Le papier est la matière même des monuments de mémoire sur lesquels reposent la langue et la nation. Comme support de l’écriture et de l’image fixe, il constitue matériellement notre relation de dialogue avec les générations passées et reste le média essentiel des échanges intellectuels de notre temps. Mais, comme Dieu dans la création, ou comme l’auteur dans un roman de Flaubert, c’est une matière à la fois diffuse et invisible : une entité sans laquelle notre monde ne pourrait se concevoir et qui pourtant reste le plus souvent transparente au regard. Le papier est partout. Sans lui, pas d’affiches, de dessins, de photos, de cahiers, de livres, de journaux, de contrats, de constitution, de monnaie, de diplômes, de manuscrits. Plus de mouchoirs en papier, plus de papier hygiénique. Plus de cartes postales, de cartes à jouer, ni de cartes de visite. Plus de cocottes en papier. Plus de lettres d’amour, plus de paquet cadeau, plus de confettis, plus de masque pour le carnaval. Mais les écrins et les joyaux de papier qui accompagnent la vie de tous les jours nous demeurent presque constamment imperceptibles. La réalité du papier disparaît derrière le symbole, le texte, la représentation ou le signe dont il est porteur. Paradoxalement, c’est sous ses formes les plus insignifiantes et les plus dérisoires, sous son aspect de détritus, que sa présence redevient visible : prospectus, sachets déchirés, vieux emballages, lambeaux d’affiches, papiers de bonbon et papiers gras, tracts abandonnés, enveloppes ouvertes, presse périmée... Le papier fait écran à sa propre beauté, il nous embarrasse, il déborde de nos boîtes aux lettres, il traîne sur les trottoirs, il fait désordre ; on le froisse, on le jette, on le brûle. Or, ce papier qui nous encombre et dont nous nous débarrassons avec désinvolture est aussi celui qui constitue une part essentielle de notre existence sociale : celui que nous sollicitons pour élaborer, communiquer et transmettre notre pensée, celui que nous présentons pour défendre nos droits ou pour prouver notre identité — et l'actualité aura montré combien il est douloureux d'être « sans papier ». Le papier, vieil ami séculaire, nous accompagne, sous les formes les plus diverses, dans chaque geste de l’existence quotidienne, dans les occasions les plus graves et les plus futiles de la vie privée ou publique, dans les plaisirs du corps comme dans ceux de l’esprit, devant les représentants de l’autorité comme dans les fêtes sans lendemain : il est l'éphémère et la permanence, le sens et l’insignifiance, le précieux et le jetable, la mémoire et l’oubli.

Demain, le papier ?

Vers la fin des années 80, les professeurs ès avenirs annonçaient la fin de l'empire du papier. Or, sa consommation a triplé en trente ans et continue à s’accroître. Son rôle grandissant dans l’industrie (support d’écriture et d’image, emballage, publicités, produits sanitaires...) se traduit par une véritable problématique de mondialisation : approvisionnement en matières premières, déforestation, recyclage, cartel des producteurs, géopolitique de la production et de la consommation, tradition industrielle et délocalisation, etc. Au total, l’industrie mondiale du papier pèse aujourd’hui aussi lourd que celle que l’aéronautique. On imaginait aussi, il y a peu, que les succès de l’informatique se traduiraient à brève échéance par la disparition de cette vieille substance surannée. Or, l'ère électronique a déployé ses dispositifs, du CD‑Rom à Internet, en s'insérant dans la géologie des supports traditionnels qui refont joyeusement surface et s’inventent une nouvelle jeunesse. Photocopies, télécopies, agrandissements photos et tirages d’imprimantes ont ouvert au papier un champ de consommation presque illimitée à l’échelle planétaire. Le XXIe siècle sera aux formats A4 et A3. D'une certaine manière, le « génie du papier » n'est jamais apparu aussi clairement qu'aujourd'hui. L’industrie papetière ne cesse d’innover, ses produits se diversifient et se disséminent dans les secteurs les plus inattendus : de l’industrie du bois (meubles en papier, stratifiés, etc.) à l’agronomie (papier engrais) en passant par l’univers médical (masques, champs opératoires, pontages chirurgicaux). La « fin du papier » était une fausse nouvelle. Mais si l’empire du papier ne fait que s’élargir, il est vrai aussi qu’il constitue une véritable question d’actualité. D’un côté, pour la première fois dans l’histoire, de nouvelles techniques de communication remettent en cause le principe de ce qui avait été une hégémonie absolue du papier comme support d’inscription et de diffusion des informations, mais sans diminuer son rôle ni hypothèquer son avenir dans la sphère des réalités. D’un autre côté, sous l’effet de ce nouveau partage des pouvoirs, le statut historique du papier devient lisible avec une acuité sans précédent. La fin du XXe siècle est fascinée par le monde de l’archive. Avec le déménagement des millions de livres de la Bibliothèque Nationale de France, la notion de patrimoine écrit prend une dimension matérielle éclatante : à raison de plusieurs voyages quotidiens pour une noria de camions, il faudra des mois pour transférer les fonds des réserves de Richelieu au site de Tolbiac. Le papier est la substance même de la mémoire. L’essentiel de notre tradition historique, scientifique et culturelle repose sur ce fragile support. Or, précisément, pour plus d’un siècle d’histoire, ce patrimoine est en péril : la plupart des imprimés produits sur papier de bois industriel sont rongés par l'acide et promis à une irréversible désintégration matérielle. Quelle réponse apporter à cette menace ? Deux voies sont possibles et, heureusement, sans doute compatibles : la solution matérielle (désacidifier le papier pour conserver les documents physiquement : mais avec quelle technologie, dans quels délais, à quel prix ?) et la solution immatérielle (numériser les textes en péril  ; mais ne faut‑il pas numériser tous les livres ? et peut‑on raisonnablement abandonner les originaux à la destruction ?). Le débat est ouvert, mais on sait déjà qu’il s’agit d’une lutte contre la montre et que pour une part du patrimoine, il est déjà trop tard. À la Bibliothèque nationale de France, on estime que sur 2 millions de livres français, publiés entre 1875 et 1960, 90 000 sont irrémédiablement perdus, 580 000 en danger immédiat et 600 000 en danger à moyen terme. Au‑delà du problème des papiers acides, l’univers des archives n’échappe pas à la question des stocks. Cet océan de papiers que l’on appelle le patrimoine écrit est en passe de submerger les bibliothèques et de faire exploser toute capacité matérielle de conservation. Les fonds anciens sont colossaux : la Bibliothèque nationale et les bibliothèques municipales détiennent quelque 40 millions de livres ou de manuscrits antérieurs au XXe siècle ; les Archives nationales contiennent près de trois milliards de documents antérieurs à 1789. Cette énorme masse s’accroît par l’apport régulier des enrichissements, eux‑mêmes considérables : par le seul dépôt légal, la Bibliothèque Nationale de France ajoute chaque année à ses collections 40 000 nouveaux ouvrages, plus de 1 500 000 fascicules de périodiques, près de 3000 documents se rapportant à la musique, des milliers d’estampes, etc. À ce rythme, les bibliothèques ne seront bientôt plus en état de contenir ni de diffuser leurs fonds. Dans les milieux de la conservation, on pense à délocaliser les archives (ici et là, en silos) et surtout à détruire le superflu, en s’orientant, pour le reste, vers une numérisation généralisée. Mais qui prendra la responsabilité des autodafés, qui sera assez extralucide pour en édicter les règles et pour éviter la méprise irréparable ? Les tours de Tolbiac ont été conçues pour un stockage à venir des documents papiers qui ne devrait pas excéder quelques décennies (jusqu’en 2040 environ), après quoi on suppose que d’autres supports de conservation se seront substitués au stockage matériel. On parle de mémoires à très haute capacité, certains disent sous forme de grands disques optiques‑numériques en or massif : par un étrange et mélancolique paradoxe, le papier imprimé, cette bonne vieille monnaie de l’esprit, redeviendra peut‑être un jour convertible en métal jaune au comptoir virtuel des banques de données.

La fiction du « papier européen »

Dans les dictionnaires occidentaux contemporains, l’origine du papier est attribué à Cai Lun1et datée de 105‑120 ap. J.‑C., ce qui est inexact puisque les découvertes archéologiques chinoises de ces vingt dernières années2 ont démontré que le papier support d’écriture était connu en Chine, quatre siècles plus tôt, à l'époque Han de l’Ouest, pendant l'édification de la Grande Muraille (III‑IIe siècles av. J.‑C.). Au IIe siècle de notre ère, Cai Lun a simplement amélioré la qualité de la pâte en y ajoutant des fibres tissées (fragments de chiffons, cordages et vieux filets de pêche, macérés dans de l'eau), c’est‑à‑dire en inventant le « papier de linge » dont le secret passera à Samarcande en 751 après la bataille de Talas, avant de se répandre dans tout l’Orient, pour atteindre l’Europe, quatre siècles plus tard, par l’Espagne et la Sicile. Ces distorsions entre ce qui est établi par la science et les connaissances mises en circulation ont une longue histoire. Dans l’imaginaire occidental, le papier est si intimement lié à l’idée centrale de culture écrite que la question de son invention a fait l’objet de diverses légendes où s ’exprime l’irrépressible réticence des occidentaux à reconnaître l’origine extrême‑orientale du papier et le rôle joué par la culture arabe dans sa transmission vers l’Europe : une réticence qui illustre la manière dont la science peut se défaire sous la pression des croyances. Ainsi cette fameuse origine, fixée par l’archéologie contemporaine à l’époque des Han de l’Ouest, et toujours ignorée par les encyclopédies d’aujourd’hui, avait été établie au XVIIe siècle par les travaux du missionnaire jésuite Martino Martini3. Un siècle plus tard, parmi d’autres thèses contradictoires, on lit, dans l’Encyclopédie de Diderot :

« Anciennement les Chinois écrivaient avec un pinceau de fer sur des tablettes de bambou  ; ensuite ils se servirent du pinceau pour écrire sur du satin ; enfin, sous la dynastie des Hans, ils trouvèrent l’invention du papier, 160 avant Jésus‑Christ, suivant le P. Martini. Cette invention se perfectionna insensiblement, et leur procura différentes sortes de papiers ».

Mais cette information qui va bientôt disparaître de l’horizon scientifique est déjà juxtaposée dans le Dictionnaire des Sciences, à une fiction eurocentriste sans le moindre fondement : l’idée du « papier occidental ». Les Encyclopédistes ne mentionnent pas Cai Lun et estiment que les Chinois n’ont joué aucun rôle dans l’apparition du « papier de linge » qui est présenté comme un pur produit du génie occidental : « c’est là le papier européen ». Pour faire bonne mesure, l’Encyclopédie (qui consacre tout de même 50 pages4 aux articles « papetier » et « papier ») cite du bout des lèvres, et en présumant qu’elles sont erronées, les thèses — exactes — du père jésuite Du Halde5 (qui « s’était persuadé .. que l’Europe avait tiré cette invention des Chinois ») et du savant Prideaux qui « penche à croire ...que les Sarrasins d’Espagne ont apporté les premiers d’Orient l’invention du papier de linge en Europe ». Tandis que s’étend l’empire colonial européen, c’est, bien entendu, la thèse du génie occidental qui l’emporte au XIXe siècle. En 1837, Le Dictionnaire de la Conversation ne cite plus la Chine et fait du papier de chiffon une découverte européenne survenue entre le XIe et le XIIe siècle :

« Cette invention a été réclamée par des Allemands, des Italiens et des Grecs qui en conçurent l’idée d’après la manière de faire chez eux le papier de coton ».

Sous le Second Empire, le Grand Dictionnaire Universel de Pierre Larousse fait une allusion plus que vague aux origines extrême‑orientales du papier (qui est dit provenir « de Chine et du Japon » où il serait en usage « depuis un temps considérable »), et reconduit l’idée que le papier de chiffon est une découverte européenne, dans des termes qui se rapprochent à s’y méprendre du texte de Balzac dans Les Illusions perdues :

« La nécessité de remplacer le parchemin, dont le prix était excessif, fit trouver, par une imitation du papier bombycien (tel fut le nom du papier de coton en Orient), le papier de chiffon, les uns disent à Bâle, en 1170, par des Grecs réfugiés ; les autres disent à Padoue, en 1310, par un italien nommé Pax ».

Dans les toute dernières années du XIXe siècle, La Grande Encyclopédie de Berthelot, annonce comme un scoop que la récente analyse au microscope des anciens papiers orientaux prouve qu’il s’agit bien de papier de chiffon en tout point semblable au « papier d’Europe » et qu’il faut donc en conclure que « C’est de Chine et par l’intermédiaire des Arabes qu’est venue en Occident la connaissance du papier ». Enfin, le Nouveau Dictionnaire Larousse, au début du XXe siècle, cite le ministre de l’agriculture Tsaï‑Loun et fixe l’apparition du papier au IIe siècle après J.‑C. en inaugurant une tradition encyclopédique qui subsistera jusqu’à nos jours. L’Occident contemporain ne s’offre plus le privilège imaginaire d’avoir inventé le média de sa culture écrite, mais à titre de revanche, la Chine se voit privée au passage de quatre siècles au moins de son histoire : cette période au cours de laquelle se fabriquait le papier primitif dont l’Occident mettra presque deux millénaires à retrouver la formule. Car la Chine est passée d’un papier de fibres ligneuses (bois râpé, écorces et fibrilles végétales : IIe s. av. J.‑C.‑ IIe s. ap. J.‑C.) au papier de chiffon, en suivant une évolution à peu près opposée à celle de l’Occident qui, après avoir utilisé le « papier de linge » hérité de Cai Lun,  a réinventé, au XIXe siècle, le « papier de bois », de qualité plus médiocre et de structure chimique très instable, mais qui réglait le problème endémique des pénuries de matière première, et se prêtait à un traitement industriel en offrant la perspective d'une production de masse. L’idée d’un papier de chiffon « européen » est une fiction eurocentriste dont l’origine invisible relève d’une ruse de l’histoire : une opportunité matérielle qui a été ressentie comme un miracle. C’est, pour une large part, grâce à un heureux hasard que l’invention de Gutenberg a pu, au XVe siècle, devenir autre chose qu’une simple curiosité technique. Sans les énormes quantités de papier qui ont été nécessaires au tirage en nombre des premiers livres imprimés, l’imprimerie à caractères mobiles n’aurait pas constitué le bouleversement culturel qui a permis l’entrée de l’Occident dans les Temps modernes et la Renaissance. Or il n’y aurait jamais eu assez de papier de chiffons pour les nouvelles presses sans une révolution préalable dans un tout autre domaine : un caprice de la mode, un revirement dans les habitudes vestimentaires qui, au XIIIe siècle, avait brusquement généralisé le goût pour les tissus de lin, l’usage des sous‑vêtements et du linge de corps en provoquant une expansion considérable de la culture du lin. C’est cette mode, et l’accumulation primitive de deux siècles de haillons, qui ont miraculeusement fourni aux papetiers, au moment précis où il le fallait, la matière première indispensable pour fabriquer ce que l’on a appelé précisément le « papier de linge ». Réciproquement, six siècles plus tard, alors que le génie technique des Lumières était parvenu à mécaniser les procédures artisanales du papetier, la « machine à papier » est restée pratiquement inactive de 1803 à 1870, faute de matière première, la mode ne permettant plus de fournir l’énorme quantité de chiffons indispensable aux nouveaux besoins de la production papetière. C’est la pénurie des chiffons qui a conduit l’Occident à imaginer le succédanée du papier de bois en précipitant l’entrée du papier dans l’ère industrielle.

Du papier d’emballage à l’invariant textuel

Bien que les sources restent souvent difficiles à vérifier, il semble bien qu’à côté de son emploi comme support d’écriture, et sans doute antérieurement à cet usage, le papier ait connu en Chine des applications très diverses, tout comme on l’observe dans notre société occidentale moderne : des utilisations domestiques (papier hygiénique, parfumé pour la cour impérial ; mouchoirs de papier  ; couvertures de papier), vestimentaires (habits de papier laqué, doublures des vêtements d’hiver, chapeau en pâte à papier — au VIe siècle avant J.‑C., Yuan Xian, disciple de Confucius, portait, semble‑t‑il, un chapeau de pâte d’écorce de mûrier), militaires (armures de papier plissé et de carton, contre les flèches) et surtout un usage commercial (emballage des denrées alimentaires, des marchandises et des colis). Ces usages prosaïques du papier, qui nous paraissent aujourd’hui naturels, auraient, jusqu’au XIXe siècle, stupéfait n’importe quel occidental pour qui le papier était une matière précieuse, une chose presque mentale, totalement inséparable de sa fonction de support scriptural ou graphique. Connu et utilisé en Occident depuis le Moyen‑Âge pour l’écriture manuscrite, le papier n'a acquis en Europe sa véritable stature de support universel de la pensée que lorsque sa technique de fabrication a rencontré celle de l'imprimerie à caractères mobiles, à l'aube de cette Renaissance dont il a été l'un des acteurs les plus décisifs. Mais depuis son entrée dans la galaxie Gutenberg, il est clair que le papier, comme l’Esprit hégélien, n’a fait qu’élargir et approfondir son empire au point de rassembler dans sa fragile substance la quasi totalité des Temps modernes. Des placards que les premiers réformés clouaient sur la porte des églises pour appeler à l’émeute aux nouvelles traductions des Textes Saints, des éditions de Ronsard à celles de Montaigne, de l’Encyclopédie aux journaux de la Révolution, des manuscrits de Newton aux brouillons d’Einstein, des lithographies de Goya aux Carnets de Picasso, de Dom Quichotte à Bouvard et Pécuchet, des affiches de mobilisation générale aux cahiers des écoliers de la IIIe République, des œuvres complètes de Victor Hugo à celles de Mao Tsé Toung, des partitions de Bach à celles de John Cage, des assignats au billet vert, des lettres de change aux planches d’actions de la General Motors, le papier est devenu l’espace d’une histoire planétaire des significations : une histoire qu’il transmet, dont il porte témoignage et sur laquelle il a constamment agi en enregistrant et en diffusant la pensée des hommes, leur cruauté et leurs incertitudes, leurs combats et la métamorphose des Nations. Ce papier‑monde, garant du sens, porte la trace des temps où le papier était précieux. Il rejette comme une insignifiance l’abondance du monde de papiers, usuel et confortable, dans lequel nous vivons depuis trois ou quatre générations. La mémoire de la pénurie s’attache encore secrètement —  mais n’est‑elle pas en train de s’effacer ? —  à ce que nous ressentons comme la valeur du livre. Demeuré rare et cher pendant sept siècles, c'est‑à‑dire aussi longtemps qu'il est resté fabriqué feuille par feuille et dépendant d’une matière première très sophistiquée (les chiffons de lin, de chanvre et de coton), il est devenu, depuis un peu plus d’un siècle, un produit de large consommation, élaboré à grande vitesse dans des installations superpuissantes à partir de ressources végétales pratiquement inépuisables. C’est la chute spectaculaire des prix due à la production de masse qui a ouvert au papier toutes ces nouvelles applications (l'emballage et l’industrie pour 45% des tonnages, les produits domestiques et sanitaires  pour 10%) qui l’emportent aujourd’hui (de peu, il est vrai) sur ce que nous considérons toujours, malgré tout, comme sa vocation initiale : l’impression et l’écriture, qui absorbent encore 45% de la production. Depuis son apparition au XIIe siècle dans le monde occidental, le papier est si intuitivement associé l’écriture, à la transmission et à la diffusion de la pensée, qu’il nous reste difficile de concevoir un lien autre que purement empirique et accidentel, entre le papier qui sert à emballer les marchandises et celui des livres qui contiennent notre culture. Mentalement, ce n’est pas le même papier. Or, il est probable que cette étrange alliance entre une substance matérielle et les aventures de la culture écrite se soit précisément jouée, non pas chez les lettrés, mais entre l’échoppe d’un marchand et le bureau d’un technocrate, il y a vingt‑trois siècles. L’archéologie chinoise indique qu’il existe un rapport étroit entre l’utilisation du papier comme support d’écriture et l’apparition du sceau et des stèles de proclamation vers le milieu ou la fin du IIIe siècle avant notre ère. Tout, vraisemblablement, a commencé par le geste du marchand qui, le premier, a apposé son sceau sur la feuille de papier dont il s’était servi pour emballer sa marchandise : identification et première publicité, l’objet vendu indique sa provenance, sa marque. Très vite, le geste du marchand est devenu celui du fonctionnaire : au sceau commercial s’est ajouté le sceau administratif, puis le sceau administratif s’est agrandi en stèle de proclamation, cette géniale invention de l’empire qui annonçait littéralement l’imprimerie. Le texte de la loi, gravé en creux dans la pierre, sert de matrice invariante à l’estampage de grandes feuilles de papier que les messagers, par centaines ou par milliers, portent aux quatre coins de l’empire pour faire connaître les décisions du Législateur. Imprimé à l’encre indélébile, l’estampage de la stèle de proclamation est la première forme de cet invariant textuel qui constitue pour nous depuis cinq siècles le régime du sens : le papier a partie liée depuis ses origines avec l’obsession du multiple et de l’analogon formel. Cette passion allographique pour la copie à l’identique a été celle du négoce et du pouvoir temporel avant de devenir le grand rêve de la culture du Texte. Paradoxalement, par sa fluidité et sa fragilité mêmes, le papier se prêtait mieux que toute autre substance au désir d’inaltérable. Sur la route qui le portait de Chine en Europe, le sort du papier s’est joué aux VIIIe et IXe siècles, entre Samarcande, Bagdad et Le Caire. À cette étape décisive, la victoire rapide du papier sur les autres supports (le papyrus d'Égypte et le parchemin du Moyen‑Orient) s’explique bien sûr par son prix un plus avantageux et par ses délais de production plus courts, mais surtout par l’esprit bureaucratique et paperassier des grandes monarchies abassides et fatimides qui ont su y voir très vite la substance même du pouvoir : le support infalsifiable du texte d’autorité. Le calife abbaside Harun al Rashid (786‑809) impose l'usage du papier dans toute son administration, pour lutter contre les faux en écriture : on maquille un papyrus, on gratte facilement un parchemin, on ne peut effacer l'écriture à l'encre sur le papier sans laisser de trace. L’ère du parchemin était celle du palimpseste, du scribe et des copies toujours variantes, l’âge du papier est celui du texte invariant diffusé en nombre, mais aussi de l’auteur, du brouillon et de la rature. En devenant à la fois le support universel du texte imprimé et le média individuel de l’écriture, le papier introduit dans la graphosphère occidentale les éléments d’une dialectique riche d’avenir : l’invariant textuel comme universel et comme nouvelle figure de l’autorité du texte génère une nouvelle conception de l’écriture qui sera bientôt conçue, en terme d’originalité, comme le geste personnel d’un individu à la recherche du nouveau et comme le symbole du travail intellectuel.

1  Cai Lun (ou Tsaï loun) : haut fonctionnaire de la Cour des Han ( ? – 121 ap. J.‑C)

2  Pan Jixing, Zhongguo zao zhi shihua (« Histoire de la fabrication du papier en Chine ») , Tabei, 1994

3  M. Martini (1614‑1661) : Atlas Sinensis ... (Amsterdam, 1655, in‑fol.) ; Sinicae Historiae... (Munich, 1658 ; trad. en franc. par l’abbé Le Pelletier, Paris, 1692, 2 vol. in‑12)

4 Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences ... Berne et Lausanne, 1780, tome 24, pp. 435‑486

5  Jean Baptiste Du  Halde (1674‑1743) : Description ...  de la Chine (Paris, 1735, 4 vol. in‑fol. , vol. 1)