En dépit des apparences, le cinéma qui naît à la fin du XIXe siècle n’emprunte pas au théâtre classique son dispositif spatial spectaculaire. A la hiérarchie des balcons et des baignoires répond la transgression démocratique des bancs et des fauteuils cinématographiques. La scène horizontale du théâtre classique n’est parfaitement visible que d’une partie des spectateurs ; l’écran vertical du cinéma accroche, lui, tous les regards. Il libère, en outre, de la place pour allonger les jambes : « Avant d’offrir le spectacle, se réjouit un témoin, le cinéma offre le confort » 1  .

Si le cinéma naissant se limitait à la simple substitution du spectacle vivant de la scène théâtrale par une image-écran, son extraordinaire succès, rapide et prolongé, resterait incompréhensible mais le théâtre classique et le cinéma n’occupent pas la même niche fonctionnelle.

Doué d’une autre écologie, le cinéma ne s’installe pas dans la continuité du théâtre ; il habite ailleurs, ne remplit pas les même rôles, n’atteint pas les mêmes publics, ne relève pas des mêmes enjeux. De l’un à l’autre s’est opéré un déplacement culturel.

Le cinéma qui s’érige en médiation originale prend appui sur plusieurs matrices. Il en emprunte des éléments, les réorganise, les façonne, en réponse à de nouveaux environnements et de nouvelles contraintes. Ainsi peuvent être repérées une matrice théâtrale, une matrice scientifique, une matrice économique, contre lesquelles et avec lesquelles il prend forme. Le cinéma se définit ainsi comme empreinte et contre-empreinte, moule interne et moule externe de ces dispositifs qui l’ont précédé.

Une définition du spectacle comme éloignement de ce qui est vu ou vécu au cours d’une représentation, comme installation d’une coupure entre une forme médiatique autonome et ses usagers, comme l’expression de rapports sociaux plus que comme un ensemble d’images, et finalement comme une vision du monde, conduit à revisiter ce passage de la scène à l’écran, du théâtre au cinéma. Elle incite à relativiser les emprunts du cinéma au théâtre par la recherche d’autres matrices susceptibles de définir le cinéma naissant. Se pose alors la question du fonctionnement non spectaculaire du cinéma des tout premiers temps avant que s’installe et se réorganise peu à peu une nouvelle forme médiatique : celle d’un véritable spectacle cinématographique.

La matrice théâtrale, paradigme du spectacle

En cette fin de XIXe siècle, les formes de la représentations théâtrale française sont clairement définies et juridiquement installées. En un sens, le théâtre bourgeois peut constituer, dans ses relations avec le public, un paradigme du spectacle.

Lieux clos, les théâtres dit « à l’italienne » de la seconde moitié du XIXe siècle concentrent les spectateurs autour d’une scène fermée. Le face à face avec les acteurs s’organise en un monde à part faisant l’objet d’un contrat précis. Comme des avant-postes du spectacle dans la ville, les affiches des colonnes Morris et les tickets d’entrée ont une fonction d’annonce. Ils ont aussi une valeur contractuelle et matérialisent les droits et les devoirs respectifs des directeurs de théâtre et des spectateurs 2. Le billet, simultanément vendu et acheté, la règle du jeu acceptée, le velours de l’escalier, la lourdeur du rideau de scène interviennent à leur tour dans la construction spectaculaire. Les spectateurs sont les participants d’une cérémonie. Ils viennent, certes, pour voir, mais ne peuvent – ni ne doivent – oublier qu’ils sont vus. Leur tenue importe. Lorsque les femmes seront enfin autorisées à prendre place dans les fauteuils du parterre, les mauvaises langues feront remarquer que celles qui font usage d’une telle tolérance sont des personnes désirant surtout se faire remarquer. A la fin du XIXe siècle, certains théâtres de province interdisent encore leur entrée aux femme en cheveux. Que le chapeau empêche de voir la scène ne revêt qu’une importance secondaire.

Entre la scène spectaculaire du théâtre et la salle se dresse une barrière infranchissable. Selon que la lumière est allume ou éteinte, la vie passe de la salle à la scène, de la scène à la salle. L’inversion fonctionne parfaitement : l’une et l’autre ne peuvent, ni ne doivent être activées simultanément. Le commencement du spectacle est d’ailleurs nettement déclaré : dès les trois coups, on ferme les portes du théâtre ; les règles du jeu social sont modifiées, on change de monde.

 Toute interruption de la représentation est formellement interdite. Il suffit à un spectateur de s’exclamer après la réplique d’un acteur qui se félicite d’avoir obtenu sa pension : « Vous êtes plus heureux que moi, voilà deux ans que j’attends la mienne ! », pour être traduit en justice. Tout se passe comme si, en une belle tautologie, le spectacle visait à maintenir huilés les rouages de son propre fonctionnement, en dépit même des valeurs républicaines pour lesquelles l’expression des sentiments publics ne peut constituer un délit. A vouloir à tout prix maintenir la règle du jeu dans une évidente confusion des buts et des moyen, le théâtre classique de la fin du XIXe siècle devient prisonnier de ses propres contradictions. Il se fait si statique et si cérébral qu’une claque organisée doit combler les lacunes de l’expression des sentiments collectifs. Dans les théâtres subventionnés, elle est administrative ; dans les théâtres privés, elle est conventionnelle. Ainsi se réalise la métonymie d’une société idéalisée par la classe aisée, celle-là même qui assiste habituellement aux représentations. Les classe sociales les plus modestes ne sont pas pour autant oubliées : le « droit des pauvres », prélevé sur la recette puis redistribué, joue le rôle d’une contribution sociale, versée comme compensation aux exclus du spectacle.  

Le cinéma sera comparé au texte imprimé : comme lui, « la pellicule cinématographique peut maintenant pénétrer dans la bourgade la plus reculée et y introduire de façon frappante des idées, des sentiments ou des connaissances qui y étaient autrefois inconnus. Et voilà désormais installée dans la dernière commune de France, la scène théâtrale autrefois confinées aux centres urbains les plus importants et dont on a dit qu’elle était une chaire ou une tribune 3. »

Au voisinage même du théâtre bourgeois du XIXe siècle existent cependant de multiples formes de représentations populaires : le music hall, la pantomime, les spectacles de rue inspirent tous, de manière diverse, le cinéma naissant. Qu’il suffise de citer la Loïe Fuller arrivée d’Amérique en 1891 pour présenter aux Folies ses danses du feu, ses danses serpentines qui inspirèrent autant Edison que Rodin ou les frères Lumière. Ou encore les spectacles forains, leurs hercules, leurs lutteurs et leurs curiosités scientifique au voisinage immédiat desquels s’installent les premières baraques cinématographiques.

Le cinéma naissant ou le non-spectacle

Le cinéma qui prend naissance dans les toutes dernières années du XIXe siècle fait voler en éclat les règles bien établies de l’organisation spectaculaire du théâtre classique.

Avant d’être représentation, il est une machine qui étonne, une curiosité. La phase exploratoire qui consiste à interroger l’outil avant le contenant n’est pas spécifique du cinéma naissant : elle est une constante de toute irruption d’une nouvelle technologie de l’image. Elle a marqué, au XIXe siècle l’accueil de la photographie, de la chronophotographie, de la radiographie. Les premières démonstrations, les premières projections ont lieu dans les arrière-salles de café, les brasseries, les écoles désaffectées, les épiceries reconverties, les églises abandonnées ou même, les théâtres municipaux. Un mur peint de blanc, une série de bancs, une cabine de planches, une caisse, suffisent. Le cinéma des premiers temps est reçue comme une modernité : il n’obéit pas aux règles qui régissent le fonctionnement des spectacles. Bien plus que cérémonie ou représentation sociale, il est la vie, le mouvement. Il est la rue. D’ailleurs, il filme la rue. On recommande vivement aux exploitants de projeter des vues – mêmes fixes – des événements survenus dans leur quartier. « Grâce à elles, ils retrouveront le succès que remportent toujours les sorties d’usines ou d’écoles 4 ». L’image semble s’offrir à tous, dans un vaste élan démocratique qui engloberait aussi bien l’appareil photographique individuel que la séance de cinématographe.

L’absence de réglementation autorise les fantaisies : la foule des cinémas est bariolée, bruyante. Elle pleure, elle hurle quand le train entre en gare, elle siffle lorsque le film se casse en interrompant la projection. Auprès des publics populaires, le succès du cinématographe est « im-médiat » : il s’adresse aux sens, donc au corps. Certains l’opposent alors à celui d’un théâtre qui, lui, concerne l’esprit.

Les champs de foire, très nombreux à l’époque, sont les véritables biotopes du cinéma naissant. La baraque de fête, son public prompt à manifester ses enthousiasmes constituent des intermédiaires particulièrement efficaces : le bouche-à-oreille est le meilleur outil de promotion du cinématographe. De curiosité, le cinéma devient vite une attraction. Installé dans des villes dont les murs se couvrent d’affiches et de slogans publicitaires, dont les magasins éclairés le soir à l’électricité attirent les passants comme des mouches, il ne ménage pas sa peine pour attirer et surprendre à la fois. On a compté jusqu’à 5000 lampes en cabochons de couleurs sur la façade d’une seule baraque foraine. Le cinéma des tout premiers temps joue de la surprise. Pour les exploitants forains, il est l’instrument d’une ascension sociale. En témoignent les efforts pour attirer les familles honorables par une débauche de slogans politiquement corrects : « recommandé aux familles », « de bon goût », « salle confortable ». Ce désir de légitimation se traduit dans la matière même des films. Naissent ainsi des séries de vulgarisation scientifiques, des films prophylactiques, des documents historiques. L’utilisation d’acteurs de théâtre pour le cinéma obéit aux mêmes aspirations.

Aux alentours de 1910 cependant, le cinéma abandonne les foires. Certains forains, en construisant des salles « en dur » deviennent de véritables notable d’une industrie de la culture. Les façades de ces salles conservent les traces des attractions de fêtes foraines dont elles sont les héritières : décors surchargés, débauche de lumières. Le limonaire devenu orgue, la caisse, le bonimenteur, sont autant d’héritage de l’art forain 5.

Mais c’est au cirque et surtout au music-hall que le cinéma emprunte ses formes, ses techniques les plus spécifiques. Au cirque, comme au cinéma, se jouent visuellement tant la preuve que l’illusion. La piste circulaire du cirque nie d’emblée la possibilité de la fraude ; la nature photonique de l’image film suffit à toute preuve. Le talent du clown, comme la prouesse de La sortie des usines sont incontestablement vrais. Entre 1896 et 1910, dans un rituel qui leur est propre, de nombreux cirques présentent des spectacles cinématographiques.

Le music-hall qui recrute des acteurs pour leur talent et leur diversité est l’expression d’une société libérale qui propulse en avant l’individu et favorise ainsi certaines formes de transgression. Le cinéma hérite de telles valeurs. Les pantomimes, les acteurs burlesques, nés aux marges du théâtre bourgeois, trouvent des raisons d’être dans le cinéma muet. Charlie Chaplin, Buster Keaton, Max Linder, Laurel et Hardy… sont tous issus du music hall. Entre 1905 et 1925, la farce connaît ainsi un éclat unique dans son histoire 6. L’architecture des cinémas emprunte aux music halls leurs grandes façades sans ouverture, leurs marquises ouvragées et surtout, leurs lettres lumineuses inscrivant en façade des noms de rêve : Eldorado, Scala, Empire, Alhambra… L’engouement pour les images animées est tel que plusieurs music halls construits avant la seconde guerre mondiale évoluent en cinémas avant même d’avoir présenté le moindre numéro 7. Concernant le même public, occupant des niches fonctionnelles très voisines, music hall et cinéma se succèdent mais ne cohabitent guère. Ils semblent s’exclure mutuellement. Plus tard, le désir d’acquérir une respectabilité qui lui est contestée incitera le cinéma à prendre modèle sur le théâtre : lourds rideaux, promenoirs, vastes escaliers, façades décorées accompagneront l’installation de nouvelles salles dans les quartiers aisés. Cependant, même dans les salles aux velours rouges, le public du cinéma ne sera jamais celui du théâtre à l’italienne.

La matrice scientifique, vertige du réel  

Lorsque, durant cette année 1895, les frères Lumière exposent les principes du tout nouveau cinématographe, ce n’est pas aux gens de théâtre, aux illusionnistes, aux manipulateurs de lanterne magique qu’ils rendent hommage, mais bien aux scientifiques dont ils se disent fiers de se sentir héritiers.

La scène savante dans laquelle se déroulent les expériences d’analyse du mouvement de Jules Janssen, d’Eadweard Muybridge, d’Etienne Jules Marey, d’Albert Londe, préludes à l’invention de l’appareil des frères Lumière, n’a cependant que peu de points communs avec les premières projections publiques du cinématographe. Les intentions, les méthodes diffèrent. La science, elle, met en scène le vol des oiseaux, la marche des quadrupèdes afin que les images chronophotographiques qui en seront obtenues soit signifiantes. Les lieux de l’expérience chronophotographique sont simples : un fond blanc, un fond noir, quelques marques au sol, une camisole, quelques ampoules électriques… Cela suffit. Il est vrai que ce non-spectacle n’a que deux spectateurs : l’appareil de prise de vue et le physiologiste. Le premier enregistre les rayonnements lumineux réfléchis par son objet ; le second mesure et interprète. Ce qui importe est peut-être moins la création d‘images que la construction de nouveaux regards.

Le lien entre la scène scientifique et la scène cinématographique est cependant fortement noué. Il se situe bien au-delà de la mise au point technique par Etienne Jules Marey d’un chronophotographe analyseur de mouvements, précurseur technique direct du cinématographe Lumière. La matrice scientifique se noue au cœur d’un désir de réel qui va jusqu’à l’ivresse et sans lequel la science – et notamment la science contemporaine – reste inexplicable.

Sur son chemin vers le réel, la science a rencontré, dans les années 1840, les performances photographiques. Elle ne les a pas abandonnées. Bien loin cependant de rendre compte d’un événement, les chronophotographies des années 1880 et 1890 – et notamment les modèles en bâton de Marey – offrent accès au phénomène. Ce qu’elles montrent n’est pas un personnage en train de marcher, mais bien « le déroulement de la marche de l’espèce humaine ». Empreintes qui ne ressemblent pas à leur objet, elles ne sont, pour celui qui en use, ni indices, ni icônes, ni symboles de la terminologie peircienne. Elles ne renvoient pas non plus à un « ça-a-été » puisqu’elle s’intéressent, au contraire, à définir des lois scientifiques qui permettront la prédiction. En revanche, elles constituent des « modèles » physique, doubles simplifiés de la réalité mais permettant de comprendre son fonctionnement.

Si la machine, les dispositifs photographiques, éloignent du terrain l’observateur, l’image photographique l’en rapproche. Ce qui importe, pour le scientifique, n’est pas de voir mieux mais autrement ; de déplacer le point de vue afin de comprendre.

L’analyse scientifique de la décomposition des mouvements du chat qui tombe, de ceux de l’éléphant qui déambule nécessite un savoir préalable. Que ces vues, tantôt admirées, tantôt jugées grotesques restent à l’époque sans véritable public importe peu ; là n’est pas leur objet. L’excès de réel qu’elles développent se retrouve dans le cinéma des frères Lumière. Leurs pêcheurs de sardines, leurs goûters de bébé, leurs ouvriers réparant les trottoirs de bitume, tiennent leur force des liens qu’ils tissent avec le monde presque brutal et cru qui les a provoqués.  En 1912 Marcel Duchamp les rejoint lorsqu’il se dit inspiré à la fois par le cinéma et la chronophotographie scientifique pour son « Nu descendant un escalier n°2 ». Ce qu’il révèle, dans un dépassement du souci réaliste de l’exactitude, est bien le violent sentiment du réel. Lorsqu’il transpose l’objet quotidien en objet de musée, il réintroduit, certes, une distance mais il affirme surtout l’acte  même de ce déplacement. Dès lors, il n’y a pas de spectacle : ni les chronophotographies scientifiques, ni les premiers film Lumière ne sont reçus comme spectaculaires. Certes, le dispositif des projections cinématographiques conserve, d’une certaine manière, la « rampe » théâtrale. Certes, des incidents minimes jouent le rôle de véritables déclencheurs sémiotiques : rendant visible le medium, ils réintroduisent la distance, annihilent brutalement l’emprise émotionnelle directe, immédiate. Que la pellicule se déchire, que l’image se décadre ou scintille, le spectateur bascule brutalement du non-spectacle au spectacle, de l’immersion dans l’image à la conscience de l’écart entre lui-même et le monde projeté sur l’écran. Il reste que sa force immense, le cinéma des premiers temps la tire de l’expérience vécue et partagée comme un non-spectacle.

Si le cinéma des Lumière est bien un cinéma du réel, il annonce déjà d’autres formes à venir. L’arroseur arrosé est une fiction mise en scène et narrée. La démolition du mur qui était à l’époque projetée à l’envers – le mur abattu se reconstruisait sous les coups de massue - est déjà un cinéma d’images : précurseur timide des magies de Méliès, il ne camoufle pas ses trucages mais au contraire, les rend manifestes.

Cette naissance du cinéma dans la diversité même de ses formes masque une unité profonde. Peu importe le contenu : on va au cinéma avant d’aller voir un film. L’écran est tenu à distance respectable des spectateurs. Les images projetées, qu’elles soient magie, fiction ou empreintes d’un réel non mis en scène, nous informent encore sur le monde. Le spectacle installe ses codes.

La mise en boîte ou « Je vous aime ! »

Le kinétoscope d’Edison qui précède de quelques années le cinématographe Lumière inaugure un dispositif scénique fondamentalement différent. Grande caisse munie d’un oculaire disponible pour un seul observateur à la fois, il offre accès à une bande filmique en boucle donnant une illusion de continuité. Ce dispositif prend en compte le succès obtenu par les phonographes à écouteurs d’Edison : les auditeurs avaient l’illusion que les musiciens jouaient pour eux.

Cette sensibilité particulière du spectateur à une machine qui ne s’adresserait qu’à lui seul est présente, à la même époque, dans les portraits vivants mis au point par Georges Demenÿ. Le visage d’un homme est photographié à intervalles de temps réguliers en train de prononcer une phrase. Les instantanés, collés sur un disque de phénakistiscope, sont ensuite réanimés par sa rotation. Le succès considérable obtenu par ces portraits muets, premiers « regards caméra » d’une histoire du cinéma tient en partie au sentiment éprouvé par le spectateur d’être pris personnellement en considération. L’une des phrases prononcée par ces visages n’est-elle pas « Je vous aime » ? Il est possible que le processus télévisuel ou les ordinateurs qui vous saluent d’un « bravo ! » tracé sur l’écran empruntent aujourd’hui les mêmes voies. La machine affublée de caractères humains est douée d’étranges pouvoirs qui restent à élucider. Le kinétoscope d’Edison cependant, relève plus d’une expérience commerciale que scientifique : alignées dans des galeries ouvertes sur la rue, ses boîtes à images permettent à un seul spectateur à la fois d’accéder pour 10 cents à divers programmes.
Les images sont si petites que le fond noir uni est quasiment obligatoire si l’on veut conserver l’espoir de voir. D’ailleurs, le kinétoscope d’Edison n’envisage pas, au début, d’autre référent que la matrice théâtrale. Les premiers films sont tournés dans l’énorme studio de la Black Maria que ne peut quitter la caméra trop lourde : ils restent du théâtre filmé. Ainsi,  Le forgeron  d’Edison, dûment mis en scène n’a que peu de poins communs avec Le forgeron des Lumière capté, lui, in situ.

L’imagerie du kinétoscope s’installe dans un double retrait par rapport au réel. Le premier est créé par la présence d’une boîte à images qui ne se fait pas oublier : l’observateur se penche sur elle en collant l’œil à l’oculaire. Le second naît du double emboîtement d’une mise en scène filmique et d’une scène théâtrale vécue, elle, comme un spectacle et pour laquelle, « la tranche de vie n’existe pas »  8.  Dickson, collaborateur d’Edison, cherchera plus tard à recréer le sentiment de la réalité. Alors, succèderont aux pierrots et aux danses serpentines, les incendies, la visite chez le dentiste, l’électrocution d’un éléphant ou les discussions politiques.

La forme « kinétoscope » qui s’adresse à chacun individuellement ne sera pas éliminé par le cinématographe et ses spectateurs. Il aura évolué, préparant dans l’ombre l’arrivée d’héritiers dont la télévision est un brillant exemple.9

La matrice économique, « caresse vénale » du cinéma

Les frères Lumière ne sont pas seulement des scientifiques soucieux de l’accroissement des connaissances : ils sont surtout des industriels participant pleinement à la montée du capitalisme. Leur réussite financière vient d’une politique de vente consistant à toucher un public de masse en abaissant les coûts. Pour la famille Lumière, le système a consacré dans les années 1880 l’extraordinaire réussite des plaques photographiques « Etiquettes bleues », aux performances incontestables. En vue de prendre en compte les nouveaux besoins, effectifs ou imaginés, les Lumière ont créé des sociétés par actions tout en diversifiant leurs produits : de la photographie aux médicaments, en passant par le cinéma.

Il n’est pas question pour Louis et Auguste Lumière de ne vendre qu’un appareil cinématographique qui serait être acheté que par les exploitants des salles. Ce qui sera vendu, c’est l’ensemble du processus cinématographique. Dès l’année 1896, des opérateurs Lumière formés à Lyon, partent dans le monde entier, appareil et films sous le bras, réaliser des projection dans un réseau de salles défini par avance. L’entrée des salles s’adresse à un large public, elle est payante. Les Lumière reçoivent 50% des recettes, l’opérateur 10% : l’exploitant local gère le reste. Afin de maintenir le secret, l’opérateur Lumière a pour mission de ne jamais montrer l’appareil cinématographique, de ne laisser personne pénétrer à l’intérieur de la cabine de projection. Mais le véritable génie commercial de Louis et d’Auguste tient au financement de la création par la distribution, de l’amont par l’aval. Les recettes de l’exploitation financent la production : très vite le catalogue Lumière s’enrichit de milliers de titres. Derrière cette réussite se cache une lutte acharnée entre marchés américains et français, entre concurrents français.

L’extension du cinématographe après 1895 n’aurait pu se faire sans l’appui des réseaux industriels et commerciaux déjà existants. En Allemagne, la firme agro-alimentaire Stollwerck, qui fabrique des distributeurs de bonbons et chocolats contribue à la distribution du cinématographe 10. Diversifiant ses productions, elle a ouvert une galerie de machines à sous où il est possible d’écouter le phonographe d’Edison et de visionner les séquences du kinétoscope. Mais alors que le renouvellement des films par la seule Black Maria s’avère insuffisant, Ludwig Stollwercken en vient rapidement à signer, le 26 mars 1896, un contrat avec les Lumière par lequel sa firme obtient l’exclusivité de la diffusion du cinématographe en Allemagne. Ailleurs, en Suisse par exemple, la diffusion des films Lumière emprunte des réseaux de distribution de savon..

Le nouveau cinéma est  simultanément médium et médié, véhicule de sensations et produit de consommation. Il ne crée pas une économie parallèle, mais emprunte les chemins d’un libéralisme économique qui s’efforce de prendre en compte un public de masse. Avant d’être un art, il est un produit. Il prend place à l’heure de la vitesse, de la publicité, des cotations en bourse, de la voiture individualisée, des villes bouleversées par des transformations radicales, d’un intérêt nouveau porté aux sensations. Le regard scrutateur et lent de la chronophotographie laisse la place à un regard qui reçoit plus qu’il n’agit. A l’homme machine de la première succède le client fasciné des industries culturelles naissantes. Jusqu’en 1907, les films sont achetés directement par les exploitants des salles – notamment par des forains – aux producteurs. Le 15 août 1907, Charles Pathé décide de louer ses propres films à certaines salles qui lui seraient liées par un contrat : la distribution cinématographique voit le jour. La naissance des loueurs a pour conséquence la diminution des salles indépendantes et la quasi disparition du cinéma forain 11. Les usines Pathé fabriquent les appareils de prise de vue, les supports filmiques, assurent l’édition des films, les réalisent, contrôlent leur distribution. Au début du siècle, durant huit années, la maison Pathé alimente quasiment seule le marché mondial. Ce n’est plus seulement de manufactures ou de sociétés par actions dont il s’agit, mais d’un véritable monopole multinational 12.  Réduisant à néant la concurrence en abaissant les coûts, diffusant ses images dans le monde entier, elle développe un impérialisme économique et culturel que vient limiter cependant le développement de la maison Gaumont.

En portant un rude coup à ces marchés la Première guerre mondiale propulsera au premier plan Hollywood et ses vedettes. Le grand nombre de salles américaines, et donc de spectateurs payants, permet de disposer d’importants moyens de production. Seule la cinématographie des états totalitaires de l’entre-deux guerres bénéficiera de moyens comparables.

*

1  F. Strowski, « Le théâtre et nous », Editions de la nouvelle revue critique, Paris, 1934

2   Falco R., « Droits et devoirs du spectateur au théâtre », Editeur L. Barnéoud, Laval, 1907

3  (Auteur inconnu),  « La question cinématographique, son état actuel, sa solution », Lille, imprimerie L. Danel, 1912

4  Kress E., « Le Théâtre cinématographique », Conférence n°2, 1912-1914

5  Lacloche F., « Architectures des cinémas », Editions du Moniteur, 1981

6  Sadoul G., « Le cinéma », Histoire des spectacles, Dumur G. (ed.), Encyclopédie de la Pléiade, Gallimard, 1965

7  Lacloche F., Op. cité

8  Bazin A., « Qu’est-ce que le cinéma ? », Les Editions du Cerf, Paris, 1985

9  Voir l’article de André S. Labarthe, « La parenthèse Lumière », Le Monde Arts et Spectacles, 15 décembre 1994

10  Voir à ce sujet I. Loiperdinger, « Birt Acres and the distribution of the cinematographe Lumière in Germany »,  Cinéma sans frontières 1896-1918/ Images across Borders, 1896-1918,  R. Cosandrey, F. Albera  (ed.), Payot, Lausanne, 1995

11  Voir Meusy J.-J., « Paris-Palaces ou le temps des cinémas (1894-1918) », CNRS Editions, 1995