Le projet est de reprendre et de développer les recherches que j’avais faites sur un des contes des Mille et Une Nuits, “ Le Dormeur éveillé ” (Études proustiennes IV, Gallimard, 1982 et Bulletin d’informations proustiennes n° 28, 1997) pour dégager un phénomène important d’intertextualité : la déformation subie par les contes dans leur processus d’appropriation et de transformation dans les cahiers de brouillon et dans les manuscrits. Annelise Schulte-Nordholt (Le Moi créateur, L’Harmattan, 2002) avait repris mes travaux en oubliant la dimension génétique pour privilégier la force structurante de l’instance narrative. Philippe Willemart (“ L’Histoire de Zobéïde ”, BIP, n° 31, 2000) avait préféré une interprétation psychanalytique.

Je voudrais étudier cette valeur structurante dans les brouillons et manuscrits pour le premier et le dernier volume du roman (ils ont été écrits ensemble). Le sujet entre dans le cadre de l’exploration du “ nocturne proustien ”, qu’il s’agisse de la confusion spatio-temporelle du début ou de celle, plus érotisée, de la promenade du Temps retrouvé, juste avant l’“ Adoration perpétuelle ” (la révélation qui justifie le destin du narrateur).

La structure se justifie par une intertextualité qui est d’abord la contamination de trois contes (“ Le Dormeur ”, “ Ali-Baba ” et “ Zobéïde ”), mais aussi de plusieurs sources différentes. Francine Goujon se trompe dans son édition de la “ bibliothèque de la Pléiade ” (note 3 de la page 5) en voyant La Machine à explorerle temps de H. G. Wells (1899) comme modèle unique du fauteuil magique de l’incipit d’À la recherche du temps perdu. Dominique Jullien se trompe aussi en affirmant que la traduction d’Antoine Galland prévalait sur celle du docteur Mardrus (1900) (Proust et ses modèles, Corti, 1989, p. 8). Le “ fauteuil magique ” est coupé dans la traduction incomplète d’Antoine Galland, mais elle se trouve dans celle de Mardrus.

Une troisième source pour ce fauteuil est Alfred Maury (Le Sommeil et les Rêves, Didier, 1878) (chapitre premier). Cette contamination des sources (ou intertextualité), initiale dans les premières pages du roman, développe le nocturne proustien dans Le Temps retrouvé. Les promenades dans le Paris de la Grande Guerre et la conversation avec Jupien autorisent le jeu de mot fondateur de la révélation finale : le “ Sésame ” du conte et de Ruskin, c’est-à-dire une auto-citation (le narrateur cite une traduction de Proust), donnant ainsi une clé du roman, manifeste esthétique. Le nocturne proustien cette fois mène à l’Adoration perpétuelle. Ce n’est plus la confusion de l’incipit, mais, après les zones d’ombre, la marche vers la Vérité.

LE FAUTEUIL MAGIQUE

La Guerre des Sources

Que pouvait lire Marcel Proust dans les contes ? Quand les a-t-il lus et relus, et dans quelle traduction ? Quelle est l’importance de cette lecture dans son métier d’écrivain ? Et comment le savoir ? Suivre la piste, les quelques traces, impose des détours parfois complexes. Les textes, la correspondance et les manuscrits de rédaction sont autant de terrains d’étude spécifiques qui ont généré des méthodes de recherche difficiles à concilier.

Proust cite H.G. Wells dès 1907, dans “ Sentiments filiaux d’un parricide ” quand il rapproche du travail de mémoire la vacuité du regard et la machine à explorer le temps :

“ Si au moment où sa pensée va chercher quelque chose du passé pour le fixer, le ramener un moment à la vie, vous regardez les yeux de celui qui fait effort pour se souvenir, vous verrez qu’ils se sont immédiatement des formes qui les entourent et qu’ils reflétaient il y a un instant […] Alors les plus beaux yeux du monde ne nous touchent plus par leur beauté, ils ne sont plus, pour détourner de sa signification une expression de Wells, que des “ machines à explorer le Temps ”, des télescopes de l’invisible, qui deviennent à plus longue portée à mesure qu’on vieillit ”(Proust, 1978, 152).

Est-ce cette machine qu’il évoque dès l’ouverture d’À la recherche du temps perdu, comme le suggèrent les éditions annotées: “ le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace” (Proust, 1987, I, 5 et 1087) ?La relation entre les trois textes ne saurait être sous-estimée, et mérite d’être précisée à la lumière de l’intertextualité et de la génétique textuelle, deux tendances actuelles de la critique littéraire. D’autres auteurs avaient souligné de leur côté l’importance des Mille et Une Nuits dans cette même ouverture, et tout particulièrement du Dormeur éveillé (Brun 1982, Jullien 1989 et Schulte Nordholt 2002). D’un point de vue thématique et paradigmatique, ce dormeur annonce la lanterne magique. Mais d’où vient-il ? Ceseul exemple sur un simple détail pose déjà une question de méthode.

La multiplicité des sources, qui définit le rapport complexe entre lecture et écriture dans ce que les Anciens appelaient la “ contamination ” et les Modernes “ l’intertextualité ” ne saurait suffire, aux yeux de la génétique textuelle, à résoudre le problème. La méthode demande de réunir toutes les traces écrites pour apporter une preuve. La correspondance montre que Proust avait lu les romans “ d’une sorte de Jules Verne anglais qui s’appelle Wells ” dès 1902 (Corr., III, 37). Une lettre à Lucien Daudet du 15 novembre 1904 montre l’écrivain allant chercher pour son ami quelques volumes chez l’éditeur lui-même (Corr., IV, 338). Le Mercure de France avait publié la traduction de Henry-D. Davray en 1899. L’article de 1907 et le premier volume du roman en 1914 font allusion aux deux premières pages du chapitre quatre (“ Le Voyage ”), quand Wells tente de mélanger les catégories du temps et de l’espace, de la nuit et du jour, de la durée et de l’instant, au moment du départ de la machine.

Le Sommeil et le Rêve

Le premier volume du roman comme le chapitre de Wells traite en effet d’un voyage dans le temps et d’une confusion nocturne. Proust ajoute la perte d’identité, le lien entre sommeil, rêve et mémoire. Le souvenir n’est pas la fin de cette recherche. Il s’agit de reconstituer un sujet déstabilisé, et cette démarche est analogue à celle de la psychanalyse. Le commencement du Côté de chez Swann met en scène les associations d’idées et l’Œdipe. Cette piste ne sera pas suivie. Proust ne pouvait connaître que les pré-freudiens, même si son cousin Henri Bergson avait eu connaissance des travaux de ce qu’il appelait dans les années vingt la “ psycho-analyse ” (Bergson, 1919, en note du chapitre sur “ Le Rêve ”). En matière de psychologie et de philosophie, Alfred Maury avait exposé de façon claire un état de la question en insistant sur des éléments qui ont pu frapper le futur romancier : la faiblesse de l’intelligence dans le sommeil et dans le rêve, la vivacité de la mémoire, la relation entre la sensation et le contenu du rêve, et sa méthode d’observation fait intervenir le fauteuil et l’insomnie définie comme “ de courts instants de sommeil ” (Maury, 1878, 3). Le réveil brusque dans une position inconfortable permet de se souvenir des rêves, mais aussi les rêves contiennent des souvenirs. Toutefois, le savant est positiviste et la confusion de l’espace-temps est rapprochée de la démence.

Voici l’exposé de cette méthode :

“ Je m’observe tantôt dans mon lit, tantôt dans mon fauteuil, au moment où le sommeil me gagne ; je note exactement dans quelles dispositions je me trouvais avant de m’endormir, et je prie la personne qui est près de moi de m’éveiller, à des instants plus ou moins éloignés du moment où je me suis assoupi. Réveillé en sursaut, la mémoire du rêve auquel on m’a soudainement arraché est encore présente à mon esprit, dans la fraîcheur même de l’impression. Il m’est alors facile de rapprocher les détails de ce rêve des circonstances où je m’étais placé pour m’endormir. Je consigne sur un cahier ces observations, comme le fait un médecin dans son journal pour les cas qu’il observe. Et en relisant le répertoire que je me suis ainsi dressé, j’ai saisi, entre des rêves qui s’étaient produits à diverses époques de ma vie, des analogies dont la similitude des circonstances qui les avaient pour ainsi dire provoquées m’ont bien souvent donné la clef. ” (Maury, 1878, 2)

En rapprochant les sensations du dormeur (position dans le fauteuil ou dans le lit) et le contenu des rêves, Maury plonge dans son passé. Mais le souvenir fait simplement partie de sa méthode d’observation (brusque réveil nocturne) et de vérification (notation dans des cahiers et comparaison). Les analogies concernent les sensations et l’histoire du sujet. Proust lui accorde la première place, et il désarticule les éléments de ce système. Il n’est pas inutile ici de rappeler la situation initiale du narrateur dans le roman : l’obscurité de la chambre nocturne provoque une confusion spatio-temporelle chez le dormeur éveillé (sommeil avec de courts réveils). Les sensations du réveil évoquent les réveils et les chambres passées, les sensations passées forment les rêves actuels. La tension entre les souvenirs du rêve et ceux des réveils se résout dans l’évocation des chambres.

Galland ou Mardrus ?

Cette confusion du fauteuil, Proust l’avait trouvée aussi dans Les Mille et Une Nuits. Encore faut-il savoir le chercher. Voici comment il remercie Gaston Calmette du compte rendu qu’André Beaunier avait publié dans Le Figaro du 14 juin 1906 pour la traduction de Sésame et les Lys : “ Ce n’est plus Sesame [sic] d’Ali Baba. C’est le Dormeur éveillé qu’on traite en roi, qu’on mène dans un palais inouï, qu’on enivre des vins les plus délicieux ” (Corr. VI, 117-119). Ce sont sans doute les deux contes préférés, avec ceux où apparaît Zobéide, une future femme du calife ; ils figurent dès “ Combray ” et ils seront répétés, de façon structuralement dramatique, d’un bout à l’autre de l’oeuvre romanesque, comme dans ce rappel des assiettes de la tante Léonie pendant un premier séjour à Balbec :

“ Mais les gâteaux […] me rappelaient ces assiettes à petits fours, des Mille et Une Nuits, qui distrayaient tant de leurs “ sujets ” ma tante Léonie quand Françoise lui apportait, un jour, Aladin ou la Lampe Merveilleuse, un autre, Ali-Baba, Le Dormeur éveillé ou Simbad le Marin embarquant à Bassora avec toutes ses richesses. ” (II, 257-258).

Dominique Jullien a pensé que Proust avait lu l’élégante traduction classique d’Antoine Galland de préférence à celle de Joseph-Charles Mardrus parue en 1900 (Jullien, 1989, 8, note 4). Proust posait la question en 1916, quand il écrivait à Lucien Daudet : “ T’ai-je demandé si je devais lire Simbad-le-marin dans Mardrus ou dans Galland ” (Corr. XV, 160) ou à Cocteau : “ Cher Jean quelle chose étrange que vous me parliez de Mardrus au moment où je commence à le comparer à Galland ” (Corr. XVIII, 594). Toutefois, cette comparaison commencée ne signifie pas forcément qu’il n’avait pas lu Mardrus en 1906 ou même dès la parution, comme il faisait d’habitude. L’ouverture du premier volume, sur lequel il a travaillé de 1909 à 1913, mentionne précisément le “ fauteuil magique ” (I, 5) qui sert de châtiment à un voisin irascible. Or ce fauteuil ne figure pas dans la traduction du XVIIIe siècle, qui avait éliminé les détails réalistes comme par exemple le châtiment des deux complices du voisin. Mardrus ne montre pas ce scrupule :

“ Puis ce sera le tour du second compère ! Celui-ci, qui est un bouffon et un sot ridicule, tu ne lui feras pas subir d’autre punition que la suivante : tu feras construire par un menuisier habile une chaise faite d’une façon telle qu’elle puisse voler en éclats chaque fois que l’homme en question viendra s’y asseoir, et tu le condamneras à s’asseoir toute sa vie sur cette chaise-là ! ”

Quoi qu’il en soit, cette aventure d’Abou Hassan ne pouvait que frapper l’imaginaire proustien : la prodigalité du fils causé par l’avarice du père, la complicité de la mère, la critique de l’amitié, la crainte du premier rayon du jour et même, sur le mode burlesque, le “ cabinet ” de la maison de Combray figurent dans le conte. La perte d’identité n’y est pas liée au temps mais à l’espace et cependant le souvenir de chaque état antérieur est le moteur de l’intrigue. Il est par exemple remarquable que pour le héros, le souvenir de sa maison ou du palais du calife est un rêve qui se poursuit ou qui recommence.

“ Est-ce pour moi, cette magnifique colonne, comme dit le Dormeur du conte persan ” s’exclame Proust en 1906 devant le compte rendu élogieux de Sésame et les Lys (Corr. VI, 117). Il faut à nouveau comparer les deux versions. L’enquête rebondit alors, sans résultat décisif : la “ colonne ” n’est pas un article, mais un cortège et le palais est magnifique dans les deux traductions. Le seul indice reste le fauteuil magique, et l’intime conviction que le conte est plus proche de la sensibilité proustienne. Il l’a lu et relu de façon précise en 1906 et en 1916, et cette relecture, qui n’est plus une lecture d’enfance, est un point de cristallisation de l’écriture en même temps que H.G. Wells et la littérature psychologique de son temps sur le sommeil et sur le rêve. Cette relation est toujours immédiate nécessaire et précise. Elle est attestée pour la traduction de 1906 et pour les brouillons romanesques de 1908-1909. Elle le sera pour le manuscrit de Sodome et Gomorrhe en 1916, quand le narrateur revenant à Balbec reçoit de sa mère les deux traductions et peut enfin les comparer :

“ Je répondis que pour m’entourer justement des souvenirs de Combray et des jolies assiettes peintes j’aimerais relire les Mille et Une Nuits. Comme jadis à Combray quand elle me donnait des livres pour ma fête, c’est en cachette, pour me faire une surprise, que ma mère me fit venir à la fois Les Mille et Une Nuits de Galland et Les Mille et Une Nuits de Mardrus. ” (III, 230-231).

On est là dans l’ordre de la fiction bien sûr : la mère compare elle aussi les deux versions et n’aime pas la seconde. Mais, comme dans Contre Sainte-Beuve, elle s’incline devant la supériorité intellectuelle du héros, tout en lui reprochant de ne pas travailler : “ Nous reparlions de Combray. Ma mère me dit que là-bas du moins je lisais et qu’à Balbec je devrais bien faire de même, si je ne travaillais pas. ” (ibid.) Aux deux lieux principaux du roman se joint alors le Paris d’une vocation littéraire toujours remise au lendemain.

Une Feuille envolée

Les documents de rédaction conservés pour les premières pages restent les principales pièces du dossier. Le manuscrit ne sert pas à expliquer le texte, c’est souvent l’inverse qui se produit, et le mystère demeure à jamais. Fin 1908 Proust tente d’agencer un premier essai narratif qui combine les éléments de ses réflexions et de ses lectures. Un narrateur se couche une heure avant le lever du jour (feuille volante de “ Proust 45 ”, N.A.Fr 16 636, ffos 7 et 8). Il attend la publication d’un article qu’il avait envoyé au Figaro. Un premier cahier de brouillon développe cette confusion spatiale en ajoutant la mémoire du corps, autour d’un fauteuil, d’un cabinet , d’une armoire et des chambres passées ; et en esquissant la construction d’un sujet autour du passé et du présent, du sommeil et du réveil (Cahier 3). L’insensibilité et l’inconscience sont des valeurs apaisantes opposées aux rêves angoissants et à l’onanisme. Le rêve est assimilé au souvenir de sensations sans que soit clairement établi le rapport entre la sensation et le rêve d’un côté, le présent et le passé de l’autre. La comparaison avec Nerval accuse plutôt une différence, dans la mesure où Proust analyse le réveil quand Gérard étudiait l’endormissement (Cahier 5). Une position du dormeur déclenche un rêve érotique analogue aux expériences de l’adolescent (Cahier 5). Le Cahier 1 tente la synthèse de ces éléments disparates : deux types d’évocation du passé (par le sommeil et par le rêve) et deux types de rêves (formés par une sensation actuelle ou par une sensation passée). L’onanisme et le rêve érotique sont repris, ainsi que la désorientation par le réveil brusque dans l’obscurité (f° 64v°) et “ la mémoire de mon côté ” (f° 61v°). Le rêve est la mémoire du sommeil, mais il cède la place à la mémoire organique dans l’organisation du souvenir des chambres. Il faut noter à ce propose que H G Wells ne parle pas du tout du sommeil quand sa machine est en action. On peut même ajouter que l’absence de sommeil est une caractéristique de son récit, que Proust rappellera plaisamment dans une lettre à Lucien Daudet, en janvier 1917 :

“ Mon cher petit, c’est en ce moment un étrange personnage de Wells qui t’écrit, car je ne me suis pas couché depuis cinquante heures. ” (Corr. XVI, 29).

Mais si le thème du fauteuil magique se développera en 1909 dans les Cahiers 8 et 9 et dans la dactylographie, l’expression elle-même apparaît sur une feuille volante : “ le fauteuil magique lui fera franchir en un instant les lieux et les jours ” (Proust 88, N.A.Fr 16729, f° 2r°).

La surprise, en effet, c’est que ce fauteuil magique soit ajouté sur un feuillet autonome par rapport aux cahiers de brouillon et de manuscrit. Cette phrase célèbre : “ Un jeune homme qui dort… ” n’apparaît pas avant une addition sur la première dactylographie (N.A.Fr 16733, f° 5), qui reprend “ Proust 88 ”. La phrase dans cette dactylographie est un simple recopiage autographe, et curieusement Marcel Proust avait écrit d’abord : “ le canapé magique lui fera franchir en un instant les lieues et les jours ”, avant de remplacer par : “ le fauteuil magique le fera voyager dans le temps et dans l’espace ”. La situation est bien celle d’un narrateur qui s’assoupit dans un fauteuil ou sur un canapé dans un salon. “ Magique ” est de toute façon un adjectif qui ne figure ni dans le roman anglais ni dans le conte oriental.

De la dactylographie remaniée aux épreuves et au texte imprimé, “ Un jeune homme qui dort … ” deviendra “ Un homme qui dort… ”, compte étant finalement tenu de l’évolution de l’âge du narrateur dans son propre roman. Mais la question essentielle est ailleurs que dans l’analyse microscopique des variantes dans les différentes versions manuscrites. Cette phrase change-t-elle la signification de l’ouverture du roman ? Ou, pour se placer d’un point de vue génétique, ajoute-t-elle quelque chose de nouveau au brouillon du Cahier 8 et à la copie du Cahier 9 ? Dès les premiers brouillons, Proust évoquait la danse des objets dans l’obscurité, et cette confusion nocturne prenait une dimension temporelle. La phrase ajoutée dans la dactylographie recentre la thématique, mais elle ne la crée pas. Ce serait une illusion rétrospective, comme une projection de lecture, de voir un feuillet plus tardif changer la signification d’un ensemble élaboré péniblement au long de campagnes de rédaction successives, pendant plus de deux années.

Il s’agit en réalité de quatre phrases, que s’insèrent après “ J’avais oublié la fille de mon rêve aussi vite que si c’eût été une amante véritable. ” (Cahier 9, f°4r°) et juste avant “ Quelquefois mon sommeil était si profond… ” de ce même cahier, qui est une copie avec corrections autographes, cette fameuse copie qui a initié la dactylographie commencée en 1909. Par rapport à elle, la feuille de “ Proust 88 ” est difficile à dater. Elle est plus élaborée que celle de “ Proust 45 ” qui évoquait simplement la confusion spatiale dans l’obscurité, juste avant le lever du jour. À vrai dire, cette dernière prend une direction différente, en ajoutant l’atmosphère, la météorologie et les bruits de la rue, autant de motifs qui seront repris dans les brouillons pour l’ouverture de La Prisonnière (Brun, 1982 et 1987). La feuille de “ Proust 88 ” développe vigoureusement la confusion entre le matin et le soir, les lieux et les jours, le présent et le passé, en insistant sur la mémoire du corps, le fauteuil et les chambres.

La feuille ajoutée à la dactylographie restructure en quatre phrases : “ Un jeune homme qui dort… ”, “ Il les consulte… ”, “ Que vers le matin au contraire après quelque insomnie… ”, “ Que s’il s’assoupit dans une position… ”. Entre la deuxième et la troisième c’est tout un développement qui disparaîtra sur les épreuves :

“ Qu’il se soit endormi trop brusquement, tourné, bougé, sur un côté où ne repose pas d’ordinaire la flexion de ses membres, aussitôt les myriades des étoiles s’échappent, tombent à terre et s’éteignent, quoique quoique la nuit commence à peine et qu’elles brillent de leur plus vif éclat dans le ciel : s’il s’éveille alors dans ce premier somme il ne saura plus l’heure, il se croira au il se figurera que c’est le matin est proche ”.

Ce développement soulignait l’opposition : il s’endort au début de la nuit / il s’endort le matin, de façon trop ferme peut-être et de tout façon en double emploi avec la suite de l’ouverture. Ce qui renforce l’impression d’autonomie que donne cette feuille recopiée de celle de “ Proust 88 ”. Mais quand ont-elles été écrites ?

Le Dormeur éveillé

Ce qui peut paraître comme un maigre bilan de l’enquête intertextuelle laisse cependant entrevoir d’autres pistes. Ce rôle structural des contes orientaux apparaît bien à l’autre bout de la chaîne romanesque. Dès les brouillons de La Prisonnière, dans le Cahier 50 en particulier, le Dormeur referme le récit rétrospectif inauguré dans l’ouverture du roman. Ali Baba, de son côté, donne le sésame des mystères du Paris nocturne et dangereux de la Grande Guerre. Abou Hassan est relayé dans le dernier volume par Zobéide et par le sésame du pandémonium de Jupien. Dans un pareil contexte, ce ne sont plus ni sommeils ni réveils, ni rêves ni souvenirs qui sont évoqués, mais bien la nuit orientale du Temps retrouvé, l’élément fondateur du récit à tiroirs des Mille et Une Nuits.

La genèse de la structure générale du roman semble bien directement inspirée de l’organisation narrative des Mille et Une Nuits. Il est fragmenté en autant de récits, d’événements empilés les uns sur les autres, sans lien apparent entre eux, dans une grande discontinuité chronologique. C’est une rétrospection nocturne qui ordonne le récit. Des études l’ont montré pour le passage progressif du projet contre Sainte-Beuve à la Recherche (Brun, 1982). D’autres ont éclairé une structure identique pour la fin de l’œuvre (Brun, 1987). Le Cahier 50, daté du début 1911 ou même de la fin 1910, vient reprendre les éléments de “ Proust 45 ” et des premiers cahiers de l’essai narratif, qui sont aussi les premiers brouillons de l’ouverture : les souvenirs nocturnes et les bruits de la rue. En voici les principales hésitations :

“ C’est ainsi que pendant ces longues heures où je restais éveillé quand je restais sans dormir une partie de la nuit, je revoyais telle ou telle scène de ma vie d’autrefois […] C’est ainsi que je restais souvent tout le reste de la nuit jusqu’au matin, quand je m’étais éveillé au commencement de la nuit, à me rappeler songer à telle ou telle époque période de ma vie. ” (f° 40r°)

Le Cahier 50 est explicitement rédigé à cette époque pour refermer, par un morceau de bravoure, le cycle rétrospectif des souvenirs, de façon à introduire la matinée de Contre Sainte-Beuve (discussion avec Maman sur la critique littéraire et sur l’esthétique) qui deviendra Le Temps retrouvé ; un temps retrouvé qui commence dès La Prisonnière, avec l’ouverture symphonique des bruits de la rue, l’organisation en matinées, le septuor de Vinteuil entendu chez les Verdurin et la conversation avec Albertine. Mais voici comment Proust introduit les premiers bruits de la rue dans la chambre matinale :

“ Ce pâle signé tracé au-dessus des rideaux par le doigt levé du matin qui mettait en fuite à toute vitesse la demeure crue réelle tout à l’heure, faisant régner le mur là où s’étendait il y a un moment ma cour, lui faisant rejoindre les autres demeures du songe, <comme si elle avait été> pareille à ce <nocturne>palais du conte oriental dont <pendant le jour> le dormeur éveillé ne retrouve même plus l’emplacement, cette mince raie il me suffisait de l’apercevoir pour apprendre le temps qu’il fait ” (Cahier 50, ffos 41r°-42r).

Les additions marquées par des crochets signalent la volonté de marquer davantage l’opposition entre le jour et la nuit. La marge porte ce qui semble une note de régie raturée : “ Conte oriental des mille et une nuits dont le dormeur éveillé ne retrouve plus pendant le jour même l’emplacement ”, qui vient confirmer, si besoin était, l’hypothèse intertextuelle. Mais l’important est plutôt la force structurale de ce dormeur. Il ne s’agit pas d’étudier l’esthétique proustienne à travers les manuscrits de rédaction, dans ses contenus, mais dans la façon dont elle fonde l’écriture du roman ainsi que les principales structures narratives. Dans la Recherche, la lecture met en scène l’auteur et le lecteur, comme le livre lu structure le roman.

Sésame sans les lys

Mais le sésame de Jupien ne fait qu’ouvrir la chambre où Charlus se fait fouetter, à l’instar de Zobéide. Philippe Willemart avait étudié, d’un point de vue psychanalytique, ce motif particulier, où la nuit est celle du risque, du voyeurisme et du sado-masochisme. Ici encore, le contenu du conte est déformé, défaussé, subverti par sa réutilisation.

L’intertextualité peut donner une forme au récit après avoir nourri le discours esthétique, comme c’est le cas pour Sésame et les Lys. La citation que fait Proust dans Le Temps retrouvé, auto-citation dérisive de sa traduction de Ruskin, est une autre clé orientale et esthétique (IV, 411-412). Mais il faut expliquer d’abord que du dernier volume du roman, publié à titre posthume en 1927, il ne reste qu’un manuscrit inachevé, rédigé vers 1917-1918, relu et augmenté jusqu’en 1922. C’est un document préparatoire, qui rassemble vingt ans de réflexion sur l’art et la littérature. Ce long travail se découvre par exemple dans le Cahier 28, un brouillon rédigé début 1910 et dont un fragment important résume la théorie esthétique. Il est, non pas intitulé, mais classé : “ Pour la dernière <Ve> partie (critique) ”. C’est une note de régie qui fait référence au roman en chantier plutôt qu’à l’essai ou au récit contre Sainte-Beuve : la “ dernière partie ” peut encore être la matinée de conversation avec Maman, mais elle est corrigée, en surcharge donc à une date ultérieure, en “ IVe ”. Cette quatrième renvoie à trois autres : Combray, Balbec et Paris par exemple, mais aussi peut-être à une transformation plus tardive.

Peu importe, le texte modifié par la suite deviendra célèbre, même si cette version n’était pas destinée à la publication :

“ L’œuvre d’art ne commence à exister qu’au style ; jusqu’alors il n’y a qu’un écoulement sans fin de sensations séparées qui n’arrêtent pas de fuir. Il prend celles dont la synthèse fait un rapport, les bat ensemble sur l’enclume et sort du fout un objet où les deux choses sont attachées. Peut-être l’objet sera fragile, peut-être il est sans valeur […] mais avant il n’y avait pas d’objet, rien ” (Cahier 28, f° 33r°).

Le manuscrit du Temps retrouvé reprendra ces propositions essentielles de l’esthétique proustienne (IV, 468), mais en abandonnant en cours de route un commentaire que fait le narrateur sur son propre texte, dans le même cahier :

“ Pour prendre un exemple dans un style précisément sans valeur, dans la préface de Sésame et les Lys je parle de certains gâteaux du dimanche. Je parle de leur “ odeur oisive et sucrée ”. J’aurais pu décrire la boutique […] il n’y avait pas de style, par conséquent aucun rapport tenant ensemble comme un fer à cheval des sensations diverses, pour les immobiliser, il n’y avait rien […]. Il y a réalité, il y a style. Pauvre style, pauvre impression, mais enfin pour quelques mois, style […]. Il y a réalité et style ”.

Le rapprochement de sensations distinctes crée l’effet de réalité. L’auto-citation, l’auto-commentaire sont à usage interne puisqu’il s’agit d’un brouillon, qui ne sera pas repris dans les brouillons du Temps retrouvé, fin 1910 ou début 1911, dans le Cahier 57 qui élimine cette explication du texte de la préface tout en gardant, ajoutée sur une page de gauche, la théorie :

“ Ce que nous percevons, ce que nous appelons la réalité, c’est un certain rapport entre les sensations ” (f° 14v°).

La préface de Sésame et les Lys sera récupérée avec une autre signification, sur le plan symbolique ou ironique, pour charpenter dans le manuscrit au net la promenade nocturne du héros dans le Paris de la Grande Guerre et sa rencontre avec Jupien, cinquante pages auparavant (IV, 410). Fonction symbolique en effet, plus que narrative : il ne faut pas oublier que Proust a traduit Ruskin pour fixer ses idées esthétiques. L’ironie, il l’utilise contre son maître : “ Les Trésors des Rois ”, ce sont les bibliothèques populaires. Proust a une autre conception de la lecture, qu’il développe dans une préface qui détourne le message du texte traduit. Sésame, pour lui, c’est le mot de passe des quarante voleurs plutôt que l’antique graine biblique, pleine de promesses. Jupien lui donnera un autre sens encore.

Mais ce Paris nocturne est placé sous le signe des Mille et Une Nuits autant que de Sodome. L’Orient est évoqué dès avant la promenade avec Charlus : “ Là, l’impression d’Orient que je venais d’avoir se renouvela… ” (IV, 342). Dans le manuscrit, seul repère véritable pour les philologues, le Bosphore apparaît dans une addition marginale, à la fin de cette rencontre, après la référence à Pompéï :

“ Il faisait une nuit transparente et sans un souffle ; j’imaginais que la Seine coulant entre ses ponts circulaires, faits de leur plateau et de son reflet, devait ressembler au Bosphore ” (IV, 387).

À la page suivante, le narrateur se compare au calife errant dans les rues de Bagdad :

“ Ce ne fut pas l’Orient de Decamps ni même de Delacroix qui commença de hanter mon imagination quand le baron m’eut quitté, mais le vieil Orient de ces Mille et Une Nuits que j’avais tant aimées, et me perdant peu à peu dans le lacis de ces rues noires, je pensais au calife Haroun Al Raschid en quête d’aventures dans les quartiers perdus de Bagdad ” (IV, 388).

La référence au titre même des contes est rare et précise ici. Bien sûr, le thème oriental est en concurrence avec l’évocation du Directoire, de la période post-napoléonienne, avec Sodome et avec Pompéï. L’intertextualité à l’œuvre dans les documents de rédaction est très complexe. Mais c’est un motif dominant, même s’il reste discret. Vingt pages plus loin, le héros reproche à Jupien de tenir une maison de passe pour hommes :

“ C’est un autre conte des Mille et Une Nuits que j’ai vu réalisé devant moi, celui où une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première ” (IV, 411).

Il vient d’assister au martyre sado-masochiste du baron. Une phrase biffée dans le même manuscrit ajoute :

“ [“ ] Mais ici que peut chercher celui qui se fait torturer ainsi ? ” Et tout en posant la question j’entrevoyais [en] moi la réponse que je pouvais me faire moi-même ” (Cahier XVIII, f° 56r°).

Cette réponse était donnée au début de Sodome et Gomorrhe I, on y reviendra tout de suite. Jupien chasse le héros avec impertinence :

“ Vous parlez de bien des contes des Mille et Une Nuits, me dit-il. Mais j’en connais un qui n’est pas sans rapport avec le titre d’un livre que je crois avoir aperçu chez le baron (il faisait allusion à une traduction de Sésame et les Lys de Ruskin que j’avais envoyée à M. de Charlus). Si jamais vous êtes curieux un soir, de voir, je ne dis pas quarante, mais une dizaine de voleurs, vous n’avez qu’à venir ici ; pour savoir si je suis là vous n’avez qu’à regarder la fenêtre de là-haut, je laisse une petite fente ouverte et éclairée, cela veut dire que je suis venu, qu’on peut entrer ; c’est mon sésame à moi. Je dis seulement sésame. Car pour les lys, si c’est eux que vous voulez, je vous conseille d’aller les chercher ailleurs ” (IV, 412). Proust biffe dans le manuscrit une autre phrase pour atténuer sans doute la sourde menace que contient cette réponse du berger à la bergère : “ Car sans moi je ne vous conseillerais pas d’y venir ” (Cahier XVIII, f° 57r°).

C’est là une profanation sans doute, de Ruskin comme de son traducteur, mais c’est aussi, si l’on prend l’ensemble au sérieux, la manière proustienne et de détourner et de déformer l’intertextualité. Quelques additions marginales, quelques paperoles (papiers collés), mais peu de ratures dans ces cinquante pages de manuscrit : Proust ne fait que recopier des cahiers de brouillon qui ont disparu. Le reste du travail de publication (dactylographie, épreuves) est posthume. La récolte philologique est maigre, même si elle est essentielle pour qui veut étudier la position du narrateur par rapport à l’homosexualité. Elle ne peut servir à éclairer les liens intertextuels autour de ce qu’il faut bien appeler une mauvaise lecture proustienne des récits nocturnes concernant Zobéide.

Zobéide

Le reproche à Jupien était plus complexe : “ En attendant, dis-je à Jupien, cette maison est tout autre chose, plus qu’une maison de fous, puisque la folie des aliénés qui y habitent est mise en scène, reconstituée, visible. C’est un vrai pandémonium. J’avais cru comme le calife des Mille et Une Nuits arriver à point au secours d’un homme qu’on frappait, et c’est un autre conte des Mille et Une Nuits que j’ai vu réalisé devant moi, celui où une femme, transformée en chienne, se fait frapper volontairement pour retrouver sa forme première. ” (IV, 411). La référence est insistante autant qu’erronée et confuse. S’agit-il encore du “ Dormeur éveillé ”, dans cet homme frappé, comme pour le guérir de sa folie ? Abou Hassan est incarcéré et battu quand il se prend pour le calife. Ou dans la mise en scène du calife, épiant comme un voyeur la surprise de son hôte ? Le héros fait bien comme Haroun Al Raschid en épiant Charlus par la lucarne de la chambre. Et pourquoi Proust a-t-il transformé les deux contes concernant Zobéide ?

“ L’Histoire de Zobéide ” (33e et 34e nuits) voit l’héroïne obligée de frapper à coups de fouet ses deux sœurs transformées en chiennes noires, pour avoir tenté de l’assassiner, sous peine d’être transformée en chienne elle aussi. “ L’Histoire d’Amine ” (66e nuit) voit les deux sœurs revenir à leur forme première, à la demande du calife. La fée qui les avait punies leur jette de l’eau pour les délivrer du mauvais sort. La psychanalyse a montré la portée de cette déformation intertextuelle (Willemart, 2000). Qu’il suffise de souligner ce qui est sans doute la clé de cette remarque du héros : le baron de Charlus est une femme, c’est le signe qui introduit Sodome et Gomorrhe (III, 16). Il doit se faire fouetter pour recouvrer sa forme première, comme Abou Hassan pour guérir de sa folie. Cette découverte était faite bien avant la publication de Sodome en 1921, avant les brouillons de 1916, dès le Cahier 7 (1909) et le Cahier 49 (1910).

À nouveau, les documents de rédaction manquent, mais la chaîne symbolique qui sous-tend tout ce récit apparaît clairement, et elle est déterminée par une contamination intertextuelle. Le propos était de dégager la déformation subie par quelques contes dans leur processus d’appropriation et de transformation dans les brouillons et dans les manuscrits. En dehors de toute interprétation psychanalytique, il a paru important de suivre quelques-uns des fils qui rattachent le premier volume du roman au dernier. Ils avaient été esquissés ensemble, comme l’auteur l’a souvent affirmé. Ce propos entrait dans le cadre de l’exploration du nocturne proustien, qu’il s’agisse de la confusion spatio-temporelle initiale ou de celle, plus érotisée, de la longue promenade du Temps retrouvé, juste avant l’Adoration perpétuelle, c’est-à-dire la révélation qui justifie le destin du narrateur. L’errance dans le Paris de la Grande Guerre permet de mettre en perspective trois conversations, avec Robert de Saint-Loup, avec le baron de Charlus, avec Jupien. La dernière en particulier autorise un jeu de mot fondateur de la révélation finale. Le sésame du vieux conte, de Ruskin et de la préface de Proust donne ainsi une clé du roman comme manifeste esthétique. Après toutes les zones d’ombre du roman, ce sésame mène à la vérité et au bonheur de l’écriture. L’intertextualité multiple, plus qu’un schéma narratif, offre comme une toile tissée très serré, autour de quelques figures : confusion mentale et identitaire, vice et voyeurisme, message littéraire et ambiguïté du narrateur.