « claire sans être banale »25 qui est l’obligation et la marque A.O.C. du bon poète. Du reste, une surprise de la même espèce m’a sollicitée récemment : le lexique verbal du souvenir involontaire ne recourt que très rarement aux verbes antonomastiques « se rappeler » et « se souvenir », mais privilégie au contraire une morpho-syntaxe de la voix moyenne où dominent des verbes de mouvement et d’épiphanie référés au tableau du souvenir26. De même, le lexique du saisissement que suscite la réminiscence recourt dans une proportion presque aussi rare au vocabulaire escompté de l’ébahissement. Enfin, on a souvent observé que l’écrivain préférait suggérer plutôt que nommer. Aussi s’attache-t-il plus volontiers à décrire l’effet produit par la surprise qu’à appeler celle-ci par son nom. C’est ainsi que nombre de réminiscences mettent en scène, non la surprise (comme procédé) mais le héros surpris dans toutes ses fibres : une stupeur, donc, à fleur de peau, à fleur de nerfs. On appréciera que cet ébranlement puisse s’exprimer de mille autres façons, et principalement par ses manifestations corporelles. En quoi l’attention non seulement lexicale mais sémique portée au texte jusqu’à son niveau sémantique subliminal vient ici enrichir un champ onomasiologique de la surprise où joue toute la richesse de la langue proustienne, qui déjoue les pronostics des lexicologues.

Puisque surprise il y a et que le lecteur, à la suite du héros, s’y laisse (sur)prendre, de quelle manière alors celle-ci innerve-t-elle l’expression poétique ? Quels moyens figuraux se chargeront dès lors d’illuminer la surprise dans la reconnaissance qu’assure le retour inopiné d’une sensation du passé ? Quelle sera la rhétorique de la sidération dans le champ de la mémoire involontaire proustienne ?

Les figures de la « frayeur »

La surprise, interdite de mot, déléguera la figure. À quoi bon la nommer, si l’on peut avantageusement suggérer ses effets dans les frissons de sa victime ? Par une métonymie de la conséquence pour la cause, elle crispera le corps même du héros : « je frissonnai » (fraîcheur de l’aube, IV, 64), « je tressaillis » (madeleine, I, 44), « désagréablement frappé » (François le Champi, IV, 461-44), « terrassé » (liséré de l’aube, IV, 64), en proie à « une sorte d’étourdissement, avant que j’eusse le temps de me ressaisir » (cuiller, IV, 447)… Mais, non contente d’entamer l’équilibre et de pousser à la chute, la surprise pénètre plus profond : « je m’arrêtai touché au cœur » (aubépines, II, 274-5), « Je sentis au cœur une légère morsure » (Carpaccio, IV, 225-6) – quand ce ne sont pas des « substances vénéneuses qui agissaient directement sur mon cœur » (« Tours », IV, 122). Les réflexes en sont mis à contribution : « j’étouffai un cri à la déchirure que fit en moi… » (église de Bricqueville, IV, 61), « ma respiration s’arrêta un court instant » (Chaumont, IV, 123). « Bouleversement de toute ma personne. […] ma poitrine s’enfla […. ] Des sanglots me secouèrent » (boutons de bottines, III,152-3)… L’attaque du souvenir fait vaciller tout l’être et l’enserre dans son cruel étau.

Par la métaphorisation métonymique de l’instrument, la surprise du souvenir, et sa peine, se présentent ailleurs sous les apparences de l’arme qui blesse : couteau, « coupant comme un acier, un coup suprême que dans sa cruauté infatigable me portait encore le jour » (porte translucide, IV, 63), « lame maintenant sinistre dont la blancheur froide, implacable et compacte entrait me donnant comme un coup de couteau » (liséré de l’aube, IV 64), « mine invisible et dangereuse, insidieusement posée à ce point de ma mémoire » (III, 592), « décharge douloureuse d’un des mille souvenirs qui à tout moment éclataient autour de moi dans l’ombre » (cidre et cerises, IV, 61). Ou bien, la surprise se feindra embuscade guerrière, foudre de l’orage (Chaumont, IV, 123), sournoise banquise (I, 349-50), secousse tellurique :

La salle à manger marine de Balbec, avec son linge damassé préparé comme des nappes d’autel pour recevoir le coucher du soleil, avait cherché à ébranler la solidité de l’hôtel de Guermantes, à en forcer les portes et avait fait vaciller un instant les canapés autour de moi, comme elle avait fait un autre jour les tables du restaurant de Paris. Toujours, dans ces résurrections-là, le lieu lointain engendré autour de la sensation actuelle s’était accouplé un instant, comme un lutteur, au lieu actuel (conduite d’eau, IV, 452).

On aura perçu une forte polarisation affective dans les tropes chargés d’imager l’ébahissement, la stupeur de la réminiscence. L’isotopie dysphorique de l’agression mortifère (dont les figures citées ci-dessus se limitent aux exemples les plus éloquents) fait un lourd contrepoids à l’isotopie euphorique, porteuse du cliché tenace qui, pour beaucoup de lecteurs, réduit la mémoire involontaire à une expérience de pure félicité. Mais pour transmuer le souvenir en bonheur, il faut bien plus de magie qu’il ne faut de complaisance pour en tâter le déchirement. L’euphorie du souvenir semble si imprévisible, peut-être si imméritée, en tout cas si … sidérante, que le héros ne peut s’empêcher d’en attribuer l’hommage à des puissances surnaturelles : bons génies et magiciens, nornes et sorcières « délivrent des oracles » (arbres d’Hudimesnil, II, 76), assènent un « coup de baguette » (store bleu, III, 181) ou font « jouer comme un Sésame les gonds du cachot » (« soigner les rapports », IV, 218-19)… Cependant que, « comme le personnage des Mille et une Nuits qui sans le savoir accomplissait précisément le rite qui faisait apparaître, visible pour lui seul, un docile génie prêt à le transporter au loin » (serviette empesée, IV, 447), le héros jouit du « miracle d’une analogie » (IV, 450) et s’abandonne à l’« enchantement » qui lève les doutes de l’intellectuel (pavés inégaux, IV, 443), s’émerveille d’être « favorisé d’une apparition magique » (septuor, III, 745-46), d’être effleuré d’un « passager céleste [reflétant] quelque apparition de la vie des dieux » (« Gilberte », I, 387-8), ou d’être habité d’une « présence inconnue, divine » (boutons de bottines, III, 152-3). Génie et magie, mythe et mystère, mirage ou miracle figurent à l’envi la face « merveilleuse » de la réminiscence, faisant par moments de l’univers narratif « une vallée visitée par les fées » (I, 60).

« Plaisir ou chagrin » : l’humeur du héros de la Recherche oscille constamment entre les « deux grands modes qui se partag[ent s]a sensibilité ». Le cœur en escarpolette tour à tour s’exalte et se désespère. Or, le sentiment qui émane du souvenir, qu’il soit si souvent douloureux ou quelquefois exaltant, surgit d’un bouleversement inopiné. Un dernier approfondissement dégagera dans ce « renversement » la propriété la plus narrative de la surprise, qui coïncide avec la crête de l’intrigue, le virage du « nouement » au « dénouement ».

L’emprise de la narration : la transformation et la mise en en intrigue

Car c’est l’office de la séquence narrative que d’exécuter la transformation du sujet : elle le perturbe dans son équilibre pour le retourner comme un gant. Or on imagine aisément, même hors de toute statistique, l’abondance des séquences descriptives dans la Recherche, tant nombre d’entre elles ont été promues au rang de « morceaux choisis ». Par ailleurs, les séquences dialogales, quoique souvent mimétisées par une typographie continue et par un puissant usage des formes de discours transposé et narrativisé, frappent aussi par leur fréquence27. En revanche, la séquence narrative souffre souvent, chez Proust, d’un préjugé d’inconsistance ou de futilité : voilà un roman où il ne se passe presque rien, lui a-t-on reproché. Gérard Genette n’a-t-il pas pu le résumer par cette phrase courte à en mourir : « Comment Marcel devient écrivain »28 ? Et pourtant, à écumer les effets de surprise disséminés au fil du roman, c’est tout une marée de mini coups de théâtre qui monte en attendant la grande mousson de la Matinée Guermantes.

Le récit se reconnaît à la présence séquentielle orientée de cinq macropropositions (concernant respectivement la situation de départ, l’élément perturbateur, l’action, le rétablissement de l’équilibre et la situation d’arrivée). La troisième macroproposition (l’action proprement dite) a charge de transformer le protagoniste. Or personne n’a défini plus simplement qu’Aristote l’exigence de transformation qui régit la tragédie : « Pour être réussie, il faut […] que le passage se fasse non du malheur au bonheur, mais au contraire du bonheur au malheur »29. L’action n’a donc d’autre ambition que celle de transformer profondément l’état du personnage, de métamorphoser ses sentiments.

C’est précisément ce que fait le souvenir involontaire. Par la grâce de sa surprise, « plaisir particulier », « félicité », « joie », « allégresse » succèdent inopinément à l’ennui, au décourage­ment, à la tristesse, au désespoir, réveillent soudain le héros de sa torpeur paresseuse et de sa morne passivité. Chacun garde à l’esprit cette longue tradition qui veut voir dans la mémoire involontaire un des plus puissants gages de bonheur profond dans la Recherche. Mais le champ des motifs relevés dans Délits/Délivrance montre au contraire que la majorité de ce que, à l’aune d’une définition interne rigoureuse, l’on peut à bon droit considérer comme des réminiscences, distribuées régulièrement sur tout l’empan de la Recherche, propose une transformation inverse : du bonheur paisible à la plus vive souffrance, à la douleur la plus atroce. C’est le « Bouleversement de toute ma personne » des premières intermittences du cœur. C’est le « Alors ma vie fut entièrement changée » (cidres et cerises, IV, 60) qui ouvre les vannes endeuillées de l’amant d’Albertine. C’est encore l’« émotion qui allait jusqu’à me faire pleurer » (IV, 461) par la faille de laquelle François le Champi ressuscite, dans « les rayons de lune d’une lointaine nuit d’été », maman lisant à voix haute.

Mais par son facteur de reconnaissance, la mémoire involontaire ne se contente pas de transformer le sentiment du héros. Elle éclaire aussi sa conscience et l’alimente d’une découverte occultée jusque-là. La seconde transformation, corollaire de la précédente, renverse le héros de l’ignorance au savoir. Quel savoir ? Un savoir éthique : le destin de son caractère. Un savoir esthétique : la substance de l’œuvre à venir. Or ces savoirs résistent longtemps à l’appeau des réminiscences. La plupart des grands motifs eux-mêmes, de la madeleine aux pavés, ne se terminent-ils pas de façon répétée sur une interrogation cruciale ? Comme si l’appel de la félicité était un ambassadeur un peu hâtif, un peu pressé, de cette leçon qui se dérobera encore longtemps. Comme si le chemin de la mémoire était un chemin de Damas où le Héros retombe foudroyé et aveuglé par un trop grand éblouissement :

À ces mots prononcés comme nous entrions en gare de Parville, si loin de Combray et de Montjouvain, si longtemps après la mort de Vinteuil, une image s’agitait dans mon cœur, une image tenue en réserve pendant tant d’années que, même si j’avais pu deviner en l’emmagasinant jadis qu’elle avait un pouvoir nocif, j’eusse cru qu’à la longue elle l’avait entièrement perdu ; conservée vivante au fond de moi – comme Oreste dont les dieux avaient empêché la mort pour qu’au jour désigné il revînt dans son pays punir le meurtre d’Agamemnon – pour mon supplice, pour mon châtiment peut-être, qui sait ? d’avoir laissé mourir ma grand-mère ; surgissant tout à coup du fond de la nuit où elle semblait à jamais ensevelie et frappant comme un Vengeur, afin d’inaugurer pour moi une vie terrible, méritée et nouvelle, peut-être aussi pour faire éclater à mes yeux les funestes conséquences que les actes mauvais engendrent indéfiniment, non pas seulement pour ceux qui les ont commis, mais pour ceux qui n’ont fait, qui n’ont cru, que contempler un spectacle curieux et divertissant, comme moi, hélas ! en cette fin de journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson, où (comme quand j’avais complaisamment écouté le récit des amours de Swann), j’avais dangereusement laissé s’élargir en moi la voie funeste et destinée à être douloureuse du Savoir (Mlle Vinteuil, III, 499-500).

Car il est un savoir du troisième type qui sourd peu à peu de toutes les réminiscences, en éveille l’intrigue et les configure en récit. Tendant une main à Aristote et l’autre à Freud, Proust l’évoque par le détour de grandes figures mythologiques (ici Oreste, ailleurs Œdipe). Et c’est, comme le recommandait justement Aristote pour la tragédie, que le passage du bonheur au malheur est « dû non à la méchanceté mais à une grande faute du héros » à l’égard de parents ou de connaissances familières. Grand-mère, Albertine, Maman : autant de « colombes poignardées » dont les traits habitent le fond des paysages de réminiscence30. Si donc « Une heure n’est pas qu’une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets, de climats » (IV, 468), ce vase se révèle être aussi, au fil des surprenantes reconnaissances infligées par la mémoire, une boîte de Pandore dont s’échappent tous les maux, tous les morts du passé.

Conclusion

Le souvenir involontaire répond en bien des points aux axiomes de narrativité exposés par Aristote dans sa Poétique et qui fondent toute la réflexion narratologique contemporaine. La mémoire involontaire, tant au niveau microtextuel du motif singulier qu’au niveau macrotextuel du thème, compose bien un récit fondé sur la surprise qu’éveille la reconnaissance de scènes passées. Or celles-ci révèlent une faute à l’égard de personnes chères. Le renversement accompli par les souvenirs involontaires touche à la fois, comme le préconisait Aristote, l’homme pathétique, ballotté du bonheur au malheur, l’homme épistémique, éclairé de l’ignorance au savoir, l’homme éthique, enfin, converti de l’égoïsme au remords, de la jouissance au sacrifice, de la paresse à la création. Et ce, grâce à Pandore !

1  La reconnaissance 1) par les signes distinctifs, 2) forgée par le poète, 3) par le souvenir, 4) par le raisonnement, 5) par les faits eux-mêmes (Aristote, La Poétique, texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris, Seuil, « Poétique », 1980, pp. 89-90). Voir ici même, Nathalie Mauriac, « Poétique de la surprise : Aristote et Proust », in Marcel Proust. Surprises de la Recherche, textes réunis par Raymonde Coudert et Guillaume Perrier, Textuel, n° 45, pp. 15-28.

2  – « évidemment » ! car la curiosité qu’a éveillée en moi le thème de la mémoire il y a plusieurs années ne s’est pas encore épuisée, n’en déplaise à mes hypothétiques lecteurs.

3   Soucieuse d’établir une typologie complète de la surprise dans le roman, après l’avoir assise sur différents fondements (philosophique, psychologique, cognitif, poétique, esthétique), N. Mauriac n’a que le temps de glisser deux cas de réminiscences sous la loupe de la surprise  : elle cite au passage la madeleine et les boutons de bottines des Intermittences du cœur. Mais sa suggestion théorique portera ici ses premiers fruits. Mon enquête prolongera ce départ vers une lecture stylistique, pour embrasser tout le champ de la mémoire (une centaine de motifs).

4  L’étiquette des motifs de mémoire (en italique) indique l’objet/la sensation qui amorce le souvenir, et reprend la liste annexée à mon premier essai sur le thème : Délits/Délivrance. Thématique de la mémoire proustienne, Padova, Cleup Editrice, 1991, pp. 289-291.

5  C’est du moins la définition topique interne que l’on peut en extraire à partir d’un corpus d’auteurs allant de Rousseau à Proust. La superposition de trente scènes disséminées de Rousseau aux Goncourt et de cent scènes dénombrées chez Proust permet d’identifier une douzaine d’invariants dont je rapporte ici les dix principaux. Voir à ce propos respectivement Jean-François Perrin, « La scène de la réminiscence avant Proust », Poétique, n° 102, avril 1995, pp. 193-213 et Geneviève Henrot, Délits/Délivrance, éd. citée, pp. 115-118.

6  J’en ai étudié le poste verbal dans « Mémoire et voix moyenne. Ou comment dire l’involontaire », Bulletin d’informations proustiennes, n° 35, 2005, pp. 77-92

7  Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972, p. 82.

8  Le camouflage de l’impression première et, symétriquement, la mise en relief du souvenir involontaire présentent des degrés variables et activent des séries spéculaires de procédés. Degrés et procédés sont décrits dans mon article « Le Fléau de la balance. Poétique de la réminiscence », Poétique, n° 113, février 1998, pp. 61-82.

9  Onzième trait du topos de la réminiscence, selon Jean-François Perrin. Emprunté au Roland Barthes de La chambre claire, il désigne ce petit détail émouvant qui fascine notre attention dans une image.

10  Le relevé des motifs de mémoire qui constituent mon corpus montre qu’il n’y a pas, contrairement à ce qu’on a souvent prétendu en matière de mémoire involontaire, de grand intervalle vide entre la madeleine et les pavés de la cour de Guermantes. Au contraire, une mise à plat des motifs sur la surface romanesque montre que ceux-ci se succèdent sans trêve, à un rythme étonnamment régulier, malgré quelques concentrations sous les « hautes tensions » du récit que sont Combray, Balbec, Doncières. Voir à ce propos mon « Poétique et réminiscence. La charpente du temps », in Nouvelles directions de la recherche proustienne, Marcel Proust 3, Paris, Minard, « Les Lettres Modernes », 2001, pp. 253-281.

11  Jean-Michel Adam recueille, discute et articule les propositions narratologiques de Barthes, Eco, Bremond, Ricœur et Larivaille principalement, in Le texte narratif, Paris, Nathan, 1985, 1994 et Textes. Types et prototypes, Paris, Nathan, 1992.

12  Qui résulte de l’axiome narratologique selon lequel le récit est une « totalité hautement organisée, exigeant un acte spécifique de compréhension, de la nature du jugement » (Paul Ricœur, Temps et récit I, Paris, Seuil, 1983, coll. « Points », p. 276).

13  En conviennent la plupart des narratologues, encore que la distribution des valeurs de ces deux tiroirs ne manque pas d’exceptions notoires. « L’importance du passé simple est tout à fait réelle […] derrière ce temps narratif se profile le déplacement de la successivité temporelle vers la causalité narrative de la mise en intrigue » (cf. J.-M. Adam, Textes. Types et prototypes, éd. citée, p. 58).

14  Telle que l’a théorisée Harald Weinrich in Le Temps, Paris, Seuil, « Poétique », trad. française de M. Lacoste, 1973. Jean-Pierre Desclés et Zlatka Guentchéva reprennent de façon critique ses thèses sur la mise en relief dans leur article « Fonctions discursives du passé simple et de l’imparfait », in Beauchesne, (dir.), Le Texte comme objet philosophique, Institut Catholique de Paris, 1987.

15  Certes, dans l’ensemble thématique interrogé, tous les motifs de réminiscence ne répondent pas avec la même prestesse et complétude aux questions ici posées, et ce pour des raisons compréhensibles. La présence moins nette de marques narratives et de marques de surprise y est parfois due à la localisation particulière de la séquence de son récit par rapport à son incidence dans l’histoire. Comme j’ai déjà pu le montrer (in « Charpenter le temps », op. cit., pp. 253-281), dans la combinaison récit/histoire qu’ils réalisent, les motifs de mémoire se façonnent six « profils » différents projetés sur la surface du texte. L’un d’entre eux (le tasseau) ramasse en une seule séquence, sans solution de continuité, le récit de l’impression et celui de la réminiscence, tantôt complétant l’histoire, tantôt annonçant sa suite, car il peut aussi pronostiquer les réminiscences futures alors même qu’il vient à peine de raconter l’impression originale. Par sa nature proleptique, il ne peut évidemment pas exprimer à l’avance une surprise encore à venir, que le protagoniste prévoit seulement sans l’avoir encore vécue (symecope). Dans le cas symétrique, où c’est un Narrateur mûri, conscient et informé qui récapitule ces résurrections involontaires (III, 232), la surprise s’est déjà émoussée et n’est plus mise en scène. Mais ces cas de figure sont somme toute minoritaires. En revanche, lorsque le récit progresse à peu près au rythme et dans la direction de l’histoire, on ne s’étonnera pas que le protagoniste en scène s’étonne et se laisse surprendre.

16  Les motifs de la Matinée Guermantes ne donnent déjà plus l’illusion de s’allonger que parce qu’ils sont délayés dans d’infinis commentaires du narrateur. Mais la séquence narrative dans laquelle ils s’égrènent (l’entrée dans l’hôtel, la bibliothèque, puis les salons) laisse elle-même deviner une durée d’histoire bien inférieure à l’impression qu’en donne l’exposé circonstancié de chaque nouvelle intuition. Ce ne sont donc pas les réminiscences proprement dites qui s’étalent dans le temps, mais la verbalisation de la réflexion qui leur fait suite : la longueur de temps est ici propriété moins de l’histoire que du récit.

17  Rapporté aux comportements d’autrui (du point de vue du héros/narrateur), « brusquement » indique le caractère à la fois inattendu et « réflexe » du comportement de l’autre, surprise qui, chez le héros, trahit le plus souvent une absence totale d’intuition, de prescience, de divination, mais illustre également ce thème avoué du mystère insondable d’autrui et de ses mobiles. Le soudain revirement d’attitude, dans l’interaction entre deux ou plusieurs personnages, se manifeste par un geste, un mouvement, un comportement, un ton de voix subit. Rapporté au héros lui-même, « brusquement » notifie les impressions, sensations, sentiments, souvenirs inattendus qui investissent l’esprit de façon inopinée, « involontaire ».

18  Principalement adverbe, « soudain » semble plus faible, plus discret que « brusquement », tant de par son volume syllabique moindre, que par ses sonorités moins encombrantes, moins « tambour battant » ; mais aussi parce que ses occurrences, beaucoup moins nombreuses (78 contre 133), si elles apparaissent dans des contextes assez semblables et expriment l’aspect surprenant de la manifestation, ont un impact nettement moindre en relief et en puissance. Il s’agit le plus souvent d’exprimer les flashs de la pensée, du sentiment, du désir, de la perception : une nature impulsive, sujette à de brusques mutations de sentiments et d’états d’âme ; une pensée intermittente, étincelles de prise de conscience subites entrecoupées de paresseuses distractions ; une perception en instantanés, comme des éclairs dans le brouillard de l’inattention ou de l’habitude, une psychologie encore niaise, que déconcerte le caractère imprévu des réactions, des attitudes, des mimiques, des comportements d’autrui. L’Autre, inconnaissable, est une éternelle source de surprise.

19  Quelques chiffres indiqueront la proportion d’occurrences des mots suivants dans des contextes de souvenir involontaire : « tout à coup » emploie 14/99 (= 14%) occurrences à introduire une réminiscence, « brusquement », 11/133 (= 8%), « soudain », 4/78 (= 5%), et « aussitôt », 14/329 (= 4%).

20  C’est une propriété des circonstants (syntagmes ou propositions) que d’être mobiles au sein de la phrase. Et Proust exploite intensément cette possibilité de placer l’indication temporelle dans la lumière la plus attentive : celle du début de la phrase.

21  Comme en témoignent, entre autres, les chiffres fournis aux notes ci-dessus. Ce qui, soit dit en passant, prouve le risque, la fragilité, la délicatesse des recherches par mot-thème.

22  Ses occurrences, qui caractérisent essentiellement la dynamique des attitudes, des comportements et des réactions des personnages en situation d’interaction, se limitent d’ailleurs à des acceptions très courantes dans une phraséologie du genre : « quelle surprise ! », « à sa grande surprise », « elle voulait lui faire la surprise », « avec un air de surprise », « quelle ne fut pas sa surprise » etc. qui ne sont pas d’un grand poids pour mon propos.

23  Ces 28 occurrences en « je » représentent à peine la moitié des occurrences totales (61).

24  « Salomoniquement », un cinquième, puisque cinq sont les types de reconnaissance engendrant la surprise et pratiqués par Proust.

25  Aristote, op. cit., chapitre 22, p. 113.

26  Cf. note 6 ci-dessus.

27  Avec, sans doute, des proportions variées entre, par exemple Du côté de chez Swann, plus descriptif et Sodome et Gomorrhe, plus dialogal.

28  G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, « Poétique », 1972.

29  Aristote, La Poétique, chapitre 13, op. cit., p. 76-78 et 77-79.

30  Pour le détail de ce parcours interprétatif, que le lecteur me pardonne de lui indiquer le Délits/Délivrance déjà cité.