Dans le dernier chapitre d’Albertine disparue, le héros découvre que le marquis de Saint-Loup a des relations sexuelles avec des hommes. Ce tournant est très surprenant pour lui, qui jusqu’alors n’avait vu en Saint-Loup que l’amant passionné de Rachel et un grand séducteur de femmes. Ce sentiment de surprise est partagé par la majorité des lecteurs, et la critique a longtemps considéré ce coup de théâtre comme fort incohérent avec le passé du personnage. Ce n’est, à ma connaissance, que dans deux articles assez récents qu’on en a indiqué plutôt la cohérence par rapport au développement du récit : notamment, dans l’article de Guillaume Perrier « Rachel, paravent de Saint-Loup ?1 » et dans l’étude de Tomoko Woo « Les homosexuels en puissance : une étude génétique de la formation du personnage de Saint-Loup2 ». Je présente ici les tout premiers résultats d’un travail en cours portant sur cet enjeu. J’essayerai d’abord d'approfondir la direction amorcée par Perrier et Woo, en proposant des parallèles entre la vie de Saint-Loup et celle de son oncle le baron de Charlus. Je suggérerai ainsi une cohérence structurelle dans le récit qui échappe parfois au discours explicite du héros et du narrateur. Je conclurai cette première partie en ébauchant une interprétation du rapport entre l’oncle et le neveu, tout en montrant qu’une reconstruction certaine et univoque est impossible. Dans une deuxième partie, j'élargirai les perspectives en étudiant la façon dont on est poussé à penser la trajectoire des pratiques sexuelles de Saint-Loup : pourquoi est-on si concerné par la « datation » de son tournant homosexuel ? Qu’est-ce qui nous pousse à chercher avec une telle insistance une prétendue cohérence dans l’histoire de ses amours ?

Saint-Loup, « vrai neveu » de Monsieur de Charlus

Après une apparition muette et mystérieuse à côté d’Odette dans le jardin de Tansonville, le baron de Charlus est introduit dans le récit par le portrait que Saint-Loup en trace à Balbec. En attendant l’arrivée de son oncle, le jeune marquis décrit le caractère du baron au héros, et il lui en raconte la jeunesse. Ce portrait est un exemple assez typique de l’ironie proustienne : Saint-Loup est tout à fait naïf et propose d'abord une version ingénue de la vie de son oncle ; il finit pourtant par révéler des faits dont lui-même n’est pas au courant (RTP, II, 109), notamment l’homosexualité de son oncle. Comme c'est souvent le cas dans le roman proustien, l’ironie de ce passage ne sera évidente pour les lecteurs que d’une façon rétrospective, après la lecture de la rencontre entre Charlus et Jupien :

Saint-Loup me parla de la jeunesse, depuis longtemps passée, de son oncle. Il amenait tous les jours des femmes dans une garçonnière qu'il avait en commun avec deux de ses amis, beaux comme lui, ce qui faisait qu'on les appelait « les trois Grâces ». (RTP, II, 109)

La naïveté de Saint-Loup est jusqu’ici évidente : s’il avait voulu éloigner tout soupçon de son oncle, il aurait caché le petit nom révélateur de « trois Grâces », qu’il avoue avec la plus grande candeur. Néanmoins, il faut bien remarquer que le fait que Charlus et ses amis soient appelés « les trois Grâces » ne témoigne pas forcément de relations homosexuelles entre eux ; par contre, il témoigne sans aucun doute des bruits qui couraient autour de ce sujet.

Ce que j'aimerais d’abord proposer ici, c’est la possibilité d’une deuxième lecture de la suite du passage. Le jeune marquis continue son portrait en décrivant la punition que l’oncle aurait réservée à un homosexuel qui lui aurait fait des avances :

Un jour un des hommes qui est aujourd'hui des plus en vue dans le faubourg Saint-Germain, comme eût dit Balzac, mais qui dans une première période assez fâcheuse montrait des goûts bizarres, avait demandé à mon oncle de venir dans cette garçonnière. Mais à peine arrivé ce ne fut pas aux femmes, mais à mon oncle Palamède, qu'il se mit à faire une déclaration. Mon oncle fit semblant de ne pas comprendre, emmena sous un prétexte ses deux amis, ils revinrent, prirent le coupable, le déshabillèrent, le frappèrent jusqu'au sang, et par un froid de dix degrés au-dessous de zéro le jetèrent à coups de pieds dehors où il fut trouvé à demi mort, si bien que la justice fit une enquête à laquelle le malheureux eut toute la peine du monde à la faire renoncer. (RTP, II, 109)

Cette version de Saint-Loup est sans doute plausible, même si le détail « le déshabillèrent » crée un effet d'étrangeté : pourquoi un homme hétérosexuel, afin de réaffirmer sa virilité en frappant un homosexuel qui lui a fait des avances, devrait-il le déshabiller ? L’épisode de Charlus enchaîné dans Le Temps retrouvé peut nous pousser vers une autre hypothèse. Ce que Saint-Loup rapporte, en effet, c’est qu'un homme nu et frappé a un jour été retrouvé hors de la garçonnière de son oncle, et que cette victime elle-même a essayé de passer l'affaire sous silence. Or, on ne dispose pas d’assez d’éléments pour en être certain, mais il est tout à fait possible que l’ironie proustienne fasse de ce passage la version édulcorée racontée par sa famille à Saint-Loup. Il est possible que l’ironie proustienne ait voulu cacher derrière ces mots l’histoire d’un jeu sadomasochiste entre adultes consentants, qui aurait peut-être échappé au contrôle des participants et attiré l’attention du monde, d’autant plus que, dans la suite du passage, le second degré est à nouveau très évident :

 Mon oncle ne se livrerait plus aujourd'hui à une exécution aussi cruelle et tu n'imagines pas le nombre d'hommes du peuple, lui si hautain avec les gens du monde, qu'il prend en affection, qu'il protège, quitte à être payé d'ingratitude. Ce sera un domestique qui l'aura servi dans un hôtel et qu'il placera à Paris, ou un paysan à qui il fera apprendre un métier. (RTP, II, 109)

Si cette deuxième interprétation est tentante, on ne dispose pas d’éléments suffisants pour l'affirmer avec certitude. Retenons donc seulement, pour l’instant, le fait que Saint-Loup rapporte cette version de la vie de son oncle, et cela dans le cadre d’un portrait très admiratif — dans le même passage, il parle beaucoup de ses qualités intellectuelles et il se montre fasciné par son chic (RTP, II, 109-110).

Or, dans un passage situé plus loin dans le roman, les fréquentations de Saint-Loup au sein de l’aristocratie sont décrites à peu près avec les mêmes mots :

Mais le prince de Foix, riche lui-même, appartenait [...] à un groupe, plus fermé et inséparable, de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On ne les invitait jamais l’un sans l’autre, on les appelait les quatre gigolos, on les voyait toujours ensemble [...] de sorte que, d’autant plus qu’ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur leur intimité. (RTP,II, 699)

Le narrateur dément tout de suite ces bruits, en précisant tout de même qu’ils n’étaient peut-être pas si absurdes :

Je pus les démentir de la façon la plus formelle en ce qui concerne Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c’est que plus tard, si l’on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en revanche chacun d’eux l’avait entièrement ignoré des trois autres. (RTP, II, 699)

Or, comme on l’a déjà vu ici dans le portrait de Charlus, l’escamotage consistant à nier ce que l’on vient d’affirmer est l’une des tournures les plus typiques de la narration proustienne pour donner deux possibilités de lecture. Faut-il donc se fier au narrateur dans ce passage ? Comment pourrait-il être omniscient ? Son démenti « de la façon la plus formelle » n’a-t-il pas le même degré de vraisemblance que celui que l’on trouve dans Le Temps retrouvé, après les révélations d’Aimé autour du même sujet ? Guillaume Perrier, dans l’article déjà cité, a très bien discuté l’ambiguïté de ce passage, que je rappelle ici :

Pour ce jour-là du moins, je sais bien que si Aimé ne mentait pas sciemment, il se trompait du tout au tout. Je me rappelais trop l’état dans lequel était Robert […] Et d’ailleurs pour Balbec c’était de même, ou le liftier avait menti, ou c’était Aimé qui mentait. Du moins je le crus ; une certitude, je ne pouvais pas l’avoir. (RTP, IV, 260)

On ne peut avoir aucune certitude sur la vie du neveu, ni sur celle de l’oncle. Ce qui est néanmoins curieux, c’est qu’on ait exactement les mêmes éléments pour l’un et pour l’autre : un groupe d’amis très proches, des bruits qui courent sur leur intimité, la certitude que, dans la suite de l’histoire, tous se révèleront homosexuels parmi les « quatre gigolos », et au moins Charlus parmi les « trois Grâces ». On parvient ainsi à nourrir des doutes identiques pour l’un et pour l’autre.

D’autres parallèles entre l’oncle et le neveu se repèrent tout au long du récit. Guillaume Perrier a très bien remarqué que, dans la scène du déjeuner au restaurant entre le héros, Saint-Loup et Rachel, Saint-Loup utilise le mot « fripouille » (RTP, II, 464) afin de cacher son intérêt pour Aimé, et c’est exactement le même mot que Charlus avait utilisé à l’égard du héros à Balbec (RTP, II, 126). Dans ce même passage, où l’intérêt de Saint-Loup pour les hommes est clairement suggéré3, il est fort intéressant de trouver un autre rapport subtil entre Charlus et son neveu. L'apparition du baron est fugace. Lisons le passage :

À ce moment on vint dire à Aimé qu'un monsieur le priait de venir lui parler à la portière de sa voiture. Saint-Loup, toujours inquiet et craignant qu'il ne s'agît d'une commission amoureuse à transmettre à sa maîtresse, regarda par la vitre et aperçut au fond de son coupé, les mains serrées dans des gants blancs rayés de noir, une fleur à la boutonnière, M. de Charlus. – Tu vois, me dit-il à voix basse, ma famille me fait traquer jusqu'ici. Je t'en prie, moi je ne peux pas, mais puisque tu connais bien le maître d'hôtel, qui va sûrement nous vendre, demande-lui de ne pas aller à la voiture. Au moins que ce soit un garçon qui ne me connaisse pas. Si on dit à mon oncle qu'on ne me connaît pas, je sais comment il est, il ne viendra pas voir dans le café, il déteste ces endroits-là. N'est-ce pas tout de même dégoûtant qu'un vieux coureur de femmes comme lui, qui n'a pas dételé, me donne perpétuellement des leçons et vienne m’espionner ! (RTP, II, 467)

Mais Charlus avait déjà montré son intérêt pour Aimé à Balbec, et la suite du récit révèlera qu’il s’était rendu au restaurant dans l’espoir d’en faire la connaissance. L’interprétation de Saint-Loup, encore une fois, est tout à fait naïve, et l’oncle n’est pas ici le traqueur de son neveu : il en est le rival.

Sans compter les comparaisons ou les croisements explicites entre l'oncle et le neveu institués de manière systématique par le narrateur une fois qu’il a appris l’homosexualité de Saint-Loup, (notamment leur commune fréquentation de la maison close de Jupien), il est fort possible que d’autres épisodes créent des parallèles d'abord masqués mais néanmoins significatifs. Par exemple, comment interpréter la scène où Saint-Loup frappe dans la rue un homosexuel qui lui avait fait des avances ? Son oncle étant pour lui un modèle (par son mépris du monde, son intérêt pour la littérature et les arts, malgré le fossé générationnel qui les divise), n’est-il pas possible que son geste soit l’imitation de la réaction qu’il croit avoir été celle de son oncle dans la garçonnière ?

Toutefois, le parallèle le plus frappant et significatif entre les pratiques homosexuelles de Charlus et celles de Saint-Loup, peut être trouvé dans la figure de Charles Morel. C’est à cause de son amour fou pour Morel que Charlus devient une personne dont tout le monde connait la sexualité ; c’est en toute probabilité à ce moment-là que Saint-Loup comprend enfin les véritables goûts de son oncle, si l’on pense qu’il l’a toujours considéré comme un séducteur de femmes et qu’encore lors de la matinée Villeparisis, Saint-Loup était convaincu de l’hétérosexualité de son oncle, comme le montre le passage, fort ironique, où il se moque de la naïveté de sa mère qui ne s’apercevrait pas de la liaison entre Odette et le baron de Charlus (RTP, II, 566).

Dès lors, quelle interprétation suggérer pour le « tournant » de Saint-Loup ? Comment interpréter ce rapport entre l’oncle et le neveu ? Comment expliquer cette répétition par le neveu de la vie de l’oncle ? La dichotomie homosexuel/hétérosexuel, comme on le verra dans le prochain paragraphe, perd de sa signification dans une perspective queer qui considère les désirs comme un enchevêtrement complexe. S’il est impossible de déterminer avec la plus absolue certitude la datation de l’homosexualité de Saint-Loup, on peut quand même estimer, de manière approximative, qu’il a sans doute (peut-être, sans se l’avouer à lui-même) éprouvé de l’intérêt pour les hommes dès le début de l’histoire, mais qu’il est néanmoins l’amant passionné de Rachel, et qu’il ne prend pleinement conscience de son homosexualité que lors de sa liaison avec Charles Morel.

On peut alors se demander si la dynamique girardienne4 du désir imitatif, qui a été notamment pensée à partir de l’univers proustien, ne fonctionnerait pas aussi pour le duo Charlus/Saint-Loup. Saint-Loup imiterait son oncle — mieux, il imiterait ce qu’il croit être la pratique de son oncle : il est l’amant passionnée de Rachel (et ne se pose pas trop de questions sur son intérêt pour les hommes) tant qu'il croit que son oncle est un grand séducteur ; quand il découvre l’amour de son oncle pour Morel, c’est alors qu'il se tourne plus décidément vers les hommes. Saint-Loup hérite de son père tout ce qui concerne la sphère des devoirs sociaux (ses manières Jockey Club, ses aptitudes sociales au sein du milieu militaire de Doncières), tandis qu’il hérite de son oncle tout ce qui concerne la sphère des plaisirs : ses amours, sa passion pour la littérature et l’intellectualité. La mort de Saint-Loup symbolise la fusion parfaite entre l’héritage paternel et l’héritage avunculaire : il meurt en héros pendant la Première Guerre mondiale comme son père l’avait fait lors de la guerre de 1870, mais il le fait dans l’espoir d’inspirer un amour fou à ses camarades.

Cette interprétation pourrait présenter des convergences surprenantes avec les théories de Claude Levi-Strauss5. Une des thèses principales de l’anthropologue sur les structures élémentaires de la parenté consiste à expliquer qu’un mariage n’est qu’une alliance entre deux hommes, puisque le premier donne sa sœur au deuxième en tant qu’épouse pour sceller leur pacte. Dans ce cadre, la femme sert de garante du bon fonctionnement de l’union, et le fils est le produit de l’alliance entre les hommes. Le rapport qu’il a avec l’un serait en opposition avec le rapport qu’il a avec l’autre : s’il a un rapport d’affection avec le père, il aura un rapport de devoir envers l’oncle, et vice versa. Ce modèle fonctionne également pour plusieurs personnages d'À la recherche du temps perdu : par exemple pour le héros, qui a un rapport de devoir avec un père qui ne pense qu’à sa carrière, et qui partage par contre ses goûts intellectuels et sa fascination pour les demi-mondaines avec l’oncle Adolphe ; et à l'inverse, Bloch admire son père mais méprise son oncle. Cette opposition a été déjà remarquée par Brigitte Mahuzier, qui, dans une perspective légèrement différente, écrit dans son article « Proust et le mariage pour tous » :

  Saint-Loup méprise son père parce qu’en bon socialiste intellectuel, il rejette en lui des habitudes de caste […]. Le narrateur est aussi assez critique envers son propre père […]. Seule exception à cette loi des mauvais enfants, Bloch père qui admire son fils et le trouve « impayable », est admiré de retour par celui-ci qui aime à le faire briller devant ses amis [II, 126-135]. Mais ce petit « duo comique », joué pour impressionner le narrateur et Saint-Loup, se fait au détriment de l’oncle Nissim Bernard6.

Dans cet article, l’auteure a aussi montré comment, dans À la recherche du temps perdu, les homosexuels jouent souvent un rôle fondamental au sein de la filiation : les couples mariés ne semblent avoir un sens que dans le théâtre des conventions sociales, donc c’est plutôt les homosexuels qui s’assurent une survivance dans la postérité. Si Brigitte Mahuzier ne cite pas explicitement le couple de Monsieur et Madame de Marsantes et ne l’oppose pas au rôle joué par Charlus, son raisonnement s’applique tout de même à ce groupe de personnages : Monsieur et Madame de Marsantes adhèrent de la manière la plus conservatrice et précise aux valeurs et aux symboles du faubourg Saint-Germain et se caractérisent par la stratégie la plus prudente possible dans la gestion de leur capital symbolique, tandis que Charlus, avec son anticonformisme, est le vrai « père spirituel » de Saint-Loup (RTP, II, 93) .

La conclusion tout à fait provisoire que je peux donc tirer de cette analyse, c’est que l’histoire du neveu doit être fortement liée à celle de l’oncle, et que toute interprétation du « tournant homosexuel » de Saint-Loup devrait en tenir compte. En même temps, il reste impossible de reconstruire d’une façon univoque et certaine la trajectoire des amours de l’un ainsi que celle de l’autre, du fait de la structure d'À la recherche du temps perdu. En effet, le regard du lecteur sur l’univers fictif du roman proustien est forcément très partiel : tout ce que l’on peut connaître, c’est ce que le discours du narrateur nous représente et rapporte. Le narrateur n’étant pas omniscient sur les amours de Saint-Loup, il reste impossible de savoir, par exemple, si Aimé dit la vérité quand il raconte l’histoire de Saint-Loup avec le lift, ou de déterminer de quand datent exactement ses pratiques. J'essayerai de démontrer dans la partie suivante que, tandis que la majorité des personnages du roman proustien ont une sexualité non normative, le héros, lui, est très normatif dans ses pratiques et dans sa conception de la sexualité. Et c’est pourquoi il échoue d’une façon systématique quand il essaye de comprendre une sexualité qu’on qualifierait aujourd’hui de queer : c’est le cas de sa liaison avec Albertine, de ses commentaires sur la liaison entre Saint-Loup et Rachel, enfin, c’est ce qui le rend tellement soucieux de dater l’homosexualité de Saint-Loup. Ce que le roman représente n’est pas donc le « tournant homosexuel » de quelqu’un : à travers les questions si insistantes du narrateur, ce qui nous est raconté est surtout le besoin de classification du héros, ses difficultés, ses inquiétudes : bref, l’échec systématique d’un sujet normatif face au queer.

Vers une déconstruction du discours du narrateur autour de la sexualité

Il est assez inhabituel, dans le texte d'À la recherche du temps perdu, de trouver des passages où le narrateur décrit d’une façon explicite les rapports sexuels entre le héros et Albertine ; néanmoins, les très rares passages où il en parle suffisent pour ébaucher une interprétation des dynamiques de ce couple. Lisons d’abord un passage apparemment assez neutre :

Je revoyais Albertine s'asseyant à son pianola, rose sous ses cheveux noirs ; je sentais, sur mes lèvres qu'elle essayait d'écarter, sa langue, sa langue maternelle, incomestible, nourricière et sainte, dont la flamme et la rosée secrètes faisaient que, même quand Albertine la faisait seulement glisser à la surface de mon cou, de mon ventre, ces caresses superficielles mais en quelque sorte faites par l'intérieur de sa chair, extériorisé comme une étoffe qui montrerait sa doublure, prenaient, même dans les attouchements les plus externes, comme la mystérieuse douceur d'une pénétration. (RTP, IV, 79)

En réalité, ce passage révèle une vision de la sexualité assez compromise d’un point de vue culturel. On y remarque d’abord que le narrateur institue une hiérarchie entre les actes sexuels : d’un côté, dans sa « mystérieuse douceur », la pénétration, qui sert de terme de comparaison pour les autres actes ; et en dessous les actes indiqués par l’euphémisme « caresses superficielles », qui peuvent atteindre quasiment le même niveau et la même dignité que la pénétration puisqu'elles sont « en quelque sorte faites par l’intérieur de la chair ». Dans son révolutionnaire essai Thinking sex7, l’anthropologue Gayle Rubin a étudié la tradition qui, dans la société occidentale contemporaine, nous amène à penser les actes sexuels dans une hiérarchie qui n’est rien d’autre qu’une construction culturelle. Dans son article, Rubin décrit la pyramide mentale au sommet de laquelle on trouve le sexe reproductif au sein d’un couple hétérosexuel réglementé par le mariage. En dessous, est placé le sexe reproductif pratiqué au sein d’un couple hétérosexuel monogame non marié, et une marche plus bas, le sexe non reproductif au sein d'un couple monogame hétérosexuel, et ainsi jusqu’au bas de la pyramide, où figurent les sadomasochistes, les fétichistes, jusqu’à la base qui expose les pires de tous « those whose eroticism transgresses generational boundaries8 ». Dans le discours du narrateur, le fait qu’il essaye d’anoblir le sexe oral en le rapprochant de la pénétration est un premier indice d’adhésion à cette structure normative de pensée. Dans cette même perspective, le choix des adjectifs pour désigner la langue d’Albertine est fort intéressant : tandis que le narrateur est en train de parler de sexe oral, il emploie les mots « maternelle », qui fait évidemment référence au caractère reproductif du sexe, « sainte », qui lie cette description à l’idée du sacrement du mariage, et enfin le couple « incomestible » et « nourricière », qui ramène le lecteur au réseau symbolique de l’acte de la lactation, où la mère nourrit son enfant. Ainsi, le narrateur se sert de ces adjectifs pour renforcer sa référence à la sphère du sexe marital et reproductif. Un autre passage dans le même essai de Rubin peut aider à éclaircir les différents modes d'approche de la sexualité par le héros et Albertine :

According to this system, sexuality that is « good », « normal », and « natural » should ideally be heterosexual, marital, monogamous, reproductive, and noncommercial. It should be coupled, relational, within the same generation, and occur at home. It should not involve pornography, fetish objects, sex toys of any sort, or roles other than male and female. [...] Any sex that violates these rules is « bad », « abnormal », or « unnatural ». Bad sex may be homosexual, unmarried, promiscuous, non- procreative, or commercial. It may be masturbatory or take place at orgies, may be casual, may cross generational lines, and may take place in public, or at least in the bushes or the baths9.

Si l’on essaie de classer les pratiques sexuelles du héros et d’Albertine selon ce système de dichotomies, on s’aperçoit que les actes du premier rentrent presque complètement dans les actes autorisés, tandis qu’Albertine couvre à peu près tout l’éventail des actes défendus : elle a des rapports homosexuels, des rapports occasionnels, des rapports avec plus d’une fille à la fois. Il est fort intéressant que, dans la description des rapports d’Albertine, Aimé insiste beaucoup sur une prétendue différence d’âge entre Albertine et ses amantes, alors qu'Albertine étant une petite fille, on ne voit pas trop comment les filles qu’elle rencontre dans les bains pourraient être beaucoup plus jeunes qu’elle. Enfin, on dirait que Rubin pensait à Albertine en écrivant, étant donné la précision avec laquelle elle indique thebushes et thebaths comme les lieux de promiscuité par excellence : c’est justement dans les bains de Balbec et dans les arbres de la Touraine qu’Albertine consomme ses liaisons lesbiennes.

Dans un autre passage, le narrateur nous informe qu’Albertine semblait, parfois, lui offrir des plaisirs que lui-même lui refusait « par peur de la dépraver » (RTP, IV, 71) : rien de plus normatif que l’idée de pouvoir « pervertir » quelqu’un par des actes pourtant tout à fait consentants, dont la saleté résiderait dans leur essence. Il est donc évident que, dans le cadre de cette liaison, le héros se fait le garant des instances sévères de la société, tandis qu’Albertine a une sexualité complexe et non-normative, qu’aujourd’hui l’on qualifierait de queer.

Quand le héros découvre ce qu’Albertine accomplissait en son absence, il commente ainsi cette révélation :

[…] ces goûts ne s’ajoutaient pas seulement à l’image d’Albertine comme s’ajoute au bernard-l’ermite la coquille nouvelle qu’il traîne après lui, mais bien plutôt comme un sel qui entre en contact avec un autre sel, en change la couleur, bien plus, la nature » (RTP, IV, 107).

Ce qui frappe dans ce genre de discours, c’est son essentialisme. L’une des thèses les plus révolutionnaires développées dans La volonté de savoir10 de Michel Foucault, que Gayle Rubin s'approprie dans Thinking Sex, c’est que l’un des aspects les plus typiques d’une pensée normative consiste à penser les actes sexuels non pas comme des pratiques, mais comme des actes qui arrivent à définir la personne qui les accomplit en tant que personne : on voit très bien, ici, que pour le narrateur les goûts sexuels d’Albertine changent sa personnalité. Un peu plus loin dans le même passage, il rajoutera qu’Albertine est :

 comme une femme qui m'eût caché qu’elle était d’un pays ennemi et espionne, et qui même eût agi plus traîtreusement encore qu’une espionne, car celle-ci ne trompe que sur sa nationalité, tandis qu’Albertine c’était sur son humanité la plus profonde, sur ce qu’elle n’appartenait pas à l’humanité commune, mais à une race étrange qui s’y mêle, s’y cache, et ne s’y fond jamais (RTP, IV, 108).

Le narrateur affirme ainsi non seulement sa distance irréductible par rapport à quelqu’un qui ne vit pas selon les mêmes schémas, mais, ce qui est beaucoup plus intéressant, qu’en vertu de ses pratiques sexuelles, Albertine ne peut pas être considérée comme un membre de « l’humanité commune ». Ce même essentialisme se retrouve à l'identique dans le passage où le héros reconnait en la fiancée de Saint-Loup, dont il a beaucoup entendu parler, la prostituée Rachel « quand du Seigneur » (RTP, II, 456-459). Dès qu’il comprend la vérité, il suppose que Saint-Loup n'est pas au courant de son passé de prostituée parce que, s’il l’était, il ne pourrait pas l’aimer. Le héros expose son point de vue d’une façon très claire, en disant que, à cause de son passé, il n’arrive même pas à voir en elle une personne :

[…] l’inquiétude, le tourment, l’amour de Saint-Loup s’étaient appliqués jusqu’à faire — de ce qui était pour moi un jouet mécanique — un objet de souffrances infinies, le prix même de l’existence. […] Aussi les regards, les sourires, les mouvements de bouche m’avaient paru seulement significatifs d’actes généraux, sans rien d’individuel, et sous eux je n’aurais pas eu la curiosité de chercher une personne. (RTP, II, 456-457)

Or, cet essentialisme du narrateur pourrait être aussi l’explication de la façon dont le « tournant homosexuel » de Saint-Loup est construit et raconté dans le roman. On a vu qu’il est impossible de déterminer d’une façon certaine le déroulement complet de la vie sexuelle de Saint-Loup ; si on est pourtant tellement poussé à s’interroger sur ce sujet, c’est parce que le narrateur n’arrête pas de poser la question : « Mais de quand cela datait-il ? » (RTP, IV, 266), « Comment cela avait-il pu naître chez un garçon qui avait tellement aimé les femmes que je l’avais vu désespéré jusqu’à craindre qu’il se tuât parce que Rachel quand du Seigneur avait voulu le quitter ? » (RTP, IV, 264-265). En outre, si le narrateur est tellement obsédé par la nécessité de dater l’homosexualité de Saint-Loup et de poser des étiquettes sur ses pratiques sexuelles, c’est parce que ces pratiques, à ses yeux, le transforment en tant que personne ; c’est parce que, pour lui, il ne s’agit pas de pratiques mais de l’essence de quelqu’un, d’une dichotomie entre l’« humanité commune » et les « autres ». Dans la représentation des pratiques de Saint-Loup l’enjeu n’est pas vraiment de savoir s’il est hétérosexuel, homosexuel ou plutôt bisexuel : l’enjeu consiste plutôt à voir l’échec d’un sujet normatif comme le narrateur quand il essaye de s’expliquer une sexualité non-normative.

1 Guillaume Perrier, « Rachel, paravent de Saint-Loup? », Textuel, n° 45, 2004, p.147-154.

2 Tomoko Woo, « Les homosexuels en puissance: une étude génétique de la formation du personnage de Saint-Loup »,Marcel Proust7 : Proust sans frontières 2, 2009, p. 85-101. Voir cet article aussi pour un excellent résumédes difficultés de nombreux critiques face àl’homosexualité de Saint-Loup.

3 Guillaume Perrier a déjàtrès bien discuté, au sein de ce passage, l’intérêt de Saint-Loup pour Aimé. Mais il faut peut-être remarquer aussi un autre passage juste avant celui discuté par Perrier: « En effet, que le monsieur qui au théâtre ou au café se trouvait leur voisin, que tout simplement le cocher du fiacre qu'ils avaient pris, eût quelque chose d'agréable, Robert, aussitôt averti par sa jalousie, l'avait remarqué avant sa maîtresse ; il voyait immédiatement en lui un de ces êtres immondes dont il m'avait parlé à Balbec, qui pervertissent et déshonorent les femmes pour s'amuser, il suppliait sa maîtresse de détourner de lui ses regards et par là-même le lui désignait. Or, quelquefois elle trouvait que Robert avait eu si bon goût dans ses soupçons[…] » (II, 463, je souligne).

4 René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1977.

5  Voir à ce propos Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958 ; et aussi l'article très éclairant, Cl. Lévi-Strauss, « Réflexions sur l'atome de parenté », L’Homme, t. 13, n° 3, 1973, p. 5-30.

6  Brigitte Mahuzier, « Proust et le mariage pour tous », Nouvelles Francographies, 2014, p. 55-63, p. 58, 59.

7 Gayle Rubin, « Thinking sex. Notes for a Radical Theory of the Politics of Sexuality », Deviations: A Gayle Rubin reader, Durham and London, Duke University Press, 2011, p.137-181.

8 Ibid, p.149.

9 Ibid., p.151.

10 Michel Foucault, Histoire de la sexualitéI. La Volonté  de savoir, Paris, Gallimard, 1976.