Les Cahiers de Paul Valéry sont un formidable réservoir d’idées et d’images où nous n’avons pas fini de puiser des pensées appelées à appuyer ce que nous avançons, où nous trouvons des expressions censées illustrer nos propres réflexions. Quiconque travaille sur Valéry se persuade que les Cahiers sont l’une des œuvres les plus citées. C’est un fait dont on peut se réjouir, ou se méfier. Car traiter les notes de Valéry comme une source intarissable de citations à valeur universelle, suppose qu’elles soient des éléments facilement séparables de l’ensemble des cahiers, carnets et feuilles volantes, qui les englobe. Une telle démarche les réduit au statut de fragments de texte. Elle néglige de prendre en considération la totalité discursive qu’elles contribuent à composer et qui les intègre en retour.

Certes, l’édition de la Pléiade semble nous autoriser, en raison de l’arrangement des rubriques et du précieux index analytique, à explorer et à exploiter les Cahiers sans tenir compte de l’ordre dans lequel les notes se suivent dans les manuscrits. Sans dénier aux deux volumes établis par Judith Robinson-Valéry l’énorme mérite de nous avoir facilité l’accès et la lecture des Cahiers, force nous est de reconnaître que le choix, forcément subjectif, des notes ainsi que leur regroupement thématique favorisent une saisie papillonnante qui ne se soucie ni de la succession des 260 cahiers originaux ni de celle des notes à l’intérieur d’un seul cahier (pour ne pas parler, de surcroît, des chantiers d’écriture parallèle). Ils créent, par ailleurs, l’illusion d’un classement qui, sans être complètement étranger à la visée valéryenne, est le résultat d’une intervention extérieure.
Depuis la publication des premiers volumes de l’édition intégrale des Cahiers 1894-1914 (je ne tiens pas compte de l’édition en fac-similé), respectueuse du dispositif typographique des pages manuscrites, nous ne saurions plus ignorer l’ordre – ou serait-il plus juste de dire le désordre – dans lequel les notes, les dessins et les croquis de Valéry se succèdent dans les cahiers originaux. Ce n’est pas seulement le respect de la succession originale des notes – aussi insignifiantes qu’elles puissent nous paraître parfois – qui nous impose une saisie différente de celle que suggère l’arrangement thématique de la Pléiade. C’est encore le souci de l’intégration qui nous oblige à modifier notre compréhension. Bien que cette édition s’arrête – provisoirement ? – en 1914, elle obéit à une logique de totalisation. Elle nous invite à lire les Cahiers intégralement, rendant plus difficiles les approches sélectives. Nous ne pouvons ignorer l’ensemble auquel les notes appartiennent et collaborent, quand bien même leur unité et leur cohérence nous échapperait. Tout en décidant de travailler, pour des raisons pratiques, sur des extraits de texte, nous savons que ceux-ci font partie d’un tout qui les transcende. La visée intégrale est en puissance l’horizon sur lequel les notes particulières se détachent.
Du moment qu’elles ne sont pas disposées et regroupées a priori selon un critère thématique, la question se pose de savoir si les notes s’enchaînent, par delà leur simple juxtaposition et leur manifestation linéaire, selon un ou plusieurs principes d’organisation. L’écriture matinale de Valéry nous confronte-t-elle à une suite désordonnée de notes, aléatoirement jetées sur la page blanche, ou se fonde-t-elle, tout au contraire, sur un ordre qui nous permet de les comprendre dans une perspective d’ensemble ?
Il est fort probable que ce n’est pas un seul ordre qui sous-tend les Cahiers. Nous osons énoncer, en revanche, l’hypothèse selon laquelle plusieurs types de liaison nous facilitent l’inscription des notes dans un ordre intelligible. Ce sont, en d’autres termes, les stratégies de cohérence qui méritent toute notre attention, puisqu’elles nous conduisent à tenir compte, non seulement de quelques beaux aphorismes isolés, mais aussi des innombrables suites de notes dont les rapports logiques, échappant à la première lecture, sont à construire. Il nous faut dépasser une lecture fragmentaire afin de pouvoir décrire la genèse et le fonctionnement en réseau des cahiers, afin de dégager les types de raisonnement susceptibles de les articuler ensemble.
Une telle approche nous permet, d’autre part, de tenir compte et de la variété de l’écriture et de l’évolution de la pensée valéryennes. Les changements significatifs apparaissent à condition de considérer les notes comme les composantes d’une totalité, même si celle-ci est en perpétuel devenir. La tâche n’est pas facile, mais celui qui s’y attelle découvre plus facilement les questions et les réponses – toujours provisoires – qui structurent les Cahiers, une œuvre ouverte, infiniment perfectible. On observe alors que les Cahiers, comparables en ceci à des textes littéraires, tracent au début des pistes de lecture qui sont, par la suite, développées et approfondies.
La première page du cahier 43, qui ouvre le volume IX (1907-1909) de l’édition intégrale1, me servira d’objet d’étude. Elle propose une suite de six notes, de longueur inégale, qui concernent, entre autres, l’idée « en moi », le couple notionnel demande/réponse et une réflexion sur le voir ou, plus exactement, sur les limites de l’acte de voir (« Nous ne voyons pas »). Comme ces termes sont mis en italiques, ils semblent occuper une place particulièrement importante dans l’économie générale de ce cahier. A titre d’hypothèse, nous les concevons comme des champs de réflexion où viendront s’inscrire, par intervalles irréguliers, des notes qui se révèlent aptes à en faire partie intégrante. Ce processus d’inscription modifiera aussi bien le cadre, c’est-à-dire le domaine de réflexion, que les idées qui s’y actualisent, car le domaine et ses composantes se déterminent réciproquement. On constate, par ailleurs, que les grands champs de réflexion peuvent être mis en rapport les uns avec les autres. A la seconde page du cahier 432, la notion de « moi » se trouve ainsi étroitement liée à l’observation des limites inhérentes à la perception visuelle : « Le Monde est bien ce que je vois – rien d’autre. /Mais moi – je ne me vois pas. »
Dès lors que nous commençons à prêter notre attention au lexique du voir, nous nous rendons compte que les expressions désignant la perception visuelle ou l’organe de la vue (« les yeux » ou « l’œil ») sont omniprésentes dans les premières pages du cahier 43. Qui connaît Valéry ne sera pas étonné que la notion de « point de vue » apparaisse dans ce contexte, car elle est régulièrement convoquée quand l’auteur des Cahiers cherche à représenter les limites et les conditions de possibilité du voir et du savoir. Mais ce n’est pas seulement la reprise de mots appartenant au champ sémantique de la vue que nous remarquons : désormais nous sommes aussi sensibles à l’introduction de nouvelles notions qui se laissent rattacher aux domaines conceptuels déjà esquissés. Ainsi l’introduction du concept de « vision mentale »3 ne nous semble point incongrue : elle participe à l’élargissement et à la différenciation interne du champ balisé par la réflexion sur le voir.
La naissance de l’idée de « vision mentale » est certainement favorisée par la mise en place du cadre conceptuel du voir. Mais elle s’explique encore par le voisinage des réflexions conduites sur la parole et la pensée intérieures. Les notes semblent donc aussi s’appeler de proche en proche. Elles s’associent en réagissant les unes aux autres selon des rapports de contiguïté. Ce constat devrait nous mettre en garde contre des commentaires qui se plaisent à les extraire sans tenir compte de l’espace de texte – page et cahier – où elles se situent.
Points de vue, visions, manières de voir – toujours au pluriel – sont donc les notions qui jalonnent l’une des pistes de lecture ouvertes dès la première page du cahier 43. Elles sont les repères qui nous permettent de saisir les liaisons provisoirement établies entre les innombrables notes et dessins. Car il est indéniable que ces notes et dessins n’ont rien de définitif, n’exprimant pas de vérité absolue. Par le fait même qu’elles sont reprises sous des formes et sous des rapports qui ne cessent de varier, les notes de Valéry défont continuellement le « système » à l’émergence duquel elles participent.
Mais revenons à la problématique des différents modes de perception, à l’une des lignes de force du volume IX des Cahiers. Le rôle prééminent qui lui est attribué explique la référence explicite aux visions de Catherine Emmerich. Nous pourrions être surpris de constater que Valéry s’intéresse aux visions de cette religieuse allemande (1774-1824) qui reçut les stigmates d’une double croix sur la poitrine. Dans le contexte du cahier 43 cependant, une telle référence n’est pas aussi surprenante qu’on peut le croire, puisque Valéry se propose d’intégrer les distinctions reconnues par la mystique elle-même à son propre système de classification des différentes manières de voir. Le passage de ses considérations sur la vision mentale aux expériences spirituelles de la stigmatisée ne manque pas de logique. La référence précise à l’ouvrage de Catherine Emmerich – Valéry possédait les trois volumes de la traduction française de ce texte4 – s’inscrit de façon cohérente dans ses notes. Elle permet à Valéry d’approfondir sa compréhension de la différence qui sépare la vision mystique de la vision scientifique. Et ce souci d’opposer les divers types de vision fait, à son tour, partie intégrante du rapport d’incompatibilité que Valéry établit entre la Science et la Religion définies, dans une page précédente, comme, dit-il, « deux manières irréductibles de voir »5.
Les notes sont donc plus ordonnées qu’on ne le pense au premier regard. Elles s’articulent les unes aux autres en déployant les diverses formes et fonctions de l’opération nommée « voir ». Du moment que les oppositions conceptuelles sont mises en place, elles sont susceptibles d’être reprises sous des appellations et sous des angles différents. L’opposition entre les visions religieuses et les visions scientifiques est ainsi reformulée et repensée, quelques pages plus loin6, dans l’intention de distinguer entre « une vue transcendante » et la « vue des physiciens ».
Cependant, la vue – la perception visuelle – est un objet de réflexion spécifique, car elle suppose nécessairement le sujet qui regarde. Elle échappe, en d’autres termes, à une saisie objectivante. L’observateur intervient – explicitement ou implicitement – dans l’opération perceptive. Il ne peut pas ne pas modifier – en tant que référence limite – l’objet perçu. Et même si l’on essaie d’intégrer le sujet dans la représentation de l’acte perceptif, il y aura toujours un point focal qui se soustrait à la saisie : « Mais moi – je ne me vois pas. » Valéry doit reconnaître que l’objet et le sujet du regard sont inclusifs l’un de l’autre. Ce que nous voyons est toujours partiel, résultant d’un champ de vision limité. Impossible d’actualiser simultanément tous les points de vue envisageables. Comme le regard n’est pas un objet du monde parmi d’autres, comme il implique l’élaboration d’une théorie du sujet, il conduit Valéry à réfléchir sa « vision » de l’homme et du monde, à accompagner tout ce qu’il note par une référence aux manières de voir qu’il mobilise lui-même. C’est sa propre méthode qu’il s’agit de réfléchir en essayant de prendre conscience des contraintes qui la limitent. De la vue, soumise à la pensée comme un objet défini, Valéry passe au regard considéré comme un objectif qu’il faut continuellement redéfinir. Au lieu de traiter le regard comme une donnée du monde, il le vise comme ce qui est « à trouver »7.
C’est donc une métaréflexion sur le voir qui se développe. Les notes se transforment en un essai sur les Discours – scientifique, religieux, artistique – qui, en même temps qu’ils l’actualisent, déterminent ce que nous voyons, ou ne voyons pas, et aussi ce que nous voulons ou croyons voir. Or l’objectif des Cahiers est de mettre en évidence, non seulement la pluralité des manières de voir, mais encore l’unité qui les fonde et qui nous permet, malgré leurs divergences, de les organiser dans une vue d’ensemble. C’est l’ordre sous-jacent que Valéry cherche à dégager, en dépit du fait que chaque vue considérée isolément nous apparaît comme l’expression d’un désordre : « Une vue = un désordre. Nous sommes accoutumés au désordre. »8 Suivant l’optique que Valéry fait sienne, l’acte de voir se définit comme une façon d’ordonner le monde9 ou, au contraire, comme l’instauration d’un désordre. Tout dépend, en dernière analyse, de la notion d’ « ordre », c’est-à-dire du type de raisonnement que l’on convoque. Il se peut fort bien que ce qui est ordre pour le savant semble, à la mystique ou au poète, désordre. Et vice versa.
Soucieux d’ordonner ses innombrables observations, sans les simplifier ou les altérer pour autant, Valéry s’efforce, à la fois, d’intégrer ses pensées dans un ordre intelligible et de défaire ce qui tend à s’établir sur le modèle d’une structure close. D’un côté, nous reconnaissons que les notes sur les actes de voir – sur leurs conditions, leurs modes de fonctionnement, leurs natures – forment l’un des grands axes de réflexion du cahier 43. Instauré dès la première page, cet axe a en effet la capacité d’attirer et d’assembler des remarques particulières. Au lieu de se disséminer dans l’espace du texte, les notes commencent à graviter autour d’une même problématique, se déterminant mutuellement sous différents rapports. De l’autre côté, nous ne pouvons ignorer que Valéry évite d’enfermer ses observations dans un système réducteur, en changeant constamment de points de vue et en risquant des jugements contradictoires sur les opérations complexes appelées « voir ».
D’un côté, l’écriture valéryenne obéit à une stratégie de cohérence, déroulant les éléments appartenant aux pistes de lecture initialement ouvertes. De l’autre, elle opère sans cesse des modifications et provoque des ruptures, en acceptant la présence de notes qui semblent étrangères aux principaux axes de réflexion. Valéry refuse de sélectionner ses pensées en fonction d’un ordre préconçu. Tout nous porte à croire, par ailleurs, qu’il désintègre ce qui est provisoirement établi, se méfiant du caractère partiel, et partial, des expériences qui tendent à s’ériger en principe. L’auteur des Cahiers est préoccupé d’inscrire la pluralité des points de vue dans une vue d’ensemble et, simultanément, il se persuade de l’idée qu’une telle entreprise est vouée à l’échec – en raison du Moi, point aveugle du « Système ». Il lui reste la quête inlassable d’une vue qui embrasserait tout, le Moi et le Non-Moi, l’objet observé et l’observateur, l’œil et son regard. A l’exemple d’une asymptote, l’écriture des Cahiers approche d’une manière de voir qui puisse englober toutes les notes dans un jeu combinatoire, infiniment renouvelable.

Les Cahiers ne sont ni une collection de fragments de texte, ni un tout de signification fermé. Ils sont le laboratoire où, par le biais des opérations cognitives et scripturaires, Valéry met en œuvre l’ensemble virtuel de ses capacités dans le but de les exercer, de les élargir et de les coordonner entre elles. Écrire les Cahiers est une discipline permettant le perfectionnement des compétences, physiques et psychiques, du Moi. En rapport étroit avec cette visée, leur composition est toujours perfectible. Les Cahiers sont une œuvre qui se trouve en perpétuelle construction, à l’instar du système Moi qui n’a jamais fini de s’édifier (entre autres par la multiplication des manières de voir). Conformément à leur « Programme anthropo-littéraire »10 – énoncé explicitement dès 1900 –, les notes des Cahiers s’intègrent progressivement selon des règles que nous devons et pouvons décrire, tout en sachant que leur intégration ne sera jamais définitive, leur perfection un horizon qui s’éloigne indéfiniment :

1  Paul Valéry, Cahiers 1894-1914, Édition intégrale, établie, présentée et annotée sous la responsabilité de Nicole Celeyrette-Pietri et Robert Pickering, Paris, Gallimard, IX, 2003, p. 5 (CIX, 5).

2  Ibid., 6.

3  Ibid., 11.

4  Visions d’Anne Catherine Emmerich sur la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ et de la très sainte Vierge Marie, texte établi par R. P. Fr. Joseph-Alvare Duley (trad. de M. Charles D’Ébeling), Paris, Bray et Retaux, 1885.

5  CIX, 14.

6  Ibid., 38-39.

7  Ibid., 47. On pense ici à la célèbre posture de Monsieur Teste affirmant « Je suis étant, et me voyant ; me voyant me voir, et ainsi de suite... ».

8  Ibid., 52.

9  Ibid., 42.

10  CIII, 305.

11  Ibid.