La critique génétique n'est pas née de rien. Elle n'est pas non plus le rhabillage moderne d'une discipline ancienne. Elle doit à son héritage son attention aux sources et aux matrices initiales de l'œuvre, et son objectif fondamental, qui est de reconstituer les étapes d'une composition et d'une écriture. Ce qu'elle apporte de moderne, c'est la relativisation qu'elle impose à la notion d'« inspiration », désacralisant et démythifiant l'acte de « création » verbale : l'œuvre résulte d'une suite d'opérations, de manœuvres, sur les contenus et sur les formes, d'une série d'expansions et de transformations d'une forme‑sens, dont on peut s'efforcer de retrouver la logique et les « recettes ». En second lieu, élargissant et transformant la notion classique de « source », elle lui substitue celle d'« intertexte » : dès les premières lignes de l'avant‑texte, apparaissent la citation et l'allusion, l'écho et la correspondance, explicites ou implicites ; des motifs et des modèles sont déjà là, à l'œuvre, pour toutes les composantes – thématiques, idéologiques, sémiotiques, rhétoriques, stylistiques –, et la question est de savoir comment l'inédit va surgir du déjà dit.

Enfin la critique génétique intègre à sa visée la perspective sémiotique et linguistique. Linguistique de l'énoncé, avec la mise au jour des schèmes sémantiques, ou plus précisément, sémio‑lexicaux, le repérage des modèles embryonnaires de la phrase. Linguistique de renonciation, avec le dépistage de toutes les positions successivement adoptées par le sujet de l'écriture dans sa relation à l'énoncé, à travers le jeu des personnes, de la deixis et des modalités.

C'est bien là la charte générale qui règle les orientations et les tâches de la critique génétique. L'exemple de Zola peut inciter à y ajouter une distinction importante  : entre ce que Flaubert appelait « la poétique insciente », c'est‑à‑dire la mise en texte intuitive, organique, non verbalisée en tant que telle, des composantes structurales et des techniques de composition et d'écriture, et une poétique explicite, réflexive, méta‑énonciative, c'est‑à‑dire la nomination des formes inventées pour les contenus et l'expression de l'œuvre en gestation. Appelons cette dernière le méta‑texte. « Je veux faire le poème de la terre » (Ébauche de La Terre). Poème est ici un de ces mots méta‑textuels, prévoyant en l'occurrence un ton, un style. Méta‑texte n'est peut‑être pas le terme le plus satisfaisant, mais il a l'avantage de faire couple avec avant‑texte. En réalité, il faudrait le découpler lui‑même, et distinguer entre méta‑discours génétique et méta‑langage génétique1.

Ce méta‑langage génétique existe toujours, au moins à l'état virtuel. Il n'est aucun écrivain qui, dans sa tête, ne possède une conception et un lexique des genres, des styles, des techniques, des formes de la langue, bref une rhétorique infuse, et qui ne soit plus ou moins guidé par eux dans son travail d'« invention », de « disposition », et d'« élocution ». Ce méta‑langage sourd de partout, de l'école, de la littérature, de la critique – de la langue. Mais il s'actualise dans le texte génétique à des degrés différents et en des places différentes selon les auteurs. Il prolifère ou s'efface prolifère, puis s'efface, ou inversement. L'observation de son usage, de son dosage, peut donc servir à définir des profils de genèse, et des profils d'écrivains. Elle peut aussi servir à mieux poser les problèmes de renonciation et de l'énoncé dans la genèse, et au‑delà.

On peut prévoir que le méta‑texte parasite l'avant‑texte scénarique, plus que les retouches de l'écriture. Plan, drame, lutte, scène, etc., lestent lourdement les Ébauches de Zola ; on ne trouvera pas correction, ni rature, ni suppression, dans son manuscrit définitif. Le méta‑texte relève pour l'essentiel de la régie des grandes et moyennes unités de la structure narrative, et des choix prévisionnels du style. Il disparaît de la rédaction, au moins tendanciellement – et avec une exception notable pour Balzac2. Cependant son langage, même effacé en cours de route, n'en appartient pas moins au langage général de l'écrivain, et il n'est ni légitime, ni aisé de le séparer nettement du tissu langagier de l'œuvre achevée. Il suffit d'ailleurs que celle‑ci, comme c'est le cas dans le roman de Zola intitulé L'Œuvre, mette en scène un romancier, réfléchissant à haute voix sur les principes de son art, pour que la frontière disparaisse. Dans le titre même, L'Œuvre, le méta‑texte s'est fait in‑texte. On pourrait relever ainsi nombre de mots qui, dans l'« idiolecte » de Zola, peuvent fonctionner sur les deux versants.

Prenons pour exemple le mot passion. Terme‑clé du lexique psychologique au XIXe siècle. Zola lit et résume, en 1868, la Physiologie des passions du Docteur Letourneau. Terme recteur, aussi, et par voie de conséquence, de la conception des personnages et de leurs relations : en somme, un des universaux du méta‑texte romanesque... Son usage est très curieux à suivre dans les tout premiers avant‑textes des Rougon‑Macquart. Car il n'apparaît pas là où on l'attendrait, et lorsqu'il surgit, c'est dans un tout autre emploi que son emploi banalisé.

Deux séries de « Notes », on le sait (et même trois, si l'on y ajoute les pages intitulées Différences entre Balzac et moi), ont précédé ou accompagné la naissance des toutes premières idées préfigurant l'« histoire d'une famille sous le second Empire » : les Notes générales sur la marche de l’œuvre et les Notes générales sur la nature de l’œuvre3. Bizarrement, chacun de ces titres couvre une matière à laquelle conviendrait mieux l'autre titre : ce que Zola appelle « la marche » relève plutôt du contenu : « une famille lancée à travers le monde moderne, la bousculade des appétits et des ambitions » ; et ce qu'il appelle « la nature » caractérise bien davantage le mouvement, le style, le rythme de l'œuvre. Mais voici le plus remarquable. Tout se passe comme si Zola, à la recherche de l'objet et du ton de l'œuvre future, et d'un accord fondamental entre cette œuvre et l'esprit du temps, avait scindé le terme‑concept de passion, développant son sens et excluant son signifiant pour désigner et définir la « marche », le contenu énoncé, le réfèrent social et psychologique des Rougon‑Macquart, et à l'inverse conservant le signifiant, passion, pour caractériser le mode d'énonciation, la « nature » esthétique de son projet.

Cherchez en effet le mot passion dans les Notes sur la marche générale de l’œuvre : il n'y est pas ; alors que ces quelques pages en exsudent par toutes leurs lignes l'idée, avec une abondance torrentueuse de termes analogiquement associés, voire para‑synonymes. Les dictionnaires, depuis plusieurs siècles, définissent le terme passion par « sentiment violent de l'âme ». Dans son usage moderne dominant, la passion est ce qui vous saisit et vous emporte, vous transporte, vous porte vers l'objet de désir, et éventuellement vous conduit à affronter un rival – d'où la virtualité dramatique de tous les récits de passion. C'est bien ce noyau sémantique, et sémiotique, que développent ces Notes, avec une profusion de mots mais à l'exclusion de passion  : « impatiences ambitieuses », « bousculade », « élan », « bousculade des ambitions et des appétits », « aller », « arriver », « s'élancer », « lancé », « rouler », « fièvre », « orgie », « soif de jouir »... « Tous désirent jouir »4.

Il faut prendre garde à ce méta‑texte de l'avant‑texte... À la différence d'un autre propos, lui aussi à caractère méta‑romanesque, celui des articles généraux (et postérieurs) sur le naturalisme, il est en prise directe, effectivement, sur la « marche » générale de l'œuvre, c'est‑à‑dire, d'un mot peut‑être archaïque, sur son inspiration. On voit bien ici ce qu'est la matrice profonde, génétique, du « naturalisme » de Zola : beaucoup moins l'illusion de pouvoir calquer le roman sur la science, en particulier la science biologique, beaucoup moins le misérabilisme d'une attention aux « basses classes », beaucoup moins le recours aux documents vécus, que, fondamentalement, un imaginaire énergétique, une pensée et une rêverie de l’agir et du devenir, du vecteur dynamique de l'existence, de la mise en mouvement des forces de groupes, de l'être comme machine désirante, siège d'un « appétit », d'une énergie, et d'un « élan ». Siège aussi d'une névrose : « les fièvres ». Voilà ce que dit, d'entrée de jeu, ce « méta‑texte » génétique : d'une certaine manière, il parle plus clair, plus vite et plus fort, dans la liberté et la fécondité de son jet primitif, que les rationalisations théoriques à venir.

Quant au mot lui‑même, passion, on le trouvera dans l'autre série de notes préliminaires, mais employé à une autre fin ; non pour désigner un objet de la représentation dans l'énoncé, mais un aspect de renonciation : « Avoir la passion. Garder un souffle un et fort »5. La passion, ce sera un « transport » de l'écrivain, non de ses personnages ; une tension, un désir de puissance dans l'effet unitaire ; une énergie inspirée, dans la conception de l'action et des personnages, dans la composition et dans l'écriture ; une rhétorique et un accent dans la rhétorique. On peut s'étonner de cette double lucidité programmatique, par laquelle Zola il a vingt‑huit ans se fait d'avance le meilleur lecteur‑interprète de son œuvre à venir, tant pour la vision qu'elle imposera du circulas social, que pour son rythme, son « souffle » intérieur. « Un souffle un et fort » : que dire de mieux ?

Le terme est glosé, décliné, dans les Notes générales sur la nature de l'œuvre, à la fois par des consignes de composition et de mouvement, et par la critique du travail d'autres romanciers desquels Zola entend se distinguer, tout en les admirant : « Avoir la passion », c'est « écrire le roman par larges chapitres, logiquement construits ». « Chaque chapitre, chaque masse doit être une force distincte qui pousse au dénouement ». Le méta‑langage se constitue ici en un champ sémio‑lexical où voisinent, en paradigme et en syntagme, masse, force, bloc, large, grand, puissant (« établir douze, quinze puissantes masses »), solide, logique : ce sera cela « le souffle de passion animant le tout, courant d'un bout à l'autre de l'œuvre »6. Pousser, courir, se succéder, se mordre (« la poussée de ces chapitres se succédant comme des blocs superposés, se mordant l'un l'autre »7). Le langage de programmation se fait étonnamment métaphorique, sur le fond d'une vision maçonne, architecturale, monumentale, pyramidale, de l'œuvre à venir ce qui, rétrospectivement, pour les lecteurs des Rougon‑Macquart, ne présente rien d'illusoire. Cela suffit en tout cas à Zola pour détacher son profil de ceux de ses trois maîtres : Balzac, maître de « l'analyse courante », auquel il entend opposer un modèle de resserrement et d'amplification (« douze, quinze puissantes masses »8) ; Flaubert, le romancier de « la créature vraie », de « l'analyse faite à froid », du « type » qui « se généralise »9; et surtout les Goncourt. « Tout le monde réussit en ce moment l'analyse de détail »10, écrit ici Zola. Il vise évidemment Flaubert, mais plus encore les Goncourt. Si l'on ne veut pas apparaître comme un pâle épigone reproduisant un code dominant, que faire, sinon « réagir », et « réagir par la construction solide des masses, des chapitres », et par « le souffle » ? Le diagnostic contrastif (qui, pour ce qui le concerne, est un diagnostic anticipatif) n'est pas mal vu. Et Zola y revient à plaisir à la fin de sa note, tournant et retournant le discours injonctif et le discours prévisionnel, et jetant du même coup une vraie lumière, non seulement sur sa manière à lui, mais sur toute l'évolution du roman de tradition réaliste, d'un de ses phares à l'autre : « Une carrure magistrale. Mais toujours de la chaleur et de la passion. Un torrent grondant, mais large, et d'une marche majestueuse ». « J'échapperai ainsi à l'imitation de Balzac qui a tout un monde dans ses livres ». « Les de Goncourt seront si bien écrasés par la masse (par la longueur des chapitres, l'haleine de passion et la marche logique) qu'on n'osera m'accuser de les imiter »11.

Une dernière remarque : cette curieuse dichotomie, qui frappe le mot passion en distribuant son contenu et son expression dans deux « notes » préalables différentes, se résout en unité, si l'on songe qu'au fond, et non moins étrangement, la seconde des « Notes » exprime la recherche d'un mode de composition, de rythme et de style romanesques qui épouserait de manière iconique l'être et le devenir de la société représentée, eux‑mêmes définis dans la première. Le langage de représentation se calquera sur l'univers représenté : aux transports de passion, d'« appétits » et d'« ambitions » emportant « les figures principales », répondra « l'haleine de passion » qui soulèvera les structures et le langage du récit. C'est à cela aussi que sert le méta‑texte génétique de Zola : à refermer en boucle le texte sur lui‑même, dans une harmonie du signifié et du signifiant, un moment divisés.

Ainsi l'avant‑texte, tout en progressant dans le cheminement de l’inventio, se retourne sur lui‑même, intègre un propos réflexif et régisseur. Il ne vise pas seulement à identifier les éléments et les structures du récit en construction, mais aussi à élaborer une stratégie de mise en situation de l'œuvre sur le champ littéraire, et à poser les conditions d'une lecture juste : plus exactement, à installer l'auteur comme premier lecteur‑interprète de son œuvre quitte à ce que sa propre analyse reste longtemps méconnue du public et de la critique.

Élargissons un peu l'exploration. C'est dans chacun des dossiers préparatoires des Rougon‑Macquart que la présence de la nomenclature génétique saute aux yeux. Souhaitons qu'un jour un chercheur la dépouille intégralement, et en établisse le glossaire12 et même la grammaire , et décrive avec précision son régime de manifestation. Je ne m'en tiens ici qu'à quelques constatations incitatives. La première, sur son abondance : plusieurs dizaines de termes, réapparaissant d'un dossier à l'autre, un vocabulaire plus diversifié et plus présent que dans les dossiers de Flaubert, qui reste pour sa part, dans ses textes de genèse, très avare de la terminologie des « belles‑lettres » (la réservant plutôt à sa correspondance). La seconde, sur sa place : présence massive dans les Ébauches, au tout premier stade de la genèse, quasi‑disparition dans les étapes ultérieures, notes de lectures ou d'enquêtes, fiches‑personnages, plans successifs (au contraire, chez Flaubert, les rares notations de régie surgissent tout le long des scénarios de manière plus diffuse et plus aléatoire et visent en général des éléments de détail, non des opérations d'ensemble)13. Enfin, sur son exclusivité génétique  : elle ne sert qu'à usage interne, dans le privé de l'atelier d'invention et d'écriture de la fiction ; et elle est à peu près entièrement gommée, j'oserais presque dire censurée, des déclarations publiques sur le naturalisme et le roman expérimental. Autant Zola se montre un « narratologue » ou un rhétoricien averti dans le calcul préalable des composantes de sa recette romanesque, autant, lorsqu'il publie ses articles de critique et de théorie, il se détourne des questions de facture, et de la reconnaissance des libertés et des artifices de l'auteur de fiction, pour caler à tout prix l'image du romancier moderne sur le modèle du savant.

Voici deux brefs extraits du dossier préparatoire de Germinal, qui montrent d'une part la massivité du méta‑texte dans l'Ebauche, et d'autre part son quasi‑effacement dans les Plans. Le début de l’Ébauche, d'abord :

Le roman est le soulèvement des salariés, le coup d'épaule donné à la société, qui craque un instant : en un mot la lutte du capital et du travail. C'est là qu'est l'importance du livre. Je le veux prédisant l'avenir, posant la question qui sera la question la plus importante du XXe siècle.

Donc, pour établir cette lutte, qui est mon nœud, il faut que je montre d'une part le travail, les bouilleurs dans la mine, et de l'autre le capital, la direction, le patron, enfin ce qui est à la tête. Mais deux cas se présentent : prendrai‑je un patron qui personnifie en lui‑même le capital, ce qui rendrait la lutte plus directe et peut‑être plus dramatique ? ou prendrai‑je une société anonyme, des actionnaires, enfin le monde de la grande industrie, la mine dirigée par un directeur appointé, avec tout un personnel, et ayant derrière lui l'actionnaire oisif, le vrai capital ? Cela serait certainement plus actuel, plus large et poserait le débat comme il se présente toujours dans la grande industrie. Je crois qu'il vaudra mieux prendre ce dernier cas.

Alors, j'aurais d'une part les ouvriers et de l'autre la direction, puis derrière les actionnaires, avec des conseils d'administration, etc. (tout un mécanisme à étudier). Mais, après avoir posé ce mécanisme discrètement, je pense que je laisserai de côté les actionnaires, les comités, etc., pour en faire une sorte de tabernacle reculé, de dieu vivant et mangeant les ouvriers dans l'ombre  : l'effet à tirer sera plus grand, et je n'aurai pas à compliquer mon livre par des détails d'administration peu intéressants. Il suffit de montrer la décision prise qui amène la grève, et d'indiquer les décisions suivantes, qui pourront être nécessaires. Le conseil a décidé que..., le conseil exige que... ; et c'est comme un oracle qui parle, une force inconnue et terrible qui plane et écrase toute ma population de bouilleurs.

La lutte visible reste par conséquent entre les bouilleurs et le directeur, avec son personnel. Là, il faut que j'entre dans quelque détail. Je montrerai le Directeur chez lui, dans sa maison, dans son jardin, j'opposerai son intérieur, sa vie, ses plaisirs, son confort à mes ouvriers, à un intérieur, une vie, une misère d'ouvrier. D'autre part, il faut que je lui donne une famille  : il est marié, lui cinquante ans, la femme quarante‑cinq, deux filles l'une de vingt ans et l'autre de seize. Intérieur à peindre (après notes prises). Un mariage doit être réglé ou autre chose  : un drame peut‑être, une fille séduite, etc., de façon à dramatiser ce côté de l'action et à obtenir un dénouement à la fin.

Et voici le premier plan détaillé, pour le début du roman :

Étienne seul sur la route de Marchiennes à Montsou. Marchiennes à deux lieues. Il en est parti de bonne heure, pour se rendre à Douai, ou ailleurs. Il n'y a pas trouvé de travail, dans les grandes usines. La route toute droite, la nuit noire, le ciel couvert d'un voile gris, le vent glacial qui souffle dans la plaine rase. Le vent vous coupe. Il est parti depuis à peine une heure, lorsqu'il aperçoit les feux du Voreux, et il s'approche pour se réchauffer et pour demander. Il aura mangé son dernier morceau de pain à Marchiennes, et il y aura dormi dans un coin de forge. L'avenir vide devant lui, pas un morceau de pain, pas de place, renvoyé de partout et la crise qui sévit. Que va‑t‑il faire  ?

Donc il aperçoit les feux de la fosse, dans la nuit noire. La respiration de la machine d'épuisement. On ne voit rien d'ailleurs. Masse confuse. Le coron laissé à gauche, entrevu. La fosse accroupie dans un trou, avec ses quelques lumières, le terri éclairé par trois feux. Le canal deviné à une bande blanche  : est‑ce une route. Et autour la sensation de la vaste plaine. Le vent souffle. Comme distribution de la description, il ne faut d'abord qu'une masse, presque informe, une vision fantastique de la fosse, aperçues dans la nuit. Les quelques lanternes accrochées aux tréteaux, la porte des générateurs, les trois ou quatre fenêtres éclairées et surtout les feux du terri14.

La comparaison de ces deux extraits d'un même avant‑texte montre bien d'une part la différence, le clivage entre texte et méta‑texte, et d'autre part comment s'effectue la transformation, d'un état avant‑textuel hétérogène (scénario et méta‑langage) à un état homogène (scénario seul). Comment aussi le méta‑texte atteste la présence d'un intertexte, constitutif du modèle de compétence.

Le texte du plan est en effet homogène, du point de vue énonciatif, à une ou deux exceptions près. Il se limite à la mise en ligne de situations, de personnages, de comportements, de décors imaginaires, dans un énoncé narratif et descriptif à la non‑personne, immédiatement transposable dans la rédaction achevée, par simple expansion. Une seule mention meta‑textuelle, énonçant non pas la scène‑objet, mais la régie et le contrôle de sa composition, en un langage évidemment intransposable dans le roman lui‑même : « Comme distribution de la description, il ne faut d'abord qu'une masse presque informe ». Une sorte de décrochement du discours, revenant du synopsis de la fiction à son langage de programmation. Mais l'exception méta‑textuelle confirme la règle d'univocité et de limpidité qui est celle des plans, et qui sera encore plus radicalement observée au stade du second plan détaillé.

Au contraire, le texte de l'Ébauche se déroule sur deux pistes distinctes : celle qui y inscrit la substance narrative du roman – « le soulèvement des salariés, les houilleurs dans la mine, les actionnaires » –, et déjà ses transpositions métaphoriques – « une sorte de tabernacle reculé » –, et celle qui en prévoit et en médite l'ordonnance ; celle de l'invention et celle de la disposition, mêlées. La seconde de ces deux pistes se révèle d'abord par son vocabulaire – dont l'usage ne dépassera guère le stade de l'Ebauche. Pour les toutes premières pages du dossier de Germinal, une centaine de termes différents. De nombreux noms : action, analyse, arrière‑plan, caractère, carcasse, cas, conclusion, débat, décor, dénouement, description, dessin, détails, disposition, drame, étude, effet, exposition, figure, fin, fond, frisson, grandeur, intensité, intrigue, lumière, lutte, marche, mécanisme, mouvement, nœud, oppositions, partie, patron, paysage, peinture, personnage, plan, premier plan, question, scène, second plan, simplicité, unité ; quelques adjectifs  : actuel, beau, central, exceptionnel, gros, héroïque, idyllique, intéressant, logique, magistral, passif, typique ; beaucoup de verbes  : ajouter, arranger, arrêter, avoir, chercher, compliquer, comprendre, débuter, décrire, distribuer, donner, dramatiser, entrer, équilibrer, établir, étudier, faire, faire agir, finir, garder, indiquer, inventer, jeter, laisser de côté, mettre, mettre en scène, montrer, mouvementer, opposer, organiser, oublier, passer, personnifier, poser, régler, reprendre, se débarrasser, se défier, tailler, terminer, tirer, trouver, voir. L'Ébauche est littéralement saturée de ce langage. Pour en comprendre pleinement la répartition, la fonction, la valeur symptômale, et même l'origine, il serait bon de disposer d'une concordance méta‑lexicale complète de l'ensemble du cycle, avec les références et les contextes : encore faudrait‑il, pour cela, qu'au moins les Ébauches ‑ à défaut des dossiers intégraux – aient fait l'objet d'une bonne édition. Nous n'en sommes pas là. Mais on perçoit bien quelques traits, et quelques ouvertures pour la recherche.

La répartition sémantique implique des présences et des absences, aussi significatives les unes que les autres. Absence, par exemple, d'une terminologie évoquant les rôles des personnages, et leurs relations mutuelles, ainsi que d'une terminologie précise du temps : tous les processus de la composition ne font pas l'objet d'une dénomination propre ; et toutes les verbalisations ne sont pas exactement révélatrices du travail réel de la pensée organisatrice. En revanche, le « système‑expert » de Zola fait une place importante à la considération et à la dénomination des constituants principaux de la fiction : l'action, les caractères, l'intrigue, le décor, la répartition des plans, les grandes articulations, le développement dans le temps et la logique, la recherche de l'effet (exprimée en particulier par les qualificatifs). Sa nomenclature comporte une marge de synonymie (conclusion, dénouement, fin... ; caractère, figure, personnage...). Multiple et varié, également, le vocabulaire opérationnel, celui qui désigne les manœuvres de la construction et de la régulation romanesques : recherche et choix des éléments (avoir, inventer, trouver), évaluation et sélection de ce qui sera conservé et de ce qui sera rejeté (étudier, laisser de côté, garder, se débarrasser), addition (ajouter), expansion, réglage (équilibrer, établir, arranger), combinaison (organiser, distribuer, mouvementer), localisation dans l'espace du texte (débuter, entrer, terminer), calcul des effets (dramatiser, décrire, personnifier), etc.

Les paradigmes ainsi constitués sont remarquables en soi : mais les associations contextuelles en renforcent l'intérêt, en actualisant ces consignes dans un discours qui les densifie, et qui atteste l'obsession du dispositif préconstruit, et d'un dispositif optimisé. Avec le discours, apparaissent en effet les croisements d'opérations, les solidarités de décisions, les contraintes d'harmonisation, et aussi la conscience des impasses, la nécessité éventuelle des changements de cap. De là, du reste, le rôle qu'il conviendrait de reconnaître à une grammaire du méta‑texte, dont on peut rapidement énumérer les principaux constituants : le pronom personnel de la lre personne (« J'aurais d'une part les ouvriers et de l'autre la direction »...) ; les modalisateurs du discours, exprimant selon les cas la nécessité, l'hypothèse ou l'incertitude, tels que les verbes modaux (« Je le veux prédisant l'avenir », « II vaut mieux prendre ce dernier cas », « II suffit de », « II faut que »...), le conditionnel (« J'aurais d'une part... »), la tournure interrogative (« Prendrai‑je une société anonyme... » ?), les adverbes d'appréciation (« Cela serait certainement plus actuel ») toutes ces formes modalisatrices se trouvant le plus souvent associées dans un même syntagme ; les expressions de la finalité et de la prévision (« Pour établir cette lutte », « Je laisserai de côté les actionnaires ») ; enfin, non les moindres, toutes les ligatures logiques et temporelles qui assurent la coordination, la cohérence du discours, et disons, la fiabilité à la fois mimétique et sémiotique d'un tissu de relations structurelles aux mailles de plus en plus serrées et de plus en plus interdépendantes : « En un mot », « c'est là que », « donc », « mais », « cela serait plus actuel », « ce dernier cas », « alors », « mais », « par conséquent », etc.

Ce lexique et cette grammaire sont doublement spectaculaires, par leur densité, et par leur caractère éphémère : les étais vont disparaître très vite et la bâtisse tiendra debout toute seule. Ils témoignent pour le moins d'un haut degré de lucidité professionnelle. Ils dénotent aussi une attention précise et fine à la matière et aux structures de la fiction. Ils contribuent eux aussi à dissiper les idées reçues sur le naturalisme. Dieu sait l'épaisseur des bêtises qu'on a pu lire, tant sous la plume de critiques pourtant intelligents que dans les pages des manuels, sur les prétendues « compilations » de Zola15. On est frappé au contraire ‑ et on pourrait même, en un autre sens, en être irrité ‑ par le caractère très concerté, très instrumental, de l'élaboration narrative, par la recherche attentive, persévérante, calculatrice, auto‑critique, des rapports, des corrélations, des équilibres les plus appropriés. Loin de se laisser porter par l'anecdote héritée ou par les hasards de l'invention, la plume de Zola opère sur une large gamme de pièces de charpente, d'artefacts spécifiques du récit, ainsi que d'opérations énonciatives. L'observation du métalangage des Ébauches confirme quitte à ébranler, sinon à ruiner le discours du Roman Expérimental que le naturalisme, dans les emplois abâtardis qui ont empoissé le mot depuis un siècle, n'est pas, mais pas du tout, un concept pertinent pour désigner l'art de Zola. Pour désigner son approche philosophique de l'homme et de la nature, peut‑être ; mais non son esthétique et sa méthode. Sa conception du texte, comme composition, comme agencement, comme résultat d'un programme averti et patient d'expansions et d'ajustement, sa maîtrise des stratégies et des tactiques de la poiesis narrative, l'apparentent, en fait, à la tradition des écrivains formalistes, qui, comme Poe, Baudelaire, Flaubert, Mallarmé, ont valorisé le méthodique travail des formes aux dépens des caprices du « démon » intérieur16. Il procède là dans le secret du cabinet de travail, et d'abord pour son bénéfice propre à une double démythification : celle du Réel et celle de l'Art.

Peut‑être même cela va‑t‑il plus loin. Je ne voudrais pas céder à la tentation de moderniser à tout prix l'auteur des Rougon‑Macquart. Néanmoins il n'est pas interdit de s'amuser un peu, dans cette voie, en pratiquant des rapprochements qui pourront paraître incongrus, mais qui pourront aussi susciter des interrogations. Songeons d'abord au fait que ce méta‑texte a quelque chose de matriciel. C'est une origine, un socle comme la pierre tombale de La Fortune des Rougon, sur laquelle le cycle entier va s'appuyer. Il va cesser d'être visible, aux étapes ultérieures de la genèse, mais c'est de lui qu'elles tiennent leurs caractères essentiels, leurs formes et leur dynamique. On pourrait reprendre tous les mots les uns après les autres fond, exposition, figure, lumière, paysage, plans, etc. et en retrouver l'ombre portée, d'état en état. Jusqu'à sa dernière ligne, un roman de Zola résulte donc de ce travail, primitif et primordial, d’installation, de jeu sur des blocs‑éléments de représentation. S'en rendrait‑on aussi bien compte hors de l'enquête génétique ? Le mot, installation, s'emploie de nos jours pour désigner des œuvres d'art qui font appel tout à la fois à la peinture, à la menuiserie, au montage, à l'architecture, à la sculpture, et qui sont donc très concrètes par leurs matériaux et très abstraites par leurs formes : Frank Stella, par exemple. Lourdement présentes, déconcertantes, décoratives, parfois inquiétantes. Une lecture moderne de Zola, relayée par l'exploration de son propre lexique d'atelier, ne pourrait‑elle s'aventurer jusque sur ces rives ?

Une question intéressante en génétique scénarique est celle de la topologie des dispositifs. Le développement d'une genèse romanesque crée un espace, qui n'est pas l'espace concret le paysage représenté dans l'œuvre, mais un autre territoire, plus abstrait, celui des personnages, de leurs positions respectives dans l'intrigue, de leurs relations et des transformations de ces dernières : espace évolutif, certes, un diagramme suivant l'autre dans l'histoire de la conception. Zola, sans expliciter cette compréhension de l'objet de son travail, a eu conscience du phénomène ; ses Ébauches en fournissent la preuve, et son méta‑langage les traces : autre aspect d'une modernité qui réside dans la relative abstraction des combinaisons modélisantes. Le mot nœud, on l'a vu, est de lui ; le mot régler aussi. Il a en tête, pour s'en servir, mais sans toujours les nommer, les configurations qui serviront de nos jours à la représentation des circuits de la communication entre les individus et entre les groupes. Il installe des personnages‑foyers, il dessine des modules, il noue des apparentements et des corrélations, il trace des vecteurs (ainsi la ligne de LaBête humaine, grand axe de la circulation des trains et des personnages, et du déclenchement des péripéties17), il lance des satellites, il croise des contraintes... Il faudrait observer tout cela de près, dans une vision à la fois topologique et transformationnelle de la scénarisation. Voici un bref exemple, prélevé dans l'Ébauche du Docteur Pascal.

Zola, qui entend soutenir d'une intrigue passionnelle son étude d'un médecin partagé entre sa lucidité sur le mal et son « admiration des forces vitales », a d'abord imaginé de faire aimer Pascal, le « vieux roi », par une jeune fille, Marie, qui lui donnera un enfant. Le docteur est donc à l'origine entouré de trois femmes, Clotilde, sa nièce, « une dame de compagnie dont le type est à créer », et Marie, une amie de Clotilde. Clotilde et la servante, qui sont dévotes, persécutent Pascal l'agnostique, et cherchent à détruire les archives de ses recherches impies... Marie est sa collaboratrice et son amante. Double lien la famille, l'amour mais dissymétrique. « C'est parce qu'il est torturé chez lui, que le docteur se met à aimer plus ardemment ». Double nœud d'oppositions latentes, de dépendances contradictoires : Clotilde est la nièce de Pascal, presque son enfant adoptive, mais elle le « torture » ; Marie est aimée de lui, mais Zola écarte l'idée d'un mariage : « Ce serait bien embourgeoiser les choses ». Comment résoudre ces tensions, comment recomposer le champ des possibles ? « Tout cela, écrit Zola, ne se règle pas très bien, et le point grave me paraît d'accommoder les tortures qu'on impose au docteur avec la joie qu'il doit éprouver à être aimé de Marie. Il faudrait d'abord élucider cela »18. Régler, accommoder, élucider. Vient alors la transformation qui va simplifier, nettoyer, resserrer le dispositif, en unifiant le nœud, en fondant ensemble la relation familiale et la relation amoureuse (au prix de la création d'une situation d'inceste, ou de quasi‑inceste). Clotilde et Marie faisaient double emploi : supprimons Marie ; Clotilde restera nièce et deviendra amante :

Je songe à une chose, c'est que je n'ai pas besoin de Marie. Clotilde me suffit. Elle a vingt‑quatre, vingt‑cinq ans. mais j'en ferai un type très enfantin, elle n'en paraîtra pas plus de vingt. Son oncle l'aura élevée avec une vieille servante très bigote, qui aura mis l'enfant dans la religion, un tempérament de mystique ; tandis que lui aura fait son éducation, en laissant une partie de l'au‑delà entrer dans cette âme (ce qui pourrait me donner l'étude du moment, l'évolution mystique contre la science). Et elle grandit et se passionne pour lui19.

Relativisons tout de même l'importance du méta‑texte dans le processus de la genèse. Nous n'yavons inclus que les termes et les tournures grammaticales qui font référence aux grandes unités du système narratif, et aux tâches d'exécution qui les produisent. Or, entre ce niveau technologique du langage structuro‑génétique et les mentions directes des situations et des actions scénarisées, s'interpose une couche intermédiaire, où se range un lexique conceptuel servant à désigner, de manière générique, les contenus de l'œuvre : par exemple, dans l'extrait qui vient d'être cité, tempérament, éducation, évolution, mystique... Régler, nœud, arrière‑plan n'ont et ne peuvent avoir aucune occurrence dans le texte achevé du roman ; il n'en va pas de même d'éducation, de mystique ou de science, qui se partagent entre le soliloque programmatique de l’Ebauche et le tissu textuel de l'œuvre (où ils ne jouent d'ailleurs qu'un rôle restreint et étroitement localisé) : pouvons‑nous risquer à leur propos le terme & hyper‑langage, dans la mesure où beaucoup d'entre eux apparaissent dans l'Ébauche comme des « hyperonymes » des caractères et des situations à mettre en scène ?20

II resterait à s'interroger sur les origines. Pourquoi cette intervention massive, dans les premiers moments de la genèse, d'une véritable économie de la narration, et de son surcodage ? Et d'où cela vient‑il ? On invoquera peut‑être le psychisme obsessionnel de Zola, son besoin de baliser minutieusement ses parcours, son anxiété secrète, la nécessité ressentie d'élever des défenses contre les turbulences de sa plume, ou contre le danger d'inachèvement21, et aussi de s'assurer de son métier, d'imposer à l'imagination l'autorité et le contrôle d'un savoir et d'un pouvoir du discours. C'est bien pour lui‑même qu'il en inscrit noir sur blanc les mots, puisque le lecteur des romans achevés n'est pas censé avoir accès à l'avant‑texte22. Et cependant, l'usage de ces nominations, et des manipulations qu'elles recouvrent, présuppose aussi une pensée du « lecteur implicite », et de ses attentes, une théorie sous‑jacente du code romanesque le plus propice à séduire un public. Le facteur du tempérament ‑ pour employer un terme d'époque ‑ et celui du modèle de réception se conjuguent. Double « marque de l'auteur »23, appelée à disparaître au‑delà des limites de l'Ébauche, après avoir irréversiblement orienté le dessin et le dessein de l'œuvre. Encore que... Il y a au moins un cas où le modèle réapparaîtra au sein même de l'œuvre : c'est celui de La Curée, où le schéma intertextuel génératif, le triangle Phèdre‑Thésée‑Hyppolyte, explicitement posé dans l'avant‑texte comme modèle structurel du roman, se trouvera réexploité dans le texte achevé (lors de la soirée où Renée et Maxime assistent à une représentation de Phèdre et se reconnaissent dans les personnages de la tragédie), avec une autre fonction, celle de la mise en abyme et de l'auto‑représentation ; la méta‑structure sert ici à deux fins, une première fois, pour l'auteur, comme grille d'invention, et une seconde fois, pour le lecteur, comme grille d'interprétation autre exercice zolien dans lequel le « naturaliste » ne reconnaîtrait pas ses petits...

Revenons, pour finir, au métalangage proprement dit, et à ses sources. C'est visiblement un héritage, un acquis. Plusieurs des notions instrumentales utilisées par Zola se retrouvent dans les traités de belles‑lettres publiés depuis plusieurs générations. La rhétorique, dans la première moitié du XIXe siècle, ne se limitait pas à classer les figures et à articuler la dispositio du discours oratoire  : on néglige peut‑être trop le fait qu'elle dispensait également un enseignement de la composition narrative et théâtrale, reposant sur l'étude approfondie de la logique des situations et des effets. J'en veux pour exemple et pour preuve les Éléments de littérature de Marmontel, réédités par Firmin‑Didot en 1854 (pendant les années de collège de Zola). C'est un traité (alphabétique) de poétique, au sens moderne du terme. Zola partage avec lui l'emploi de termes comme action, dénouement, caractère, description, exposition, nœud, plan, intrigue, personnage, marche, combinaison, épisode, fin, situation. Il a la même approche fonctionnelle, et, si l'on ose dire, cybernétique, des éléments et des moments d'une structure  : chacun, dans sa relation avec les autres, sert à conduire le lecteur ou le spectateur vers des hypothèses, des informations, des certitudes, des émotions préparées, au prix d'une claire conscience des « difficultés » et des « contradictions », et de leurs solutions. Lisez cette analyse de Marmontel, où l'on croirait retrouver les schémas successifs de LAssommoir, de Au Bonheur des Dames, et de Germinal, tout aussi bien que les linéaments de la future sémiotique des « programmes narratifs »24 :

Dans la fable implexe, le sort des personnages change au dénouement par une révolution qu'on appelle péripétie ; et cette révolution se fait de trois manières : 1° de la prospérité au malheur ; 2° du malheur à la prospérité, et dans ces deux cas elle est simple ; 3° de l'un à l'autre de ces deux états, en même temps et en sens contraire : alors la révolution est double ; et celle‑ci peut encore s'opérer de deux façons, ou par le malheur des méchants et le succès des bons, ou par le malheur des bons et le succès des méchants25.

Je ne poursuis pas sur cette voie, bien qu'elle le mérite. Il semble assez clair que Zola doit le langage, les concepts, et l'efficace de son méta‑texte opérationnel à une formation intellectuelle dont le maître le plus ancien, par‑delà les théoriciens du XVIIe et du XVIIIe siècle, serait Aristote. C'est de là que viennent ses « carcasses », comme il dit, et c'est encore un constat de nature à corriger les idées reçues sur le naturalisme. Sur cette intertextualité méta‑textuelle, de belles recherches seraient à encourager, qui nous aideraient en particulier à comprendre pourquoi Les Rougon‑Macquart ont conservé leur public, comme le montre le récent et fantastique succès de Germinal, dans le sillage du film de Claude Berri, alors que les « petits naturalistes » ont perdu le leur. Affaire de maîtrise technique... Laissons donc le dernier mot à Marmontel : « De grands événements, des tableaux variés, des situations pathétiques ne laissent pas de former le tissu d'un beau poème, quoique présentés dans leur ordre naturel »... Le méta‑texte des dossiers préparatoires de Zola est l'expression d'une lucidité toute classique sur les conditions nécessaires encore que non suffisantes de l'art du roman.

1  Sur la notion de méta‑discours, voir les études que Françoise Van Rossum‑Guyon a consacrées au « méta‑discours » balzacien dans La Comédie humaine  : Françoise Van Rossum‑Guyon, « Sur quelques aspects du métalangage chez Balzac », Le Roman de Balzac, Roland Le Huenen et Paul Perron, éds., Montréal, Didier, 1980, p. 131‑140 ; « Méta‑discours et commentaire esthétique chez Balzac  : quelques problèmes », Degrés, Bruxelles, n° 24‑25, 1981, p. 1‑12 ; « La marque de l'auteur  : l'exemple balzacien d'Illusions perdues », Degrès, Bruxelles, n°49‑50, 1987, p. 1‑19. Je remercie Isabelle Tournier de m’avoir communiqué les textes de ces articles. – À propos de « la dimension méta‑langagière » chez Francis Ponge, Jacques Anis distingue le méta‑rédactionnel, le méta‑scriptural, le méta‑textuel, le méta‑discursif et le méta‑sémiotique. Mais le méta‑textuel, sous sa plume, désigne autre chose que le phénomène étudié ici dans les Ébauches de Zola  : il s'agit d'un commentaire, in­‑texte, du texte lui‑même. Voir Jacques Anis, « Gestes d'écriture de Francis Ponge », dans De la lettre au livre, sémiotique des manuscrits littéraires, Paris, Éditions du CNRS, coll. Textes et Manuscrits publiée par Louis Hay, 1989 (notamment p. 115‑116).

2  F. Van Rossum‑Guyon, « Méta‑discours et commentaire esthétique chez Balzac », Degrés, 1981  : « Dans La Comédie humaine [...] il semble possible, et même légitime, d'isoler – parmi les nombreuses et diverses procé­dures d'auto‑représentation et d'auto‑réflexion qui y sont à l'œuvre – un niveau spécifique et pertinent de méta‑discours romanesque  : celui du narrateur. Celui‑ci, en effet, explicite souvent ses fonctions de narration, de régie, de communication et de commentaire idéologique et fournit en outre des indications sur la nature, le fonctionne­ment et la portée du roman en général, de La Comédie humaine, de l'œuvre littéraire [...] ».

3  Je les ai publiées dans le tome V des Rougon‑Macquart, éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 1738‑1745.

4  Notes générales sur la marche de l’oeuvre, Pléiade, V, 1967, p. 1738.

5  Notes générales sur la nature de l’oeuvre, Pléiade, V, 1967, p. 1743.

6  Ibid., p. 1743.

7  Ibid.

8  Ibid.

9  Ibid.

10  Ibid.

11  Ibid., p. 1744‑1745.

12  Les index du vocabulaire de Zola, établis par Étienne Brunet, n'ont pas pu prendre en compte les dossiers préparatoires manuscrits. Voir Étienne Brunet, Le Vocabulaire de Zola, Paris, Slatkine‑Champion, 1985.

13  Sur les différences entre le modèle flaubertien et le modèle zolien, voir l'article de Raymonde Debray Genette, dans le présent numéro de Genesis. Dans une lettre du 26 octobre 1993, Raymonde Debray Genette m'écrivait  : « Chez Flaubert, le flux est plus continu du scénario au brouillon. Il y a du méta‑texte, mais il faut le repérer ». Voir aussi Almuth Grésillon, Jean‑Louis Lebrave, Catherine Fuchs, « Flaubert  : Ruminer Hérodias », dans Le Texte variant, Paris, Éd. du CNRS, 1989.

14  Ces deux extraits sont publiés d'après le texte du dossier préparatoire de Germinal, établi, préparé et annoté par Colette Becker  : Emile Zola, La Fabrique de Germinal, Paris, Sedes‑Presses Universitaires de Lille, 1986 (p. 56 et 256‑257). J'ai cependant supprimé les rares ratures et les indications de folios, comme non pertinentes à mes observations.

15  Par exemple Kléber Haedens, Une Histoire de la littérature française, Paris, Grasset, 1970, p. 281  : « Les romans les plus étrangers à la vie sont ceux qui ont l'ambition de la reproduire telle qu'elle se montre aux moins pénétrants des regards. Zola se croyait véridique  : il est faux [...]. Les compilations de Zola, arbitrairement noires et sordides au début, fadement rosés et bleues à la fin [...] n'en trouvent pas moins un nombre considérable de lecteurs ».

16  Voir Almuth Grésillon, « Ralentir  : Travaux », Genesis 1, 1992, p. 9‑31 (en particulier p. 13‑14).

17  Voir Henri Mitterand, « The genesis of Novelistic Space  : Zola's La Bête humaine », dans Naturalism in the European Novel, édité par Brian Nelson, Oxford, Berg Publishers, 1992, p. 66‑79 ; repris en français dans L'Illusion réaliste, Paris, PUF, 1994.

18  Dossier préparatoire du Docteur Pascal, Ébauche, Bibliothèque Bodmer, Cologny (Suisse), f° 14.

19  Ibid., f°19.

20  Pierre‑Marc de Biasi évoque pour sa part les « phénomènes hyperboliques qui commandent l'évolution générale de la genèse » (« Paranoïa‑genèse, remarque sur l'identité des recherches en génétique textuelle », dans Leçons d'écriture, Paris, Minard, 1985, p. 268). Il prend le mot hyperbolique dans un autre sens ; mais les termes de l’Ébauche désignant par avance, de manière générique, des séries de conduites qui seront ultérieurement prêtées au personnage (et qu'ils engendrent), relèvent bien d'une « hyperbolique » sémantique, et référentielle. Une partie des conduites de Clotilde actualisera les virtualités comportementales de mystique.

21  Voir Claude Duchet, « Notes inachevées sur l'inachèvement », dans Leçons d'écriture, Paris, Minard, 1985, p. 241‑255.

22  Cette « systématicité méticuleuse », selon le mot de Jacques Neefs (« Carnets de romanciers », Littérature, n° 80, décembre 1990, p. 60), fait cependant place à la trouvaille, au caprice, au changement de cap imprévisible.

23  « Surcodage », « marque de l'auteur », j'emprunte ces mots à Françoise Van Rossum‑Guyon (dans les articles cités). Anne Herschberg Pierrot a parlé de « surcatégorisation de l'écrit » (« La marge des notes », Leçons d'écriture, p. 75).

24  Voir par exemple Algirdas‑Julien Greimas et Joseph Courtes, Sémiotique, Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979.

25  Marmontel, Éléments de littérature, Paris, Firmin‑Didot, 1854, t. 1, article « Dénouement », p. 434.