1.

L'importance de l'électricité dans la science et la société du dix-huitième siècle est bien connue des historiens. Les vers de circonstance prononcés en 1784 par Charles Jean Marie Barbaroux dix ans avant d’achever son activisme girondin sous la guillotine témoigne de la primauté qu’eut l'électricité parmi les forces dans l'imaginaire collectif:

Ô feu subtil, âme du monde,

bienfaisante électricité

Tu remplis l'air, la terre, l'onde,

le ciel et son immensité(1).

L'idée d'universalité de l'action électrique n’est pas répandue que dans les sciences physiques. Ainsi le physiologue allemand Johann Christian Reil, professeur à Halle, utilise le vocabulaire électrique pour décrire les connexions entre le système cérébro-spinal et le système ganglionaire: il parla des nerfs «isolants» et «conducteurs», et désigne la section nerveuse chargée de la communication entre les deux régions du système nerveux par «appareil semiconducteur»(2).

Les recherches de Galvani contribuent à accroître et à consolider le poids de l'électricité pour exprimer les analogies relatives à l'action des forces qui catalysent l'attention des savants à la fin du siècle. L'électricité est consacrée comme la force physique par excellence destinée développer étendre la connaissance du monde vivant selon les méthodes et avec les succès des études poursuivies dans la nature inorganique. Déjà présente durant la deuxième moitié du dix-huitième siècle dans beaucoup des spéculations relatives à l'activité des corps organisés, l'électricité entre avec pertinence dans la physiologie grâce à Galvani. Un des plus grands anatomistes de l'époque, Samuel Thomas Soemmerring n’affirme-t-il pas que le De viribus electricitatis de Galvani est une «oeuvre qui fait époque»(3)? De son coté, dans son traité de pharmacologie, Karl Friedrich Burdach, un des maîtres de la physiologie allemande, discute la thérapie galvanique en rappelant le rôle joué par l'électricité dans l'action et les fonctions du système nerveux(4). La première revue spécialisée des disciplines physiologiques, fondée par Johann Christian Reil en 1796 sous le titre Archiv für die Physiologie, montre des exemples de l'amplitude et de la profondeur qu'atteint le modèle d'explication électrique dans le domaine de la compréhension du vivant. On y trouve les articles du médecin viennois Johann Anton Heidmann relatif aux conséquences des actions électriques sur les tissus et le sang. On peut lire l'essai de Johann Christoph Leopold Reinhold, médecin leipzigois et auteur de nombreuses études consacrées au galvanisme, sur l'explication de la vie animale «selon les lois galvaniques»(5). Reil y apporte de nouveaux arguments en faveur de l'ancienne hypothèse selon laquelle l'activité nerveuse est électrique et le centre cérébral est la source de l'électricité nerveuse. Ce qu'il y a de nouveau, dans la recherche de Reil, c'est l'utilisation de l'expérience cruciale publiée par Galvani en 1794 pour expliquer l'origine de l'électricité nerveuse (appelleé aussi «esprit vital») dans le cervelet selon le principe de la pile voltaïque: le contact des divers tissus dans la boîte crânienne(6).

La diffusion du galvanisme dans les recherches concernant les règnes végétal et animal est un phénomène européen, mais la généralisation des significations conceptuelles qui sous-tendent la découverte de l'électricité animale intéresse principalement les savants germanophones. On peut affirmer la même chose à propos du magnétisme animal, autre théorie qui, quelques années avant Galvani, par analogie a transposé au discours sur les vivants les suggestions et les merveilles de la physique du magnétisme. Même après que les commissions scientifiques et médicales de Paris, en 1784, aient condamné l'existence d’un fluide magnétique universel invoqué par Mesmer, la doctrine et la pratique du magnétisme animal continuent d’être acceptées dans les domaines de la physiologie et de la pathologie, en particulier les troubles mentaux d'origine organique. En 1807, Reil publie un essai sur les rapports du système nerveux central et du système ganglionnaire qui se révèle très important pour la fortune du magnétisme animal, car il le fait digne d'une doctrine scientifique explicable selon les lois du corps humain. Le physiologue allemand soutient que le processus de magnétisation causait l'altération de l'équilibre entre les deux systèmes nerveux: tandis que l'activité du cerveau est réduite comme pendant le sommeil, la puissance des nerfs ganglionnaires est accrue, provoquant des phénomènes psycho- physiologiques extraordinaires au regard du cérébral(7).

L'Archiv für die Physiologie apparaît comme le témoine le plus direct de la fortune qui sourit aux développements physiologiques d'une force soustraite à la physique - le magnétisme - et transformée par l'adjectif «animal». Médecins et chercheurs trouvent leur place dans cette importante revue pour publier sur la théorie et la pratique du magnétisme animal, les thérapies réalisées par traitement magnétique, l'observation des effets du magnétisme animal dans les végétaux, et, naturellement, la relation entre magnétisme animal et électricité(8).

La curiosité scientifique pour l'action physiologique du magnétisme animal touche aussi des savants pragmatiques et peu spéculateurs comme Soemmerring. Dans le cinquième volume de son œuvre monumentale Sur la structure du corps humain, abrégé fondamental des connaissances anatomiques de la fin du siècle, il traite La doctrine du cerveau et des nerfs. Dans un paragraphe de la section physiologique, il analyse les expériences qui démontrent l'induction du sommeil par la pression d'une zone cérébrale et s'interroge sur la possibilité que le sommeil soit causé par des variations de la tension artérielle dans le cerveau. Soemmerring suppose donc que «le touché du magnétiseur», capable d'endormir les patients, n'est autre qu'une modification du flux sanguin dans le cerveau(9).

2.

En Allemagne, l'ampleur du débat et de la recherche sur le galvanisme et le magnétisme animal est stimulée par le développement du mouvement romantique dans le cadre conceptuel de la philosophie de la nature de Schelling. Au-delà des notions philosophico-scientifiques comme celle de la polarité, qui sont centrales pour la spéculation schellinghienne et qui expliquent pourquoi électricité et magnétisme reçoivent une attention privilégiée parmi les forces naturelles, il est nécessaire de rappeler les implications de la polémique romantique contre l'aridité et la fragmentation de la physique d'origine newtonienne pour comprendre l'importance du galvanisme et du magnétisme animal. Ce n'est pas un hasard si en allemand on conserve le terme galvanisme pour désigner l'électricité voltaïque: plus qu'un hommage à celui qui a découvert l'électricté par contact, il s’agit de refuser toute réduction du fluide «animal» au seul phénomène métallique du physicien de Côme. Un article dans l'important Journal de médecine pratique dirigé par Christoph Wilhelm Hufeland revendique pour médecins et physiologues la recherche sur le galvanisme, et conteste les conclusions des physiciens qui ont soutenu «l'identité du fluide galvanique avec le fluide électrique». Car dans le vivant le fluide électrique étant toujours lié à la présence du fluide vital, il est absurde d'assigner à la seule physique la compréhension de l'interaction de la force galvanique avec les autres forces naturelles(10). Le médecin Karl Eberhahrd Schelling, frère du plus célèbre philosophe, est encore plus explicite en interprètant galvanisme et magnétisme animal selon une vision de la nature antagoniste vis-à-vis de la physique newtonienne. Contre le réductionisme, il propose une science capable à la fois de montrer l'unité fondamentale des lois de la nature inorganique et organique, et de reconnaître les analogies entre les relations dans le monde inerte et celles du monde vivant(11).

Dans l'oeuvre scientifique de Friedrich von Hardenberg, alias Novalis, beaucoup d'observations nous donnent la mesure de la signification conceptuelle et scientifique des forces «animales» dans la culture de la fin du siècle. «Le galvanisme semble la cause universelle de l'activité dans la nature», soutient-il dans les Fragments et études en 1799-1800, voulant dire que «dans chaque solution, décomposition, division etc. un processus galvanique doit être en action». Et quand il parle de galvanisme, il pensait à quelque chose de différent de l'électricité de la pile: «le galvanisme n'est, peut-être, rien d'autre qu'électricité animale. Le galvanisme est à l'électricité, ce que le magnétisme animal est au magnétisme»(12). Dans l'Allgemeines Brouillon (1798-99), il propose une traduction en termes galvaniques de l'organisation physiologique humaine: «l'homme physiologique est certainement, en relation avec toutes les forces, seulement un semiconducteur - ou même seulement une chaîne d'innombrables nuances entre conducteurs, semiconducteurs et non conducteurs du galvanisme»(13). D’ailleurs peu de temps auparavant, en 1797, il cautionne une idée tres répandue: «électricité animale et magnétisme doivent être sans aucun doute des puissances supérieures de l'électricité et du magnétisme communs». La même idée est exprimée par Christoph Wilhelm Hufeland une dizaine d'annés plus tard, lorsqu’il écrit que galvanisme et magnetisme animal appartiennent à la «série la plus haute des forces naturelles»(14).

3.

Chez Novalis, le galvanisme est chargé de significations presque philosophiques, le but étant de fonder un système scientifique qui est aussi un système de philosophie naturelle selon le modèle schellinghien. Un fragment des années 1799-1800 est très explicite: «Le galvanisme est beaucoup plus universel que Ritter lui-même ne le pense - tout est galvanisme ou rien n'est galvanisme»(15). La référence à Johann Wilhelm Ritter n'était pas fortuite. Pendant la même période, le savant allemand poursuit un projet de recherche sur le galvanisme et a déjà obtenu des résultats éclatants. Ritter est considéré comme la personnification du génie. De lui Goethe s’exclame: «cet homme est stupéfiant, un véritable empyrée de science sur terre»; Clemens Maria Brentano le definit comme «le plus grand homme de notre temps», et Dorothea Veit, la future épouse de Friedrich Schlegel, le compare a une des machines électriques qu'il manie avec tant d’habilité, capable de produire une belle flamme à la moindre étincelle(16). Le botanicien et fondateur de la Société scientifique de Jena, August Johann Georg Carl Batsch, qui est proche de Ritter pendant sa période iénaise, le célèbre comme celui «qui s'occupe infatigablement des expériences galvanique et les relie à de connaissances fondamentales en chimie avec du vrai génie scientifique»(17).

Entre 1797 et 1805, Ritter publie de nombreuses études par lesquelles il ordonne ses expériences et ses mesures sur le galvanisme et l'action électrique dans les processus chimiques. Il aspire à construire un système théorique capable d'orienter la recherche physique pour dégager des problématiques et trouver des réponses dont le but est la signification réelle de la connaissance. Comme écrit Georges Gusdorf, grâce aux forces fondées sur la polarité (comme le galvanisme et le magnétisme animal), l'extension de la physique au monde organique permet «de saisir la matière en flagrant délit d'esprit, et l'esprit en complicité avec la matière», donnant en plus «une assise renouvelée au schéma traditionnel de la correspondance entre le microcosme et le macrocosme»(18). C'est une physique se déversant dans la philosophie et à la poursuite d'une solution d’un problème cosmique: la place de l'homme dans l'univers. C’est ce qui frappe le lecteur de la célèbre étude du 1798, qui fait du galvanisme la force essentielle du processus vital, comme des Expériences et observations sur le galvanisme, qui présentent les recherches ritteriennes sur les organes des sens et sur la sensation, expliquée par l'action galvanique grâce à la notion de nerfs récepteurs branchés comme dans une chaîne galvanique(19). Le style souvent abscons - Goethe lui-même le juge ainsi -, rempli de discussions en termes de polarité, antagonisme, symmétrie et dualisme autour les expériences et les mesures, énonce une idée de la science différente de celle développée par la tradition newtonienne. Et pourtant il faut rappeler que Ritter obtient beaucoup de résultats dignes de faire partie de l'histoire des progrès des sciences. Par ses recherches sur l'interaction chimie / galvanisme, il est des fondateurs de l'électrochimie, il contribue au développement de l'électrophysiologie et anticipe les résultats sur l'activité électrique des muscles et des nerfs qui ont donné une place dans l'histoire à Leopoldo Nobili, Carlo Matteucci et Eduard Friedrich Wilhelm Pflüger.

La stimulation intellectuelle réciproque entre Ritter et Schelling permet de comprendre à la fois le langage et la construction théorique du premier. Pour lui, le système des connaissances physiques doit être «une partie d'un système dynamique supérieur, le plus parfait système organique, la nature elle-même, ... l'idéal de tous les êtres organiques»(20). Comparé à ses collègues européens, la force demeure quelque chose de particulièrment essentiel: «dans le concept de force», écri-t-il, «on trouve tout ce qu'on attribue à la divinité, et pas un instant on ne devrait attendre pour appeler Dieu ce qui est actif dans la force»(21). L'expérience est l'expression de la nature selon sa propre logique, la «perception immédiate» de la vérité et de la correspondance entre les actions de la nature et notre pensée(22). L'action galvanique est l'essence de toute activité d'une force universelle à travers les formes infinies de la nature organique et inorganique, et en même temps le médiateur de la construction du monde de l'expérience à partir des sens, de sorte que la «physique des sens» coïncide avec la «physique de l'univers entier»(23). Pour saisir la construction du vrai système de la nature, Ritter suit le conseil de Novalis de façon idéale: étendre l'universalité du galvanisme pour en faire le «processus dynamique total», le lien entre esprit et matière, le «principium regens de toutes les modifications de composition des corps». Le galvanisme devient le principe d'organisation de la nature, et par conséquent le fondement de la construction de la métaphysique de la nature. Ritter proclame avec beaucoup d’emphase: «ainsi s’alument les volcans et les montagnes se soulèvent, ainsi la poitrine respirante se soulève et l'embryon des animaux et des plantes est appelé à la vie - par une force»(24).

Chez Ritter, le galvanisme est un moyen d’accomplir un projet scientifique qui est en même temps philosophique: le perfectionnement de la nature imparfaite par un processus conceptuel et expérimental de recomposition de l'unité entre l'homme et la nature. Bien sûr, ce projet prouve la proximité de Ritter avec la philosophie de la nature de Schelling, mais alors il faut aussi reconnaître le caractère expérimental qui distingue l'activité de Ritter. Chez ce dernier, il ne s'agit pas d'éviter toute spéculation, mais de traduire une hypothèse spéculative dans un programme de recherche empirique impliquant l'induction, la vérification, l'analyse des données. C'est pour cette raison que ses expériences sur le galvanisme ne s'arrêtent pas à la formulation de l'idée du «processus dynamique total». Elles continuent des années durant, toujours plus complexes et plus extensives, pour mettre en évidence les connexions postulées et pour montrer l'universalité d'une force unique. A l’aide d’appareils (souvent conçus par lui-même ou perfectionnés sur la base des modèles utilisés en France et en Italie) et appuyé par des expériences, Ritter poursuit l'idée que les formes infinies de la nature ont l’apparence d'une force: passant de l'électricité à la chimie, il la cherche dans le magnétisme et les phénomènes thermiques. Les analogies ne sont pas une simple aide au raisonnement logique, mais surtout un point de départ vers de nouvelles entreprises. Ainsi de la découverte des rayons ultraviolets: après avoir su l'existence des infrarouges, il élabore ses idées sur la polarité électrique et chimique en les appliquant à la lumière, et concocte des expériences convainquantes qui associent chimie, électricité et spectroscopie. En 1801, un an après la découverte des infrarouges par Friedrich Wilhelm Herschel, Ritter annonce «que l'on retrouve vraiment les rayons solaires invisibles de la partie violette dans le spectre des couleurs»(25).

4.

Pour évaluer le regard philosophique que porte Ritter à la recherche sur le galvanisme et comprendre la relation complexe qu’il établit entre spéculation et expérience, il faut certes se pencher sur la Naturphilosophie de Schelling. Mais à coté de cette source primaire, il fuat aussi porter attention aux discussions et aux études relatives à l'idée de force vitale et aux concepts physiologiques halleriens de sensibilité et d’irritabilité une fois publiés les travaux de Galvani(26). En Allemagne, l'électricité est accueillie come l’agent potentiel du dynamisme vital, notamment dans les ouvrages du physicien Christoph Heinrich Pfaff et du médecin danois Joachim Dietrich Brandis, parues toutes les deux en 1795. Les expériences effectuées par Pfaff laissent supposer que l'électricité animale est la véritable origine des fonctions physiologiques traditionellement attribuées à l'irritabilité. De même l'Essai sur la force vitale de Brandis propose - comme hypothèse de travail et à défaut de connaissances - d'assimiler la force vitale à l'électricité(27). Mais pour Ritter comme pour ceux qui promeuvent l'électricité animale dans la discussion sur la nature des forces dans les organismes, c’est certainement Alexander von Humboldt qui reste la principlae référence en Allemagne.

Avec ses deux volumes des Expériences sur la stimulation des fibres musculaires et nerveuses, parus en 1797-98 et traduits et publiés à Paris en 1799 sous le titre Expériences sur le galvanisme et en général sur l'irritation des fibres musculaires et nerveuses, Humboldt confirme l'interprétation de Galvani selon laquelle l'électricité animale est irréductible à celle des physiciens. Même si Humboldt cherche à être prudent et se garde de trôp généraliser, il contribue à la génèse de l'idée, promue avec enthousiasme par Ritter, que les vivants peuvent être décrits en tant qu’organismes galvaniques. En outre Humboldt montre qu’il est nécessaire mais non suffisante de conjuger l'approche expérimentale au raisonnement, et malgré cela ce peut être source de confusion ou de débat si les sujets de la recherche vont «au delà des limites de la perception humaine». «Nous ne devrions jamais oublier, que nous devons rester dans les limites de la perception humaine; nous ne devrions jamais cultiver la prétention de pouvoir démontrer a priori une géneralisation metaphysique» à partir des qualités trouvées dans le monde de l'expérience(28).

Pour Humboldt, la découverte de Galvani a entraîné des problèmes épistémologiques considérables, car elle touche les thèmes les plus délicats de la physiologie, comme le débat entre vitalisme et matérialisme ou la discussion sur la connexion entre l'esprit et la matière dans les organismes. La tâche du physiologue est donc de travailler à la grande quantité de nouvelles données dévoilées par les recherches nées du génie de Galvani(29). Humboldt lui-même en est été le promoteur pusiq’il avait mené une impressionnante série d'expériences (environ quatre mille), dès qu’il eut connaissance des thèses de Galvani, en 1792. Ses recherches le convainquent alors de l'impossibilité d'élaborer une théorie adéquate de la force vitale, et il abandonne la conception vitaliste encore présente dans le conte La force vitale ou le génie de Rhode (1795). En outre il prend ses distances avec Soemmerring - même si l’ouvrage lui est dédié -, en soutenant l'unité des animaux et des végétaux vis à vis des forces physiologiques fondamentales. Il attribue au fluide galvanique la cause du processus vital et propose une interprétation chimique du galvanisme que Ritter accepte et développe pendant les années suivantes.

Le sens des recherches galvaniques de Humboldt est de dépasser les spéculations sur la force vitale pour conjuger, dans une nouvelle science expérimentale qu'il appelle «chimie vitale», connaissance physiologique et nouveautés proposées par le galvanisme(30). Parlant des idées des Galvani à la fin des ses deux volumes, il écrit: «les grandes et magnifiques découvertes ne peuvent pas échapper à l'esprit humain, s'il avance hardiment sur le chemin des expériences et de l'observation, et s'il cherche sans cesse le pôle d'immobilité dans les flux des apparences»(31). Se balancer entre hardiesse et prudence, telle est la leçon méthodique que Humboldt offre à ses contemporains en cherchant à pénétrer la nature et l'action du galvanisme dans les deux règnes organiques.

5.

Électricité animale et magnétisme animal sont, à la fin du dix-huitième siècle, les deux nouvelles entités qui frayent un chemin dans la forêt qui sépare la physique des sciences de la vie et qui, pour s'exprimer selon le langage de Cabanis, éclairent les rapports du physique et du moral. Refusant de réduire l'électricité galvanique à l'électricité commune, Humboldt observe que le vrai problème de la physiologie est l'explication des phénomènes à la base de l'activité spirituelle, comme la perception et la représentation(32). La découverte des forces animales analogues aux forces physiques est l'occasion de rétablir dans la science l'unité entre esprit et matière, unité que la mécanique, reine des sciences, avait oubliée. L'organisme en général et l'organisme humain en particulier deviennent le centre de la nature, lieu de rassemblement des forces à l'œuvre dans l'univers.

De Galvani à Ritter, l'électricité animale achève une entreprise: elle propose une nouvelle image de l'homme en tant qu’organisme galvanique par rapport à la totalité, elle-même entendue comme le processus dynamique total fondé sur l'action galvanique. Le magnétisme animal aboutit à une vision semblable. L'idée de polarité entre le système nerveux central et le système ganglionnaire est étendue à l'univers tout entier en vertu de l'ancienne analogie entre microcosme et macrocosme. Désigné par Gesamtorganismus, le monde est considéré comme soumis à deux principes opposés, l'obscur et l'éclatant, correspondants au ganglionnaire et au cérébral chez l'homme. Le magnétisme animal fournit un support à la résistence de l'homme, poussé et déchiré par l'action opposée des forces universelles, en permettant le dépassement de l'opposition et la résurrection de l'harmonie dans le monde. En 1783, Mesmer fonda la Société de l'Harmonie pour rappeler à ses patients et adeptes que la santé physique et morale offerte par la magnétisation doit être le moyen de récupérer le sens de l'harmonie universelle et de la félicité.

Les potentialités thérapeutiques de l'électricité et du magnétisme animaux portent des messages de palingénésie. Le mirage de guérisons miraculeuses attire aussi bien le peuple que de personnalités éminentes du monde scientifique et culturel, comme Beethoven, qui se renseigne sur la possibilité de soigner sa surdité avec le galvanisme, et Ampère, qui se soumit au traitement magnétique et conseilla parents et amis de s'en remettre avec confiance àux magnétiseurs(33). Humboldt rappelle les applications médicales du galvanisme, mais invite les savants à ne pas s’accomoder de la croyance populaire pour qui l'électricité animale est un remède universel, capable même de ressusciter les morts. Cet enthousiasme est contraire à l'esprit scientifique, écrit Humboldt: comme si l'observation de bulles de savon avait demontré la possibilité de voler à l’intérieur(34). Bien différent est le sort du magnétisme animal. Après le jugement négatif des commissions parisiennes en 1784, sage et prudent, l’éminent savant qu’est Humboldt ne participe plus aux polémiques mesmériennes. La thérapie magnétique devient elle-même la preuve de la validité scientifique de la théorie, et l'enthousiasme contamine un médecin aussi influent que Hufeland, qui utilise de son importante revue de médecine pour cautionner la magnétisation. Durant les quarante années de son histoire éditoriale, de 1795 à 1835, le Journal de médecine pratique s’ouvre à ceux qui veulent présenter les succès de la thérapie magnétique; et de 1817 à 1823, Hufeland publie des dizaines des contributions dans la section dangereusement titrée Magnetismus sive Medicina magica.

Pour expliquer le succès de Mesmer à Paris avant le travail des commissions royales en 1784, Robert Darnton a introduit le concept de «science populaire»: l’issue heureuse des sciences et les démonstrations publiques auraient fait du peuple un observateur intéressé et actif. Ainsi le public continua à légitimer théories et substances hypothétiques comme le fluide magnétique de Mesmer(35). En 1797 Humboldt dénonce «l'impatiente partie du public» qui attende le salut du galvanisme: c’est la preuve de l'importance des facteurs sociaux pour comprendre le succès des fluides animaux à la fin du dix-huitième siècle. Mais si l'on cherche à comprendre la persistance du fluide mesmérien des dizaines d'années durant, la notion de science populaire reste insuffisante et conduit plutôt au fourvoiement. De fait on doit considérer l’histoire des fluides au travers des mains et du cerveau de savants et de médecins - tels Humboldt, Ritter, Hufeland - capables d’imaginer des expériences, de collecter les observations, d'établir les connexions avec les philosophies, d'une façon aujourd'hui oubliée mais très caractéristique à l'époque des «premières grandeurs» de l'électricité.

1 () Cité par Robert Darnton, Mesmerism and the End of the Enlightenment in France (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1968), 29.

2 () J. C. Reil, Ueber die Eigenschaften des Ganglien-Systems und sein Verhältnis zum Cerebral-Systeme, Archiv für die Physiologie, VII/2 (1807), 189-254 (en particulier, 189-192).

3 () S. T. Soemmerring, Vom Baue des menschlischen Körpers, II ed. (Frankfurt am Main: Varrentrapp und Wenner, 1800-1801), vol. 3, p. xxvii.

4 () K. F. Burdach, Handbuch der neusten Entdeckungen in der Heilmittellehre. Nebst einer Abhandlung über die Principien dieser Disciplin (Leipzig: Hinrichs, 1806), 173.

5 () Johann Anton Heidmann, Einige neue Entdeckungen und Erfahrungen aus den Versuchen mit der zusammengesetzen ungleichartigen Metallverbindung oder dem verstärkten Galvanismus auf Menschen und Thiere, Archiv für die Physiologie, V/3 (1802), 393-400; Id., Veränderungen, welche das Blut unter einem Microscopium compositum auf die Einwirkung des Sonnenlichtes, der verstärkten galvanischen Elektrizität und verschiedener Reagentien erleidet, Archiv für die Physiologie, VI/3 (1805), 417-431. Johann Christoph Leopold Reinhold, Versuch einer skizzerten, nach galvanischen Gesetzen entworfenen Darstellung des thierischen Lebens, Archiv für die Physiologie, VIII/3 (1807-1808), 305-354. Entre les écrits de Reinhold, on trouve une Geschichte des Galvanismus (Leipzig: Hinrichs, 1803).

6 () Johann Christian Reil, Fragmente über die Bildung des kleinen Gehirns im Menschen, Archiv für die Physiologie, VIII/1 (1807-1808), 1-58 (en particulier, 26-29).

7 () J. C. Reil, Ueber die Eigenschaften des Ganglien-Systems und sein Verhältnis zum Cerebral-Systeme, Archiv für die Physiologie, VII/2 (1807), 189-254.

8 () Johann Nathanael Pezold, Versuche mit dem thierischen Magnetismus, Archiv für die Physiologie, II/1 (1797), 1-18. Friedrich Hufeland, Ausserordentliche Erhöhung der Sensibilität; ein Beitrag zu den Erfahrungen über Somnambulismus und thierischen Magnetismus, Archiv für die Physiologie, VI/2 (1805), 225-263. Anton Friedrich Fischer, Einige Beobachtungen über thierischen Magnetismus und Somnambulismus, Archiv für die Physiologie, VI/2 (1805), 264-281. Adolph Wilhelm Müller, Beytrag zum thierischen Magnetismus, Archiv für die Physiologie, X/1 (1811), 1-41. Christian Friedrich Nasse, Versuche über den Einfluss des thierischen Magnetismus auf den Pflanzenwachstum, Archiv für die Physiologie, XII/2 (1815), 285-292; Id., Untersuchungen über das Verhältniss des thierischen Magnetismus zur Elektricität, Archiv für die Physiologie, IX/2 (1809), 237-312.

9 () S. T. Soemmerring, Vom Baue des menschlischen Körpers, op. cit., vol. 5, sect. 1, 366-367.

10 () G. Schmidt, Psychologische Fragmente. Theorie der Gemüthsstörungen. Psychologische Arzneimittellehre, «Journal der praktischen Heilkunde und Wundarzneykunst», XIV/4 (1802), 53-89; XV/1 (1802), 48-66 (en particulier, 79-81).

11 () K. E. Schelling, Ideen und Erfahrungen über den thierischen Magnetismus, Jahrbücher der Medicin als Wissenschaft, II/1 (1806), 3-46.

12 () Novalis, Fragmente und Studien  1799-1800, nn. 272, 314 et 484, in Schriften, hrsg. von R. Samuel, H.J. Mähl, G. Schulz (Stuttgart: 1966), vol. 3, pp. 598, 604, 632.

13 () Novalis, Das Allgemeine Brouillon, n. 1114, in Schriften, op. cit., vol. 3, p. 471.

14 () Novalis, Freiberger naturwissenschaftliche Studien 1798-99 - Physikalische Fragmente, in Schriften, op. cit., vol. 3, p. 101. C. W. Hufeland, Ueber den Magnetismus nebst der Geschichte einer merkwürdigen vollkommnen Tageblindheit (Nyctalopie, Photophobie) welche nach dreijähriger Dauer durch den Magnetismus völlig geheilt wurde, Journal der praktischen Heilkunde und Wundarzneykunst, XXIX/2 (1809), 1-68 (en particulier, 1-5).

15 () Novalis, Fragmente und Studien 1799-1800, n. 409, in Schriften, op. cit., vol. 3, p. 621.

16 () Correspondance entre Schiller et Goethe (Paris: Plon, 1923), t. 4, p. 106 (lettre de Goethe à Schiller, 28 septembre 1800). Les passages de Brentano (dans une lettre à Achim von Arnim du 11 janvier 1802) et Dorothea Veit (dans une lettre à Schleiermacher du 17 novembre 1800) sont cités par P. Kluckhohn, Charakteristiken, in Deutsche Literatur, sér. Romantik, vol. 1 (Stuttgart: Reclam, 1950), 162-163.

17 () Cité par Alexander von Humboldt, Versuche über die gereitze Muskel- und Nervenfaser nebst vermuthungen über den chemischen Process des Lebens in der Thier- und Pflanzenwelt (Posen: Decker, Berlin: Rottman, 1797-1798), vol. 2, p. 440.

18 () G. Gusdorf, L'homme romantique (Paris: Payot, 1984), 109.

19 () J. W. Ritter, Beweis, daß ein beständiger Galvanismus den Lebensproceß in dem Thierreich begleitet. Nebst neuen Versuchen und Bemerkungen über den Galvanismis (Weimar: Industrie-Comptoir, 1798). Id., Versuche und Bemerkungen über den Galvanismus, Magazin für den neuesten Zustand der Naturkunde mit Rücksicht auf die dazu gehörigen Hülfswissenschaften, hrsg. von J. H. Voigt, VI (1803), 97-129, 181-215.

20 () J. W. Ritter, Beweis, daß ein beständiger Galvanismus den Lebensproceß in dem Thierreich begleitet, op. cit., 170-171.

21 () J. W. Ritter, Fragmente aus dem Nachlasse eines jungen Physikers. Ein Taschenbuch für Freunde der Natur, hrsg. von S. und B. Dietzsch, (Leipzig-Weimar, 1984), p. 237, n. 558.

22 () J. W. Ritter, Beweis, daß die Galvanische Action oder der Galvanismus auch in der Anorganischen Natur möglich und wirklich sey, in Beyträge zur nähern Kenntniß des Galvanismus und der Resultate seiner Untersuchung, (Jena, 1800), vol. 1, 111-284 (en particulier, 238-240).

23 () J. W. Ritter, Bemerkungen über den Galvanismus im Tierreiche, in Beyträge zur nähern Kenntniß des Galvanismus, op. cit., vol. 1, part III-IV, p. 148.

24 () J. W. Ritter, Physisch-chemische Abhandlungen in chronologischer Folge, (Leipzig, 1806), vol. 1, part II, p. 151; part VIII, p. 162.

25 () J. W. Ritter, Bemerkungen zu Herschel's neueren Untersuchungen über das Licht (printemps 1801), in Physisch-chemische Abhandlungen in chronologischer Folge, (Leipzig, 1806), vol. 2, 86-92.

26 () Walter Bernardi, I fluidi della vita. Alle origini della controversia sull'elettricità animale (Firenze: Olschki, 1992) a reconstruit cette histoire en particulier pour l'Italie.

27 () C. H. Pfaff, Ueber thierische Electricität und Reizbarkeit. Ein Beytrag zu den neusten Entdeckungen über diese Gegenstände (Leipzig: Crusius, 1795). J. D. Brandis, Versuch über die Lebenskraft (Hannover: Verlag der Hahn'schen Buchhandlung, 1795).

28 () Friedrich Alexander von Humboldt, Versuche über die gereizte Muskel- und Nervenfaser nebst vermuthungen über den chemischen Prozess des Lebens in der Thier- und Pflanzenwelt, (Posen: Decker, Berlin: Rottmann, 1797-1798): vol. 2, p. 42; vol. 1, pp. 66-67.

29 () A. von Humbodt, Versuche über die gereizte Muskel- und Nervenfaser, op. cit., vol. 2, pp. 5, 37, 40-43.

30 () De la chimie vitale, Humboldt parle dans ses Versuche über die gereizte Muskel- und Nervenfaser, op. cit., vol. 2, pp. 41 et s.

31 () A. von Humbodt, Versuche über die gereizte Muskel- und Nervenfaser, op. cit., vol. 2, p. 436.

32 () A. von Humbodt, Versuche über die gereizte Muskel- und Nervenfaser, op. cit., vol. 2, 40-52.

33 () Ludwig van Beethovens sämtliche Briefe, hrsg. von Emerich Kastner, Nachdruck von Julius Kapp (Tutzing: Schneider, 1975), p. 53 (16 novembre 1801). Correspondance du Grand Ampère, publiée par L. de Launay (Paris: Guathier-Villars, 1936-43), pp. 440 (28 avril 1813), 441 (5 mai 1813), 557 (25 août 1820).

34 () A. von Humbodt, Versuche über die gereizte Muskel- und Nervenfaser, op. cit., vol. 2, 6-7.

35 () R. Darnton, Mesmerism and the End of the Enlightenment in France, op. cit., 18-33.