Je juge que deux maximes sont fortes pour s'associer profondément et son corps et sa vie et son temps et sa langue : on ne sait pas ce qu'on dit. On ne sait pas ce qu'on fait. Chaque fois qu'on parle, qu'on écrit, chaque fois qu'on décide, on lance des parties de dés anxieuses dont on ne prévoit pas la durée, dont on ne mesure pas l'importance, dont on ne voit pas se dessiner la perspective et dont on n'imagine pas le cours.

Pascal Quignard, Albucius, Livre de Poche, 1992, 19.

Introduction

Il s’agit, dans cet article, d’approcher le fonctionnement linguistique de l’inconscient par le biais des traces graphiques observables sur des manuscrits.

1) "Fonctionnement linguistique de l’inconscient" signifie que seront traitées, ici, les manifestations de l’inconscient descriptibles linguistiquement, autrement dit, effectuées sur le support du discours et donc réductibles à des formes de langue. J’appelle « traces du fonctionnement linguistiques de l’inconscient » des manifestations énonciatives graphiques incontrôlées de la part du scripteur. Le non-contrôle se repère par l’analyse rigoureuse de la genèse du texte, autrement dit, par le dépliement du processus de textualisation.

2) Les traces graphiques sont appréhendables dans l’étude génétique des brouillons d’écrivains, autrement dit dans une appréhension de l’oeuvre à partir du processus d’élaboration qui en constitue la genèse. Cela suppose de l’écrit manuscrit, ne serait-ce que partiellement (s’il s’agit d’un tapuscrit corrigé par exemple).

J’appelle événement graphiques ce que j’appelle par ailleurs « événements d’énonciation » dans la mesure où ces événements sont matérialisés graphiquement.

J’appelle « événements d’énonciation » tout élément faisant effraction dans une chaîne discursive déplaçant, de ce fait, ou suspendant pour un temps l’énonciation en cours1.

3) Si je parle d’événements cela ne signifie pas que nous sommes en présence de discours particulier. Les incongruités ou monstres linguistiques que l’analyse fait apparaître sont ceux productibles par tout un chacun. Repérer ces événements dans un discours énoncé passe par le repérage des marques de rupture énonciative et / ou linguistiques à l’intérieur de ce discours. Ce repérage des marques n’engage pas dans une explication de la "pensée" du scripteur à laquelle nous n’avons pas accès.

Je tenterai tout d’abord, d’expliciter sur quelle conception du langage et plus particulièrement de l’écriture je m’appuie pour "extraire" ces événements pertinents.

Dans un second temps, j’exposerai différentes sortes d’événements graphiques en me focalisant sur les lapsus – objets linguistiques absolument fascinants.

1. Sujet, geste psychique d’écriture et traces linguistiques.

1. 1. Langage/langue/parole.

Saussure nous a habitué à considérer trois composantes, trois instances du langage, irrémédiablement liées et cependant nécessairement différentiables à la fois pour pouvoir les concevoir et pour pouvoir les conceptualiser : la faculté de langage proprement dite, présente en tout humain qu'elle soit actualisée ou non, la langue, système de signes, construction sociale anonyme grâce à laquelle peut s'exprimer la parole en acte. Pas de parole sans un code linguistique qui la matérialise, pas de langue qui n'apparaisse hors de l'actualisation de la faculté de langage par la parole.

Le langage est lafaculté universelle accordée (dans tous les sens que peut prendre ce terme) à l'humain. «Nous n'atteignons jamais l'homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l'inventant […] c'est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l'homme»2.

La philosophie a depuis longtemps reconnu à l'homme la spécification du langage et de l'espace symbolique que ce dernier ouvre à ses investigations. Cependant, il a fallu attendre la théorie psychanalytique3, avec Freud, d'abord, puis plus spécifiquement avec Lacan, pour que cet espace symbolique acquière une autre dimension. Cet univers symbolique est l'univers même sur lequel se fonde le sujet, grâce à et avec l'inconscient qui n'a de possibilité de matérialisation que langagière, soit directement (parole, rêves) soit indirectement (somatisation, actes manqués).

La langue est cette structure abstraite construite en système par les linguistes et dont la conception a été inaugurée par Saussure. Cependant, la langue pourrait être définie comme l'ensemble des traces matérialisées de la réalisation du système en discours, ce serait ce à quoi on accède, par abstraction, et qui constitue le linguistique. Qu'est-ce que le linguistique ? Il s'agit d'abord de ce mouvement consistant à instaurer de l'écart, de la distance entre le parler effectif, l'usage "naturel", brut du langage et la reconnaissance – possible, utile – d'éléments d'un système dont on a une "idée" a priori.

La paroleest, d'une part, l’espace du parler effectif – que ce soit à l'écrit ou à l'oral – où l'activité langagière se met en langue et se rend observable. Mais, d'autre part, j'entends "parole" comme instance "individuelle" et spécifique pouvant se distinguer par saillance du "discours". Dans cette perspective là, je spécifierai "parole" comme "parole singulière". J'entends "parole singulière" comme désignant l'instance où apparaissent des marques spécifiques d'une singularité dans un discours quel qu'il soit et sous quelque matérialité qu'il se présente.

J'ouvre ainsi un champ où la notion de singularité pourrait être distinguée de celle de subjectivité. En effet, on peut considérer que la "subjectivité" est le terme consacré, dans la "tradition" de la linguistique énonciative, pour désigner ce qui est cernable linguistiquement comme marquant des places subjectives, soit dans l'action (sujet d'un verbe, par exemple) soit dans les modalités. Ces marques linguistiques de subjectivité sont sériables, systématisables dans un système linguistique. C'est bien ainsi que Benveniste l'a posée : «La subjectivité dont nous traitons ici est la capacité du locuteur à se poser comme "sujet" […] Est "ego" qui dit "ego". Nous trouvons là le fondement de la "subjectivité", qui se détermine par le statut linguistique de la "personne". […] je se réfère à l'acte de discours individuel où il est prononcé, et il en désigne le locuteur»4.

Face à cette "définition" de la subjectivité dans le langage, un terme autre me semble nécessaire : "singularité". La singularité serait ce qui apparaît du sujet en discours. Ce champ de la singularité ne peut s'ouvrir que si est acceptée l'idée qu'est intéressé au langage – et pris dans le langage – un sujet et non une "conscience" phénoménologiquement descriptible. La singularité est repérable mais non sériable

La notion de "lalangue" inaugurée par Lacan peut nous aider à "comprendre" – c'est-à-dire prendre ensemble mais dans la distinction de chacune par rapport aux deux autres – ces trois notions fondamentales que sont langage, langue et parole. «Lalangue sert à toutes autres choses qu'à la communication. C'est ce que l'expérience de l'inconscient nous a montré, en tant qu'il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l'écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi»5

Qu'est-ce que la lalangue ? C'est d'abord ce que l'on pourrait appeler l'ensemble "identificatoire" du langage (tel qu'il s'est matérialisé en une langue) et de l'inconscient dans le sens ou l'un ne va pas sans l'autre. Mais le langage et l'inconscient s'inscrivant nécessairement en langue, lalangue est l'ensemble de toutes les disponibilités d'équivoque du fait de l'usage d'une langue : «Lalangue est, en toute langue, le registre qui la voue à l'équivoque»6.

La lalangue est donc aussi la cohabitation du plus singulier avec le plus commun aux autres, c'est l'univers de paroles dans lequel un être humain baigne dès avant sa naissance, il y a donc un espace qui est commun à tous ceux de sa communauté linguistique, mais il y a un espace qui très vite sera constitué par sa propre perception des signifiants communs à tous. C'est cet ensemble qui, à la fois, contribuant à nous "parler" mais que nous faisons "parler" au fur et à mesure que des signifiants linguistiques communs se cristallisent singulièrement nous constituant comme sujet. Ces deux "échelles" de mise en œuvre de Lalangue – celle du disponible commun sans bornes et celle de la singularité – constituent des instances toujours en coexistence et en potentielle interdiscursivité.

Si tout usage verbal du langage, tout espace de langage en acte, forme discours, ce discours est traversé, dans le moment de sa mise en œuvre dans le pot commun et communiquant du langage, par du singulier. Il n'est pas sûr que cette instance de parole singulière puisse être circonscrite, il n'est pas sûr qu'elle soit définissable. Cependant, en poser l'"existence" semble heuristique et permet d’en traquer les effets sur le linguistique.

La parole d'un sujet serait le tangible, sur le plan linguistique, de cette traversée d'une discursivité pour une part commune à d'autres, pour une part particulière, par un parlant se constituant sujet. Ce procès forme instance.

Entre langue et énonciation, il y a une différence de statut : la langue est ce qui se reconnaît dans l'énonciation "nouvelle". Mais comment différencier discursivité et parole singulière ? C’est à ce point que le manuscrit – l’autographe – intervient comme facteur de désambiguïsation.

Au cours d'une énonciation, dans l'énonciation d'un discours, l'instance de parole singulière entre parfois en conflit avec ce qui est en train d'être dit en discours. Elle en hétérogénéise alors, de façon tangible linguistiquement, le cours, la linéarité pour apparaître dans certaines marques-symptômes, dont le plus repérable est le lapsus.

Le singulier dans le langage – traces du sujet en discours – s'appuie forcément sur l'occasion linguistique présente ou en train d'advenir dans l'occurrence énonciative. Ce singulier là se rend particulièrement visible et tangible dans ce que j'appelle les "événements d'énonciation" dont le lapsus est l'exemple le plus tangible, où là, quelque chose du non-à-dire, se disant…tout de même, apparaît inopinément dans le cours d'un discours, sur fond de discursivité, rompant la linéarité tangible de celle-ci.

En dédoublant le terme convenu de "subjectivité" en subjectivité et singularité, je peux nommer cette double inscription subjective dans l'expression langagière, celle d'une conscience, plus ou moins en accord avec son intentionnalité discursive et s'exprimant selon les règles de discursivité communes à son environnement énonciatif et celle d'un inconscient non maîtrisable.

Benveniste pose, lui, un cadre "événementiel" plus restreint : «La phrase est donc chaque fois un événement différent ; elle n'existe que dans l'instant où elle est proférée et s'efface aussitôt ; c'est un événement évanouissant.». Je considère qu'il arrive parfois qu'un événement dans la phrase fasse advenir un sens percutant, qui recouvre, ou bien déplace, ou bien suspend ce "sens" de la phrase événement benvenistienne. On change alors d'échelle.

Pour autant, la singularité ne se réduit pas à la saillance, mais la saillance événementielle alerte le linguiste analysant le discours que tout ne se passe pas sur une linéarité homogène. Et les questions que je vais poser devant un "événement d'énonciation" seront plutôt les suivantes : qu'est-ce qui de la plasticité de la langue a été mobilisé ?  Qu'est-ce qui, de cet événement en énonciation échappe au discours ? Mais qu'est-ce qui dans le même temps en constitue l'accroche ? Enfin, quel effet cet "événement" aura sur la genèse en cours d’un texte ?

1. 2. Le geste psychique d’écriture.

Le manuscrit est un ensemble sémiotique composé de graphique verbal identifiable comme tel, de crypto-graphique, et de graphismes non identifiable en soi. L’image ci-dessous qui reproduit la couverture d’un carnet de travail d’Andrée Chedid7 fait apparaître des éléments de différentes nature, que le généticien du texte devra prendre en compte : dessin, verbal écrit de différente nature, chiffre, trait, encadrement, etc.

Image1

Bien que ne m’interrogeant que sur le verbal énonciatif, je n’évacue, au départ, aucun de ces aspects : à partir du moment où un élément de l’un de ces aspects participe à l’élaboration énonciative, je dois en tenir compte.

Le sujet traverse le système de la langue, et en le traversant « capitonne » le système de la langue dans un système discursif et énonciatif et qui lui appartient. Autrement dit, en traversant le commun à tout un chacun de la langue, le sujet fore sa voie/voix énonciative singulière qui – forcément – s’inscrit en langue, en marques linguistiques singulières. A la fois, dans cette traversée, il pioche dans sa « lalangue » et, à la fois, cette traversée lui permet de la constituer.

Lorsque le sujet énonce en écrivant, son geste physique laisse les traces de cette traversée linguistique et psychique sur le support d’écriture. "Geste psychique d’écriture" est la désignation de l’ensemble complexe fait de neuro-physiologie, cognition, conscience, inconscient mais aussi de pensée réflexive et d’imaginaire.

Dans le travail de critique génétique d’un texte, c’est-à-dire lors de l’étude du processus de création et d’élaboration énonciative d’un texte, le seul critère objectif permettant de dire si le scripteur est conscient ou non de son geste psychique d’écriture est la suite génétique des corrections. C’est donc sur ce critère que seront déterminés les événements graphiques.

Je considère le manuscrit comme « l’archivage du geste psychique d’écriture »8. Archivage, cela signifie un ensemble de traces à reconnaître, ordonner. Il s’agit bien de traces et non de "pensée". L’écriture est l’ensemble complexe hybride des traces (langue + graphisme) d’une décision d’un sujet d’inscrire en "texte" de la parole. Inscrire suppose alors des supports et des instruments d’écriture. Établir la genèse d’un texte c’est analyser les traces du sujet en tant qu’il accomplit ce geste. Si les traces sont bien les marques de l’engagement du sujet écrivant dans son geste, elles ne permettent pas à elles seules d’analyser les motivations du sujet. Elles permettent, en revanche, d’éclairer la genèse d’une textualisation.

1. 3. «Paradigme de l’indice » et traces linguistiques.

Dans son article « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice »9. Carlo Ginzburg fait apparaître « l’analogie [existant]entre la méthode de Morelli, celle de Holmes et celle de Freud […]. Dans les trois cas [dit-il], des traces parfois infinitésimales permettent d’appréhender une réalité plus profonde, qu’il serait impossible de saisir par d’autres moyens. Des traces : plus précisément des symptômes (dans le cas de Freud), des indices (dans celui de Sherlock Holmes), des signes picturaux (dans celui de Morelli) ». J’ajouterai : des graphes (dans le cas de la génétique des textes). J’insisterai sur ce que reprend Ginsburg, à savoir, l’importance pour Freud de la lecture de Morelli dans les essais duquel il voit « une méthode d’interprétation s’appuyant sur "vétilles matérielles", des détails habituellement jugés comme dépourvus d’importance mais permettant d’accéder aux productions les plus élevés de l’esprit humain. ».

Jacques Rancière, dans son ouvrage L’inconscient esthétique10, poursuit cette réflexion, initiée par Morelli et reprise par Freud puis Ginzburg et signale que « cette méthode du détail peut elle-même se pratiquer de deux manières […]. Il y a d’une part le modèle de la trace que l’on fait parler, où on lit l’inscription sédimentée d’une histoire » et « il y a l’autre modèle qui voit dans le détail "insignifiant" non plus la trace permettant de remonter un processus, mais la frappe directe d’une vérité inarticulable, s’imprimant sur la surface de l’œuvre en déjouant toute logique d’histoire bien agencée, de composition rationnelle des éléments […] Le détail fonctionne alors comme objet partiel, fragment irracordable qui défait l’ordonnancement de la représentation pour faire droit à la vérité inconsciente… »11.

Nous retrouvons avec ces deux « modèles » ce qui nous intéresse dans le travail de l’énonciation sur manuscrit : le repérage de points d’épinglage entre trois dimensions toujours présentes dans toute expression langagière : l’universel (l’univers de la langue utilisée par l’auteur), le particulier (l’espace langagier de l’écrivain), le singulier (lalangue privée de l’écrivain-écrivant). Ces points d’épinglage font événements et distribuent leurs traces sur les éléments matérialisés du manuscrit.

2. Différentes traces indicielles

Considérons les points d’épinglage repérés en traces linguistiques comme indices. Je qualifie les traces graphiques de "linguistiques" dans la mesure où elles entrent dans une configuration énonciative descriptible. Cela suppose une matérialité verbale écrite. Mais à ce verbal s’ajoute des possibilités graphiques qui, isolées, ne constitueraient pas une forme, ou un élément linguistique, mais conjuguées aux formes linguistiques écrites normées, repérables – prises elles-mêmes dans une configuration énonciative – participent, en discours, des formes linguistiques.

L’événement n'a pas d'intérêt linguistique en tant que tel c'est-à-dire en tant qu'"acte manqué" mais il en a un en tant qu'événement faisant rupture dans l'énonciation tout en s'accrochant à la matérialité verbale en train de se dire.

Autrement dit, si l'on considère l’événement comme trace tangible en discours d'un conflit initié par le sujet, le conflit lui-même n'est pas déterminable linguistiquement, il est d'ordre psychique, mais les traces, dans la matérialité de langue doivent être travaillées linguistiquement.

Nous en verrons quelques exemples.

2. 1. Intrication entre graphisme et langue

Image2                                           

Cette note12 – écrite – par un écrivain confirmée fait apparaître de l’oral intériorisé écrit. La relecture immédiate faite au moment de l’écriture permet à l’écrivain en train d’écrire d’entendre sa propre phrase. Est alors perçue l’ambiguïté possible entre ne plus vivre et vivre plus.

Le support écrit permet à l’écrivant, sans répéter la phrase ni le dernier segment13, d’utiliser un signe graphique "+" pour désambiguïser. En désambiguïsant, les deux sens opposés possibles en langue sont donnés : l’un in abstentia : ne plus, l’autre in praesentia : plus.

Le sujet écrivant, inquiet devant la prise de conscience de l’ambiguïté (peut-être marque d ‘hésitation) investit le caractère sémiotique du support d’écriture, le graphisme, pour choisir.

2. 2. Intrication entre le geste psychique de l’écrivain en train d’écrire et l’élaboration fictionnelle en train de se faire.

L’exemple suivant est extrait d’un brouillon de Nancy Huston14

Image3

Le passage est particulièrement pertinent. Il s’agit de la rencontre entre l’ambiguïté de l’écrivain-écrivant quant à l’énonciation hic et nunc du mot "morte" et l’incertitude du narrateur fictif quant à l’emploi de ce même mot, dans son récit, par son personnage. L’énonciation énonce le geste d’écriture du scripteur en même temps qu’elle construit un énoncé narrant l’écriture d’un passage d’une lettre. L’observation du manuscrit laisse apparaître le personnage (que l’écrivant est en train de créer par l’intermédiaire de son narrateur fictif) venir à la rencontre de l’écrivain en acte d’écrire. En effet, sur le manuscrit, la première occurrence du mot "morte" barrée est barrée par le scripteur, la rature se fait dans la ligne, la réécriture est ponctuée par un point et un soulignement : même mouvement d’écriture entre graphie, puis rature, puis re-graphie de ce mot fatidique.

Image4

Voilà ce que seul le brouillon peut nous montrer : la butée sur ce mot – événement d’écriture – passe de l’écrivain scripteur au narrateur qui la reprend au compte de son personnage et la récupère en fiction. On le voit aussi, un seul mot est en jeu, un seul ; il ne s’agit pas d’une hésitation entre divers mots possibles, non, mais à un balancement entre l’inscription d’un mot et son effacement. L’hésitation dont il s’agit ici ne concerne pas la recherche du mot juste parmi d’autres mots possibles, cas que l’on trouve souvent dans les manuscrits avec inscription de paradigmes divers suscitant le choix, il s’agit, ici, d’une hésitation exclusive et dichotomique : écrire le mot "morte" ou l’effacer.

Le mot "morte" est balancé entre son refoulement par le sujet scripteur (écrivain écrivant) qui accomplit le geste d’écriture sur le manuscrit et l’énonciation du narrateur dans la fiction du texte. Le mot est "balancé" cela signifie que son espace d’inscription ne peut être que celui de l’hésitation entre exhibition et effacement, hésitation dans le geste d’écriture où se rencontrent écrivain-scripteur et narrateur sur ce même matériau que sont les mots de la langue. La rature exhibe le mot qu’elle répète15, la fiction énonce l’hésitation continue. Il y a ainsi deux temps qui peuvent être dégagés : une hésitation fondamentale, psychique entre l’exhibition du mot et son effacement, le deuxième temps, récupéré dans la fiction, refoule ce refoulement du mot "morte".

Ce passage montre la conjonction entre lexique, syntaxe et sémantique dans ce geste hésitant d’écriture. Il expose, exhibe le clivage entre sujet en train d’écrire – grâce aux traces matérielles (ici rature de mot puis reprise) laissées par le scripteur – et narrateur.

2. 3. Les compacifications de mots

Je présenterai deux exemples16

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Sur ce premier exemple, nous pouvons lire sur la dernière ligne du f°88 et la première du f° 89 (transcription linéarisée) :

La même fraternité de la souffrance d’unemême|angoisse, et d’une même souffrance, et d’une même <solitude et d’une même> attente déss/pérée.

Le mot même est inscrit cinq fois ; « unemêmeangoisse » n'a pas été entièrement corrigé à la relecture, juste un trait entre "même" et "angoisse" mais pas entre "une" et "même".17. Ce mot compacté, qui ne constitue pas à proprement parler un mot-valise, densifie l’expression du désir de fusion et de ressemblance. Le refus de l’espace entre un et même ajouté à l’évitement, pour un temps, de l’espace entre même et angoisse énoncent graphiquement et, de fait, explicitement, l’identification fusionnelle entre l’"autre" et l’angoisse. Stricto sensu, cette identification est donnée à voir : cet acte manqué d’écriture est un acting out.

Voyons ce mot compacté – « masolitude » – au folio 37 (première version) du tapuscrit de L’avenir dure longtemps18:

Image6

Ce mot compacté est-il corrigé  et l’appropriation-identification initiale entre ma et solitude est-elle "repentie" oubien au contraire nourrie d’une autre identification énonciative à « ma fragilité » ? Ce qui est certain, c’est qu’il y a eu acte d’identification-possession. "Ma" le déterminant possessif a forcé le substantif solitude pour devenir sa substance et opérer une identification absolue. La superposition graphique, les becquets d’inclusion/séparation identifient la solitude à la fragilité. La solitude s’incruste de fragilité et devient le tout du moi. Là encore, l’acte graphique fait office d’acting out.

3. Les lapsus et leurs marques

Du point de vue énonciatif, l’intérêt du lapsus se trouve dans le fait de le circonscrire, c’est-à-dire de le distinguer de ce qui n’en est pas. Le travail consiste alors à en expliciter la configuration linguistique.

Un lapsus se distingue d’une simple faute de frappe ou d’une simple faute d’orthographe. Mais, pour advenir, il fait feu de tout bois, de toute matérialité langagière, il peut donc utiliser les touches du clavier, ou le système grammatical et orthographique pour se constituer.

Deux grandes classifications peuvent être faites en ce qui concerne le lapsus écrit : une classification selon la matérialité graphique utilisée et une classification selon sa place en discours.

3. 1. Diverses matérialités graphiques

3. 1. 1. Lapsus et faute de frappe.

Il est nécessaire d’observer les "fautes" en fonction de la place des lettres sur le clavier.

L’exemple suivant – exemple a contrario – fait apparaître une faute de frappe multiple sur un mot qui ne peut guère être portée au crédit d’un lapsus :

Quel bénéfice en tirais-je pour mon propre compte ? Sans doute

l(zvzntzgr d’être port" derechef à la tète [sic] de ma classe, de jouir en

fin de la considération de :es petits camarades,…

(Althusser, tapuscrit de L’avenir dure longtemps, f°VIII (3 ))

toutes les fautes de frappe sont produites par un décalement des doigts : le "z" est à côté du "a", le "r" est à côté du "e" ; et par ailleurs, l’apostrophe est à côté de la parenthèse. Par le détour du clavier on peut reconnaître le mot "avantage" alors que le linguiste, lui, ne peut rien retrouver dans le mot produit, aucun signifiant n’y est reconnaissable.

Dans l’exemple suivant des fautes de frappe se trouvent dans le cotexte d’un lapsus, leur présence fait alors office de critère pour distinguer un lapsus dans leur cotexte :

En revanche, ce que je dois à mon lecteur parce que je me le

dois,

c'est

parce que je le dois à l'lucidation des racines subjectives de

attache!me,t sêcifique à mon térier de prpf de philosophie à l’ENS

mon xwxwxwxwxwx à la philosophie, à la politique, le parti, mes livres

(Althusser, tapuscrit de L'avenir dure longtemps, f°149a)

Il n'y a pas, ici, de corrections manuscrites, tout est fait de façon non différé à la machine, y compris les corrections et ajouts en interligne ("c'est" et "attachement…").

Les fautes de frappes dûes à la proximité de touches sur le clavier (, et n ; ^et p et "o" et "p"), sont peu nombreuses et permettent de reconnaître les signifiants déformés. Mais ensuite, « térier » est bien un lapsus car le "m" et le "t" ne sont pas du tout proches, le signifiant n’est pas seulement déformé, il est manqué et substitué. Le contexte profond à l’intérieur duquel le lapsus est recueilli, permet d’entendre un lapsus.

3. 1. 2. Lapsus et rature.

Toute rature n’est pas un lapsus, mais un lapsus peut être attesté par une rature. En dépliant le fragment suivant selon sa genèse nous découvrons un phénomène tout-à-fait intéressant : un lapsus par correction

.Je n’avais qu’une idée en tête, dieu sait pourquoi :

que j’  surement pas

m’assurer que je n’étais pas atteint de maladie vénérienne. je consul-

tai dix médecins militaires, qui me trouvèrent sain, mais chaque fois j’étais persuadé qu’ils me cachaient quelque chose.

(Althusser, tapuscrit de L'avenir dure longtemps, f°83)

  • 1ère frappe à la machine :

Je n'avais qu'une idée en tête, dieu sait pourquoi :

m’assurer que je n'étais pas atteint de maladie vénérienne.

Puis, deux corrections successives, la première, en bleu, transforme la phrase en : « ...que j’étais sûrement atteint de maladie vénérienne. ». La seconde, en noir, rétablit « que je n’étais pas ».

  • Correction au stylo bleu :

Je n'avais qu'une idée en tête, dieu sait pourquoi :

que j'  sûrement

m’assurer que je n'étais pas atteint de maladie vénérienne.

  • Correction au feutre noir :

Je n'avais qu'une idée en tête, dieu sait pourquoi :

que j'  sûrement pas/

m’assurer que je n'étais pas /atteint de maladie vénérienne.

Grâce aux différentes matérialités (machine + graphie + couleurs d’encre) nous avons accès à la chronologie du geste scriptural. Pour le linguiste, cette possibilité offre un éclairage sur la recomposition énonciative.

Il s’agit d’un lapsus syntaxique et non seulement un échange de mot. La première correction est différée par rapport au premier jet, elle est mobilisée pour faire lapsus, un lapsus qui sera corrigé dans la seconde correction, elle-même différée par rapport à la première.

Une correction de lapsus effective, matérialisée par une rature (ici, lors de la seconde campagne de rature) doit être considérée comme une monstration de deux formes linguistiques signifiantes. Il s'y opère un décrochage sémiotique entre deux trajets énonciatifs en principe séparés et qui là se rencontrent dans l'événement-lapsus ; la rature rectifie et tente d'occulter l'événement dans l'après coup mais elle montre, le plus souvent, le signifiant raturé La rature sélectionne exactement (comme le fait de sélectionner à l'ordinateur) le mot, le fragment ou le syntagme à remplacer.

3. 1. 3. Lapsus non corrigés : pas de traces spécifiques

  • - Faute d’orthographe :

 vain à la place de vin

(Dans une liste de courses manuscrite alimentaires, Oct. 2000) 

Ce lapsus repose sur la matérialité de l’écrit. L’énonciateur écrivant mobilise une homophonie pour commenter subjectivement au lieu de seulement mentionner le nom d’un objet. De fait, en mobilisant les opportunités de la langue, il fait deux choses à la fois et dit deux mots à la fois. Le linguiste reconnaît le mot prévu bien qu’il ne soit pas de même nature (vain = un adjectif, vin = un substantif) par le contexte et peut même établir une relation sémantique (glose : il est vain d’acheter du vin).

Je partirai lundi matin de bonheur

(Dans une lettre manuscrite, non corrigé, déc. 2000)

Ce lapsus se situe entre faute d’orthographe et faute de syntaxe, il repose sur la matérialité de l’écrit. L’énonciateur-écrivant utilise une homophonie pour modaliser subjectivement une indication objective. Ce faisant, il transforme un syntagme nominal indicateur de temps en un substantif – fautif syntaxiquement – mais qui a pour effet sémantique celui qu’aurait un adjectif attribut : "je partirai lundi heureux". Le linguiste reconnaît le syntagme nominal (locution figée) "de bonne heure" derrière le substantif fautif.

Le discours annoncé dit : je partirai de bonne heure. L’autre parole fait effraction pour dire en plus : je serai dans le bonheur, commentaire subjectif qui s’ajoute à l’indication temporelle transmise en même temps, à l’écrit.

  • Faute de grammaire 

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[…]

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(Althusser, tapuscrit des Faits, 9)

Le lapsus est non corrigé. Plus haut, sur le même feuillet, dans le contexte proche du passage on remarque une "faute" rectifiée (« Je soupçonnai que Suzy s’y/se trouvai<t>) qui témoigne d’une lecture corrigeante ; dans le même mouvement « j’était » aurait pu être rectifié. La lecture de l’ensemble des manuscrits des autobiographies permet de dire que « j’était » est un lapsus. Il entre, en effet, dans une série sur laquelle nous reviendrons.

Il s’agit d’un lapsus seulement possible à l’écrit. Il joue sur un paradigme morphogrammatical : les marques des 1ères et 3èmes personne du singulier à l’imparfait de l’indicatif.

3. 2. Place et répétition dans le discours

L’étude de genèse d’un long corpus permet d’observer la façon dont les traces graphiques s’insèrent dans leur contexte : du cotexte au contexte à dimension variable (du passage à l’œuvre et même à l’ensemble des archives disponibles). Une analyse dialectique est alors possible des effets du "détail" graphique sur l’ensemble du texte et par suite sur sa genèse, et inversement, de comprendre le détail par l’ensemble. Autrement dit, la longueur d’un discours à l’état manuscrit par un même énonciateur est précieuse ; il permet l’exploration d’hypothèses et la vérification matérielle de celles-ci.

Le travail que j’ai mené sur les manuscrits des autobiographies d’Althusser, contexte quasiment exhaustif, me permet de faire un classement entre lapsus-hapax  (attestation isolée) et lapsus récurrents dont la récurrence fait discours.

3. 2. 1. Les lapsus hapax

Il s’agit de lapsus flagrants qui ne se présentent qu’une seule fois dans le texte. En voici deux, différemment constitués.

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Althusser, tapuscrit de L’avenir dure longtemps, f°174 (5)

Il me dit qu’il vient de faire "le tour de Paris" pour expliquer la situation à tous ceux qu’il pouvait rencontrer afin de couper court à toutes les "accusations de mertre" pertre" meurtre"

On repère immédiatement que, du point de vue de l’énonciation, ce qui se passe d’intéressant se trouve au lieu de cette butée sur le mot “ meurtre ”. Le scripteur-autobiographe s’y reprend à quatre fois.

Il s’agit d’un lapsus à "ressort" : deux essais successifs entachent irrémédiablement le mot juste, "juste" parce qu’il s’agit du signifiant meurtre prévu par le discours dont la linéarité était en cours.

La première occurrence de « meurtre » est densifié par « pertre » et « mertre », c’est-à-dire des formes de langues reconnaissables dans la transgression qu’elles opèrent. Dans « pertre » on peut reconnaître "perte" et "père" et dans « mertre », on reconnaît "mère". Les "erreurs" sont successives : mertre pertre meurtre La longue rature englobant les trois graphèmes donne à voir le travail associatif derrière le mot. Elle montre, peut-être prouve, que la communication "intentée" selon le terme de Benveniste19 n’est pas exclusive ; que la langue est mise à profit pour que ce qui – venant d’ailleurs – et devait être dit, soit énoncé.

La première inscription du mot « meurtre » est intimement signé par les accidents associatifs et linguistiques dont il est le lieu : marques d’hésitations, d’affleurements de sens non stabilisés ; il est signé aussi par la rature qui englobe les trois. Il a fait effraction dans le discours/récit qui rapportait l’éventuel meurtre d’un autre.

Ainsi, « meurtre » n’est pas dédoublé bien que répété, il est clivé. Un même signifiant expose deux signifiés différents. Un signifié renvoie à un meurtre particulier – lui-même dédoublé – et, en tout cas, difficile à "qualifier" (pour employer un terme juridique, s’agit-il, en effet, d’un " mèricide" ou d’un "pèricide") et qui vient événementer le discours du récit où allait s’inscrire, et arrive à s’inscrire finalement un signifié discursif qui renvoie à ce meurtre éventuel dont on pourrait accuser la personne dont on rapporte le récit.

Le premier signifié s’inscrit par effraction répétées, il vient épingler le signifiant meurtre par une singularité incontrôlée.

Le lapsus suivant est visiblement non corrigé.

pour y reconnaître mon propre désir à

moi (pas celui de ma mère), qui avait une sainte horreur de toy/ut contact

tant elle était obsédée par

phi/ysique, avant tout dans la « preté » de son corps qu’elle protégea de mille façons, avant tout par ses innombrables phobies, de tout empiète-

ment périlleux).

(Althusser, tapuscrit de L'avenir dure longtemps, f°203)

Une relecture corrigeante dans le cotexte immédiat le laisse tel quel. La présence des guillemets, les corrections avant et après inclinent à penser que « la preté » se clive en "la propreté" attendu par le discours et "l’âpreté", désire de dire refoulé. L’oubli – ou le refus – d’une première syllabe, laisse entendre un autre mot ; laisse entendre, c’est dire que l’écrit se sert du substrat phonique pour constituer le lapsus.

3. 2. 2. Les lapsus-discours

Il s’agit de lapsus récurrents dont la récurrence fait discours, discours dont le contenu est identifiable. Les trois séries suivantes (qui ne sont pas exhaustives du corpus Althusser) montrent tout l’intérêt du repérage de tels lapsus-discours. Ils peuvent éclairer tout un aspect de la genèse d’une œuvre. Inversement seule la profondeur génétique permet de repérer, reconnaître et travailler ce lapsus qui ne se serait pas entendu à l’oral.

  • - Série des personnes ("je" et "il") portées par un même verbe conjugué 

Dans cette série20 où l’auteur fait porter par un même verbe la première et la troisième personne du singulier : "je" et "il". J’était peut être interprété comme signifiant : j’étais moi et j’était un autre.

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  • - Série s/désir

L’inscription du mot désir  donne lieu, la plupart du temps,à un accident : « désir » est préalablement écrit « sésir » qui désigne phoniquement "saisir".

.Nous étions deux à nous disputer la première place en classe :

un jeune garçon au vk/isage ingrate , rablé, très fort en maths (où

selon le "s/désir de l/ma mère" j'étais plutôt médiocre)…

(Althusser, L'avenir dure longtemps, 61)

. J'avais assez subi le

ne pouvais/ que/

désir de ma mère, au point de sentir que je /le réalisai/er /contre le

mien, je prétendais assez avoir enfin droit à mon propre (tout

en étant incapable de me le rendre présent, ne vivant que de son man-

de son amputation : de sa mort)

que) pour ne pas suporter qu'un tiers, qui que ce fût, m'imposât son

à lui/ et

s/désir/ et ses "idées", comme les miens, à leur place.

(Althusser, tapuscrit de L'avenir dure longtemps, f°122/p. )

Toutes les corrections sont manuscrites au feutre noir.

Par quoi avais-je accès au monde, si étroit et répétitif, qui

me/'environnait lorsque j'étais enfant? Par quoi, m'introduisant dans

pouvais-je bien

les/désir de ma mère m'y rapportais/er -je ?

(Althusser, tapuscrit de L'avenir dure longtemps, f°200/p.205)

Du fait de la proximité, sur le clavier des touches "d" et "s" le lapsus est soumis très fragilement à interprétation. Sur le plan morphologique, il y a simple substitution d’un phonème. Sur le plan sémantique, on voit bien que les deux mots appartiennent à des séries bien différentes et même opposées : du point de vue du paradigme actif/passif, du point de vue du paradigme verbe/substantif, du point de vue du paradigme positif/négatif.

  • Série de butées sur le mot "aimer"

Cette butée fait disparaître le "m" et apparaître "aï". Ce qui est tout-à-fait intéressant du point de vue du signifiant "aimer", c’est que la lettre disparue, le "m" nomme phonétiquement le mot disparu dans le lapsus.

elle vivait comme elle le pouvait ce qui lui était ad-

venu : d'avoir un enfant qu'elle n'avait pu se retenir de baptiser

mait

Louis, du nom de l'homme mort qu'elle avait aiimé aimé et aiaait tou

jours en son âme

(Althusser, tapuscrit de L'avenir dure longtemps, f°34)

Le premier barré est en croix, à la machine, la seconde correction est au feutre noir, différée.

C’est de là que date mon hostilité (qui fera plaisir à mon a i L. Sève qui ferrailla longtemps et avec raison et avec raison contre l’idéologie des dons...

(Althusser, tapuscrit de L'avenir dure longtemps, f°52)

Le barré est manuscrit, différé, au feutre noir

En fait je compris qu’il

représentait une image positive de cette mèr [sic] que j’aii/mais

m’aimait

qui m’aâit, une personne réelle avec qui je pouvais réal

iser cette "fusion" spirituelle qui était selon le désir de

ma mère, mais que son être "répou/ugnat/nt

(Althusser, tapuscrit de L'avenir dure longtemps, f°61)

Toutes les corrections y compris en surcharge sont différées au feutre noir. On peut, par ailleurs, remarquer un autre lapsus sur "répugnait", qui dans la correction devient "répugnant".

Conclusion

Un texte final – c’est-à-dire fini et publiable sinon publié – n’est pas le produit d’une intention continue et homogène, il n’est pas le produit d’une stratégie d’élaboration linguistique. Il est le résultat de divers élans d’inscription qui, dès qu’ils sont perçus par le scripteur comme énoncés sont soumis à d’éventuelles ratures, reprises, reformulations… les événements d’énonciation traversent ce processus normal d’écriture par saillance graphique : ils sont parfois perçus et repris par l’écrivant – mais le repentir n’efface pas l’événement, il le confirme au contraire – , soit non perçus.

Cette indétermination, ce non-défini par avance, anime l’écriture de façon perverse : on écrit pour dire quelque chose. Ce "quelque chose" ne peut être dit que dans un acte d’énonciation qui tend à produire un énoncé. Mais cet énoncé ne peut s’accomplir que par la dimension de l’insu : le "quelque chose" à dire se modifie au fur et à mesure qu’il est "défini", c’est-à-dire énoncé et que l’écriture, durant sa production, à la fois le fixe et le modifie, l’inscrit et le rature, sans possibilité de cesse, sans possibilité de prévision d’exactitude. La mise en forme finale conjoint, synthétise, synchronise toute cette élaboration et fait disparaître la plus grande part des traces des événements qui ont pourtant nourri le texte final.21

L’hésitation – geste psychique de clivage – ne peut se verbaliser à l’écrit qu’en marques graphiques : graphes de mots, ratures, reprises, surcharges, échanges lexico-sémantiques.

L’hésitation manuscrite – essentiellement graphée en ratures, reprises, déplacements – est la tenue entre le dehors et le dedans, elle désigne la frontière entre l’extériorisable, l’exhibable et l’intériorisé refoulable.

La genèse des traces (habitus ou hapax) est un moyen d’appréhender le style. Le style est la composition qui résulte de cette traversée non volontaire, en partie consciente, en partie inconsciente. Le style d’écriture se constitue dans la composition de la matérialité linguistique qui sature les énoncés. L’approche linguistique de la genèse d’un texte consiste en le fait de comprendre la construction processuelle de cette matérialité.

Les traces événementielles singulières telles que nous venons de les voir, participent du style mais le dépassent. Elles y participent et nourrissent celui-ci en habitus reconnaissables, elles le dépassent en inscrivant – de fait – dans la trame qui restera souterraine (la doublure), quelque-chose du sujet en train d’écrire.

La linguistique, la génétique des textes et la psychanalyse ont tout intérêt à tenter d’éclairer de leur point de vue un espace commun de rencontre : l’horizon de la genèse trouverait ses limites – donc ses contraintes et ses possibilités – entre la résistance structurante du matériau linguistique (la langue) et l’indéfiniment malléable, singularisable de l’inconscient ([la] lalangue de chacun).

Cet article peut être considéré comme une contribution appliquée de leur rencontre et de l'enrichissement réciproque – dans la distinction de chacune des disciplines. Une linguistique qui ne serait pas pure description de la langue, mais qui s'appuyant sur le linguistique reconnaissable du matériau manuscrit apprécierait la création énonciative incommensurable de la parole humaine ; création énonciative par laquelle seule, quelle que soit la voie adoptée, peut s'élaborer, se connaître et parler de soi un sujet.

Baudelaire parlait de « l’émeute du détail ».

1  Voir Fenoglio, 1997, 1999, 2001, 2003 a,b,c.

2   E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, vol.1, V L'homme dans la langue, Gallimard (coll. Tel), 1966, 259.

3  Je dis bien, la théorie psychanalytique a ouvert ce champ ce qui ne signifie pas que les psychanalystes soient les seuls à considérer les choses de cette façon.

4  Problèmes de linguistique générale, op. cit., 259-261.

5  J. Lacan, Le séminaire, livre XX, Encore, éd. du Seuil, 1975, 126.

6  J.-C. Milner, L'amour de la langue, Seuil, 1978, 22.

7  Ce carnet fait partie du fonds Chedid de l’IMEC. Cette couverture est reproduite avec l’aimable autorisation de l’IMEC .

8  Cf. Fenoglio I., 2002 et 2003.

9  in Le débat 6, nov. 1980, pp. 12. Article issu de l’ouvrage Crisi della ragione, Turin, Einaudi, 1979.

10  Jacques Rancière, 2001, chap. « Des divers usages du détail », p. 57-62.

11  Ibid. p.58-59.

12  Il s’agit d’une note manuscrite d’Andrée Chedid sur le carnet de travail reproduit ci-dessus. Archives IMEC. Voir I. Fenoglio, "Entretien avec Andrée Chedid", Genesis 21, 2003, pp. 127-140.

13  A l’oral, la correction aurait exigé la reprise phonique d’au moins l’ensemble du dernier segment.

14  Brouillon de Visages de l’aube, Actes sud/ Leméac, 2001 (coll. privée pour le brouillon).

15  Cf. Almuth Grésillon, 1994.

16  Les images suivantes ont été scannées à partir du fonds Althusser de l’IMEC que nous remercions pour les autorisations de reproduction. Lorsque je n’ai pu reproduire l’image du manuscrit, j’ai transcris le passage de la façon la plus fidèle possible.

17   Pour le contexte et l’analyse de ce passage, Cf. Fenoglio, 2001 b, 148.

18  Pour plus de détails sur ce passage, Cf. Fenoglio, 2002, 67.

19  P.L.G., 225, "La forme et le sens dans le langage" : “ ce qu’on peut appeler l’intenté = ce que le locuteur veut dire ”.

20  La liste qui suit a été fabriquée à partir d’extraits de divers folio. L’entourage des lapsus n’appartient pas aux manuscrits.

21  Je dis la plus grande part, car parfois, des traces encore fraîches subsistent dans l’édition publiée. Cf. I. Fenoglio, " « Toute ma vie se passe… ». Histoire d’une parenthèse dans les autobiographies d’Althusser", in Le vif du sujet, Besançon, PUFC, 2002 189-206.