Quant au discours non extériorisé, non prononcé, ce qu'on appelle le langage intérieur, ce n'est qu'un substitut elliptique et allusif du discours  explicite et extériorisé. D'ailleurs, le dialogue soutient même le discours intérieur, comme l'ont démontré une série d'observations, de Peirce à Vygotski.

Jakobson (1952), in Essais de linguistique générale, 1963, p. 32

1. Le manuscrit: une textualité composite

Lorsqu'on regarde les documents manuscrits qui ont précédé la forme achevée des œuvres littéraires, on les reconnaît souvent comme tels à cause de leur aspect visuel: ils sont couverts de ratures, d'ajouts et de réécritures. Mais les formes langagières créent aussi d'elles-mêmes une impression particulière de quelque chose de décousu, de composite, de non-fini: phrases inachevées, phrases sans verbe, mélange de registres énonciatifs différents (discours-"je" ou à la 3e personne), mélange de "texte" et de "commentaire", de récit et de didascalies, de description et de dialogue, d'assertion et de construction d'hypothèses, de prospection et de rétrospection. A cela s'ajoute une invasion de certains signes de ponctuation (tiret; point suivi de tiret; parenthèse; point d'interrogation entre parenthèses; deux points; points de suspension), de même que l'emploi fréquent de "etc."

Voici, pour mieux faire sentir la polyphonie particulière de certains manuscrits, trois exemples d'un avant-texte1de Zola; il s'agit d'extraits de l'"Ebauche" (ainsi nommée par Zola lui-même) de La Bête humaine (roman publié en 1890)2; chaque exemple sera suivi par une liste des faits de langue saillants qui seront énumérés dans l'ordre d'arrivée:

1. Un type de femme bourgeoise, mais singulière, à créer. Et elle le pousse alors à tuer. – Je ne sais si ce que je pense est bon: Par exemple, Etienne est en chemin de fer, au premier chapitre, et il assiste à un meurtre, dans de certaines conditions qui l'empêchent d'en parler, de témoigner. Alors, j'ai toute sa lutte, lui mêlé à la magistrature, à l'enquête, toujours près de parler et ne parlant pas, pour une raison (?) Une femme évidemment.

Style nominal; formule d'auto-injonction; énoncé au présent; ponctuation en "point suivi de tiret"; énoncé auto-réflexif d'un "je"; énoncé émettant une hypothèse narrative et ses éventuelles conséquences; décrochement énonciatif marqué par un "point d'interrogation entre parenthèses qui indique un retour interrogatif sur l'hypothèse esquissée et qui est suivie d'une réponse appuyée par l'adverbe "évidemment".

2.Je crois que le meurtrier échappe, qu'on ne le trouve jamais. Etienne aurait pu le trouver, lui. Le cherche-t-il? Oui peut-être? et ce qu'il sait. Si la femme assistait au premier meurtre, cela irait peut-être. Etienne ne parlerait pas, pour ne pas la livrer. L'intérêt du livre, je le répète, serait dans sa généralité, dans son problème humain contemporain.

Enoncé-"je" modalisé; question-réponse avec adverbe de modalité; enchaînement avec rupture syntaxique; énoncé d'hypothèse et évaluation de celle-ci; retour métascriptural sur le déjà-écrit.

3.Si l'homme meurt, un héritage. La femme a tout intérêt à ce qu'il meure: elle le sait pédéraste, elle ne l'aime pas, il la dégoûte: c'est un grand débarras pour elle; mais elle est compromise, et ne veut pas que la vérité se sache. Mettons alors qu'Etienne peut tout savoir et trouver: elle le tente – Non, je reviens en arrière, pas de pédérastie; cela m'égare, me jette dans l'ignoble et le banal. Je n'ai plus d'analyse intéressante. Il faut que le crime soit tout passionnel, pour être simple et puissant. C'est une femme qui fait tuer son mari par son amant. Ou plutôt 3 peut-être son amant tue son mari – à moins que ce soit le mari qui tue l'amant. On aurait l'affaire Fenayrou, compliquée de l'affaire Barrême – Mais l'intérêt original ne m'apparaît pas encore – Je ne veux pas de procès.

Enoncé d'hypothèse avec phrase principale sans verbe; plusieurs phrases brèves avec verbe au présent; ponctuation "deux points" amenant sans connexion logique la signification des énoncés précédents; enchaînement par "mais; autre hypothèse ("mettons que"), avec enchaînement rapide signalé de nouveau par "deux points"; décrochement énonciatif marqué par un tiret, l'interjection "non" et le tour méta ("je reviens en arrière") ; toute la suite sur le mode "je"; auto-injonction ("il faut que"); jeu d'hypothèses (X ou Y ou Z); décrochement méta par allusion à des faits extratextuels; retour de cette digression marqué par un tiret; énoncé évaluatif introduit par "mais"; tiret; énoncé  évaluatif.

Je choisis délibérément cet avant-texte, car il exhibe de manière plus spectaculaire que d'autres un langage en acte, haché, en train de se chercher, changeant sans arrêt de point de vue et d'ancrage énonciatif. Quelles sont les propriétés linguistiques qui sont à la base de cette impression immédiate d'inachèvement? Existe-t-il une hypothèse générale pour la description de ces textualités hétérogènes? Et, dans l'affirmative, est-elle exportable à d'autres avant-textes?

Qu'est-ce qui distingue cet avant-texte de Zola du texte publié? Un regard sur la prose du roman publié renforcera le sentiment d'une différence considérable; voici les premières phrases du roman :

En entrant dans la chambre, Roubaud posa sur la table le pain d'une livre, le pâté et la bouteille de vin blanc. Mais, le matin, avant de descendre à son poste, la mère Victoire avait dû couvrir le feu de son poêle, d'un tel poussier, que la chaleur était suffocante. Et le sous-chef de gare, ayant ouvert une fenêtre, s'y accouda.

La différence ne relève pas de la grammaticalité. L'avant-texte de Zola, s'il paraît décousu et inachevé, n'est jamais agrammatical, ne comporte en général pas de fautes de langue (sauf certains lapsus calami, comme des fautes d'accord ou d'orthographe). La bizarrerie est du côté énonciatif: là ou le texte publié "raconte une histoire" (selon les codes littéraires du roman de la fin du XIXe siècle), l'avant-texte est comme une sorte de méditation à haute voix sur la possible "mise en œuvre", un jeu d'hypothèses, d'alternatives, de questions-réponses, d'auto-injonctions et d'évaluations autoréflexives à propos d'un projet d'écriture, une parole de soi à soi, d'où devrait découler un acte, en l'occurrence un acte scriptural. Le manuscrit serait donc un écrit dont la seule fonction serait de préparer un autre écrit.

2. A propos de la notion de "parole intérieure"

Pour caractériser cette tonalité particulière de l'avant-texte, on peut penser à la notion de "parole intérieure"4. Si j'y ajoute, un peu paradoxalement, l'adjectif "extériorisé", c'est pour marquer d'emblée mes distances par rapport à la tradition philosophique de la "parole intérieure", qui, de l'Antiquité au Moyen Age5 et jusques dans les développements cognitifs récents (chez Fodor, "Language of Thought" ou encore, le "mentalais") ne cesse d'insister sur l'existence d'un "langage de la pensée". Dépourvu de production réelle (écrite ou orale), celui-ci serait construit comme le langage, ce qui permet alors toutes les spéculations possibles sur la forme (universelle ou inscrite dans une langue naturelle?) de la pensée. Ce n'est pas là mon propos.

Je ferai également l'économie de la tradition psychologique de "l'endophasie" qui, depuis la fin du XIXe siècle, explore le rapport cerveau-pensée-langage et débouche sur les travaux de Vigotsky6. Ces hypothèses se retrouveront de manière implicite dans le modèle de production écrite de Flower-Hayes (psychologie américaine des années 1980), tout aussi bien que dans l'ouvrage de Alexander Winter paru en 1992 sous le titre Metakognition beim Textproduzieren (Tübingen, Gunter Narr).

Ce qui me détermine à ne pas vouloir suivre ces diverses acceptions de la notion de "parole intérieure" (et des notions apparentées) est un fait tout simple: à la différence du "langage de la pensée", qui ne possède pas de forme langagière accessible, le manuscrit représente un corpus linguae, un document écrit, donc un ensemble langagier effectivement produit, attesté, une parole intérieure extériorisée, donc observable et descriptible comme toute autre forme langagière susceptible d'analyse linguistique.

Last but not least, je tiens également à prendre mes distances par rapport à la tradition littéraire du "monologue intérieur", même si certaines parentés sont incontestables entre la parole intérieure extériorisée de l'avant-texte et le "monologue intérieur"7. Toutefois, la différence entre avant-texte et "monologue intérieur" est absolue et consiste en ce que celui-ci est mis dans la bouche d'un personnage de fiction (c'est un récit de discours intérieur qui est partie intégrante de l'œuvre), alors que celui-là est produit directement par l'auteur et disparaît progressivement au cours de l'élaboration textuelle.

3. L'hypothèse de l'interlocution

Si je maintiens le terme de "parole intérieure extériorisée", c'est qu'il me paraît rendre compte d'emblée d'une certaine contradiction interne de l'avant-texte. En effet, on a indéniablement affaire à un "écrit pour soi"8 (en principe destiné à n'être lu par personne) dans lequel, pourtant, la dimension interlocutive du je/tu est omniprésente. Reste alors à savoir de quel "je" et de quel "tu" il s'agit. Une réponse générale est donnée par Benveniste, quand il pose la structure du dialogue comme fondamentale à toute énonciation, y compris pour ce qui se manifeste sous forme de monologue:

 [...] le monologue [...] doit être posé [...] comme une variété du dialogue, structure fondamentale. Le "monologue" est un dialogue intériorisé, formulé en "langage intérieur" entre un moi locuteur et un moi écouteur. Parfois, le moi locuteur est seul à parler; le moi écouteur reste néanmoins présent; sa présence est nécessaire et suffisante pour rendre signifiante l'énonciation du moi locuteur. Parfois aussi le moi écouteur intervient par une objection, une question, un doute, une insulte [...] Tantôt le moi écouteur se substitue au moi locuteur et s'énonce donc comme "première personne"; ainsi en français où le "monologue" sera coupé de remarques ou d'injonctions telles que: "Non, je suis idiot, j'ai oublié de lui dire que...". Tantôt le moi écouteur interpelle à la deuxième personne le moi locuteur : "Non, tu n'aurais pas dû lui dire que...". Il y aurait une intéressante typologie à établir. [...] Cette transposition du dialogue en "monologue" où EGO tantôt se scinde en deux, tantôt assume deux rôles, prête à des figurations ou transpositions psychodramatiques: conflits du "moi profond" et de la "conscience", dédoublements provoqués par "l'inspiration", etc.9

Qui serait, dans cette perspective, le "moi locuteur" et qui le "moi écouteur" de l'avant-texte? Il suffit de se rappeler l'hypothèse de "double locution" exposée par Jean-Louis Lebrave10 et selon laquelle le "locuteur" du manuscrit joue constamment deux rôles, celui de scripteur  et celui de premier lecteur (ou relecteur), l'un étant continuellement coprésent dans l'activité de l'autre. Et cette "polarité des personnes", comme le rappelle Benveniste, "ne signifie pas égalité ni symétrie [...], aucun des deux termes ne se conçoit sans l'autre; ils sont complémentaires, mais selon une opposition 'intérieur/extérieur', et en même temps, ils sont réversibles."11 Sur un plan théorique, cette hypothèse rappelle – mais c'est un rappel important – le principe de la dualité réelle du sujet parlant, de sa non-homogénéité et de sa non-unicité12. Non pas un sujet-maître, metteur en scène démiurge de son dire, mais un énonciateur dialoguant avec lui-même, s'écoutant, se corrigeant, se reprenant, revenant sur une parole esquissée pour l'évaluer, la rejeter, la modifier, la moduler13.

L'avant-texte constitue donc une sorte de dialogue de l'auteur avec lui-même14, et plus précisément de l'auteur-scripteur avec l'auteur-lecteur lisant son propre écrit, le commentant, l'interrogeant, l'évaluant ("Cela ne me paraît pas mauvais [...] Mais ce qui ne me plaît pas c'est que"), lançant des interjections au scripteur ("Non, j'aimerais mieux le contraire"), le raturant, lui posant des questions auxquelles celui-ci va répondre, etc.

La dimension interlocutive propre à l'avant-texte est omniprésente chez Zola. C'est en ce sens que ce corpus me paraît exemplaire. Il exhibe au grand jour ce qui est sous-jacent dans d'autres avant-textes.

Pour mieux exhiber à mon tour cette dimension, je présente des exemples qui relèvent de trois figures privilégiées d'interlocution: 1. "(?)" = le point d'interrogation entre parenthèses; 2. l'interjection "non"; 3. le jeu des questions-réponses.

3.1. "(?)"

Cette figure du point d'interrogation pris entre des parenthèses marque graphiquement un décrochement énonciatif15. En effet, la parenthèse double signale bien que ce qui se trouve ainsi pris entre ces deux marqueurs relève d'un niveau différent de celui qui précède. Et plus précisément, j'y vois la marque de l'autre, de l'auteur-lecteur qui demande au scripteur si ce qui vient d'être esquissé est juste, si cela est à conserver en l'état ou à amender16:

Alors j'ai toute sa lutte, lui mêlé à la magistrature, à l'enquête, toujours près de parler et ne parlant pas, pour une raison (?) Une femme évidemment.

Je songe d'abord que je pourrais faire de mon assassiné, magistrat retraité, un administrateur honoraire (?) du chemin de fer, ayant gagné une grande fortune avec les actions.

Elle n'aime son mari que d'affection (l'amour physique révélé plus tard) Une douce, gaie, etc. Violentée par Grandmorin, jusqu'où. <rapports incomplets (?) >17. Si elle n'a rien dit à Roubaud, pourquoi, par timidité.

On y associera sans peine l'exemple suivant, qui explicite le signe graphique (le point d'interrogation) par les mots correspondants:

Elle devient (oui ou non?) la maîtresse d'Etienne, et celui-ci en arrive à tuer le mari qui le gêne. –

De manière encore plus explicite, on trouve la signification du point d'interrogation entre parenthèses dans l'exemple suivant, où le lecteur intervient en demandant si l'hypothèse exposée par le scripteur est "vraie":

En admettant même que le conducteur chef disparaisse, il restera le conducteur d'arrière qui s'apercevrait de l'accident et qui serrerait son frein ce qui suffirait à arrêter la locomotive. (Est-ce vrai ça, ne faudrait-il pas que le conducteur d'arrière vienne par le marche-pied fermer le régulateur?). En tout cas, on peut avoir une demi heure de course folle dans la nuit.

3.2. "non"

Ce petit mot signifie une réfutation explicite d'un dire antérieur et exprime la marque d'intervention de l'autre: l'auteur-lecteur revient de manière critique sur le contenu ou la forme d'un développement ou d'une hypothèse narrative de l'auteur-scripteur. En voici quelques exemples:

Il y a là bien des invraisemblances; le juge dira: c'est invraisemblable, ce qui lui fera écarter les faits. – L'amant et la femme partent de la petite ville. Le mari est à Paris pour affaire de service. Il semble bien difficile qu'il revienne sans qu'on le sache, lui chef de gare. Non, il faut autre chose.

Là, rien qu'une fille qui a quinze ans à peine, forte pourtant, femme déjà, très laide et qui ne le trouble pas. Le type à créer, en faire une fille qui l'adore et qui se propose un jour. Je la voudrais muette; mais non, je crois qu'il la faut sans infirmité, silencieuse et lente seulement.

Il faudra trouver quelle histoire inavouable il y a derrière: un viol de petite fille de douze ans, viol consenti à moitié. Non, j'aimerai [sic] mieux une fille de seize ans, mise à mal, et un père ou un fiancé se fâchant.

Le juge serait pour le meurtre par le chef de gare, dans le but d'hériter, pure question d'argent. – Non. J'aimerais mieux le contraire: le juge absolument pour le meurtre par le carrier, que toutes les circonstances accusent (à créer, c'est facile).

Pourquoi ne serait-elle pas venue pour une affaire d'argent. Elle aurait apporté à son mari une somme de vingt mille francs par exemple qui lui viendrait de Grandmorin et que celui-ci lui aurait donnée comme venant de son père à elle. Non, trop compliqué. Simplement pour des achats, honnête.

Notons que toutes ces réfutations concernent des contenus, des pistes narratives esquissées, et non la forme du dire lui-même. Il y a refus parce que c'est "invraisemblable", "trop compliqué" ou encore parce que l'auteur "aimerait mieux autre chose", voire "le contraire".

Avec l'exemple suivant, on assiste à une vraie joute de questions-réponses entre scripteur et lecteur, que l'on pourrait représenter comme suit:

scripteur: L'idée de balancer les deux meurtres, un au début et l'autre à la fin est tentante.

lecteur: Mais elle supprime ce qui se passe après le meurtre, et il y aurait intérêt à le savoir.

scripteur: Pas de remords.

lecteur:Quoi? Le bonheur dans le crime?

scripteur: Non,plutôt autre chose. Sans doute, ni remords ni bonheur, la vie courante. A voir. En tout cas, cela me donne trois parties.

3.3. Les questions-réponses

Comme on vient de le voir, le dédoublement, le dialogue intérieur, la scission en question-réponse sont réels. Selon le cas, la question reçoit une réponse plus ou moins directe:

 [...] et c'est lui qui l'introduit dans son ménage, qui le poussera plus tard à sa femme: pourquoi ne le tue-t-il pas? Il n'y songe même pas, effet en arrière du premier crime.

Faudrait-il la faire coucher avec lui plusieurs fois, faire une liaison affective, ou la lui faire tuer le jour même où elle consent à céder? Ce dernier parti vaudrait mieux peut-être, serait plus logique, car s'il couche avec, on ne s'explique pas bien qu'il la tue ensuite.

Parfois, on note une indication que le scripteur se donne pour savoir où trouver la réponse:

Faudrait-il tenir compte du fait de ce meurtrier qui a besoin de tuer, et qui tue au théâtre une jeune femme qui est à côté de lui? Je trouverai cela dans des livres de médecine, dans la Gazette des tribunaux, aussi.

Dans d'autres cas, la réponse fait défaut, ou plutôt, elle se trouve dans tout le développement ultérieur:

C'est la question grave: comment le crime a-t-il pu se commettre.

Il n'y a que ceci: parlera-t-il? ne parlera-t-il pas?

Parfois, la question figure elle-même entre parenthèses et signifie alors une auto-injonction à ajouter ultérieurement les détails évoqués par les questions:

Il emmène sa femme qui a quelque chose à faire (comment voyagent-ils? gratuitement? 18

L'auto-injonction, on le verra, constitue un moteur extrêmement puissant pour l'avant-texte, et elle n'est pas sans rappeler l'un des actes de langage fondamentaux: celui d'ordonner.

3.4. L'évaluation

Une dernière figure de l'interlocution est celle où l'auteur-lecteur évalue les propos de l'auteur-scripteur. Le dédoublement s'effectue sous la forme où l'un écrit (une ébauche romanesque) et l'autre émet un jugement (sur la qualité, l'intérêt, la difficulté, l'effet probable de cet écrit programmé). Autrement dit, l'énonciateur de l'ébauche zolienne se scinde en deux et procède dans un mouvement réflexif à l'évaluation du programme d'écriture ou de l'hypothèse narrative qu'il vient de tracer; il s'interroge sur la qualité et l'adéquation de ses projets romanesques; il évalue les risques et les écueils19. Tout comme avec les questions-réponses, on retrouve ici la trace palpable d'un dialogue:

Si [je] le prends en 69, il n'a donc que 24 ans. Cela peut aller, en ne pas trop insistant sur l'âge.

Dans cet exemple, le scripteur esquisse la biographie de son héros: "Etienne Lantier, mon Etienne de Germinal. Il est né en 1846 [...]. Si [je] le prends en 69, il n'a donc que 24 ans". A cette hypothèse, le lecteur répond par "Cela peut aller", en ajoutant une "condition de réussite": "en ne pas trop insistant sur l'âge". Ce type d'évaluation est fréquent dans les dossiers préparatoires de Zola. Mais quelle que soit la clarté du jugement émis, rien n'empêche que le scripteur change d'avis par la suite. Ainsi le héros du roman ne sera pas du tout, en fin de compte, le personnage d'Etienne, hérité de Germinal, mais ce sera Jacques Lantier, un frère du premier, que Zola devra inventer tardivement pour l'ajouter à l'arbre généalogique des Rougon-Macquart...

Voici, plus brièvement, d'autres formules d'auto-évaluation:

Tout cela me paraît bon.

Cela ne me paraît pas mauvais: [...]. Mais ce qui ne me plaît pas, c'est que...

Mais comme cela s'arrange mal avec le reste, comme cela est difficile à s'arranger!

Mais cela est bien plus difficile à organiser pour le commencement du livre.

Peut-être vaudrait-il mieux commencer par Etienne...

Mais le terrible est de raccrocher ça à la fin.

Et elle le pousse alors à tuer. – Je ne sais si ce que je pense est bon.

Cela m'amène à dire penser que pour la femme, le mieux serait d'en faire une douce

Il y a là bien des invraisemblances.

Ce que je crains, c'est d'éparpiller l'intérêt, en ayant tant de buts.

[...] mon retour en arrière [...]. – Tout cela serait peut-être mieux direct, mais le mystère y perdrait beaucoup (à voir).

Cela seulement serait peut-être mélodramatique.

4. Le manuscrit comme acte de langage

Quelle que soit la force de la dimension interlocutive par laquelle le dire prospectif du manuscrit est sans cesse remis en question, révoqué en doute, et dans laquelle l'auteur-scripteur est contrôlé par l'auteur-lecteur, une autre force, de nature apparemment opposée, est également à l'œuvre. C'est la dimension d'un seul "je", tout-puissant, unifié, démiurge, qui, par son vouloir-dire, se pose en acteur, en créateur de monde. Voici la face la plus visible, qui passe par un "je" qui fait, qui veut faire, fait faire, qui met, prend, donne, pose les éléments de l'intrigue romanesque20:

Je voudrais faire, après le Rêve, un roman tout autre.

Je puis le faire entrer comme employé...

Je le ferai passer mécanicien à la fin.

Je peux faire que l'amant soit un parent de la femme.

Je puis faire qu'il le tolère amant de la femme.

Je ferai habiter la maison abandonnée.

Je fais parler Etienne...

Dans le premier chapitre, je pourrais tout faire passer dans la gare.

[...] un unique juge dont je ferai un ambitieux.

Je le ferai carrier.

Sous le crime, je mets une histoire sale d'argent et d'amour.

Je mets le drame du mari...

Et c'est là que je mettrai mes scènes de drame.

Je puis même mettre là son domicile.

Et pour garder Paris, je prendrai au ministère de la Justice le chef du personnel...

Dans l'instruction, je donnerai par le juge toute l'histoire de l'amant.

Puis, je pose l'amant qu'on va assassiner.

Je pourrai poser là tout de suite le côté jaloux.

La lecture de ces exemples souligne l'aspect "mise en scène du Je" inhérent à la théorie des actes de langage, et l'avant-texte de Zola apparaît, jusqu'à la caricature, comme une incarnation du programme théorique illustré par le titre Quand dire c'est  faire. On a eu raison de critiquer la naïveté idéologique du courant pragmatique (l'individu maître du monde et du dire; le langage comme simple outil de communication)21, mais en même temps, dire "je" est aussi une marque de cette illusion nécessaire à la constitution du sujet en sujet parlant22. Il faut qu'il y ait un "je dis" pour que le "tu" puisse advenir. Il faut qu'il y ait l'artefact d'un "je" centré, d'un sujet non clivé, pour que la parole (écrite ou orale) puisse se frayer un chemin et avancer, y compris en trébuchant, en se corrigeant et en se heurtant aux frontières, aux obstacles, aux silences.

C'est dans cet esprit que je présente d'abord quelques figures illustrant l'omniprésence du "je": auto-injonctions, énoncés d'hypothèses, marqueurs argumentatifs.

4.1. Auto-injonctions

Je regroupe sous ce terme une série de formes avant-textuelles susceptibles d'être analysées comme un ordre que le scripteur se donne à soi-même. Sorte de fusion entre deux actes de langage en principe séparés: le "promissif" (je promets que je ferai X) et le "jussif" (j'ordonne  que tu fasses X), mais qui se confondent ici du fait du recouvrement (illusoire, certes!) entre "je" et "tu", entre scripteur et lecteur. De ces diverses formes résulte l'engagement pris par "je" à réaliser tel acte, en l'occurrence, tel acte d'écriture.

4.1.1. Verbes au futur ou à l'infinitif:

Ces formes concernent aussi bien des injonctions factuelles (concernant la fiction) que verbales (concernant la diction):

Je le ferai passer mécanicien à la fin.

Et c'est là que je mettrai mes scènes de drame.

Je pourrai poser là tout de suite le côté jaloux.

Enfin, en faire une sympathique, une douce, jetée dans cette abomination

Justement, c'est un transport de soldats [...]. Et le décrire...

Ne pas dire ce que Roubaud prépare. Il enferme Séverine et va faire porter le billet lui-même. Dire l'heure qu'il est. Voir à finir par les bruits de la gare ou plutôt de la maison.

Et là, dire tout de suite pourquoi ils sont venus, à quelle heure arrivés...

[...] et enfin le meurtre s'accomplissant dans des conditions identiques (rappeler le meurtre de Chaval).

Si on ne le peut, tâcher de garder le dernier effet pourtant avec le chemin de fer, [...]. Et finir alors par...

Et Etienne se levant faisant l'aveu de son crime [...] Finir là.

Ne pas oublier que j'ai appelé ça j'ai mis en lui la folie homicide: justifier.23

Bien insister sur l'intimité qui s'établit entre [...]

Préparer la découverte.

Attendre les notes d'ailleurs.

Montrer la folie homicide.

Montrerle statu quo du sentiment, la sauvagerie qui est au fond de l'homme Montrer toujours le flot des voyageurs.

Non, plutôt autre chose. Sans doute ni remords ni bonheur, la vie courante. A voir.

Un type de femme bourgeoise, mais singulière, à créer.

Paysage désolé, à créer.

On n'a pas soupçonné Jacques, il est rentré au service de la Cie (à dire plus loin sans doute).

Le statut exact de ces auto-injonctions se manifeste clairement dans l'exemple suivant, où l'injonction, suivie de l'évaluatif "c'est facile", figure entre parenthèses, qui sont elles-mêmes comme une trace supplémentaire d'un acte de langage paraphrasable par "et je dis en outre que":

Non. j'aimerais mieux le contraire: le juge absolument pour le meurtre par le carrier, que toutes les circonstances accusent (à créer, c´est facile).

Le scripteur procède donc à des auto-injonctions concernant un acte scriptural futur, de même qu'il évalue par avance la faisabilité de cet acte ("c'est facile").

4.1.2. Verbes de modalité

Les exhortations que le "je" s'adresse à lui-même et qui sont autant de variations sur le thème de son pouvoir – pouvoir de faire et pouvoir de dire – apparaissent non seulement sous forme de verbes au futur ou à l'infinitif, mais également par le biais des verbes de modalité, notamment pouvoir, devoir, vouloir, falloir, eux-mêmes employés au présent, au futur ou au conditionnel:

Je puis le faire entrer comme employé dans un chemin de fer.

Je puis même mettre là son domicile.

Voir même si l'on ne pourrait pas faire revenir l'idée de [...].

Peut-être pourtant devrais-je expliquer le meurtre comme une fatalité [...].

Je voudrais, après le Rêve, faire un roman tout autre.

Mais je voudrais quelque chose d'hallucinant, d'effroyable comme Madame Raquin, qui reste à jamais dans la mémoire, qui donne un cauchemar à toute la France.

Je voudraisun train perdu dans la neige, près de ma petite station – Enfin un accident terrible toujours près de là. D'autres épisodes à voir – Il me faudrait [...].

Je voudrais avoir chez le garde-barrière un autre meurtre [...].

Je voudrais garder pendant tout le roman la grande circulation d'une ligne.

Pour avoir les chemins de fer et la magistrature, il faudrait que j'aie un magistrat et un employé supérieur de chemin de fer.

Il faudrait trouver quelque chose de très original entre les deux meurtres, toute une analyse...

Là, il faudrait une scène grande pour finir. Un aveu en plein tribunal.

Il faudrait que cette ville fût un terminus, un embranchement (à voir).

Mais il faudrait une maison de campagne près de ce poste [...] Et c'est là que je mettrai mes scènes de drame.

Et il faut que la femme soit en querelle en ce moment.

Il faut bien régler le crime.

Quand il s'aperçoit que sa femme le trompe, il faut une scène d'une violence inouïe.

4.2. Hypothèses et arguments

Le "je" apparaît littéralement comme créateur de mondes lorsqu'il épelle le jeu des possibles, lorsqu'il soupèse l'intérêt et les conséquences liés à telle hypothèse ou à telle autre. Linguistiquement, ce jeu se montre sous de nombreuses formes; j'en choisirai trois: 1. "Si je fais X, alors Y"; 2. "X ou Y"; 3. Adverbes de discours.

4.2.1. "Si je fais X, alors Y"

L'ébauche met en scène le "je" qui invente diverses possibilités pour l'intrigue romanesque et assortit chacune d'un discours argumentatif qui explicite les avantages et inconvénients de ces solutions:

Si le mari est chef de gare de la petite ville, le meurtre de la femme peut s'y juger, et j'aurai aussi là bas la scène des assises.

Sous le crime, je mets une histoire sale d'argent et d'amour. De la pédérastie, sans doute. Si l'homme meurt, un héritage.

Si c'était l'amant qui force la femme à tuer son mari, l'histoire peut-être s'arrangerait mieux. Elle serait libre, on pourrait croire que [...] etc.

Puisque l'instruction du crime ne peut avoir lieu que dans le département où l'on trouve le cadavre, il faut que j'amène le cadavre à Paris, si je veux avoir l'instruction à Paris, – ce qui va contre mon plan; – ou il faut que j'aie uniquement l'instruction en province [...]

Dans ce dernier exemple, on observe le jeu de l'argumentation: "Si je veux X et puisque X présuppose Z), alors il faut Y; or X va contre mon plan; donc je peux aussi faire une autre hypothèse, X'." L'esquisse des diverses hypothèses se trouve aussi sous la forme de "mettons que" ou "admettons que":

Mettons qu'Etienne soit dans une de ces cabanes perdues. [...] Admettons que le mari ait découvert l'adultère.

Admettons encore un instant que ce soit le mari qui tue l'amant.

4.2.2. "X ou Y"

L'alternative toujours ouverte, l'aspect apparemment aléatoire des choix narratifs, se manifeste sous la forme d'un "X ou Y":

Je ne veux pas de procès.[...]. Rien qu'une instruction[...]. Peut-êtrela cour d'assise [sic] à la fin [...] , pour juger Etienne ou un autre,innocent – acquitté ou condamné. Dès lors, si je n'ai pasde procès pour le premier meurtre, je suis libre.

Le mari arrêté peut raconter le premier meurtre, ce qui me gênerait peut-être, ou s'enfermer dans un silence absolu [...] Voir même si l'on ne pourrait pas faire revenir l'idée de l'assassin imaginaire.

Le mari est monté à côté, à Paris ou à une station suivante.

[...] je puis même mettre là son domicile, – ou le garder à Paris, car cela vaudra mieux.

Le chef du personnel a su l'affaire, par une confession du compagnon, par une délation ou autre chose.

[...] et il condamne un innocent, ou le couple, à voir –

Un employé qui y vit avec sa femme ou sa fille. Lantier serait l'amant.

Il l'assassinera là, ou, s'il le faut, dans la ville d'arrivée.

En fait, le spectre des possibles est immense. Au départ, il est simplement question d'un meurtre, mais on ne sait ni de qui, ni par qui:

C´est une femme qui fait tuer son mari par son amant. Ou plutôt peut-être son amant tue son mari, à moins que ce ne soit le mari qui tue l'amant.

4.2.3. Adverbes de discours

On ne s'étonnera pas de trouver ce discours raisonneur et argumentatif parsemé d'adverbes qui servent à charpenter la cohésion logique ("donc", "de là", "mais", "pourtant") et l'ordonnance temporelle de l'exposé ("d'abord", "puis","enfin"):

Donc l'instruction la presse, elle dit la vérité, et on ne la croit pas. Mais à partir de ce jour [...]

Il faudra tenir compte de Germinal [...]. Donc la partie socialiste, avec un écho.

De là, le sérieux de ses recherches, quitte à mentir ensuite.

[...] et dès lors, il fuit la femme davantage. De là, son amour de son métier.

Mais la presse crie, il faut une apparence d'enquête, et de là les ennuis du juge.

Je voudrais faire un roman [...]. L'amour et l'argent mêlé[s]. Mais surtout l'amour, voir[e] la jalousie.

L'idée de [...] est tentante. Mais elle supprime ce qui se passe après le meurtre, et il y aurait intérêt à le savoir.

La justice s'égare, le juge sait pourtant qu'il est sur la piste, et là ce qu'il veut faire avouer, lorsqu'on lui a dit la vérité et qu'il la rejette.

Pourtant, cela est à régler, lorsque j'aurai tous les éléments.

Alors, j'ai toute sa lutte  [...] Et à la fin, lui-même tuant dans les mêmes conditions.

Enfin un meurtre qui soit la conséquence de l'autre, un meurtre débattu  pendant tout le livre.

[...] d'abord l'étude de l'hérédité du crime, puis l'étude de la magistrature avec l'instruction; enfin, l'administration des chemins de fer [...]. Ce sont là les trois buts. Mais je voudrais que l'étude du crime [...]

Plus tard, la jalousie de cette fille qui fera l'accident.

5. L'hypothèse performative généralisée

Ce que je nomme "hypothèse performative généralisée" rappelle un courant linguistique des années 70. En effet, à la suite des travaux de Austin et Searle sur les actes de langage est née, dans le cadre de la sémantique générative, une tentative (représentée essentiellement par Ross, MacCawley et Sadock) qui consiste à inscrire la force illocutionnaire du langage au sein même du modèle génératif. Cette intégration de la dimension pragmatique est obtenue par le recours systématique à des performatifs abstraits, appelés "hypersentences". Aussi pour chaque type d'énonciation fallait-il supposer un type d'énoncé performatif sous-jacent (pour l'assertion: "je dis que"; pour l'ordre: "j'ordonne que"; pour la question: "je demande si", etc.)24. Je ne m'inscrirai pas directement dans le cadre de la théorie générative, qui ne tient aucun compte de cet énonciateur réel que je rencontre de manière palpable dans les manuscrits. Toutefois, l'adéquation entre ce cadre théorique d'une part et la réalité des avant-textes d'autre part est frappante. Je m'en sers métaphoriquement pour faire l'hypothèse que tout avant-texte est sous-tendu par un discours performatif; peu importe d'ailleurs que celui-ci soit attesté (comme chez Zola) ou reconstruit.

J'ai jusqu'à présent exploré trois hypothèses différentes pour rendre compte de cette parole particulière du manuscrit: celle que j'appelle "parole intérieure extériorisée", celle de l'interlocution et celle des actes de langage. Elles peuvent, à un niveau plus abstrait, être réunies en une seule: l'énoncé manuscrit serait un acte de langage impliquant deux instances parlantes (le scripteur et le lecteur), qui reflètent le dédoublement du sujet-auteur et matérialisent le dialogue intérieur sous forme d'auto-injonctions, de questions-réponses, de retour réflexif et évaluatif, de commentaire, de réfutation, etc. En somme, l'avant-texte obéirait à un schéma performatif25 où alterneraient trois types d'actes de langage paraphrasables comme suit:

1. l'auto-injonction: "je m'enjoins d'écrire X" (promettre + ordonner);

2. l'auto-interrogation: "je me demande s'il faut écrire/faire X ou Y, et je réponds par X, Y ou Z";

3. l'auto-évaluation: "je déclare que écrire/faire X est bon, mauvais, etc."

5.1. L'auto-injonction nominale

Sous le type "auto-injonction" on trouvera d'une part toutes les formes citées plus haut: "il faudra", "je voudrais", "je ferai", "finir là", "à créer". Mais il conviendra d'y associer des énoncés dont la forme ne manifeste aucune trace d'une telle auto-injonction. Je songe à nombre de phrases nominales comme:

Etude sur la magistrature et sur la police, autant que possible. Enfin, les chemins de fer comme cadre.

Le train perdu dans les neiges à plusieurs lieues.

Partout de très courtes descriptions.

Besoin de tuer et de tuer une femme.

De là, son amour de son métier.

Analyse de la femme.

La lutte, la scène de fascination, la faute du témoin qui s'enferme dans une portion de la réalité.

La scène dans la gare, le lendemain matin.

Un aveu en plein tribunal.

Ces phrases sans verbe ne sont pas par définition spécifiques de l'avant-texte. Elles le sont parce qu'elles sont toutes à comprendre comme introduites implicitement par l'énoncé performatif "je m'engage à écrire X".

La même remarque vaut pour certains énoncés qui sont d'apparence descriptive ou narrative, mais recouvrent en réalité un programme d'écriture:

Il se sent un peu seul avec sa femme, il sent la nécessité d'un tiers.

Un soir, il voit la scène du meurtre.

La femme y vient en voiture, d'une ville voisine, et l'amant descend à la station.

Roubaud s'étonne que Séverine n'ait pas voulu aller à Doinville.

Ces énoncés ne sont pas à transposer tels quels (en changeant simplement le temps verbal) dans le texte du roman, ils sont de nature scénarique, ils indiquent une scène à écrire. Il suffit pour s'en convaincre de regarder ce qu'une petite phrase de l'avant-texte peut devenir dans le texte du roman: la scène correspondant au dernier exemple cité ci-dessus occupera neuf pages du texte imprimé!

5.2. L'auto-interrogation

Quant à "l'auto-interrogation", (par exemple: "Faudrait-t-il la faire coucher avec lui..., faire une liaison affective, ou la lui faire tuer...? Ce dernier parti vaudrait mieux ...") on peut la représenter sous la forme d'une question introduite par "je (scripteur) me demande ceci" et d'une réponse introduite par "je (lecteur) réponds que"; les énoncés performatifs sous-jacents figurent en italique et sont séparés de l'exemple attesté par une barre diagonale:

Je me demande ceci: / Faudrait-il la faire coucher avec lui plusieurs fois, faire une liaison affective ou la lui faire tuer le jour même où elle consent à céder? Je réponds que / Ce dernier parti vaudrait mieux peut-être, serait plus logique, car s'il couche avec, on ne s'explique pas bien pourquoi il la tue ensuite.

Lorsque l'interrogation figure entre parenthèses comme dans:

Il emmène sa femme qui a quelque chose à faire (comment voyagent-ils? gratuitement?).

le schéma performatif correspondant sera le suivant:

Je m'enjoins d'écrire qu' / Il emmène sa femme qui a quelque chose à faire, / et ce faisant j'aurai à me demander aussi:/ Comment voyagent-ils? gratuitement?

5.3. L'auto-évaluation

Quant à "l'auto-évaluation", il suffit d'ajouter l'énoncé performatif sous-jacent "j'estime que ":

J'estime que / Cela ne me paraît pas mauvais: / J'écrirai / un début très dramatique, et une fin qui fait pendant, avec une marche très logique d'un bout à l'autre. Mais / j'estime aussi que / ce qui ne me plaît pas, c'est que cela n'est pas général.

Cette construction d'énoncés performatifs virtuels montre entre autres que certains connecteurs (ici: "mais") ou adverbes de discours relèvent non de l'énoncé explicite, mais de l'énoncé performatif implicite. C'est ainsi que s'expliquent les structures suivantes où j'intègre l'adverbe réel à l'énoncé performatif virtuel:

Je m'enjoins d'écrire d'abord / l'étude de l'hérédité du crime, d'écrire ensuite / l'étude de la magistrature avec l'instruction; / d'écrire enfin / l'administration des chemins de fer [...]. Mais j'estime que / je voudrais que l'étude du crime...

Notons que ces énoncés performatifs virtuels sont induits par l'existence de certaines formes performatives réelles, notamment les auto-injonctions comme "et là, dire tout de suite X" ou "à dire plus loin sans doute", "ne pas oublier que X". Par conséquent, on postule que l'avant-texte est entièrement sous-tendu par des énoncés performatifs précis. Ceux-ci peuvent être soit attestés dans le manuscrit, soit reconstruits par l'analyste du manuscrit.

Pourtant, si cette généralisation doit avoir un sens, il faut qu'elle puisse également rendre compte de certains phénomènes dont je n'ai pas encore traité: ruptures syntaxiques, fréquence des tirets, segments raturés.

5.4. Ruptures syntaxiques

J'en ai fait état au début de ce texte. J'y reviens ici par le biais de certaines coordinations interphrastiques avec "et" qui paraissent bizarres26:

Sa femme va descendre, l'amant pourra même l'accompagner, car il est nuit. – Et alors le meurtre, le cadavre jeté. Et le mari et la femme regagneront leur wagon par le dehors.

Chez une maîtresse, l'homme absent. Et là, il voit le crime.

Roubaud s'étonne que Séverine n'ait pas voulu aller à Doinville, pourquoi? Et là au milieu de leur goûter, en face de la fenêtre qu'ils ont ouverte [...], je voudrais la découverte de l'adultère.

Ils sont mariés depuis trois ans, dire un mot de ces trois ans, heureux. Préparer la jalousie de Roubaud. Et brusquement la découverte par la bague [...]. Et la scène éclatant, plus violente après ce désir.

La justice s'égare, le juge sait pourtant qu'il est sur la piste, et là ce qu'il veut faire avouer.

Finir avec Jacques. La guerre déclarée, moment politique, date. Et l'exprès qu'il conduit avec Pecqueux. Le train qui part du Havre le matin [...]. Et le projet bien déterminé de Pecqueux de tuer son chef, en le poussant, en disant qu'il est tombé [...]. Justement, c'est un transport de soldats qu'on dirige sur Paris, puis sur le Rhin. Et le décrire, ces soldats embarqués comme des moutons, serrés, accablés déjà de fatigue, chantant pourtant. [...]. Et encore une fois la manœuvre, et la lutte entre Pecqueux et Jacques, le premier se jetant sur le second pour le jeter à bas, et dire qu'il est tombé. Ces deux hommes liés l'un à l'autre [...]. L'un la chair de l'autre [...] Et devenu un loup. Puis la lutte abominable pendant que la machine 608 fuit à toute vapeur. Se servir du tendeur, du pont, du charbon, des pièces de la machine. Et enfin comment les deux hommes roulent ensemble et sont coupés, tous les deux enlacés.

Pour comprendre ces petites bizarreries, il suffit d'introduire des énoncés performatifs sous-jacents. Ainsi, on découvre que le "et" coordonne en fait non pas les phrases de l'avant-texte, mais justement ces énoncés sous-jacents. Observons le premier exemple cité ci-dessus; de nouveau, les performatifs figurent en italique:

Je me propose d'écrire que / Sa femme va descendre, / je pourrai même dire que / l'amant l'accompagne, car il est nuit.– Et alors, j'écrirai / le meurtre, le cadavre jeté. Et je dirai que / le mari et la femme regagneront leur wagon par le dehors.

5.5. Les tirets

On a déjà noté la fréquence étonnante de certains signes de ponctuation. Je sélectionne ici les tirets. Leur fonction générale consiste à marquer un changement d'interlocuteur dans les dialogues ou, ailleurs, à souligner l'isolement, l'insularité de certains segments dans la phrase. Les tirets de l'avant-texte sont toujours des tirets simples qui séparent deux énoncés. Ils correspondent à des pauses marquées, à des silences que l'avant-texte donne à voir comme des béances à combler ultérieurement au cours de l'élaboration textuelle:

Je voudrais un train perdu dans la neige, près de ma petite station Enfin, un accident terrible toujours près de là. D'autres épisodes à voir Il me faudrait un de ces postes d'avertisseur perdu loin de tout, que je décrirai

Puis je pose l'amant qu'on va assassiner. Il cause avec le chef de gare Je dis aussi un mot de mon chef de petite gare et de sa femme, selon les besoins.

Cette fonction de mise en attente, de répit et de suspension signalée par les tirets pourrait se paraphraser par un performatif du type: "Et quand j'aurai écrit tout cela, je me propose d'enchaîner par X". Voici un exemple où ces tirets-silences sont particulièrement éloquents; ils indiquent la fin de micro-unités programmées à l'intérieur d'une grande "scène" à écrire:

Donc, j'ai à peu près toute la scène: Le mari connaissant l'adultère [...]. Lantier qui voit le crime, La femme haïssant son mari. Lantier introduit dans le ménage Lantier toléré par le mari Sa monomanie continue  La femme poussant Lantier à assassiner le mari ses débats Enfin Lantier assassinant la femme Le mari accusé et passant en cours d'assises– Au milieu de cela, deux ou trois scènes chez le juge d'instruction. Et mêler trois ou quatre magistrats ainsi que de la police. Etude sur la magistrature et sur la police et sur la police autant que possible. Enfin, les chemins de fer comme cadre.

Par conséquent, ces tirets ne sont que des tenant-lieu d'énoncés performatifs virtuels.

5.6. Les ratures

L'intérêt théorique de ce que j'ai appelé "hypothèse performative généralisée" se confirme également par le fait – capital en matière d'étude de manuscrits – que tout trait de biffure est interprétable comme tenant-lieu d'un énoncé performatif du type "j'ai écrit X, mais je ne veux plus dire X, je l'annule"27. Rappelons qu'une biffure peut signifier soit une annulation provisoire, et dans ce cas, le segment X est simplement différé, renvoyé et réécrit plus loin; soit il peut s'agir d'une annulation absolue; et enfin, il peut s'agir d'une annulation suivie d'un remplacement de X par Y:

Et ce serait la fille qui déterminerait l'accident, par jalousie – Alors il ne faudrait pas  L'acci  Le train perdu dans les neiges à plusieurs lieues – Alors il ne faudrait pas que la femme fut d'un employé mariée à un employé très supérieur.

La première occurrence de "Alors il ne faudrait pas" est en effet biffée pour réapparaître telle quelle un peu plus loin. Quant à l'amorce biffée "acci", il s'agit d'une annulation immédiate et absolue. La troisième biffure entraîne un remplacement comportant une variante par rapport au premier segment.

J'arrête là la démonstration de l'hypothèse performative. Il semble prouvé que pour expliquer les particularités de l'avant-texte zolien elle constitue un modèle littéralement "performant". Quel est son pouvoir explicatif pour d'autres avant-textes?

6. Tout avant-texte est-il un discours performatif?

J'ai choisi l'avant-texte zolien parce qu'il frappe par sa force performative manifeste. C'est elle qui a induit l'hypothèse d'un discours performatif général qui serait à supposer même là où il n'est pas attesté. Dans le cas de l'avant-texte zolien, cette supposition ne réclame pas un artéfact majeur. Qu'en est-il dans d'autres avant-textes dans lesquels cette présence du "je" est plus discrète. A titre d'exemple, je fais un sondage rapide dans l'avant-texte flaubertien (trois exemples tirés de Hérodias, trois autres, de Madame Bovary), notamment dans les scénarios qui ont le plus de chance d'être marqués par l'aspect prescriptif-performatif. On observera certes une totale absence de "je", ce qui oppose cet avant-texte à celui de Zola. Et pourtant, les auto-injonctions sont là (figurant plutôt dans la marge), de même que les auto-interrogations, tirets, parenthèses, phrases nominales, phrases au présent scénarique28:

Machaerous — Citadelle — chateau. ville: L'horizon.

Le tetrarque Herode Antipas sur la terrasse de son palais, seul le matin regarde

du côté du midi un campement d'Arabes.

[dans la marge:]

diviser en deux

tirer à propos des Arabes la description rien que de la mer Morte.

Machaerous était la position militaire la plus forte de la Judée. — Sur la côte orientale de la mer morte — bâtie sur un cône aplati — entre quatre vallées profondes — à x d'élévation au dessus de la mer morte. — Sur un plateau inférieur et dans la vallée qui descendait vers la mer morte, une ville — des murs l'enfermaient —

Tout à coup un bruit sourd, comme une voix sortie des profondeurs de la terre le fait tressaillir – Il pâlit et se retourne, personne, – écoute encore une fois, rien – Il s'est trompé. Cependant, il a peur – et claque dans ses mains en criant "M'annaï".

Me Bovary Marie [...] fille d'un cultivateur aisé élevée au couvent à Rouen — nobles amies — toilette  piano — Au spectacle aux foires St. Romain quand son père bon gars piété du pays de Caux y vient.

[dans la marge:]

poser ces antécédents dans le cours des développements postérieurs si ce n'est peut-être la mine du père

Depuis Rodolphe la baise (sans préparation pr le lecteur ni pr elle) jusqu'à la fin des voy[ages] de Rouen.

l'enfant avait été mis en nourrice. pourquoi? comment — opinion d'Homais (rapide) et de là un peu portrait de sa femme.

Ce n'est pas le lieu de montrer par le menu que ce type d'avant-texte, bien que a priori moins évidemment performatif que celui de Zola, supporte la même analyse. En tout cas, il est aisé de lui supposer tout pareillement un discours performatif implicite. Et comme chez Zola, toutes les marques de ce discours performatif, fussent-elles ici plus discrètes, disparaissent lors du passage scriptural au texte définitif.

Changeons, avant de conclure, de genre et de siècle. Voici un extrait d'un avant-texte de Ponge, celui des Cinq Sapates29:

Olive verte, olive vâtre (olivâtre), olive noire. Olives vertes, vâtres ou noires. L'olivâtre (je l'ai dit) est entre le vert et le noir sur le chemin de la carbonisation [...] Est-ce juste? Toutes les olives du vert au noir passent -elles par l'olivâtre? Ou n'est-ce pas une maladie: cela semble venir du noyau.

Ici encore, on observe certains aspects performatifs: retour sur le déjà-dit, auto-interrogation, auto-injonction, parenthèses. Mais la nouveauté radicale par rapport à Zola et Flaubert est que ces aspects ne sont plus réservés à l'avant-texte: ils s'infiltrent en partie dans le texte définitif:

Olives vertes, vâtres, noires: l'olivâtre entre la verte et la noire sur le chemin de la carbonisation [...]. Mais, ... est-ce juste? Chaque olive, du vert au noir, passe-t-elle par l'olivâtre? Ou ne s'agit-il, chez d'aucunes, plutôt d'une maladie?

Du même coup, le texte lui-même devient en partie "programme d'écriture", "injonction à écrire", "interrogation sur l'écriture". Sans entrer dans ce débat, je termine par quelques exemples de textes du XXe siècle:

– Alors, tu vas vraiment faire ça? "Evoquer tes souvenirs d'enfance"... Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux "évoquer tes souvenirs"... il n'y a pas à tortiller, c'est bien ça.

– Oui, je n'y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi...

– C'est peut-être... est-ce que ce ne serait pas... on ne s'en rend parfois pas compte... ces peut-être que tes forces déclinent...

– Non, je ne crois pas... du moins je ne le sens pas...

Nathalie Sarraute, Enfance.

 [...] tantôt je pensais de nouveau à mon travail, me demandant avant tout comment j'allais commencer ce travail, ce que serait la première phrase de ce travail, car je ne savais toujours pas comment serait formulée cette première phrase, et, tant que je ne sais pas comment est formulée cette première phrase, je ne peux commencer aucun travail [...]

Thomas Bernhard, Béton

Ces quelques généralisations pour commencer. Comment faire, comment vais-je faire, dans la situation où je suis, comment procéder? Par pure aporie ou bien par affirmations et négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard. Cela d'une façon générale. Il doit y avoir d'autres biais. Sinon, ce serait à désespérer de tout. Mais c'est à désespérer de tout. A remarquer, avant d'aller plus loin, de l'avant, que je dis aporie sans savoir ce que ça veut dire.

Samuel Beckett, L'Innommable

Reprendre joyeusement l'affreux harnais écrit Monsieur Songe. Et puis il biffe l'affreux. Et puis il biffe harnais. Reste reprendre joyeusement. Il pose la plume et dit reprendre joyeusement quoi? Son cahier mais il en a tellement par-dessus la tête qu'il n'ose plus le nommer. Se remettre à écrire, voilà, mais le mot écrire lui reste aussi dans la gorge.

Robert Pinget, Le Harnais

Ainsi, écrire qu'on voudrait écrire, c'est déjà écrire. Ecrire qu'on ne peut écrire, c'est encore écrire [...] faire du périphérique le centre, de l'accessoire l'essentiel et de la pierre de rebut la clé de voûte.

Marcel Bénabou, Pourquoi je n'ai écrit aucun de mes livres.

Ces extraits traitent tous de questions d'écriture: comment faire? comment commencer? Comment raturer? Ils font état de cette interlocution vive et de ces injonctions et prescriptions que nous avions observées précédemment dans des avant-textes. Est-ce à dire que l'étanchéité de la frontière entre avant-texte et texte est devenue poreuse? Que toute l'hypothèse performative esquissée ci-dessus pour rendre compte des spécificités de l'avant-texte se trouve mise en cause, non-pertinente? – C'est là une autre affaire, plus compliquée...

1  On nomme ainsi l'ensemble des documents écrits ayant servi à l'élaboration écrite d'un texte; un avant-texte peut comporter des ébauches, plans, scénarios, listes de personnages, brouillons, épreuves corrigées. Pour  la terminologie propre à l'étude des manuscrits, voir Almuth Grésillon, Eléments de critique génétique. Lire les manuscrits modernes, Paris, Puf, 1994.

2  Pendant l'année universitaire 1999-2000, j'ai animé à l'ITEM (CNRS) un séminaire consacré à l'Ebauche de La Bête humaine; que les participants soient ici remerciés de leur collaboration. – Les manuscrits de La Bête humaine sont conservés à la Bibliothèque nationale de France. Je les cite en respectant l'orthographe et la ponctuation de Zola.

3  Le mot "plutôt" est biffé dans le manuscrit et remplacé par "peut-être".

4  Les remarques qui suivent s'inspirent librement des travaux d'une journée de l'Association CONSCILA (Confrontations en sciences du langage) organisée le 26 mai 2000 à l'Université de Paris III par Gabriel Bergounioux. Je remercie particulièrement Alain Rabatel et Janette Friedrich qui m'ont aimablement communiqué le texte de leur communication.

5  Sous l'appellation de "verbum cordis" chez Augustin, "verbum mentis" chez Thomas d'Aquin, "oratio mentalis" chez Ockham; voir Claude Panaccio, Le Discours intérieur, Paris, Le Seuil, coll. "Des travaux", 1999.

6  Les travaux de Vigotsky ont paru en 1934 en russe; ils ont été traduits en allemand chez Fischer en 1986 sous le titre Sprechen und Denken, et en français à la Dispute en 1997 sous le titre Pensée et langage; voir notamment chap. 7.

7  Voir par exemple dans l'ouvrage de référence Le Monologue intérieur d' Edouard Dujardin: "Le monologue intérieur est, dans l'ordre de la poésie, le discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l'inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c'est-à-dire en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial, de façon à donner l'impression 'tout venant'." (Paris, Messein, 1931, p. 59, souligné par moi). Voir également Gérard Genette, in Figures III,  sur le "récit du débat intérieur" ou "le récit de pensées", ou la "comédie que l'on se joue à soi-même".

8  On pense au principe souvent cité par Nietzsche du "mihi scribere"; par exemple dans sa lettre à Paul Rée du 29 juillet 1882: "Je me porte bien, je suis serein et et je travaille bien.– Le manuscrit s'avère étrangement impossible à être publié. Cela vient du principe du mihi ipsi scribo."

9  Emile Benveniste: "L'appareil formel de l'énonciation", in Langages 17, 1970, p. 16-17.

10  Voir Jean-Louis Lebrave, Le Jeu de l'énonciation en allemand d'après les variantes manuscrites de H. Heine. Thèse d'Etat, Université de Paris IV, 1987 (non publiée).

11  Voir Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966, p. 260.

12  Voir Judith Milner et Jean-Claude Milner, "Interrogations, reprises, dialogue", in Langue, discours, société. Pour Emile Benveniste, Paris, Le Seuil, 1975, p. 122-148.

13  Je renvoie à Jacqueline Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-coïncidences du dire, Paris, Larousse, 1995, notamment t. 1, partie 2.

14  On rappelle à ce propos le terme de "soliloque programmatique" que Henri Mitterand a proposé pour qualifier l'avant-texte de Zola ("Programme et préconstruit génétiques: le dossier de L'Assommoir, in Essais de critique génétique, 1979, p. 195.

15  Pour les parenthèses, je renvoie à la thèse de Sabine Boucheron: Parenthèse et tiret double, étude linguistique de l'opération de décrochement (typo)graphique. Université de Paris III-Sorbonne nouvelle, 1996.

16  Notons que dans d'autres manuscrits on peut trouver avec une signification similaire un point d'interrogation figurant dans la marge; de manière encore plus nette, il montre le décalage temporel entre un écrit premier et le retour interrogatif ou critique sur cet écrit au moment de la relecture.

17  Les crochets pointus entourent un segment ajouté.

18  Dans le manuscrit, la parenthèse n'est pas fermée; d'après le contexte, elle aurait dû l'être à cet endroit.

19  Henri Mitterand a isolé depuis longtemps ces phénomènes de la réflexivité de l'avant-texte zolien; voir par exemple "Le méta-texte génétique dans les Ebauches de Zola", in Genesis,n° 6, 1994, p. 47-60. Il demeure que j'hésite à parler en la matière de "méta-texte", car la réflexivité ne s'applique pas à un texte, mais à un programe d'écriture, à quelque chose en devenir; peut-être faudrait-il parler de "méta-avant-texte". Je me propose de revenir ultérieurement sur cette question.

20  Philippe Hamon parle à juste titre d'un "discours de vouloir faire"; voir "Echos et reflets. L'ébauche de La Bête humaine", in Poétique, n° 109, 1997, p. 6.

21  Voir Blanche-Noëlle Grunig, "Pièges et illusions de la pragmatique linguistique", in Modèles linguistiques 1/2, 1979.

22  Voir de nouveau Jacqueline Authier-Revuz, op.cit., t. 1, p. 77-97.

23  Cet exemple montre bien la proximité, dans ce type de corpus, du dire ("j"ai appelé ça") et du faire ("j'ai mis en lui").

24  Je renvoie à l'excellente synthèse de ce courant par André Meunier: "Observations sur l'hypothèse performative", in DRLAV, n° 17, 1978, p.89-123. – Voir aussi art. cité de Milner-Milner, p. 138-140.

25  De manière moins technique, mais aussi générale, Daniel Ferrer défend également cette position dans un article intitulé: "Quelques remarques sur le couple énonciation-genèse" (paru dans la revue canadienne Texte, n°27/28, Toronto, 2000, p. 7-24). Il y note entre autres: "Le manuscrit n'est pas une œuvre, il est toujours un instrument en vue de la réalisation d'une œuvre. Il peut s'analyser comme une suite de prescriptions. [...], le manuscrit a toujours la même dimension pragmatique implicite, celle d'un acte de langage indirect à caractère prescriptif."

26  Je renvoie à un article traitant de coordinations bizarres et publié avec Judith Milner  sous le titre de "Conjoints mal assortis: la règle du jeu", in DRLAV, n° 15, 1977.

27 Je renvoie de nouveau à l'article de Daniel Ferrer cité.

28 Les citations respectent l'orthographe et la ponctuation de Flaubert.

29  Je renvoie à l'excellente analyse de Jacques Anis:"Gestes d'écriture de Francis Ponge", in L'Ecriture et ses doubles. Genèse et variation textuelle (Daniel Ferrer et Jean-Louis Lebrave, eds), Paris, Editions de CNRS, 1991, p. 111-135.