Je voudrais commencer en évoquant la remarquable vitalité de la philologie dans un autre domaine que celui des textes : je veux parler de la linguistique, discipline qui a pu paraître un temps avoir détrôné définitivement la philologie. La respectable grammaire comparée — des langues indo-européennes ou sémitiques — connaît une nouvelle jeunesse et un regain de faveur dans le cadre des recherches typologiques sur les familles de langue, et les recherches les plus actuelles explorent la diversité des langues du monde en cherchant, comme l’avaient fait Bopp ou Grimm en leur temps pour l’indo-européen, à construire un proto-bantou ou un proto-austronésien qui rendent compte des parentés entre une multitude de langues d’Afrique, ou d’Océanie et d’Extrême-Orient.

S’il est aisé de trouver à ces recherches très contemporaines des racines dans la philologie du XIXe siècle, il est clair aussi que la linguistique, notamment structurale, n’a pas été qu’une simple parenthèse : les développements récents n’auraient pas été possibles sans de profondes mutations dans les concepts, voire dans l’idéologie qui sous-tend la recherche comparatiste actuelle. On est loin des spéculations sur la langue adamique ; on est loin aussi de cette sorte de théologie négative qui accompagnait la conception de l’évolution des langues à partir d’un archétype originaire parfait comme un inéluctable processus de dégradation. Les linguistes s’émerveillent plutôt de pouvoir étudier in vivo avec les créoles la naissance de langues nouvelles par une série de contacts et de contaminations.

Un mouvement comparable anime aussi l’autre branche de la philologie, celle qui se consacre aux textes. De même que la diversité des langues est perçue comme une richesse, de même, on tend de plus en plus à valoriser la diversité des textes au lieu de l’inscrire dans la négativité d’un processus de dégradation à partir d’archétypes idéaux à jamais perdus. Je pense qu’un des facteurs majeurs dans cette évolution est que les linguistes — et parmi eux les plus rompus à la démarche philologique, comme E. Benveniste — ont progressivement pris en compte les phénomènes de production des énoncés. Si la théorie de l’énonciation est restée une spécialité française, des courants d’inspiration comparable ont traversé l’ensemble des écoles linguistiques, qu’il s’agisse de la pragmatique ou de la théorie des actes de langage.

L’apport principal de ces courants pour la science des textes a été la prise de conscience de ce que les énoncés, discours ou textes, n’apparaissent pas tout faits, mais sont produits dans des conditions précises et par des acteurs qui ne sont pas de simples points abstraits idéaux.

Alors que dans la conception « ancienne » — qui est aussi celle de la linguistique jusqu’aux années 60 et, très largement, celle du structuralisme —, les textes sont des produits, on s’est progressivement intéressé, grâce à l’émergence des théories de l’énonciation, à la manière dont ces produits étaient venus au jour, et on a rendu leur plénitude d’énonciateurs aux voix et aux mains jusque là confinées dans l’anonymat de la réception-reproduction.

Cette évolution a eu au moins deux effets : elle a rendu possible intellectuellement le développement en France de la critique génétique, en déplaçant l’accent du produit sur le processus. Mais parallèlement, elle a aussi arraché les copistes du Moyen-Age à l’anonymat de reproducteurs déformants dans lequel ils étaient jusque là confinés par la pratique des textes en les restaurant dans leur statut d’énonciateurs à part entière. Pour recourir à des formules frappantes, donc simplificatrices, on est passé du couple lire – copier/déformer au couple lire – écrire, ou au couple écouter – « performer ». Je renvoie bien sûr aux travaux de Paul Zumthor1, qui a redonné vie à la mouvance de la parole médiévale dans sa polyphonie. Mais je pourrais aussi citer la très éclairante démonstration de Bernard Cerquiglini à propos d’un passage du Lai de Marie de France,2 où tout le travail — proprement philologique — consiste à rendre aux divers « témoins » du « texte » leur originalité et leur spécificité énonciatives — et donc à en faire des textes à part entière, et non de simples témoins d’un texte introuvable.

La parenté entre cette philologie « revisitée » et la démarche génétique est assez profonde. On voit que le texte subit un double déplacement, à son amont et à son aval. En amont, le texte a eu une genèse, dont on peut suivre les traces, au moins en partie. En reconstituant cette histoire, on découvre que le processus de création n’est pas forcément linéaire, qu’il peut connaître des ratés ; on découvre aussi qu’il est souvent difficile d’y lire une intention, et qu’il y a parfois loin du projet à sa réalisation. À titre d’exemple, dans la genèse de la fin d’Un cœur simple, l’un des Trois Contes de Flaubert, on trouve de manière précoce — textualisée dans un contexte scénarique non encore textualisé — l’amorce d’une phrase décrivant la mort de Félicité, dans laquelle Flaubert inclut l’injonction « ici une longue phrase ». Cette longue phrase n’a jamais existé.

En aval, le texte a fait l’objet d’appropriations multiples, qui sont à chaque fois autant de re-créations — des performances, pour reprendre le terme de Zumthor, et non des reproductions.

Ces déplacements ont sur le texte des effets importants : ils lui font perdre une partie de ses qualités canoniques — unicité, singularité, finitude, achèvement, cohésion, cohérence — pour le rendre protéiforme et mouvant, instable, bref, fondamentalement multiple et variant.

Cette évolution rencontre un puissant écho du côté des nouvelles technologies de l’information, qui contribuent fortement à déstabiliser la notion de texte, mais aussi celle d’auteur. Avec la photocopie d’abord. Celle-ci a permis de reproduire à un nombre illimité d’exemplaires n’importe quel objet matériel singulier — par exemple un manuscrit — alors que jusque là, ce processus n’était possible que par la médiation de l’imprimé, qui est, à l’inverse, la multiplication matérielle d’un objet idéal singulier, un texte. L’apparition des micro-ordinateurs a produit un bouleversement d’un autre ordre, beaucoup plus spectaculaire et « dramatique », en permettant à chacun de devenir son propre imprimeur, et en modifiant profondément les relations entre le texte et ses supports. L’utilisateur obstiné que je suis du Macintosh, introduit très tôt à la « publication assistée par ordinateur » (P.A.O.) et aux joies du wysiwyg, a pris précocement une conscience aiguë des effets d’un texte indéfiniment malléable et néanmoins toujours parfait dans sa réalisation matérielle, texte qui réunit donc en lui des couples d’attributs contradictoires, à la fois parfait et imparfait, achevé et inachevable, définitivement provisoire, ou provisoirement définitif. En quinze ans, le phénomène a connu un développement exponentiel. Le dernier avatar, Internet, porte peut-être quant à lui un coup fatal à l’auctoritas, en généralisant le couper- coller à l’échelle de la planète. D’une manière moins pessimiste, on peut dire aussi qu’avec Internet et les logiciels de traitement de texte, nous avons désormais tous un scriptorium sur notre bureau, qui nous donne potentiellement accès à tous les scriptoria du monde...

Mais à l’inverse, les technologies de l’information fournissent des outils remarquablement performants pour donner à voir ces textes mouvants dont je viens d’esquisser la description. Pour me limiter au seul domaine où j’aie quelque compétence, celui des manuscrits modernes, les dossiers génétiques et les avant-textes attendaient jusque là les outils qui permettent de les donner à voir sans les trahir. Comment représenter sous forme imprimée l’amoncellement des notes, des plans, des esquisses, des brouillons, le foisonnement des ratures et des réécritures, la superposition des traces du processus d’écriture sur le papier ? Tous les efforts pour les plier au modèle du texte définitif, pour les soumettre à la succession réglée des lignes et des pages, pour traduire leur sémiotique protéiforme en purs agencements de caractères typographiques sont d’avance condamnés à l’échec. Au point que certains ont suggéré de ne publier que des fac-similés des manuscrits originaux : quitte à se résigner à l’illisible, autant fournir à la petite poignée de spécialistes de Proust, ou de Flaubert, ou de Ponge, le document original dans sa complétude et sa richesse, plutôt que de livrer à un public mal défini un produit hybride, qui ne satisfera ni le public cultivé, incapable de se retrouver dans le dédale des réécritures et le grimoire des signes diacritiques, ni les chercheurs, frustrés de devoir toujours et encore revenir à l’original pour mener leur travail à bien.

Les technologies de l’information permettent d’échapper à cette aporie. Diverses expériences menées sur des échantillons restreints de corpus génétiques — pour me limiter à l’Institut des textes et manuscrits modernes, Flaubert, Joyce, Roussel, Nietzsche — montrent que l’hypertexte permet à la fois de construire une représentation adéquate des documents de genèse et d’en offrir une présentation adaptée aux exigences des différents types de lecteurs.

Je ne m’étendrai pas ici sur ces diverses maquettes. J’en ai présenté une à de multiples reprises, qui porte sur le dossier génétique de l’incipit d’Hérodias de Flaubert3. Je signale seulement que les organismes de recherche français ont soutenu pendant deux ans un projet d’édition électronique intitulé « Philectre », ce qui est un acronyme — ou un mot-valise — pour « philologie électronique », dans lequel des médiévistes, des généticiens, des informaticiens spécialistes du traitement automatique des documents et de l’écriture manuscrite, des ergonomes, ont collaboré pour réaliser la maquette d’une édition électronique de textes variants. Les corpus retenus étaient, pour la partie médiévale, les chansonniers des troubadours, et pour la partie moderne, la Légende de Saint Julien l’Hospitalier de Flaubert4.

C’est dire qu’à mes yeux, l’édition critique du XXIe siècle sera bien entendu électronique. Depuis quelques années, on voit d’ailleurs se multiplier les projets, et il n’est plus guère de réunions de spécialistes du texte sans une ou plusieurs sessions consacrées à l’édition électronique. Quelques tendances me paraissent se dégager. Si on écarte certains projets « naïfs » des débuts, qui visaient seulement à transférer des livres sur écran, beaucoup d’équipes ont entrepris de réaliser des CD-ROM hypermédias ou multimédias qui, lorsqu’ils sont bien faits, sont d’un grand intérêt, notamment comme outils pédagogiques. J’ai pu voir ainsi récemment le prototype d’un CD-ROM consacré à Zola, qui offre à l’utilisateur toute une panoplie de documents et d’outils : notices, documentation audiovisuelle, illustrations sonores, cartes, liens hypertextuels, parcours, recherche plein texte. Toutefois, ce type de réalisation ne me semble pas relever du domaine de l’édition critique proprement dite, mais constituer plutôt des documents multimédias interactifs comparables aux films ou aux produits audiovisuels, et qui font d’ailleurs pratiquement, comme ceux-ci, l’objet d’une mise en scène.

Une seconde tendance, plus ancienne, exploite la puissance de calcul de l’ordinateur afin d’alléger le travail de l’éditeur en automatisant des tâches fastidieuses, voire en réalisant des opérations qui n’auraient pas pu être menées à bien à la main, et en offrant au chercheur des outils qui lui permettent d’approfondir son appréhension du corpus. Le travail de Peter Robinson sur Chaucer fournit un exemple tout à fait remarquable de ce type de réalisations.

En revanche, je ne pense pas que l’écran constitue un support adapté pour une lecture continue au sens habituel du terme, et il me semble que pour donner à lire un texte au sens le plus classique du terme, le livre reste, et restera encore longtemps, le meilleur support.

Deux grands usages se dessinent donc pour les technologies de l’information en matière d’édition. L’un, plutôt tourné vers le grand public, relève des arts du spectacle et offre des performances interactives autour d’un auteur ou d’une œuvre. L’autre apporte au chercheur un environnement de travail et des outils qui lui permettent de pousser la recherche au-delà des limites qui lui étaient assignées par les technologies traditionnelles. C’est évidemment le domaine le plus prometteur pour l’édition critique.

Je voudrais terminer en évoquant un autre aspect de l’édition critique du futur qui me paraît crucial : je veux parler de l’édition des documents produits et diffusés sur un support électronique.

On se trouve ici en face d’une situation paradoxale. J’ai souligné — sans doute d’une manière un peu schématique — que les technologies de l’information contribuent à déstabiliser la notion canonique de texte, et que par là même elles rendent possibles des éditions critiques d’un type nouveau qui valorisent ce qu’il y a d’instable, de mouvant, de variant dans les textes. Mais cet endroit a un envers : pour ce qui est des productions textuelles contemporaines, on voit surgir le risque de perdre le contrôle de cette variabilité et de cette mouvance, faute de garder la maîtrise du fonctionnement même de la trace écrite.

Ceci d’abord en raison de la relative fragilité des supports. L’histoire de l’informatique depuis 50 ans nous enseigne que la durée de vie des supports informatiques est brève, et qu’on condamne des données plus sûrement à la disparition en les oubliant sur une disquette devenue obsolète que ne le ferait un cataclysme naturel. Ce n’est évidemment pas une raison pour ne pas utiliser les disques durs ou les CD-ROM, mais ce phénomène introduit une nouveauté paradoxale dans le travail des éditeurs, qui œuvrent par définition dans la longue durée...

Surtout, les documents électroniques bouleversent une donnée fondamentale de la communication écrite : je veux parler du caractère irréversible, ou difficilement réversible, de la trace. Jusqu’à présent, toute altération laissait une trace, qu’il s’agisse du palimpseste, de la glose marginale, ou de la rature des brouillons d’écrivains. Conjuguées à des analyses internes, ces traces permettent de reconstituer une histoire, d’établir des filiations, de construire une genèse. Avec les documents électroniques, l’inscription de la trace, plusieurs fois médiatisée, échappe au contrôle du scripteur, et la malléabilité des supports fait disparaître à jamais toute trace des interventions qu’on peut opérer sur un document devenu « immatériel ». Désormais, on peut modifier d’une manière définitive un document sans que rien permette ensuite d’identifier cette altération. On peut introduire des gloses dans le texte, on peut modifier l’image, on peut retravailler le son.

On retrouve donc, au cœur même de l’utilisation des nouvelles technologies, le défi qui est aux sources même de la philologie : comment démêler le vrai du faux, le factice de l’original ? Comment identifier la greffe, l’ajout, le commentaire dans un objet indéfiniment déformable ? En un mot, comment maîtriser l’accroissement exponentiel de la variance induit par les nouvelles technologies ?

Je suis évidemment trop aveuglé par le contemporain pour être en mesure de faire la moindre prospective, mais je ne doute pas que la philologie, qui a traversé victorieusement d’autres mutations technologiques, saura relever ce défi et inventer la paléographie du futur dont l’édition critique du XXIe siècle a besoin.

1  Paul Zumthor, La lettre et la voix, Paris, Ed. du Seuil, 1987.

2  Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante, Paris, Ed. du Seuil, 1989.

3  Cf. par exemple Jean-Louis Lebrave, « Hypertext und textgenetische Edition », Textgenetische Edition, hg. Von Hans Zeller und Gunter Martens. Tübingen, Niemeyer, 1998, p. 329-345.

4  Cf. Bernard Cerquiglini et Jean-Louis Lebrave, « PHILECTRE : ein interdisziplinäres Forschungsprojekt im Bereich der elektronischen Philologie » Lili n° 106, juin 1997, p. 83-93.